2015, pièce de théâtre en trois tableaux de Sylvain Desmille© Premier Tableau, l'attentat contre Charlie Hebdo
Avertissement.
Difficile de dire. Difficile à dire. Sinon a priori. A peu près. Là, comme tout le monde, à force d'écouter les informations, sans cesse redites, répétées comme l'aiguille de la montre la ronde. A la ronde. A Parler. Pour dire. Rien que pour avoir quelque chose à dire. S'entendre parler. La voix face au silence. Pile contre face. Tout ce bruit, là où il n'y a en réalité que du silence son intimité. Comme on parle d'une intime conviction.
J'avais rencontré Cabu. Au cours d'un déjeuner à la Ruche. Toute table dehors et à l'abordage ! Amis. Pour la vie et dès la première fois...
Silence de Cabu. Silence de Charb. D'Honoré et de Tignous. De Wolinski et de Mustapha Ourad. De Bernard Maris et d'Elsa Cayat. Silence de Boisseau, de Renaud, de Brinsolaro, d'Ahmed Merabet.
Oui, là sans avoir été là. Devant la télévision et l'écran de l'ordinateur. Comme tout le monde. Nous autres, comme tous les autres, le reste du monde. Là, à écouter tous ces cris, toutes ces commentaires, ces avis, ces " ce n'est pas bien mais " qui résonnent comme une nouvelle rafale de Kalashnikov. Toutes ces bonnes paroles, tous ces bons sentiments. Toutes ces bonnes intention, toutes ces bonnes attentions. Normal. Le brouhaha des réseaux sociaux colle au pas comme la boue des champs. A contre champ de ce silence. Mais bon, moi aussi j'ai été à cette colère et à cette peine, immense. J'ai été Charlie, comme tout le monde. J'ai suivi le cortège des manifestations. Comme tout le monde. Sans y être très à l'aise. Pour autant. Pas à ma place. Pas vraiment. Certes, manifester ses émotions, partager une colère, son effroi, rappeler l'importance de la liberté d'expression, tout cela était important et nécessaire, symboliquement, mais toute cette intensité allait-elle résoudre le problème dans le fond ? Déjà, même dans les rangs des manifestants d'aucuns distinguaient la liberté d'expression de la liberté de blasphémer. Déjà on mettait sur les plateaux de la balance le rire ( comme état de conscience ) et de l'autre le "ressentiment de ceux qui se sentent attaqués". Deux poids, même mesure.
Depuis le 7 janvier 2015, l'autocensure est la règle depuis que l'émotion, l'émoi, le buzz sont devenus les nouveaux diktats de la légitimation. Plus encore depuis que le ressenti se perçoit et se conçoit uniquement comme l'expression d'un ressentiment. Plus question dès lors de choquer ni de se moquer. Critiquer le dogme, la foi est considérée comme un injure. Les terroristes du 7 janvier ont délibérément et volontairement cherché à confondre loi et foi, en cherchant à faire la loi, leur loi, "pour venger leur honneur et au nom de leur foi" continuent à dire leurs suppôts et dévots, Leur but étaient de bafouer la loi de la République au nom de la loi de leur dieu. Leur but était de supprimer l'Autre, l'Altérité. A l'inverse, la caricature questionne l'autre, le donne à connaître et à le reconnaître. Vouloir censurer les caricatures, chercher à faire taire, c'est chercher à faire disparaître tout ceux qui ne se conforment pas à l'identique.
Le rire a toujours été une le medium pour faire prendre conscience. C'est un instrument de la raison. "Rire de", c'est "penser à". c'est donner à réfléchir. Toute caricature est un peu la morale de la fable. Depuis le 7 janvier 2015, nombreux sont ceux à chercher à conformer le rire afin qu'il ne suscite plus de confrontation. On ne rit plus qu'à bon escient depuis que toute forme de provocation est considérée comme une offense. Depuis que toute forme de contestation, toute remise en cause sont perçues, par principe, comme des crimes de lèse-majesté. Les plateformes de streaming sont devenues le vecteur de cette normalisation.
Dix ans après, les attentats anti-laïcs et antisémites de 2015 contre Charlie Hebdo et contre l'hypercacher résonnent avec encore plus d'intensité, comme si l'écho au lieu de s'atténuer s'amplifiait. Encore et toujours, plus. Dix ans après, nous ne nous rappelons pas au passé, c'est plutôt l'avenir que nous sommes en train de commémorer.
Je n'ai aucune légitimité à dire, à parler. Seuls ceux qui étaient présents dans les bureaux de Charlie Hebdo le jour de l'attaque ont le droit existentiel de la revendiquer. Et en même temps, il y avait comme cette nécessité. Ce premier des trois textes ne cherche qu'à approcher ce silence, à lui donner la parole, à le faire parler, car ce silence ne doit jamais rester silencieux.
Voilà dix ans, les journalistes et dessinateurs de Charlie Hebdo étaient massacrés parce qu'ils défendaient la liberté d'expression et de penser. Alors que nous commémorons cette date triste, Elon Musk, gourou de son réseau dit social X, a exigé que les donateurs de l'encyclopédie participative Wikipédia cessent de la soutenir financièrement au prétexte que ses articles ne seraient pas conforme à la vision et à la version de l'histoire décrite par l'entrepreneur. Hier, Musk s'érigeait en défenseur de la liberté d'expression pour justifier l'absence de modération, la désinformation, le maintien de la propagande des complotistes et des extrêmes droites, les fake news ou les déferlements de haine antisémite sur X - tous mis en avant par ses algorithmes. Aujourd'hui il appelle à la censure de tous ceux qui ne pensent pas comme lui, à son image et à sa ressemblance, qui n'ont pas foi en lui, qui le conteste, et pire que tout, qui déconstruisent ses croyances, questionnent, relativisent et mettent en doute la Bonne Parole et qui démontrent le mal-fondé de ses mensonges. Il y a dans l'air comme un remake des années 1930. Il y a comme un retour en force de l'obscurantisme. Le combat à venir est celui de l'intégrité des honnêtes hommes ( human being ) contre l'intégrisme de tous ceux qui veulent anéantir l'altérité. La caricature contre le dogme, le rire contre le diktat, la relativisation contre l'absolutisme, la conscience contre la croyance. Comme le rappelle Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo: " C’est notre faiblesse qui donne à nos ennemis leur marche d’action. C’est un rapport de force avec le fait religieux, ça sera toujours un rapport de force. C’est comme ça... Le meilleur moyen de ne pas avoir d’attentat, c’est de montrer qu’ils n’obtiendront rien, jamais ! Pas un seul recul, pas un seul renoncement. C’est ça leur kérosène, en fait, ce sont nos renoncements, c’est ça l’huile de leur moteur. "
Le 4 janvier 2025, aux États-Unis, la dessinatrice de presse Ann Telnaes démissionne du « Washington Post » à la suite du rejet d’une caricature sur son propriétaire, Jeff Bezos. Voici venir le temps des nouveaux Mahomet.
Brouillon du dessin d’Ann Telnaes rejeté par le Washington Post et publié par Le Monde. |
2015
Pièce de théâtre en trois tableaux
TABLEAU 1
7 janvier 2015
C’était un mercredi. Le jour de repos dans la semaine pour les plus jeunes enfants. Et effectivement, on pouvait entendre les cris et les pas précipités des garçons qui jouaient au ballon dans la rue juste devant l’immeuble. Puis les cris s’estompaient sitôt que se refermait la porte.
Ils en profitaient.
Ce 7 janvier 2015, il faisait froid - 4 degrés en moyenne sur Paris, 4,3 degré dans le 11e arrondissement. L’anticyclone résistait. Mais la météo prévoyait un radoucissement dans la journée, accompagnée de pluies, forcément.
D’où cette espèce de bruine. De crachins. De brouillard vague. Comme une gaze d’eau.
Les enfants étaient-ils toujours en train de jouer quand ils ont commencé à entrer pour assister à la réunion ? A leur conférence de rédaction. Comme chaque mercredi. Tous les mercredi. A 10 heures 30 précise - plus ou moins. Même les esprits les plus rebelles ont besoin de traditions.
Chérif et Saïd Kouachi respectent les traditions. Ils ont inséré les balles tantôt en récitant des sourates tantôt en hurlant des insultes. Prier et maudire pour se donner du courage. Puis les deux frères ont échangé leurs armes afin que l’autre la vérifie, et réciproquement. C’est leur rituel.
Balle par balle. Pas à pas. Processus de la procession.
Les frères Kouachi savaient-ils que tous les mercredis matin avait lieu la conférence de rédaction de Charlie Hebdo ? Oui, ils s’étaient renseignés sur internet. Et peut-être qu’un des deux frères - ou les deux, ensembles ou pas ensembles - est venu repérer les lieux. C’est plausible. Mieux valait être sûr. Le savaient-ils, vraiment ? Ou le coup du sort fut-il leur coup de chance ?
Le dessinateur Riss se rappelle: " Quand le type habillé tout en noir a ouvert la porte, il a marqué un temps. Il a observé la pièce et j’ai souvent pensé qu’il ne s’imaginait pas qu’il y avait autant de gens dans la pièce. Je pense qu’il a été surpris de voir qu’il y avait autant de gens. Ils étaient venus pour Charb, ça c’est sûr, puisqu’il a dit son nom à la fin, il est revenu et il a dit ‘Charb, il est où ?’..."
Coup de feu. Je dis coup de feu pour ne pas avoir à tirer un coup de feu. Pour que le mot se substitue au coup de feu et qu’il résonne, en voix off, sans effrayer personne comme le ferait un vrai coup de feu.
Balle réelle ou balle à blanc.
Il n’y a pas vraiment de différence pour les enfants.
- Pan ! Pan !
- T’es mort. Je te dis que tu es mort.
- C’est pas juste, c’est toujours moi qui meurt dans l’histoire.
Encore et encore.
- Ben oui, c’est normal, t’as pas d’arme. C’est logique. Tu dois tomber par terre, puisque t’es mort.
C’est toujours la même histoire, le même dénouement. Mais cette fois-ci l’enfant qui meurt se rebelle. Le sol est trop mouillé. Il ne veut pas se faire engueuler par ses parents.
Retournemet de situation.
Et effectivement, les enfants s’en sont allés jouer plus loin. Les gendarmes en passant par l’Allée verte et les indiens par la rue Gaby Sylvia.
Sortie de scène en guise de sortie de champ.
Ouf.
Dans quelques minutes, c’est aux frères Kouachi de faire leur entrée. Mais pas encore. Ils approchent. Et si on voulait forcer le trait, on dirait qu’ils se tiennent prêts, en coulisses. A vos marques, prêt…
Mais non, dans la pièce, ils restent encore l’extérieur du périmètre sacré. Ils tapent du pied contre le sol à la manière des trois coups, pour chasser les démons. Nous sommes en janvier. Il fait froid. Ils ont froid. Faudrait pas que ça dure trop longtemps. Les frères Kouachi ont peur d'attraper un rhume.
Nous, nous avons franchi le pas. Nous voici dans la salle de rédaction. Enfumée ou pas enfumée. Je ne me rappelle pas. Le crachin voile les fenêtres. Le ciel est d’un gris clair d’opale. Translucide mais pas transparent.
Le ciel.
Personne ne fixe le ciel. A cet instant, à ce moment. En ce moment.
Dans les pièces de Shakespeare, la mort des grands hommes était annoncée par toute une série de présages.
Toc, toc.
Les statues se mettaient à marcher - et rendues folles par cette soudaine liberté, incapables de savoir où cette nouvelle errance les conduirait, elles se fracassaient contre les colonnes des temples.
Complètement toc toc.
Les petites danseuses des boîtes à musique aussi se mettaient à gambader les notes de musique comme si elles sautillaient de pierre en pierre pour en franchir le gué - mais toujours sur la pointe des pieds. Certaines se métamorphosaient en lucioles. Comme c’est poétique, vraiment charmant. La plupart succombaient aux jets de bombes anti-moustiques.
Tic Tac.
Ici, c’était un peu comme si la mer ravalait sa salive, en laissant des milliers de poissons se contorsionner sur le sable.
Là, on avait même vu des morts sortir de leur tombe - si si - et continuer leur conversation là où ils l’avaient laissée.
- Mais qui a vu ça ?
- Ben, « on ».
Je ne ferai pas le jeu de mot de tic-tac à tic-toc - TikTok. C’est sans nécessité et donc sans intérêt. Mais je m’interroge, des signes nous avaient-ils avertis de ce qui allait se passer ?
Je ne sais pas. Je ne vois pas. Toute l’actualité est signe désormais, à défaut de faire sens. Bien présomptueux serait celui capable de les discerner. Sinon rétrospectivement. C’est plus facile.
Mais peut-être les signes se trouvaient-ils dans l’exemplaire du journal que tenait Cabu. Le dernier numéro - son dernier numéro - présente en couverture une caricature de Michel Houellebecq dessinée par Luz. « Tourne les pages, s’il te plait Cabu ». A l’intérieur, un dessin de Charb, titré « Toujours pas d’attentat en France » montre un islamiste en arme en train de déclarer « Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses voeux ».
Ironie de l’histoire ?
Ironie de l’Histoire.
Tic Tac.
11h25. Les Frères Kouachi sont en train de traverser la rue où jouaient ce matin les enfants. Il sont déjà en coulisse. « A vos marques, prêts ».
11h27. Dans la salle de rédaction, le dessinateur Cabu sourit. Cabu sourit ?
11h28. Wolinski, dessinateur, se gratte la tête. Bernard Maris, économiste, parle, se tait, parle, parle. La psychanalyste Elsa Carat a l’air un peu triste. Frank Brinsolaro, policier en charge de la protection de Charb, dessinateur et directeur de la publication regarde le tableau. Il a tout juste le temps de dégainer son arme de service.
Toc Toc.
11H33. « Partez ! » La mise en scène se transforme en une mise à mort. Les Frères Kouachi ont fait leur entrée.
Gérard Biard, né en 1959, journaliste. En vacances.
Frédéric Boisseau, 42 ans, chargé et la maintenance de l’immeuble. Abattu.
Franck Brinsalaro, 48 ans, policier en charge de la protection. Abattu.
Cabu, 76 ans, dessinateur. Abattu.
Elsa Cayar, 54 ans, psychanalyste. Abattue.
Charb, 47 ans, dessinateur et directeur de la publication. Abattu.
Coco, née en 1982, dessinatrice. Rescapée.
Simon Fieschi, né en 1984, webmaster. Blessé.
Antonio Fischetti, né en 1960, enseignant-chercheur en physique et acoustique, journaliste scientifique. Excusé pour cause d’enterrement.
Honoré, 73 ans, dessinateur. Abattu.
Philippe Lançon, né en 1963, journaliste. Blessé.
Laurent Léger, né en 1966, grand reporter. Rescapé.
Luce Lapin, journaliste. Rescapée.
Renald Luzier dit Luz, né en 1972, dessinateur. En retard.
Bernard Maris, 68 ans, économiste. Abattu.
Ahmed Merabet, 40 ans, gardien de la Paix. Blessé puis abattu sur la vois publique pour avoir tenté d’empêcher la fuite des tueurs.
Catherine Meurisse, née en 1980, dessinatrice. En retard.
Fabrice Nicolino, né en 1955, journaliste. Blessé.
Mustapha Ourrad, 60 ans, correcteur. Abattu.
Patrick Peilloux, né en 1963, urgentiste au SAMU. Excusé.
Zineb El Rhazaoui, née en 1982, porte-parole
de l’Association Ni Putes Ni Soumises. En vacances.
Michel Renaud, 69 ans, visiteur. Abattu.
Riss, né en 1966, caricaturiste et directeur de la rédaction. Blessé.
Tignous, 57 ans, dessinateur. Abattu.
Jean-Baptiste Thoret, né en 1969, critique de cinéma. En retard.
Sigolène Vinson, née en 1974, avocate et romancière. Rescapée.
Willem, né en 1941, dessinateur. Absent parce qu’il n’assiste de toute façon jamais aux conférences de rédaction.
Wolinski, 80 ans, dessinateur. Abattu.
Second et troisième ( Hypercacher et les attentats de novembre 2015 ) tableau prochainement.
ANNEXE
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