WOKE ET CANCEL CULTURE ou quand les meilleures intentions produisent les pires résultats par Sylvain Desmille ©

 


Ce texte est le dernier volet d’une suite d’articles consacrées à la liberté d’expression dans le monde contemporain, que vous pourrez retrouver aux liens suivants sur ce blog:

Blasphémer est légal


Autour de la laïcité



Ce troisième article interroge la notion de Cancel Culture, puis la confronte au regard de sept exemples ou plutôt polémiques et controverses  contemporaines: la pièce De Pierre Notte Je te pardonne (Harvey Weinstein); les évolutions de la théorie du genre; la polémique sur le Génie Lesbien d'Alice Coffin,  la polémique autour de la traduction du recueil de poésie The Hill We Clim d'Amanda Gorman, le déboulonnage des statues en 2020 et plus spécifiquement le cas Schoelcher, l'affaire Pétré-Grenouilleau sur Les traites négrières et enfin la question de la blanchité posée par les départements d'études gréco-romaines des universités américaines.


Le point commun de ces débats pose la question de notre rapport à l'histoire. Ce qu'il révèle dépasse les simples polémiques.


Préambule 

de la woke à la cancel culture. 



La cancel culture dérive de la woke culture ou culture de la conscience (de l’éveil) c’est-à-dire d’une prise de conscience des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale. Il s’agit d’un phénomène américain liée à l’histoire américaine. Le terme apparaît pour la première fois en 1860 au moment de la campagne électorale présidentielle d’Abraham Lincoln en faveur de l’abolition de l’esclavage. Au XXe siècle, il s’inscrit au prolongement du Mouvement pour les Droits civils. Martin Luther King a d'ailleurs prononcé en 1965 à l’université Oberlin un discours dans lequel il exhortait les étudiants à rester « éveillés » (« awake ») « pendant la grande révolution » et à « être une génération engagée ». La terminologie de «woke culture» est réapparue d'abord en 2012 sur Twitter avec l'utilisation des expressions « woke » et « stay woke » en relation avec des questions de justice sociale et raciale et #StayWoke est devenu un  hashtag largement partagé.  Puis les grands médias en 2014 commencent à l'utiliser en référence au le mouvement « Black like matters ». 

 

Le terme wokisme a été surtout popularisé - médiatisé - dans le domaine francophone, en particulier par l'essayiste et chroniqueur canadien Mathieu Bock-côté, de manière péjorative, pour désigner ce nouveau courant idéologique porté par la gauche  radicale mettant en avant les questions identitaires liées à la race, au genre et à l'orientation sexuelle, militantisme perçu par ses détracteurs comme moraliste, dogmatique, donneur de leçons et qui prône la culture du bannissement. Il se déterminerait soit disant en opposition à l'universalisme progressiste hérité des Lumières - dont les néo-conservateurs oublient un peu vite qu'elles furent un courant progressiste en leur temps. En réalité, cette définition du wokisme correspond à celle de la Cancel culture ou culture de l'annulation fondée sur l'interpellation, la dénonciation, l’ostracisation, le boycott, la mise au banc, l'humiliation publique, la négation, l'anéantissement de l'autre - et associée en France "au politiquement correct". Toutefois, même si on les confond l'une avec l'autre, la woke et la cancel culture correspondent à deux postures différentes, même si dans l'opinion publique, les médias et même dans les sphères politiques et universitaires il est devenu impossible de les dissocier..


Du « Stay Woke » ("restez éveiller", ce qui sonne très années 1990)...


En réalité, lorsqu’on retrace l’histoire de l’expression, on s’aperçoit que l’expression «stay woke» fait parti de l’argot adolescent à partir de 2012 et surtout de 2016. Elle est popularisée par la chanteuse afro-américaine Erykah Badu et signifie « rester vigilant », « ne pas être en paix », « ne pas se laisser anesthésié ». En fait la culture woke n’est pas une pensée mais une manière d’appréhender le monde, de manière hypersensible, émotionnelle - le discours rationnel (donc manipulateur ?) étant considéré comme celui de l’Autre, des élites, des nantis, des Ennemis. C’est une « paranoïa saine », selon l’expression du critique culturel new-yorkais Charles Pulliam-Moore, typique des adolescents qui se méfient des adultes et qui préfèrent rester dans « l’entre soi ». Et d’une certaine manière la « woke culture » correspond bien aux modes de fonctionnement adolescent, parfois simpliste et un rien immature (qui ne défend qu’un aspect et qui ne cherche pas à voir le point de vue des autres), enthousiaste, excessif, émotionnel, hormonal, sûr de lui et de son bon droit, égoïste par nature même si ses engouements du moment lui font défendre des causes altruistes, et qui est persuadé d’avoir raison, d’être dans son bon droit contre tous et qu’il est en train de réinventer le monde parce que son inculture ne lui permet pas de prendre conscience qu’il reproduit des schémas anciens qu’il appréhende comme nouveau uniquement parce qu’il en découvre l’expérience pour la première fois (mais ce n’est pas parce qu’on ne sait pas que ça a existé que ça n’a pas existé et ce n’est pas parce qu’on découvre que ça a existé que ça a existé comme on le croit - n’en déplaise à Donald Trump aussi). La journaliste du New York Times Amanda Hess a bien mis cette dimension en lumière. Elle voit dans la culture woke une manière d’affirmer le sensible ) dans le discours politique (Cf. « Eaming the Woke Badge » in The New York Times du 19 avril 2016).  Toute la question est de savoir si la woke culture vise à terme  à affirmer non le sensible mais la primauté du sensible, voire le diktat du sensible, de l’émotion, comme sur les réseaux sociaux ?  


I stay woke de Master Teacher, toute une (belle) époque.


Le terme woke revêt une dimension plus militante et politique au moment de la condamnation des Pussy Riot en Russie.  Erykah Badu tweete alors : « La vérité ne nécessite aucune croyance. / Restez éveillés. Soyez vigilants. / #FreePussyRiot" Il ne s’agit que de bonnes intentions / attentions - de message de soutien - non suivi d’effet (dans le mode de fonctionnement adolescent la parole est magique comme s’il suffisait de manifester et de crier sa colère, de dire « Non » ou « C’est pas bien » pour que le monde change). Toutefois, cette prise de position positionne malgré tout la woke culture en tant de défense de la liberté d'expression et même défense du blasphème - ce qui dans le domaine américain et loin d'être anodin ( Cf mon article sur Blasphémer est légal). La dénonciation des injustices s'inscrit dans une volonté de libération. On est alors à l'opposé des velléités ostracisation, de boycottage, d'humilation, d'anéantissement - d'effacement et d'annulation - de la Cancel culture.


En revanche, plus le terme woke est d’un usage fréquent sur les réseaux sociaux, plus il commence à revêtir une dimension radicale et agressive, proche du harcèlement. « La prise de conscience » apparaît de plus en plus comme une mise en accusation, non de soi (jamais) mais des autres, de l’autre (toujours), car la culture de l’éveil, du woke, n’est une recherche de dialogue ni de démonstration raisonnée et argumentée - impossible sur les réseaux sociaux dont le mode même de communication (nombre limité de caractères pour écrire un message) privilégie le clash, le slogan - publicitaire - le buzz et qui se contentent des opinions et des avis - le nombre de retweets servant à justifier et accréditer, prouver et valider le propos, même s’il est faux.


Vu son succès sur Twitter, au tournant des années 2020, le terme woke est récupéré par les grands groupes capitalistes (dans son magazine du 21 novembre 2019, le Time parle même de Woke Capitalism). Prenant conscience de l’ampleur du mouvement, les marques commencent à inclure (induire) des « messages positifs et socialement éveillés » dans leurs campagnes publicitaires. S’agit-il de mettre en avant des états de conscience ou de faire montre de bonne conscience comme on fait bonne figure ? S’agit-il d’une démarche éthique ou juste d’un discours moralisateur, d’enfiler des lieux communs pour faire lieu commun ? S’agit-il de dénoncer certaines injustices sociétales spécifiques (liées aux inégalités de genre, au racisme) pour permettre aux Grandes entreprises de faire diversion et d’esquiver les polémiques sur leur exploitation sociale, le travail des enfants et la pollution de leurs usines par exemple ? Une manière de faire leur mea culpa public comme les stars accusées d’avoir jeté un gobelet en plastic dans la poubelle à déchets organiques ou d’avoir battu leur épouse. S’agit-il surtout -d’établir des contre mesures destinées à éviter que le discours de la sensibilité (principale instrument(alisation) des publicitaires) ne deviennent l’apanage de la « gauche », plus populaire et populiste, en opposition à celui d’une droite a contrario trop rationnelle (du point de vue de la gauche) et donc (?) trop élitiste (clivage très dangereux car il interdirait de facto à la gauche de développer une argumentation et un discours raisonné, en la limitant à l’emphase ( de plus en plus excessive) et à une mise en accusation systématique au lieu de promouvoir une pensée critique) ? A moins qu’il ne s’agisse en priorité et  surtout que d’une question d’argent ?  « Lorsque Nike a mis Colin Kaepernick (joueur de football américain) en tête d'affiche d'une campagne publicitaire, est-ce parce qu'elle voulait "aider les communautés" ou bien parce que son cœur de cible est constitué de jeunes Noirs ? » se demande Barthélémy Dont le 25 septembre 2019 dans Slate.fr. Ce qui est certain, c'est que ses ventes ont augmenté de 31 % dans les jours qui ont suivi.. ».  


Action. Réaction. Le wokewashing a aussitôt dénoncé cette récupération, en s’en prenant aux publicitaires plus qu’aux entreprises et aux produits dont ils font la promotion. C’est intéressant. Le wokewashing met en accusation moins le groupe - le client - que le vecteur et le mode de communication. L’objet de ses attaques est moins le sujet que le moyen. Preuve de l’hypocrisie du Work capitalism, celui-ci préfère dénoncer haut et fort des situations historiques anciennes (en soutenant le déboulonnage des statues des soldats confédérés de la Guerre de sécession) pour mieux fermer les yeux sur les exemples d’esclavagisme moderne (cf. le travail forcé des populations Ouïghour en Chine et l'esclavagisme moderne dans les Pays du Golfe - cf. le rapport de l'Observatoire Pharos.), l’exploitation de la misère sociale (comme pour la construction des infrastructures destinées à accueillir le prochain Mondial de Football, évènement que les grandes marques sponsorisent)  ou encore tous les problèmes liés aux droits de l’homme en Chine (premier marché mondial). 


En 2019, Barack Obama met en gardecontre les excès et les dérives de la woke culture 

En 2019, Dans une longue vidéo publiée sur Twitter, l’ancien président américain Barack Obama est sorti de sa réserve pour émettre des mises en garde vis-à-vis de la woke culture. Il juge contre-productive cette course à "la pureté": « Cette idée de pureté, selon laquelle vous vous déclarez exempt de toute compromission, selon laquelle vous vous déclarez politiquement woke (éveillé) – vous devriez la laisser derrière vous, et rapidement. Le monde est en désordre. Il y a des ambiguïtés. » . En fait, en énonçant la problématique de la « pureté » , Barack Obama pose non seulement celle de l’intransigeance  (adolescente), du simplisme (entre simplification médiatique) mais aussi celle de l’émergence d’un néo-puritarime  en l’occurence « de gauche » mais en réalité pas si différent dans son processus et sa logique du maccarthysme voire de  l’islamisme politique (les campagnes de dénonciations de la Cancel Culture et celles contre l'enseignant Samuel Paty, décapité par un fanatique religieux, au nom de principes considérés comme supérieurs à la Loi ont de nombreux points communs: il s'agit à chaque fois de faire taire, y compris par la menace et la terreur - Samuel Paty a été tué non seulement parce qu'il avait osé parlé de l'Islam alors qu'il n'était pas musulman (cause) mais aussi pour servir d'exemple et contraindre tous ceux qui voudrait parler à se taire - car dans cette logique islamiste, seuls ceux qui sont habilités à prendre la parole peuvent avoir cette liberté d'expression, tout propos dissident, discordant, ou tout simplement différent, autre est interdit).  


Ce faisant Barak Obama dénonce le confort (anti)-intellectuel qui refuse l’effort de penser le complexe et ce faisant qui refuse la complexité, le paradoxe, la nuance, l’ambiguïté et même l’anti-thèse, c’est-à-dire d’intégrer le point de vue de l’autre, d’entendre sa voix, ses arguments voire de reconnaître son existence. Un peu comme ses adolescents qui, pour répondre à un sujet de dissertation, se limitent à donner leur avis, se contentent d’énoncer leur opinion, comme si elle avait une valeur absolue, totale et totalitaire et qui se montrent incapables ne serait-ce que de trouver des arguments contraires, qui permettraient de nuancer leur thèse et donc de la préciser et de l’approfondir, persuadés qu’eux-seuls ont raison (il est significatif de voir combien la dissertation est de moins en moins choisie par les candidats au baccalauréat en France (moins de 10%), peut-être parce qu’elle est de moins en moins enseignée aussi sinon très - trop - tardivement). 


L’invective, le rigorisme (pas la rigueur), la rigidité, le fait d’être sûr de son bon droit (mais en fonction des lois et diktat qu'on a soi-même édicté), d'être sûr de soi jusqu’à en devenir buté (par narcissisme et par croyance), le fait d’être persuadé de sa bonne foi (jusqu’à la mauvaise foi), le terrorisme intellectuel, le refus de la contradiction sont des comportements (des postures) mises en avant par la woke culture.  Ce ne sont pas des arguments. « Il y a des gens qui pensent que pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres » poursuit Barak Obama « Il y a des gens qui pensent que pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres… Par exemple, si je publie un tweet ou un hashtag dénonçant vos mauvaises actions, ou le fait que vous avez utilisé le mauvais mot ou le mauvais verbe, et qu'ensuite je peux me détendre et être fier de moi parce que je suis super woke en vous ayant montré du doigt, ça n'est pas pour autant de l'activisme. Ce n'est pas comme ça qu'on fait changer les choses ». Et de conclure: « Si vous vous contentez de jeter la pierre aux autres (sur les réseaux sociaux notamment), vous n'irez probablement pas très loin ». 


En réalité, Barak Obama vise à travers sa critique de la woke culture (déjà dépassée) plutôt la cancel culture. Le choix du mot « culture » mis en avant par ces mouvements est d’ailleurs très révélateur. Il renvoie aux États-Unis au concept de civilisation ou de tradition, de coutume (et plus précisément de droit coutumier, sinon en opposition du moins en marge et en complémentarité du droit écrit établi par les législateurs, les représentants élus).  La « culture » sous-entend plus une posture qu’une pensée, une attitude et une relation,  une perception plus sociétale non exempte d’une certaine dimension religieuse (protestante). Elle se place à la fois en marge et au dessus de la politique, des partis - ce pourquoi les militants ne reconnaissent pas leur représentativité et refusent de respecter leurs lois si celles-ci ne leur conviennent pas. Le concept de culture fait surtout référence à celui de contre-culture sous lequel étaient rassemblés tous les mouvements contestataires des années 1960-1970, musicaux (adolescents) et artistiques, en opposition à la culture dominante (le puritanisme bourgeois). 


... à la Cancel culture (des années 2010).


Le terme de cancel culture est apparu en 2017 (l’emploi du verbe anglais cancel est attesté dès 2015 mais de manière plus confidentielle) et correspond à une radicalisation ou plutôt au passage de la théorie à la pratique, des bonnes intentions à leurs réalisations La cancel culture (littéralement, « culture de l’annulation ») est d’abord une pratique qui consiste à dénoncer publiquement des individus, des groupes voire des institutions accusés de comportements ou de propos perçus comme socialement et moralement inconvenants, qu’ils soient réels ou supposés, en vue de leurs ostracisation (des réseaux sociaux et de la vie publique). Il s’agit d’énoncer une condamnation sans jugement, un peu comme au temps des tribunaux révolutionnaires en France. 


Il serait intéressant d’analyser ou d’appréhendé la cancel culture au de regard de la double Loi des suspects française. La première fut votée le 17 septembre 1793 pendant la Terreur, dans un contexte de paranoïa révolutionnaire (le Comité de Salut public de Robespierre voit des complots et des conspirations  - réels ou imaginaires. Elle ordonnait l’arrestation de tous les ennemis  de la Révolution, avoués ou susceptibles de l’être un jour… Elle viserait aussi « Ceux qui n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle » selon l’expression d’Anaxagoras Chaumette, procureur de la Commune de Paris. A partir de 1794, les arrestations ne furent plus confiées  aux autorités légales mais aux Comités dits de Surveillance.


La seconde Loi des suspects, appelée également Loi de sûreté générale, fut votée le 27 février 1858, sous le second Empire. Elle permet autorise l’arrestation et la déportation de tout individu s’opposant au régime de Napoléon III. Elle prévoit aussi des peines d’emprisonnement pout tous ceux qui se seraient concertés en vue d’agir contre le gouvernement. Toutefois, désavoué par l’opinion publique, Napoléon III ne l’a fait pas appliquée (cf. l’amnistie de 1859). 


La première Loi des suspects étaient plutôt de gauche, la seconde de droite. Les deux voient le jour dans un contexte de tensions et de violences politiques, de radicalisation, de paranoïa complotiste. Les deux cherchent à ostraciser l’autre, à le bannir, à le mettre hors de portée de vue et de portée de voix (d’où la déportation), à la faire taire ou à lui dire de se taire, y compris par la menace ou de force, à partir du moment où ce qu’il dit ne convient pas, ou n’est pas « entendable » (qu’il dépasse les limites autorisées de l’entendement). Autrement dit, tout individu qui déroge au code de bonne conduite, qui ne respecte pas les critères, qui se rebelle doit être impitoyablement proscrit (et effectivement, la cancel culture telle qu’elle s’exprime sur les réseaux sociaux est sans pitié - on utilise souvent l’expression de « lynchage médiatique » pour rendre compte du déferlement de haine fort peu (ou trop) « humaine »  et certes pas « humaniste », même si, pour la rendre moins abstraite, il serait bon de montrer des images des lynchages au temps de l’Amérique ségrégationiste) . 



Le film Agora réalisé en 2009 par Alejandro Amenabar met en scène le personnage d'Hypatie, femme de lettres et de sciences ayant véritablement existé. Philosophe platonicienne, astronome et mathématicienne, elle enseigna à de nombreux chrétiens d'Alexandrie avant d'être assassinée, lynchée en publique, démembrée et brûlée par ces derniers sur ordre de Cyrille, évêque d'Alexandrie en 415 parce qu'elle se déclare agnostique et que la science qu'elle étudie remet en cause le principe même des grands principes théologiques chrétiens. Le film dénonce l'intolérance et le fanatisme fondés sur la foi (entre idéologie et certitude d'avoir toujours raison, de s'en auto-persuader du moins). Il montre comment les anciennes victimes (martyrs chrétiens), une fois qu'elles ont pris le pouvoir, imposent leurs volontés, de manière tout aussi violente, et développent une politique de haine et de refus de l'autre fondée sur des préjugés. Le film s'inscrivait dans un contexte d'essor de l'intégrisme religieux. Il était en fait prémonitoire de la Cancel culture - qui pourrait être interprété à sa lecture comme une sorte de fanatisme et d'intégrisme laïcs. 



Par certains aspects, la cancel culture évoque les pratiques d’excommunication de l’Église catholique, la chasse aux sorcières par les colons protestants américains, et l’application stricte de la charia par les Talibans ou du Talmud par les Haredim. Les activistes de la cancel culture sont persuadés de leur bonne foi, et déjà que leurs certitudes sont les seules qui vaillent, les seuls qui méritent d’exister. Ils ne perçoivent le monde - leur monde - qu’en fonction (à travers et au travers) de leur point de vue, en rejetant tout ce qui peut le contrarier, le contredire et s’y opposer. D’une certaine manière, ils refusent la polysémie, d’intégrer la polysémie d’analyser un fait en fonction de cette  polysémie, c’est-à-dire en fonction des autres, e se mettant dans l’axe de perspective des autres (ce qui peut apparaître comme un comportement obtus, buté, voire une malhonnêteté intellectuelle ou un un refus de cette intelligence).  Mettre un genou à terre pour dénoncer le racisme est un geste généreux, symboliquement fort. Marque de respect dans la tradition africaine, il rappelle également la cérémonie d’adoubement qui investit le chevalier et qui instaure son lien de vassalité, de soumission envers son suzerain. C’est aussi un geste religieux, celui de la génuflexion par lequel le fidèle montre sa dévotion, en particulier au moment de l’adoration eucharistique. A noter que l’usage veut (exige) qu’on l’on poser le genou droit devant Dieu ou une autorité ecclésiastique et le gauche lorsqu’il s’agit d’un laïc, comme un roi (cela rappelle un peu la coutume des Romains qui imposait aux hommes de se masturber uniquement avec la main gauche lorsque il le faisait eux-mêmes et avec la main droite lorsque que c’était un(e) autre qui les masturbait). 


Peut-on pour autant considérer la Cancel culture comme l’expression d’une forme de religiosité sectaire ? Le processus d’humiliation, d’ostracisation, d’exclusion, de lapidation (chaque tweet est une pierre :  séparément il ne tue pas mais la somme est une mise à mort en bonne et due forme) rappelle celui pratiqué par les mouvements religieux, à l’instar du bannissement de Spinoza de sa communauté juive amstellodamoise au XIIe siècle. D’aucuns ont mis en garde aussi contre cette nouvelle promotion d’une nouvelle forme de censure  qui consiste en un harcèlement et en un déferlement de propos souvent (et presque essentiellement) haineux, souvent (et presque toujours) anonymes vis-à-vis de la personne ciblée. Cette hubris de la haine empêche l’autre de pouvoir répliquer, seule contre la meute. Il s’agit d’une nouvelle atteinte à la liberté d’expression, fondée sur une logique terroriste, rendue possible grâce aux réseaux sociaux. L’énonciation de la dénonciation a valeur de condamnation. Elle supprime tout jugement, toute possibilité de débat, de contre-interrogatoire, comme si la justice populaire (promue par le démocratisme des réseaux sociaux) transcendait les procédures légales considérées désormais comme non-représentatives.



Le Tango Corse interprété par Fernandel fut l'un des grands succès des années 1960.  Par la suite, il a fait l'objet de remakes et autres reprises pas très réussies, comme celle Marie Pierre Nouveau et Palmyre Renucci (version qui ressemble à une caricature de The Voice, fondée juste sur la performance vocale mais sans finesse d'interprétation ni mise en abîme de la caricature comme dans la version originale) ou encore celle de Patricia Petibon et Olivier Py. Or si on suit la Cancel Culture, cette chanson populaire qui se moque de la paresse supposée des Corses, parce qu'elle s'en moque, devrait être sinon censurée du moins interdite de diffusion. Elle stigmatise les Corses qui pourraient se sentir victimes de la représentation caricaturale qu'on fait d'eux, et en être traumatisé. On pourrait aussi accuser Olivier Py de mépris et exiger le boycott de toutes ses mises en scène et du Festival d'Avignon qu'il dirige encore. On devrait demander sa démission. Le blacklister. Lui interdire de travailler. On pourrait aussi analyser l'interprétation du Tango Corse par Fernandel comme une représentation d'une époque, déconstruire la caricature pour voir ce qu'elle en révèle, et aussi ce que ce travail de déconstruction dit de notre propre contemporain, on pourrait la mettre en perspective pour montrer le changement qui s'est opéré depuis les années 1960, mais bon, cela exigerait du travail, de l'effort, de ne pas se contenter d'être persuadé ni de se convaincre de bien agir,  sans trop se poser de question, de faire comme tout le monde, de bien suivre, non, il faudrait prendre la peine, avoir le souci et l'honnêteté de de considérer les époques passées comme une forme d'altérité, d'avoir de la curiosité, de l'humilité, le sens du doute et de la nuance. C'est plus facile, c'est plus simple de censurer. De plus, l'exécution de la condamnation est immédiate toute comme la satisfaction (l'émotion, le contentement) qu'on en tire.


Dans ce nouvel état d’esprit, la justice n’a plus cours. On est passé de la Woke culture - de la culture de la vigilance - au vigilantisme. Cette forme d’auto-justice consiste à faire exercer un code moral particulier de manière généralement collective, violente, secrète et en dehors de toute procédure judiciaire légale, quand les citoyens pensent que les actions de l'autorité légale sont insuffisantes. Le vigilantisme a souvent été invoqué pour justifier les lynchages aux États-Unis ou légitimer les groupes d’auto-défenses (sur le modèle des Vigilant Comittees destinés à prévenir les révoltes des esclaves  dans l’Amérique sudiste au XIXe siècle).


D’une certaine manière la Cancel Culture s’inscrit et participe à ce retour en force de l’auto-justice, quand des individus ou des groupes d’individus décident de se faire justice ou d’appliquer leur justice sur les réseaux sociaux. Cette justice directe fait écho à la démocratie directe. Elle conteste et supplée la loi et la justice légale comme la démocratie conteste et entend supplanter et suppléer la représentation et le concept même de représentativité. La démultiplication des fictions mettant en scène des super-héros comme les trilogies Batman ou des auto-justiciers comme Raven ou The Equalizer est tout aussi symptomatique. 


En fait, de même que la Cancel Culture considère toute parole autre comme blasphématoire, de même elle tend à confond esprit de justice et volonté de revanche et de vengeance. La culture de l’annulation vise au grand remplacement des élites actuelles - de l’aristocratie - par de nouvelles élites - populaires voire populistes. C’est pourquoi il conviendrait de le considérer comme un mouvement révolutionnaire - semblable à celui des sans-culotte dans la France de 1789 et de l’analyser au regard de la dialectique du maître et de l’esclave, telle que décrite par Hegel dans La Phénoménologie de l’Esprit,  processus selon lequel l'esclave est l'être qui, transformant la Nature accède à l'objet dans son côté actif, tandis que le maître, qui pour sa part ne travaille pas mais fait réaliser, vit immédiatement dans la jouissance de l'objet consommable. En travaillant à transformer le monde humain, l’esclave se transforme lui-même et revendique son autonomie au monde naturel dans sa transformation humaine du monde, tandis que le maître se rend étranger à son monde, qu'il ne reconnaît plus dans la reconnaissance qu'en fait l'esclave. A partir de là deux options se présentent (si on lit Hegel à travers Kojève). Dans la première, l’esclave (le principe actif) renverse le rapport de domination. Il prend la place du maître (le principe actif devient passif), soit en ravalant les maitres au rang des esclaves soit en esclavigisant d’autres personnes afin qu’il les remplacent.  Dans la seconde, maîtres et esclaves s’accordent pour transcender la dialectique (d)énoncée en instaurant un consensus qui substitue le rapport d’égalité au principe de domination. La première perpétue la dialectique de révolution en révolution (elle échange les acteurs mais ne change rien au fond - conformément à l’expression « il faut que tout change, pour que rien ne change »). La seconde en transformant le processus permet de se libérer de la dialectique, d’abolir les cycles des révolutions. La première est confort, la seconde est une prise de risque. 


Au final, si la cancel culture pose problème ce n’est pas tant pour les causes qu’elle défend qu’au regard des conséquences qu’elle provoque. Sa critique des injustices, des discriminations, des violence, des inégalités est louable et juste Le racisme, les conditions de mise à mort des animaux dans les abattoirs, les violences policières sont intolérables et inexcusables. Leur accusation / dénonciation doit-elle développer et légitimer un discours d’intolérance pour autant ? Plus encore, en quoi le confort qui consiste à se contenter d’exprimer des émotions - ses émotions - permet-il de changer la situation ? Les bonnes intentions, c’est bien, à condition qu’elles se transforment en actes. 


Le 7 juillet 2020, dans une tribune parue dans le Harper’s 153 artistes, intellectuels et personnalités américaines ont  mis en garde contre la cancel culrture, ses obstacles à la libre circulation des idées, et  son intolérance à l’égard des opinions divergentes ».  Leurs craintes mettent en évidence le caractère abusif de l'irrévocabilité de la sentence collectée via les réseaux sociaux (et non collective), souvent hors contexte (décontextualisée  et recontextualisée), la mauvaise foi de ceux qui sont persuadés d’agir en toute bonne foi, le terrorisme des anonymes et des pseudonymes, leur irresponsabilité, et pire encore cette hypocrisie qui consiste à faire la morale au prétexte de moraliser, en donnant à l’accusation une dimension éducative, en mettant à mort pour l’exemple. Est-ce cela le progrès ? 


En France, le terme de « cancel culture » est peu utilisé hors des milieux militant. Selon un sondage Ifop de 2021 pour Le Figaro, 11 % des Français étaient capables de définir plus ou moins le terme, principalement les 18-35 ans issus des classes éduquées. Pourtant, différentes polémiques montrent combien la cancel culture investit les problématiques contemporaines. En témoignent plusieurs exemples.  




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« La fellation, est-ce normal ? »;« Une jeune femme passe un sale quart d’heure à la piscine de Besançon à cause de son maillot jugé trop sexy par le maitre-nageur »;« La photo du manifestant devant les chars de Tiananmen a disparu de Bing »;« Nos cerveaux ont plus de choses en commun avec les testicules que vous ne le pensez »;« Facebook suspend Donald Trump pour deux ans et réévaluera la situation après »; «Faut-il interdire l’étude de l’Antiquité gréco-romaine pour lutter contre la blanchité parce que les statues antiques sont en marbre blanc ? ».  



Parfois, il suffit de penser écrire un article pour que les titres de la presse d’actualité surgissent comme des pierres pour vous aider à traverser le gué. L’idée m’en est venue après avoir assisté à une représentation au Théâtre du Rond-Point de la pièce de Pierre Notte Je te pardonne (Harvey Weinstein). Réouverture du théâtre (de ce théâtre et des théâtres) après la pandémie, spectacle d’un artiste total (auteur,  metteur en scène et interprète du rôle masculin titre - certes un peu « théâtreux » mais sympathique), texte d’un auteur contemporain (pour une fois) qui en plus interroge notre contemporain le plus récent voire le plus immédiat (la société post MeToo), le tout dans un esprit « cabaret » (donc a priori libéré, sans langue de bois), décidément, bon dieu de bonsoir, toutes les bonnes intentions, tous les ingrédients requis pour un spectacle de qualité semblaient avoir été convoqués. Mais le soufflé est très vite retombé. C’était d’ailleurs assez intéressant et dramatique à la fois d’assister en direct à l’effondrement de ce certain théâtre - très français - perclus de certitudes comme un corps de rhumatismes,  de cette réthorique théâtrale théâtralisée, comme d’une mise en abîme à bout de souffle (il n’y a rien au bout du tunnel, il n’y a même pas de bout du tunnel), à ce dernier souffle, d’un théâtre de conviction mais qui ne parvient plus à convaincre, qui continue à avoir la foi mais sans y croire (et cette gratuité, cette vanité sont assez belles, assez terribles), à ce râle gentiment rageux mais hélas plus rageur, à cette diction parfaite d’atelier en râtelier.   





CANCEL 1: « Je te pardonne (Harvey Weinstein). »


La pièce met en instance le procès de Harvey Weinstein, mais sans vraiment le mettre en scène. L’accusé est représenté sur scène mais à la manière d’une citation, à l’instar de  toutes celles convoquées en guise de témoins à charge: Christiane Taubira et Élisabeth Badinter pour les intellectuelles, Nafissatou Diallo et une gamine de treize ans (l’auteur ne précise pas qui elle est) comme représentantes des victimes d’agression sexuelles commises par les hommes - pas par « des hommes » mais par Les hommes. Toutes sont là et ne sont pas là. Elles ne représentent même pas des figures allégoriques. Car si Pierre Notte les cite à comparaître, c’est pour ne rien leur faire dire. Il se contente au mieux d’une citation tirée d’un de leurs livres - non référencé. Cela lui suffit. Il a bien fait - il a fait comme on est obligé de faire, de se soumettre - et en plus, il ramasse (c’est bien, enfin, c’est normal). Les affaires des victimes ne sont jamais traitées ni analysées ni mises en perspectives. Ils s’agit juste d’illustration, pas vraiment bien mise en scène non plus. Elles sont juste évoquées, au passage, enfilées les unes après les autres comme des perles en plastique recyclé, de manière superfétatoire et superficielle. 


On est loin du théâtre politique de Brecht - la pièce de Notte a au moins ce mérite de ne pouvoir y prétendre, même en caricature - mais elle est bien représentative de son époque. Les scènes s’enchaînent comme des tweets, avec peut-être l’ambition de traiter de la question de la domination masculine en 280 caractères. Les tableaux sont beaux des Instagram (l’art du cliché).  Les interludes chantés rappellent les prestations TikTok en plus toc, en plus vioc, même si certaines s’avèrent plaisantes (des retraités ont même été émoustillés par la chanson suggérant un fist-fucking - le poing révolutionnaire est toujours intrusif - alors qu’un public se serait montré blasé car c’est le B-A-BA sur youporn). Bref, l’ensemble est un peu long  (de ces longueur prostatiques) mais confortable et surtout sans prise de tête. A la fin, pour faire « réseau sociaux », le public est invité à se prononcer POUR ou contre la culpabilité d’Harvey Weinstein. Pouce levé ou baissé. Une manière de justifier le titre de la pièce Je te pardonne (Harvey Weinstein)  (à noter la primauté du "Je" sur le "nous" collectif, de l’individuel, de l’ego qui se distingue des autres). En fait, Pierre Notte ne prend aucun risque. Comme dans les procès staliniens, castristes, chinois, argentins et uruguayens (pendant la dictature militaire) le verdict est couru et connu par avance. Aucune surprise (à l’image de sa pièce).  Forcément, aucun spectateur ne lui a « pardonné » (ah, le pardon ! encore une dimension très contemporaine, religieuse et émotive, egocentrée). Cette absence de pardon ne signifie pas que Pierre Notte a réussi sa démonstration? En réalité,  le fondement et le but de la justice n’est pas de déterminer s’il faut « pardonner » (c’est plus quelque chose qui a à voir avec les Grande messe médiatique américaine et les réseaux sociaux) mais si le prévenu est innocent ou non, de manière rationnelle. Or, en vrai, dans le monde réel, le 24 février 2020, le tribunal américain a bien déclaré coupable Harvey Weinstein…  Bien sûr, quelques personnes ont levé la main - ou était-ce le bras ? - en bon jury populiste, sûr de leur bon droit (du genre à être « contre la peine de mort » mais…) pour affirmer qu’ils refusaient de pardonner. Dans leur grande majorité les spectateurs ont préféré s’abstenir de donner leur avis. Il est vrai que l’on commence à en avoir un peu marre de tous ces impératifs d’interactions collaboratives, où on vous somme de prendre parti, de donner votre opinion, là, acculé au mur et sur le champ, sans vous donner le temps de la réflexion (précisément pour vous interdire de réfléchir), d’analyser, de construire et de déconstruire, de mettre en perspective ou de confronter les autres angles (convergents et divergents), les points de vues des autres, de prendre conscience de la possibilité d’alternatives, et de les étudier en connaissance de cause, de  déterminer les paradoxes et de la résoudre, de penser la complexité et non de manière simpliste, impulsive.  Après tout, le théâtre ce n’est pas Facebook, ni Twitter - enfin, sauf si l’ambition du théâtre contemporain est de se soumettre à ce modèle là, d’en devenir un clone, un ersatz, un remake).  


Sans doute Pierre Notte a-t-il écrit ce texte avec les meilleures intentions, sinon par convictions du moins pour surfer sur la tendance, être à propos,  rester dans le mood et le moove, faire jeune,  être comme tout le monde, plus par militantisme (le néologisme "militance" serait plus juste) que par engagement  (le théâtre engagé prenait des risques réels lorsqu'il dénonçait une situation, ce qui n'est pas le cas désormais, on est plus dans une forme de propagande (d'une écriture destinée à promouvoir et à propager une idéologie)), mais au final, sa pièce apparaît sur scène au mieux misandre, androphobe, voire gendrocide. Et pas très inégalement interprétée.

En fait, je pense que si le public n’a pas réagi, c’est d’abord parce qu’il ne s’agit pas vraiment d’un procès. Tout le texte en effet est à charge. Il n’y a aucun débat contradictoire. L’accusé n’a pas d’avocat, même fantoche, ce qui est plus honnête. Pierre Notte reconnaît ainsi qu’on est bien dans un procès semblable à ceux du Comité de Salut public pendant la Terreur,  aux procès politiques staliniens et maoïstes, Polpotiens (il exige d’ailleurs que Weinstein fasse son auto-critique. Comme à Hong Kong de nos jours, le procès n’est qu’une mise en scène théâtrale, après tout. Le prévenu est condamné par avance puisqu’il est accusé - le fait de l’accuser prouve sa culpabilité (telle est la logique (le dogme, la morale) des réseaux sociaux). Tout ce qui importe c’est qu’Harvey Weinstein reconnaisse ses tords, qu’il avoue publiquement  (c’est très protestant) et qu’il se repente (c’est très catholique). Il importe en effet de déculpabiliser ceux qui vont ensuite le lapider - qu’ils lui pardonnent, ou non, ce n’est pas important parce que ce n’est plus important. dès le début de la pièce, les jeux sont fait, rien ne va plus et quoi qu’il en coûte, au final, Harvey Weinstein ne s’en sortira pas vivant.


La pièce n’est donc pas vraiment un procès - est-elle même un fantasme, une fantasmagorie de procès ? Elle est juste une mise en accusation. Mais l’accusé est-il bien Harvey Weinstein ? On en doute très vite. D’abord, l’affaire Weinstein n’est même pas rappelée comme si  elle était désormais une référence absolue de la mémoire collective, pierre angulaire et clé de voûte. Comme si tout le monde frissonnait encore d’horreur et de colère en se rappelant ce jour d’octobre 2017 où il avait découvert à la une du New York Times et du New Yorker les accusations de harcèlement, d’agressions, de prédations sexuels et de viols lancées par une douzaine de femmes contre le producteur de cinéma américain. Comme si tout le monde se souvenait qu’il avait été condamné le 11 mars 2020 à 23 ans de prison, sentence justifiée par le juge James Burke par « l’absence totale  de remords de l’accusé  et la nécessité de dissuader (les autres hommes) de commettre ce type de crime » (Cf. lalibre.be). 


Si Pierre Notte était parti de ce verdict, avec l’intention de le mettre en scène, pour tenter de comprendre l’absence de remords d’Harvey Weinstein (ce qui aurait permis d’interroger vraiment la question du patriarcat en se mettant dans la peau du monstre) et pour lui faire prendre conscience de la nature exacte de ces crimes, si la pièce avait eu l’ambition de dissuader de commettre ce type de crime, par la raison et/ou par la terreur, alors son titre aurait fait sens. Mais non, Harvey Weinstein n’est même pas une allégorie, une personnification du Mal/Mâle. Il n’est qu’une citation. Et peut-être même pas tout à fait un prétexte. D’ailleurs, sur l’affiche son nom est mis entre parenthèse. Pierre Notte porte le nom du prédateur sexuel mais n’endosse pas son rôle - comme s’il voulait montrer que lui, il n’avait rien à voir avec l’autre. Faut-il y voir une déconstruction de la notion du personnage ? Une manière d’affirmer la supériorité - la suprématie - la transcendance de l’ego de l’acteur sur le personnage qu’il est sensé interpréter, expression de sa liberté de s’en dissocier ? de refuser de faire corps avec lui ? Comme si chaque acteur devait signifier: « Regardez moi, moi, je suis moi, je ne suis pas et en aucune manière l’autre car c’est moi qui compte après tout » ? 


Le Harvey Weinstein de Pierre Notte n’est qu’un subterfuge, comme un pseudo sur les réseaux sociaux. C’est aussi un transfuge. A travers lui, l’auteur convoque les autres figures de sa dénonciation. Par exemple, il confronte son personnage à Nafissatou Diallo, pour évoquer l’affaire DSK (seule les affaires hypermédiatisées n’ont de crédit, d’où également une allusion, au passage, à l’affaire Matzneff et à Polanski - en restant très allusif). Mais si les témoins à charge se succèdent, très vite, sans leur donner le temps d’exister, juste pout faire du buzz, s’agit-il pour autant d’une véritable confrontation ? Non, les face-à-face ne sont là que pour les mettre en parallèle. L’un après l’autre mais sans rapport entre eux, dans le fond.


La transformation d’Harvey Weinstein en « femme » sert de trait d’union, de fil rouge, moins de lien que de liant - comme le lait dans la pâte à crêpe (un gimmick de la pièce). Cette métamorphose physique est juste énoncée / annoncée (comme si "dire" équivalait à "faire" - mais bon, c'est un travers très "français"). On n'est ni chez Ovide, ni chez Apulée (les métamorphoses dans l'antiquité faisaient sens) car à aucun moment Harvey Weinstein ne se transforme véritablement en femme (physiquement / mentalement). Pourtant, sa (non) transformation est récurrente et progressive. Elle permet toutefois de comprendre la véritable intention de Pierre Notte. L’auteur ne condamne pas seulement les mâles prédateurs qui s’attaquent aux femmes (il se fout de ceux qui s’attaquent aux hommes, ça c’est leur problème), il ne s'en prend pas à la figure du mâle-alpha, patriarcale, non, il s'attaque  au genre masculin dans sa totalité, dans sa globalité (sans tenir compte des différences). Il condamne l’homme comme l’Autre de la femme, en tant que figure de l’Altérité. Et s’il finit par « pardonner » à Harvey Weinstein, c’est uniquement parce que son personnage est devenu une femme (contre sa volonté et à son corps défendant). 


En fait, Pierre Notte semble mettre en scène dans cette pièce le  gendrocide comme solution finale au problème Homme / Femme. Faire disparaître l’autre - l’homme comme genre - est un moyen de résoudre la crise d’identité. «Que les hommes deviennent des femmes comme tout le monde et tout ira pour le mieux dans le meilleure des mondes », telle semble être la morale de sa pièce (car il s’agit d’une pièce morale, et même moralisatrice, qu’il faut entendre comme un Mystère et non comme une farce moyenâgeuse). Attention, même si Pierre Notte la met en scène de manière symbolique (il ne se montre ni en dragqueen ni en transsexuelle), il s’agit bien d’une disparition physique - non par la mise à mort, mais par la métamorphose, la transmutation, la transexualisation (son Weinstein sent son pénis devenir un vagin). L’auteur de Je te pardonne (Harvey Weinstein) n’appelle pas au massacre de tous les nouveaux nés mâles (« Toutes les mères donnant naissance à un fils auront obligation de le tuer de leurs propres mains » pourrait être une sentence du prochain Commandement). Après tout, la médicine est capable de transformer mécaniquement tout homme en femme et il suffirait de contrôler la sélection génétique pour en faire l’économie et éviter d’arriver à ce « genre » d’extrémité. Non, il tire juste les leçons de l’Histoire: dans les sociétés patriarcales, les femmes, certes dominées, discriminées, co-existaient avec les hommes. Cette co-existence a permis aux femmes de se révolter et de dénoncer les crimes des hommes. Mais changer la donne, imposer le matriarcat en mettant désormais l’homme sous tutelle risquerait de lui offrir la possibilité de se rebeller et de reprendre le pouvoir - dans les sociétés du nouveau millénaire, l’Autre n’est pas perçue comme une alternative, une complémentarité, mais comme un risque, une menace et un danger. Dans ces condition, pour avoir la paix, et garder le pouvoir, le mieux ne serait-il pas d’éliminer - d’annihiler - l’Autre ? Définitivement. On a cru que les génocides du XXe siècle - du génocide des Arméniens par les Trucs au génocide des Hutus par les Tutsis au Rwanda, en passant par la Shoah et les génocides perpétrés par les serbes, allaient nous guérir de la haine de l’autre. En fait, ils sont devenus la référence  absolue des combats absolutistes. Le gendrocide, l’annihilation d’un genre, s’inscrit dans ce processus de destruction systématique et totale. Il fait écho non seulement aux propos des films de science fiction dans lesquels les Aliens - soit littéralement, les autres - cherchent à détruire « le genre humain », mais aussi aux extinctions des espèces qui annoncent une nouvelle extinction de masse. 


Au même moment où la pièce de Pierre Notte tenait l'affiche, parallèlement et singulièrement avait lieu à l'Institut Culturel Italien de Paris une représentation unique de la pièce de Giuliano Scarpinato intitulée A + A. Histoire d'une première fois. Tout Ici résonnait juste, à propos. Au lieu de mettre en scène la guerre des genres, le dramaturge italien l'interrogerait de manière pacifique, sensuelle, juste et honnête. Juste et honnête. Un texte à découvrir, vraiment et à voir car l'interprétation des deux jeunes acteur-actrice était vraiment éblouissante de rigueur et de naturel. De rigueur et de naturel. Un grand moment qui donne foi dans le théâtre contemporain (italien). Pour plus d'informations voir la page de l'IICP



CANCEL 2 : Théorie du genre et melting pot. 


Ce gendrocide est-il l’aboutissement - la finalité - de la théorie du genre ou son dérèglement, son détournement ? D’abord, la théorie du genre, médiatisée à partir des années 2000 s’inscrit dans les études de genre, champ de recherches pluridisciplinaires (intégrant l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, la psychanalyse, l’économie, les sciences politiques, la géographie) qui étudient les rapports sociaux entre les sexes. Elles apparaissent dès la fin du XIXe siècle, et s’attachent en premier lieu à poser la question des personnes transgenres et des troubles de la personnalité (Karl Heinrich évoque en 1960 « une âme de femme dans un corps d’homme » pour qualifier les homosexuels - alors perçus comme uniquement efféminés - ce qui est intéressant, car il définit dès lors l’homosexualité non comme une pratique sexuelle - après tout c’et normal que les hommes couchent entre eux -  ni comme un « dérèglement de tous les sens » mais bien comme un dérèglement du genre). 


Le but de ces études est normatif. Leur intention est de restaurer la norme « naturelle » et « naturaliste ».  en 1964, le psychiatre et psychanalyste Robert Stoller utilise ce concept de genre pour le distinguer de l’orientation sexuelle (on peut être un homosexuel sans être efféminé - ce qui signifie que les homos très masculins doivent aussi s’assumer comme gay) mais aussi pour distinguer les homosexuels des transsexuels (qui eux sont des femmes dans un corps d’hommes ou inversement et qui aspirent à avoir des rapports hétérosexuels - l’homme « transsexuel » (qui s’identifie comme femme) n’est pas homosexuel (il peut l’être) dans la mesure où s’il couche avec un homme c’est en tant que femme - toute la question est de savoir si son partenaire le perçoit ou le conçoit en tant que « femme » ou s’il recherche à coucher avec un homme - sexué - qui ressemble à une femme, si en fait ce n’est pas lui l’homosexuel (frustré, non assumé), dans la mesure où ce qu’il veut c’est coucher avec une femme qui a une bite - ce qui est souvent le cas). 


A partir des années 1970, les féministes reprennent le concept de genre, dans une logique critique. Les études sont très dynamiques au sein de l’université américaine (nourrie alors par la French theory (Derrida, Foucault, Lacan, Barthes), pour ouvrir d’autres perspectives que marxiste et matérialiste. Mais c’est dans les années 1990, avec les travaux de Judith Butler, que la théorie du genre qui va commencer à se développer dans l’opinion public américaine et européenne. Selon elle, c’est le genre qui construit le sexe.  «S'il existe des différences biologiques, elles ne sont pas en elles-mêmes significatives. C'est le genre, et donc la construction sociale, qui assigne un sens aux différences sexuelles » écrit-elle . 



Dans cette perspective, la théorie du genre affirme l’importance de l’environnement social et culturel dans la construction de l’identité - sexuelle mais pas seulement  - de chacun. Elle met en évidence l’importance du conditionnement, explicite et implicite, et de l’environnement (social, culturel, religieux) dans l’affirmation des « rôles de genre ». Surtout, elle permet de concevoir l’être humain comme un être de culture plus que de nature. Elle ne nie les différences biologiques, au contraire, mais elle refuse de les opposer. Dans cette perspective, l’autre n’est pas un contraire, mais un allié, son existence nous oblige à être attentif et solidaire. L’homosexuel est différent de l’hétérosexuel dans ses pratiques mais pas dans son être (tous les hétéros peuvent d’ailleurs avoir la chance et le choix, la liberté de devenir homosexuels, pour leur plus grand plaisir, s’ils le veulent). L’homosexuel est différent et il n’est pas différent, donc il est légitime que la loi abolisse toutes les discriminations qui en font un autre aux yeux des autres, alors qu’il n’est que différent au sein des mêmes. D’autant plus que la « nature humaine » (à distinguer de la biologie) est une création culturelle comme dieu, les dieux, le divin. A contrario, on comprend mieux pourquoi, lors des polémiques sur le Mariage pour tous en France, les opposant à la loi ont mis en accusation la théorie du genre et accuser le mariage entre personnes de même sexe  - choix politique donc culturel - de contrevenir à l’ordre de la nature. 


Laisse la possibilité à l’autre d’avenir en chacun était une ambition éthique et politique, existentielle véritablement enthousiasmante. Ce en quoi la théorie du genre correspondait bien aux années 1990, celles de qui marquent la fin de la Guerre froide. L’autre n’était plus l’Ennemi (le Communiste, l’Américain). Bien au contraire, il autorisait un nouveau cosmopolitisme, une curiosité, une écoute, une connaissance, de la culture de l’autre un respect sans que le visiteur ne cherche à imposer à l’autre sa propre culture (le cosmopolitisme est l’inverse du colonialisme).  « Osez fuir le Club Med », quitter l’entre-soi aurait pu être les slogans de ce nouveau projet de société qui touchait également à la notion d’être (en osant poser les questions « qu’est-ce qu’un être ? » « comment être ?  et apprendre à être ? »).  La mondialisation aurait pu en faire un projet de civilisation. Mais en américain, le concept de « mondialisation » se traduit par celui de globalisation. Et ce fut là tout le problème.


La globalisation est une émanation et un prolongement du concept américain de melting pot  - métaphore du « creuset » utilisée pour  pour signifier une société devenant homogène et universelle - totalitaire ? - les différents éléments et communautés qui la composent fusionnant pour ne former qu’un seul et même ensemble, harmonieux et fondé sur une culture commune. Dans cette conception, les communautés - société, état - s’intègrent les unes les autres et disparaissent dans une unité transcendante. En ce sens, il s’agit bien d’une politique d’assimilation. Toutefois, si à l’origine le melting pot renvoie à l’universalisme républicain - au républicanisme - sa perception contemporaine l’associe plutôt au communautarisme culturel. Au lieu de lier et de fusionner les communautés, le melting pot les agglomère en prenant soit de les dissocier - ce que d’aucuns appellent le respect des identités - comme des liquides de densité différentes. Le communautarisme apparaît dès lors comme un instrument politique de  contrôle fondé sur le principe de division et de recomposition permanente visant à maintenir la domination d’une communauté sur une autre - les WASP aux Etats-Unis - en opposant les autres communautés les unes aux autres, conformément au principe machiavélien (pas machiavélique) « Diviser pour mieux régner ». Ainsi, même si les WASP méprisent les populations venues du sud de l’Europe (catholiques), ils vont promouvoir le racisme afin de créer un front commun des populations blanches afin de justifier par le nombre et la force les discriminations envers les Afro-américains (donner ainsi l’impression aux populations blanches non WASP d’être privilégiées et « supérieures » vis-à-vis des minorités afro-américaines, asio-américaines, hispano-américaines). En revanche, ils n’hésiteront pas s’associer avec les populations afro-américaines (dont les ancêtres esclaves ont été obligés à se convertir au protestantisme) au nom de la religion pour contrebalancer la montée en puissance de groupes issus des minorités catholiques. Le communautarisme impose une dynamique des forces et une recomposition permanentes (qui monopolise une énergie qui pourrait s’avérer utile pour autre chose). 



Love is Love est un clip de promotion produit en 2021 pour un parfum éponyme de Dolce & Gabbana. Ce remake d'une campagne des années 1990 alors célébré  fut d'emblée censuré en Russie au prétexte qu'il ferait l'apologie de la théorie du genre en montrant des couples de même sexe en train de s'embrasser et que la "promotion des LGBTQ+ est interdite en Russie (et désormais en Hongrie). En fait souvent la critique de la théorie du genre sert de prétexte - hypocrite - à la promotion de comportements homophobes (condamnables par la Justice). 


Après la Chute du Mur de Berlin, l’ultra-libéralisme - celui qui devait conduire à la fin de l’Histoire selon Francis Fukuyama - a été considéré comme le moteur, l’architecte - la praxis en terme marxiste et hégélien - devant faire du monde un grand melting pot harmonieux - standardisé -  fondé non sur une culture commune mais sur un système économique unique - le capitalisme ultra-libéral - et dans lequel chaque communauté - chaque nation - conserverait une identité théorique - afin de permettre aux États-Unis de jouer les unes contre les autres pour conserver le leadership (étape dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et qui, d’une certaine manière pourrait correspondre à celle de la dictature du prolétariat) avant l’avènement d’un monde global, commun (mais pas communiste) dans lequel chacun pourrait se considérer comme la totalité du monde, unis à tous par des liens quasi religieux et dans lequel l’ego du consommateur capitaliste pourrait avoir la certitude non pas de se prendre pour Dieu mais d’être à son propre dieu, d’être à son auto-divinité. Les crises économiques systémiques - surtout celle de 2008 - a remis en question de grand Dessein. 


Il est pourtant en train de se réaliser grâce à internet et aux réseaux sociaux. Ce nouveau processus s’est développé à partir des années 1990. Il s’est appuyé sur la dynamique capitaliste et a su en profiter. Il apparaît aujourd’hui comme ce grand Melting pot où chacun est libre d’exister comme il l’entend (y compris de manière anonyme et fantasmée), instinctivement (libre d’agir de manière non rationnelle,  naturellement, au gré de ses émotions, sans avoir de compte à rendre), de manière unique (mon avis, mon opinion). Dans ce nouveau jardin d’Eden de la communication numérique, la démocratie a cédé le pouvoir au démocratisme (à l’esprit de meute), qui au prétexte d’être toujours au plus près se révèle en fait sans forme, insaisissable car en perpétuel mutation. Les comportements des individus sont analysés en continu. Seuls les algorithmes sont en mesure de les interpréter. Ils permettent de les cibler,  de les personnaliser, de donner l’impression que chacun et unique, même si cette individualisation est une standardisation (on ne propose plus à chacun que ce qui doit lui correspondre), une manière d’enfermer l’individu en lui-même (narcissisme), de l’auto-stéréotyper, pour ensuite ne le faire dialoguer (egologuer) qu’entre stéréotypes similaires, qu’entre semblables, chacun en toute liberté, en toute égalité, en toute fraternité mais entre ego (les autres n’existant pas à ses yeux). Ce processus est déjà opératoire sur les sites de rencontre dans lequel les algorithmes sélectionnent pour vous les candidats correspondant à vos critères, par souci de gain de temps et d’efficacité - tous les autres sont éliminés par principe, rendus invisibles. Sur tel autre site, on peut déterminer sa sélection soi-même en fonction des critères d’âge, de son origine ethnique (la couleur de sa peau), de la taille et du poids, de la taille du pénis, des pratiques sexuelles. L’autre n’existe a priori qu’en fonction de ses données, qu’en tant que semblable. On ne le contacte que s’il correspond à votre « type », s’il est votre « genre ». Le goût est devenu le critère suprême, et il autorise chacun à classifier les autres comme le faisaient les théoriciens racistes du XVIIIe siècle et les Nazis. 


The Dragkings


La théorie du genre avait pour vocation de déconstruire les clichés, les stéréotypes, les conditionnements sociaux. Elle a contribué à développer les typologies et à les stéréotyper (à les algorithmer), avec certes l’intention d’identifier les différences (de créer des identités), de  les mettre en lumière, de les sociétaliser, de faire reconnaître et de lutter contre leurs discriminations, souvent en reproduisant le même processus que les réseaux sociaux (d’ailleurs utilisés comme vecteurs de communication). Dans les années 1970, au temps dual et duel de la Guerre froide (opposition entre régimes capitalistes et communistes, blocs de l’ouest et bloc de l’est) comme de la politique (opposition gauche-droite), les différentiations étaient binaires. Il y avait les Occidentaux (des pays de droite et de gauche) et le reste. Il y avait les hommes - le patriarcat - et les femmes - les féministes ou le matriarcat ? Il y avait les hétérosexuels et les homosexuel(le)s. Il y avait le bien et il y avait le mal (mâle). 


Mais très vite, cette bipolarité n’a pas été estimée satisfaisante pour rendre compte des complexités et des lignes de partages internes. Dans les mouvement féministes, il y avait celles qui étaient lesbiennes et celles qui ne l’étaient pas. Les féministes lesbiennes voulaient être reconnues comme telles. Au sein de la gauche, on distinguait les gauchistes des socio-traitres. Au sein du mouvement homosexuel, il s’avéra très vite impératif de dissocier les lesbiennes (qui étaient également féministes pour la plupart) des homos (les gays). Ces derniers avaient accueilli les personnes travesties et transgenres (masculin vers le féminin), surtout parce que pour les hétéros d’alors, ce qui déterminait les homosexualité était leur « féminité » (le fait qu’ils ne soient pas de vrais hommes - parce qu’ils refusaient de coucher avec les femmes). Il est vrai aussi qu’à cette époque, il était rare de distinguer le sexe du genre, la transsexualité de la transidentité. De plus, si pour les gay, les luttes fraternelles contre les discriminations dont étaient aussi victimes les trav et les trans imposaient d’accueillir les garçons au genre variant, c’était moins le cas envers les filles qui aspiraient à devenir garçons. La confusion s’est accrue quand une majorité de personnes transgenres a reconnu se considérer comme hétérosexuelle et non homosexuelle (si le garçon couchait avec des hommes s’était parce qu’il était femme et non parce qu’il était homosexuel).


De leur côté, bien sûr, les féministes ont soutenu les filles au genre variant mais souvent à leur corps défendant. Nombreuses en effet pensaient qu’il existait un conflit entre l’identité transgenre et la cause féministe. D’un côté, il s’agissait de filles qui voulaient passer à l’ennemi; de l’autre, la transition d’homme vers la femme abandonnait ou dévaluait, selon elles, l’identité femme (des « vraies » femmes, des femmes nées femmes, « naturelles ». Elles reprochaient aux personnes transgenres de perpétuer les stéréotypes et les rôles de genre traditionnels voire de les caricaturer (cf. la défiance envers les travestis et les dragqueens - mais il est vrai qu’il ne faut pas confondre travestis et personnes transgenres, comme l’a démontré dès 1966 Harry Benjamin, les premiers ne s’identifient pas au genre qui est le leur (sans chercher à en changer physiquement) alors que les secondes ont pour  but de changer de sexe, de genre, d’identité, d’opérer une révolution totale). Même si la nouvelle génération de féministes se montre plus conciliante vis-à-vis des personnes transgenres, celles-ci éprouvent des difficultés à s’identifier aux mouvements lesbiens, gays et bi (et sans doute réciproquement: en témoigne l’invisibilité de la communauté transgenre dans l’histoire LGBT). En fait, la question des personnes transgenre a été plus médiatisée à partir du moment où les discriminations envers les gays et les lesbiennes se réduisaient - peut-être parce que le nouveau mouvement social avait besoin de nouveaux combat pour justifier de son existence.


https://www.retroreport.org/video/transforming-history/


A partir des années 2000, on observe une inflation terminologique pour distinguer (préciser) les orientation sexuelles (pansexualité, asexualité) et les identités de genre (transidentité, non-binarité, intersexualité, bispiritualité…). On n’est plus homosexuel, mais non-hétérosexuel, non—cisgenre ( quand le genre ressenti d'une personne correspond au genre assigné à sa naissance), non-dyadiques (quand on n’est pas intersexe). de même que le mouvement techno s’est très vite diversifié en une multitude de courants, on distingue dans le mouvement féministe le féminisme pro-sexe de l’anarcha-féminisme, du féminisme intersectionnel, du féminisme différentialiste… certains courant s’opposant aux autres, à tel point qu’il devient très difficile de parler « de féminisme » mais plutôt de tel ou tel féminisme. Il importe aussi tenir compte de la résurgence de débats ethniques, communautaires ou religieux qui compliquent la donne. Ce qui intéressant, c’est que cette diversification des courants et des prises de position se développent dans des sociétés où les revendications féministes initiales ont été traduites dans les systèmes juridiques et sont reconnues comme faisant partie des droits humains.


En fait, toutes ces typologies rappellent les classifications déterminés par les algorithmes des sites de rencontres et des réseaux sociaux et destinées à cerner, identifier, cibler l’individu, afin de le personnaliser et de répondre au mieux à ses besoins, désirs et donc à ses demandes, en les personnalisant, à faire de chacun une référence économique - un indice de consommation. 




Elle s’inscrit dans un processus de divisionnisme social et de sur-personnalisation des individus, alpha et omega de toute chose, perçu comme une fin en soi et pour soi. Dans son essai sur Le temps des tribus, Paris, 1988, le sociologue Michel Maffesoli avait établi le bon diagnostic, mais ses conclusions se sont avérées erronées (il est vrai que la révolution internet commençait juste lorsqu’il avait rédigé la première édition de son essai). L’émiettement du corps social, l’épuisement des institutions, l’effondrement des idéologies, la transmutation des valeurs  étaient bien des indices de la transformation des sociétés de masse vers la nouvelle « ère des tribus » comme il la qualifie, c’est-à-dire des réseaux, des petits groupes, des clans, des communautés, des posse, des groupes de parole, des sectes, des rassemblements éphémères et effervescents, des engouements. Dans ce nouveau monde les individus « nomades » circulerait de l’un à l’autre,  un peu comme lorsqu’on surfait sur la FM pour capter des radios communautaires, spécialisée dans tel ou tel genre musical. Dans ce contexte, l’individu change d’identité à sa convenance et pour son bon plaisir. Il démultiplie et intègre plusieurs identité.  Maffesoli analysait cette fragmentation comme une réponse possible à la déshumanisation  des sociétés modernes (celle des années 1980). Chaque groupe serait un lieu de partage possible, festif, émotionnel, finalement très proche des « sociétés adolescentes » et en particulier des écoles américaines (cf. les séries High school musical et Glee). Dans cette hypermodernité, ce grand Melting pot, les archétypes ne seraient plus nationaux mais revêtiraient une dimension mondiale - globalisée (ce qu’il appelle l’esprit de clan, l’esprit de groupe, le fait par exemple que le combat des gays européens s’inspire de celui de leurs homologues américains - de leurs frères d’armes - et que les gays français se sentent non seulement aussi mais surtout autant concernés par les violences dont sont victimes les homosexuels dans certains pays d’Afrique ou islamistes). Il interprétait cette synergie, cette transformation progressive du social en socialité, comme le signe d’un déclin de l’individualisme dans les société post-modernes. Et effectivement, tous les indices de l’avènement de cette nouvelle ère, de ce  « bon monde », était perceptibles dans les années 1990 (Cf. le phénomène rave). Mais, c’est l’inverse qui est advenu. Les communautarisme ont renforcé l’individualisme. Sur internet, l’individu surfe de groupe en groupe, y participe, mais seul derrière son écran. Il démultiplie ses identités, se surindividualise mais dans l’anonymat. Il  s’auto-fantasme. Son alter-ego est un narcissisme. De même qu’on est passé de l’identité aux identités, les libertés ont pris le pouvoir du champ sémantique sur la liberté. Conformément au dogme libéral (j’utilise le terme de dogme à dessein, car il induit une dimension religieuse), le collectif est la somme des ego, des individus, dissociés y compris quand ils sont ensemble. Le groupe est un regroupement. Le bien commun est une association d’intérêts particuliers. Les recompositions permanentes et mouvantes du corps social, du corps politique, au gré des réactions, des opinions dominantes (le concept d’opinion publique disparaît peu à peu du vocabulaire médiatique) menacent le fonctionnement démocratique. Le démocratisme (le diktat des avis, des opinions à un moment donné, sur le champ) se substitue à la démocratie (système de gouvernement fondé sur la représentativité et de transformation qui impose un temps long). D’un côté, la participation baisse partout dans les démocraties et de l’autre chacun veut que son avis soit pris en compte sans tenir compte du verdict des urnes. A partir du moment où l’individu estime qu’il n’est pas d’accord, il s’estime libre de ne pas suivre la loi ni la réforme décidé par la majorité élue (Cf. la Manif pour tous). 


La série américaine Glee fut la première à mettre en scène la théorie du genre, au final de manière assez réaliste et moins idéologique que les productions Netflix qui affirment et font la propagande de comment il faut se comporter désormais quand Glee cherchait à faire entendre comment il était possible de se comporter. 

Les études de genre ont contribué à remettre en cause ce modèle. Dès 1975, L’anthropologie Sherry Ortner s’est interrogée sur l'universalité de la domination masculine en explicitant la relégation des femmes à un rôle supposé naturel de reproduction. Dès la fin des années 1960, le mouvement féministe américain Women’s Lib le remet en question. D’un côté, il élabore le concept de patriarcat et de sexisme, de l’autre il met l’accent sur la dimension « privée » (opposée à la domination politique, collective des hommes). A cet égard, les revendications touchant au contrôle de leur corps par les femmes (contraception et avortement) sont placées au premier plan. D’une certaine manière, elles individualisent le combat (Cf. le slogan « le privé est politique »). Il est vrai que les discriminations concernant les femmes s’inscrivent à la fois dans l’espace public et dans l’espace privé et qu’il existe encore des disparités entre les principes (la loi) et les pratiques sociales réelles (son application). C’est un phénomène tendantiel. On remet de plus en plus en cause la gestion politique voire on ne s’identifie plus au système démocratique (il est vrai qui implique une idée du collectif dissociée de soi et intégrant - représentant - chacun), mais l’objet des critique aujourd’hui concerne à dire que la loi est allé plus vite que le changement des mentalités (d’où les mouvements #Balancetonporc, #MeToo, ou encore celui des Femen). 




CANCEL 3: Le génie lesbien et la polémique autour de la misandrie 


Les études de genres avaient pour intention de démontrer le rôle des rôles dans la sociétés. Au politique de les dénoncer, de renoncer aux clichés, au stéréotypes. A la démocratie de rétablir les équilibres, d’abroger les différences, les différentiations, les discriminations. De rétablir le lien entre les uns et les autres.


Dans son livre Le génie Lesbien, la militante féministe et LGBT Alice Coffin propose au contraire d’affirmer les différences femmes-hommes, de renforcer leur différenciation et même de révolutionner les rapports de pouvoir non seulement en instaurant la domination des femmes sur les hommes mais plus encore en niant, en oubliant et en annihilant tout ce qui a été écrit, créé, réalisé par les hommes. 


Le livre est autant intéressant par ce qu’il dit que par ce qu’il fait dire et dit de nos sociétés. Dans la citation destinée à présenter le livre Alice Coffin déclare: « Enfant, je m’imaginais en garçon. J’ai depuis réalisé un rêve bien plus grand : je suis lesbienne ». D’emblée, elle prend ses distance de la transidentité et de la transexualité, ou plutôt elle considérer son lesbianisme transcendant, supérieure aux autres orientations sexuelles. Elle précise cependant immédiatement après que « Faute de modèles auxquels m’identifier, il m’a fallu beaucoup de temps pour le comprendre. Puis j’ai découvert une histoire, une culture que j’ai embrassées et dans lesquelles j’ai trouvé la force de bouleverser mon quotidien, et le monde. » Il est important de préciser que la militante est née en 1978, époque où les questions de genre et d’orientation sexuelle n’étaient pas débattues sur la place publique. En revanche, elle commence ses études supérieures au moment  précis où les études de genre commencent à être développées dans le milieu universitaire. D’une certaine manière elle appartient à cette génération entre deux mondes, entre celui où l’homosexualité était discréditée et celui qui en fait un prisme de lecture. 


Tel est la signification, l’enjeu du titre de son essai. Alice Coffin tente de réhabiliter la notion de génie traditionnellement associé aux hommes, en soulignant l’apport des femmes et plus spécifiquement des lesbiennes. Etudier le génie lesbien permettrait, selon elle, de remettre en cause l’espace masculin (les lieux de pouvoirs dans lesquels les hommes restent et font tout pour demeurer majoritaires et plus spécifiquement les médias ) et les normes fixées par les hommes, dont les violences faites aux femmes seraient une conséquences et une manifestation. Alice Coffin y voit la preuve d’un guerre des sexes ancestrales, ontologiques. Le fait d’en prendre conscience, justifierait la réaction et la violence des femmes contre les hommes, et légitimerait la guerre contre « la guerre des hommes » (en référence à Backlash: The Undeclared War Against Women de Susan Faludi, 1993 ?). Pour soutenir leur positionnement, Alice Coffin avance les chiffres glaçants des violences contre les femmes. Chaque année, 93.000 femmes déclarent avoir été victime de viol ou d’une tentative de viol et 250.000 sont victimes de violences physiques ou sexuelles au sein de leur couple. 1,2 millions disent avoir été victimes d’injures sexistes en 2019. 


Alice Coffin a elle aussi subi un déferlement de propos haineux et de menaces de mort au point d’avoir été mise sous protection policière. Il est curieux que ce fait soit systématiquement mis en exergue dans les articles de presse. Comme si l’autrice était victime de ce qu’elle avait dénoncé et que cela justifiait son propos. Mais provoquer - délibérément ? pour créer du buzz  ? - pour ensuite se dire victime ne doit pas interdire de faire l’analyse du livre, non ? Ce n'est pas parce que d'aucuns ont demandé à Alice Coffin de se taire parce qu'elle-même a demandé aux hommes de se taire ou parce qu'elle aurait émis l'ambition - politique et idéologique -  de mettre en place un apartheid sexuel entre femmes et hommes, entre mâles et femelles qu'on doit être contraint de taire le propos du livre ni de se taire au prétexte que les opposants à Alice Coffin et ses partisans crient, invectivent - clashent et font le buzz, interdisant aux autres qu'eux-mêmes (les pour comme les contre) de prendre la parole, d'exercer leur liberté d'expression (car fondée sur l'analyse, peut-être). 


L’un des sujets de la polémique concerne la généralisation délibérée. Alice Coffin ne dit pas que des hommes commettent des crimes contre les femmes (des femmes), mais « les hommes », comme si le crime était le fait du genre masculin, en général et dans sa totalité. Le but n’est pas tant de faire culpabiliser les hommes  (car de toute façon « Ils n’entendent pas », dit-elle) que de bien identifier l’ennemi. Cette généralisation - sa radicalité - a été perçue par Caroline Fourest - féministe et lesbienne - comme la manifestation d’une pensée binaire, en référence et dans le prolongement des thèses essentialistes (selon lesquelles hommes et femmes diffèrent par essence, c'est-à-dire que leur nature (féminine ou masculine) ne détermine pas que leur physiologie, mais a une influence sur leurs aptitudes ou leurs goûts personnels) et plus spécifiquement du féminisme essentialistes (appelé aussi différentialiste). De plus, si Alice Coffin oppose les femmes aux hommes, elle différencie aussi les lesbiennes des femmes. Son génie est lesbien mais pas féminin, comme si les femmes qui continuaient à entretenir des rapports avec les hommes restaient suspectes, liée à l’ennemi. Comme si seul le féminisme lesbien - le lesbianisme  - pouvait être considéré comme véritablement féministe, toutes les féministes non lesbiennes pouvant apparaître comme des collabos.  Or, de même que les hommes ne sont pas tous des monstres à abattre, de même, précise Pauline Delassus «  ce n’est pas parce qu’on est lesbienne qu’on est géniale ». 


Alice Coffin va même plus loin. Si l’homme est bien l’Ennemi, s’il est l’Autre qui contredit et contrecarre l’avènement du Même, il faut l’éliminer: « «Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie, du moins. (...) Les productions des hommes sont le prolongement d’un système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant », écrit-elle. La théorie du genre aurait-elle pour but de justicier un gendrocide, une élimination pure et simple, totale et absolue du gendre autre, nouvelle solution finale au problème que représenteraient les hommes ? comme êtres physiques mais aussi comme culture. Faut-il organiser une nouvelle Saint Barthélémy féministe ? Les contraindre à changer de sexe comme dans la pièce de Pierre Notte - mais ce ne sera jamais suffisant, car il faudrait que leur révolution soit totale, pas seulement hormonale mais génétique, avec lavage de cerveau et reprogrammation. Au XXIe siècle, il n’est plus question de se contenter de détruire l’Autre (il risquerait d’en rester des traces, des vestiges) mais bien de l’annihiler, de le faire disparaître, comme s’il n’avait jamais existé.


Lors du Conseil de Paris du 2 juin 2021, la conseillère Alice Coffin demande que l'on compte désormais le nombre de femmes dans les spectacles programmés par les Théâtres qui reçoivent ou qui demandent des subventions à la Mairie de Paris. Le montant qui leur serait attribué dépendrait de ce nombre. Alice Coffin tient en effet à s'assurer "que l'argent public alloué aux établissements culturel ne bénéficie pas à une seule catégorie d'artistes: les hommes", dit-elle.  Elle souhaite donc mettre en place des statistiques non pas ethniques mais sexuelles, distinguant les artistes "hommes" des artistes "femmes" comme si les uns au regard des autres n'étaient plus des artistes ni des comédien(nes) dans leur ensemble. Peut-être que par la suite (en tout cas se serait logique vu le processus qu'elle veut mettre en place), les artistes hommes ayant été exclus non pas à cause de leurs idées, de leur mise en scène, de la qualité ou non de leur interprétation, mais parce qu'ils sont des hommes donc qu'ils doivent disparaître, Alice Coffin demandera-t-elle  à distinguer parmi les femmes d'une part les pseudo artistes femmes hétérosexuelles, bi-sexuelles et non-sexuelles, des vraies artistes femmes porte-étendard et incarnations du génie lesbien (car lesbiennes - Alice Coffin n'aime pas trop le terme homosexuelles car il y a homo - même si en Grec ancien cela signifie semblable). Comme si c'était votre identité sexuelle qui déterminait a priori si nous avez ou non du talent. Dans le théâtre Elisabéthain, l'Église imposait que les rôle des femmes soient tenus par des hommes, au nom de la Moralité, peut-être que la nouvelle Papesse veut accomplir les mêmes interdictions, mais au profit des femmes désormais ? Et imposer un nouveau répertoire, aussi, dont la seule légitimité serait qu'il serait créé par des femmes pour des femmes - après tout, si elle veut bannir les artistes hommes des scènes de spectacles pourquoi ne pas faire pareil avec les spectateurs. Pourquoi aussi ne pas généraliser ces statistiques à l'ensemble des activités de divertissements, aux concerts, aux matches de foot aussi, au sport dans son ensemble et à terme à l'ensemble de la société. Telle est la logique (la tautologique) qui se met en place.  Car il ne s'agit pas uniquement d'établir des "critères de sélection plus inclusifs" mais bien d'imposer un processus mental à travers une nouvelle grille de lecture, de rompre les valeurs d'équité et d'égalité, de respect, de souci de l'autre et d'affirmation d'un nouveau bien commun, de paix au nom de nouveaux principes et plus clairement de défense d'intérêts particuliers. Le projet d'Alice Coffin a trouvé un écho favorable auprès de Carine Rolland, Adjointe à la Culture auprès de la Mairesse de Paris Anne Hidalgo qui n'a pas émis le moindre questionnement, valida de facto les positions d'Alice Coffin. 

En fait, si le livre d’Alice Coffin a fait autant polémique, c’est parce qu’il n’a pas été le seul à proposer de répliquer à la misogynie par la misandrie.  Dans Moi, les hommes, je les déteste, Seuil, Paris 2020, Pauline Harmange,, justifie son sentiment plus que négatif envers la gent masculine comme « un mécanisme d’auto-défense et une réaction inévitable face à l’étendue des violences faîtes aux femmes par les hommes». Là encore, le positionnement victimaire - la posture ? - légitime la haine et la violence, et la généralisation - un peu comme si chaque homme était responsable du genre masculin, comme s’il s’agissait d’une fatalité, idéologique et religieuse. 


D’une certaine manière, je comprends cette réaction. Il faut avoir été perçu comme un monstre pour mesurer combien le regard des autres marque l’identité profonde. Il faut avoir été considéré comme autre au sein des mêmes. Ainsi, de même que les femmes ont été discriminées culturellement, politiquement, juridiquement, démocratiquement, les homosexuels ont longtemps été condamnés en tant qu’homosexuel, parce que leur attirance sexuelle les différenciait des autres individus, par les femmes et par les hommes unis dans une même haine, qui les considéraient « de mauvais genre » au prétexte que les gays et les lesbiennes ne respectaient ni l’ordre et ni les convenances de la Nature, ou plus précisément celle de la reproduction. Il s’agit en réalité surtout d’un fantasme de Nature - tout comme l’Écologie en présente un autre aujourd’hui -  d’une perception et d’une conception religieuse (les tabous sont fixés par les religions). L’homosexualité est en effet autant naturelle (Cf. Corydon de Gide)  que culturelle (choix de société). Les pratiques sexuelles des gays ne diffèrent pas de celles des hétérosexuelles. Dans la pièce de Pierre Notte, les procuratrices qui font le procès des hommes - de tous les hommes - à travers celui d’Harvey Weinstein accusent les hommes - tous les hommes et surtout les hétérosexuels (autrement dit le mâle patriarcal et phallocrate- mais il aurait été intellectuellement honnête qu’elles précisent « et peu importe la couleur de sa peau » , ce qu’elles ne font pas) de vouloir sodomiser les femmes, souvent parce qu’ils rêveraient de l’être eux-mêmes (d’où la chanson qui suit sur le doigtage anal et le fist-fucking ). Le plus étonnant c’est que les procuratrices interdisent aux hommes de sodomiser toutes les femmes - même si certaines le désirent et donnent leur consentement - au prétexte que la sodomie féminine ne serait pas naturelle (donc pas morale) car non biologique (les femmes ne pourraient pas éprouver de plaisir anal car elles n’ont pas de prostate…). On est à nouveau dans un discours aux accents religieux dans la mesure rappelle étrangement, dans la forme et dans le fond, les abominations décrétées dans le livre biblique du Lévitique ou le Deutéronome.  Est-on encore en train de reproduire le même processus en se contentant juste de modifier les variables, de renverser la donne sans changer le mouvement ? 


Et à dire vrai, peu importe que cette détestation des hommes soit « symbolique », le fait est qu’Alice Coffin l’exprime. On ne peut appeler à la répudiation de l’Autre (car en réalité, c’est bien de cela dont il s’agit) et  s’en laver ensuite les mains. On ne peut pas faire à l’Autre ce qu’il vous a fait et se considérer ensuite comme une de ses victimes ou justifier de le condamner à ce qui était pour vous un crime au prétexte que vous en avait été victime. Mettre les hommes au gynécée, les priver de tous les pouvoirs, les soumettre à la domination des femmes ?  Ce ne serait qu’une revanche - manifestation d’un esprit revanchard - parfois une révolution (une redite), en aucun cas un nouveau processus. Or c’est le processus qu’il importe de changer. Pour preuve, la détestation n’est pas un phénomène nouveau. En 1968, la féministe radicale américaine Valérie Solanas, auteure de SCUM Manifesto qui proposait aux femmes « de renverser le gouvernement, d'éliminer le système d'argent, d'instituer l'automatisation totale et d'éliminer le sexe masculin » tirait trois coups de feu sur Andy Warhol, bien que gay mais parce qu’homme.  



Valérie Solanas 


Il faut lire Alice Coffin, on peu entendre sa détresse, derrière sa violence et sa radicalité, la percevoir comme un passage - à l’instar des groupes de paroles « réservés » à des individus concernés, qui permettent  de se déconstruire et de se reconstruire, même si un livre s’adresse à tous et pas précisément à un public sélectionné (d’où le quiproquo, mais bon, en publiant chez Grasset, elle savait ce qu’elle faisait, elle ne peut arguer qu’il s’agit d’un « acte manqué » - mais bon, c’est une problématique intéressante: un livre est-il encore celui de tous ou juste d’un entre-soi, faut-il l’interdire au lecteur qui ne correspondrait pas à la cible ou encore faut-il se fier aux algorithmes qui détermineraient pour nous, à notre place, un chois de livres personnalisés, qui nous correspondraient, qui choisiraient pour nous les livres que nous devrions lire  en occultant tous les autres ?). Alice Coffin le sous-entend elle-même quand après sa diatribe sur l’élimination des hommes, elle précise qu’elle pourrait y revenir « après ». En revanche, les circonstances atténuantes ne peuvent excuser ni effacer les propos clairement exprimés.


Par ailleurs, si Alice Coffin a dû affronter des réactions souvent très vives (logique des réseaux sociaux oblige, nécessité du buzz aussi pour se faire entendre, mais peut-on se faire entendre aussi dès qu’on n’est pas ni sur les réseaux sociaux ni dans la controverse ?), il faut reconnaître aussi qu’il est très difficile de développer une analyse critique, car tout de suite on vous rétorque que contester le moindre aspect ou terminologie du livre démontre exactement le propos d’Alice Coffin, surtout si cela vient de la part d’un homme. Comme s’il était impossible - interdit ? - de critiquer Le génie lesbien (d’exprimer un raisonnement structuré et argumenté)  de quelque manière que ce soit, à partir du moment où vous êtes un homme, parce que vous êtes un homme (mais aussi une femme non féministe, et une féministe non essentialiste, et plus encore si vous n’êtes pas lesbienne).  Dans son article publié par Madame Figaro le 31 octobre 2020, Camille Lamblaut perçoit la polémique comme une manifestation - et donc une preuve (sic) - du sexisme contemporain. D’ailleurs, la journaliste passe plus de temps à commenter les tweets insultants qu’à analyser l’essai comme s’ils suffisaient à justifier l’existence du livre, comme si les avis et les opinions importaient plus que l’essai lui-même et servaient à en légitimer le propos sans qu’il ne soit plus nécessaire de l’interroger (Cf. le titre et sous-titres de  son article « Alice Coffin, le "génie lesbien" et la misandrie, mais pourquoi tant de haine ? » « Disproportion »  « Je sous-estime toujours les réactions patriarcales », « Misogynie ambiante » « Amalgame »). 


Amanda Gorman lors de l'investiture de Joe Biden en janvier 2021


CANCEL 4: Polémique autour de la traduction du poème d’Amanda Gorman.


Il ne s’agit pas d’un épiphénomène. En 2021, suite à la prestation remarquée et saluée de la jeune poétesse afro-américaine Amanda Gorman lors de l’investiture présidentielle de Joe Biden, buzz médiatique oblige, plusieurs maisons d’éditions européennes ont décidé de publier dans la foulée une traduction de son texte, The Hill We Clim, l’occasion de revenir sur cette oeuvre naissante et de l’analyser à l’encre - comme on dit à l’os - en dehors du show de la prestation, bref de se rendre au texte sans se laisser manipuler par le divertissement… Mais non, une fois encore une polémique a fait diversion. Celle-ci est très significative de notre époque. Elle prend racine au Pays-Bas et est retweetée, forwardée dans des autres pays (elle se répand comme une épidémie - après tout un retweet est une forme de contagion). 


Suite à l’annonce par l’éditeur Meulenhoff (le Gallimard néerlandais) d’une traduction confiée à Marieke Lucas Rijneveld, poétesse et romancière de 29 ans, dont l’oeuvre a déjà été consacrée par de nombreux prix dont le très fameux Booker Prize, la journaliste et « activiste mode » Janice Deul publie dans les colonnes de Volskrant un article décrétant que confier la traduction d’un poème écrit par « une jeune femme noire » à une jeune femme qui s’est déclarée « non-binaire » (ni femme ni homme) et « blanche ». Selon elle, ce serait « mieux » (plus juste ? plus médiatique ? plus conforme ? plus dans l’ordre ?) qu’une femme (enfin, une vraie femme, pas une « non-binaire » et peut-être pas une lesbienne non plus, sauf si Amanda Gorman s’est affichée / affirmée comme lesbienne bien sûr, alors là, ce sont toutes les traductrices hétérosexuelles qu’il faudra éliminer, voire les bi, dos au mur « à vos marques, prêt(e)s, tirez ») et surtout noire (peu importe si elle a vécu dans un milieu social comme une blanche, du moment qu’elle a la peau noire, qu’elle est génétiquement noire - sic). Serait-ce à dire que la valeur d’une traduction ne dépendrait plus de la qualité, du talent, du génie du traducteur, mais de sa capacité à correspondre aux algorithmes en l’occurence:


algorithme 1qu’il s’agisse d’une femme, c’est-à-dire de sexe féminin (en biologie: une femelle) mais aussi de genre féminin (non masculin). Il est intéressant de voire que les partisans de la théorie du genre utilisent le fait que la traductrice Marieke Lucas Rijneveld se soit déclarée comme non-binaire (qu’elle ait affirmé son non-genre) pour légitimer leur cabale contre elle au nom du respect de la théorie du genre… 


algorithme 2, qu’elle soit « jeune ».  Normalement, à partir de 25 ans on n’est plus « jeune » selon les nomenclatures internationales, mais comme Amanda Gorman a déjà 24 ans et qu’il est important pour la promotion médiatique de son livre de mettre en avant sa « jeunesse » pour sous-entendre son « génie », en faire une sorte de Rimbaud selon les critères du XXIe siècle, on peut paramétrer une traductrice pouvant être âgée jusqu’à trente ans, mais pas plus car sinon on pourrait la suspecter de ne pas correspondre à la génération de la poétesse, ou pire d’avoir des connaissances qui lui permettraient de pouvoir faire des comparaisons. Or le démocratisme ambiant ne peut admettre (concevoir ?) cette supériorité culturelle: il faut, il FAUT que la traductrice possède le même niveau culturel - pas plus, pas moins - les mêmes références - la même inculture aussi que l’auteur initial. 


algorithme 3, qu’elle soit noire, sans qu’il soit préciser ce que « noire » signifie exactement. Qu’elle soit afro-américaine ? car noir aux Etats-Unis signifie appartenir à cette communauté, à son histoire, à sa culture ? Mais il faudrait aussi préciser le milieu social ? Car aux Etats-Unis, même au sein de la communauté noire, on n’est pas également « noir(e) » selon qu’on appartienne à la bourgeoisie noire (qui vit avec les « blancs ») ou aux quartiers défavorisés. Dès lors, une traductrice noire , né et ayant vécu en Europe, qui ne serait donc pas une Afro-américaine serait-elle légitime ? Amanda Gorman ne devrait-elle pas plutôt être traduite en néerlandais par une afro-américaine ? A moins de concevoir que le fait d’être noir dans un cadre mondialisé fait de chaque noir un noir au sens absolu du terme, de manière transcendale, sans tenir compte des influences culturelles. Serait-ce à dire que pour la journaliste  Janice Deul un noir du Botswana et un noir de Harlem, un noir qui est né et qui a grandit en Norvège c’est du pareil au même, tous « kif kif bouricot ». Serait-ce à dire que la couleur de la peau transcende le genre, l’identité individuelle ? Mais ça, c’est du racisme. Tout comme affirmer que la traductrice doit être « noire » pour « être noire ». En plus cette référence rappelle les théories eugénistes dont les Pays-Bas ont été parmi les précurseurs…




Et si, afin de faire taire la polémique, de la tuer dans l'oeuf, au lien de demander à des humains de traduire le texte de la jeune poétesse, on faisait plutôt appel à l'intelligence artificielle des traducteurs automatiques comme celui de Google, forgé par les algorithmes et disponibles en même temps dans les principales langues utilisées dans le monde (et d'ailleurs, dans quelle mesure les autres seraient-elles nécessaires car à partir du moment où elles ne sont pas auto-traduites par Google cela signifie que ceux qui les emploient n'utilisent pas assez google pour qu'elles méritent d'exister, soit qu'ils sont en trop petit nombre soit qu'ils utilisent une autre langue vernaculaire donc qu'eux-mêmes considérèrent leur propre langue comme non nécessaire - comme n'étant plus digne d'exister) ? En fait, la qualité de la traduction dépendrait dès lors non de celle d'un traducteur (de son intelligence, de sa sensibilité) mais de la manière dont tous ceux qui parlent une langue s'expriment. La traduction serait à l'image d'eux-mêmes, de leur langue, et non d'une personne qui serait en mesure donc capable de traduire le poème au plus près, d'une manière plus juste, mais donc qui serait suspecte aussi d'être (trop) élitiste c'est-à-dire par conforme à la qualité de la langue parlée par tous ( puisqu'on écrit comme on parle désormais) Telle est la révolution culturelle contemporaine: la démocratie souhaitait proposer le meilleur à tous, pour tous, en tout cas au plus grand nombre et permettre au plus grand nombre, à tous, d'avoir accès au meilleur, non pas pour devenir meilleur, sauf si telle est son ambition, mais à être à l'autre, à dialoguer avec l'autre, et à découvrir cette part autre de soi en soi; le démocratisme, lui, n'a plus d'autre intérêt que de proposer une image qui soit l'exact reflet, la duplication mimétique de ce nous pensons-nous même être nous, quitte à l'imaginer pour la plus grande satisfaction narcissique, l'auto-persuasion d'être bien à ce semblable qui serait notre semblable et dont cette certitude serait (à ) la propre justification. Et peut-être est-ce aussi l'essence même du poème d'Amanda Gorman, que la jeune poètesse a interprété, a joué comme une profession de foi auto-réalisatrice. Ce pourquoi sa traduction a pu soulever autant de polémiques, de forme ( de manières, de contexte) et non de fond (sauf si bien sûr il s'agit aussi d'un problème de fond, dans le fond). 


Pour être juste, il est important de rappeler que la prise de position de Janice Deul était pleine de bonnes intentions. Elle critiquait que ce soit une fois de plus une femme blanche qui ait été choisie, alors que, dixit: «Les mérites et les qualités des Noirs ne sont évalués que de façon sporadique, voire pas du tout. Quant aux femmes noires, elles sont systématiquement marginalisées ». Comme si le fait que le poème ait été traduit par une femme noire importait plus que le texte lui-même, comme si seul la visibilité faisait sens plus que le texte. C’est d’ailleurs ce qu’elle a confirmé au micro de la BBC: «  Je ne dis pas qu’une personne noire ne peut pas traduire l’œuvre d’une personne blanche (En fait, elle a écrit le contraire, et très clairement: selon elle, une blanche n’a pas le droit de traduire une personne noire) . J’ai posé la question pour ce poème-là en particulier, venant de cette oratrice-là en particulier et dans le contexte particulier du mouvement Black Lives Matter. La question est là et uniquement là.”


Peut-être après tout que Janice Deul a lancé cette polémique juste pour faire parler de son exposition qui se tenait alors au Centraal Museum d’Utrech et qui célébrait les créateurs de modes issus de la « diversité » aux Pays Bas, c’est-à-dire selon elle de la deuxième ou troisième génération d’immigrés venus d’Afrique (et les autres? ).  Le pire dans toute cette histoire, c’est que la désignation de Marieke Lucas Rijneveld avait été approuvé par l’agent d’Amanda Gorman parce « qu’elle incarnait à ses yeux la lutte pour la défense des minorités sexuelles ».


La polémique s’internationalise. En Espagne, le traducteur catalan Victor Obiols est évincé parce que homme et blanc. Sa maison d’édition affirme alors chercher «un profil différent, celui d'une femme, jeune, activiste, et de préférence noire» comme le rapporte l’AFP. Son élimination aurait été faite à la demande de l’agent d’Amanda Gorman, moins soucieux de la compétence des traducteurs que’à leur proximité avec les minorités, au risque de mettre la poétesse en contradiction. Dans quelle mesure la défense des minorités doit-elle combattre et nier les autres ?  Dans le texte scandé lors de l’investiture de Joe Biden, Amanda Gorman en appelait à l’unité de la nation, et au final, les polémiques liées à sa traduction cristallise le principe même de division. Les mots si bien joués, si bien dits n’étaient-il qu’une (im)posture ? qu’un jeu de dupe ? une hypocrisie en marche ? En posant la question du rapport à l’autre, la polémique provoquée et entretenue par l’agent de la poétesse, sans doute à l’origine avec les meilleures intentions du monde, n’a-t-elle pas révélé la permanence d’une idéologie du face-à-face ( avec côté pile l’un devant être défini et reconnu comme semblable aux autres - narcissisme oblige -  et côté face, l’un contre l’autre (en opposition radicale) ? 


La traductrice espagnole Nuria Barrios a dénoncé aussitôt dans El Pais « la victoire du discours identitaire face à la liberté créatrice ». En France, les éditions Fayard confient la traduction à la chanteuse (auteure-compositrice) et mannequin belgo-congolaise Lous and the Yakuza, pourquoi pas, même si elle n’a jamais traduit de texte, mais qui a le mérite d’être jeune, belle et noire (je préfère croire que c’est son statut de rappeuse qui explique cette préférence). 


En Allemagne, les éditions Hoffmann une Campe avaient choisi de confier la traduction à trois femmes, Uda Strätling (traductrice de métier, mais mature)  et surtout Hadija Haruna-Oelker, qui est noire, et Kübra Gümüsay, d’origine turque, les deux dernières étant connues pour être surtout des militantes féministes et anti-racistes. Leur traduction a été unanimement (objectivement) qualifiée de fiasco, dans la mesure où elle ne respecte pas l’entrelacement prosodique du poème, sa musique interne et surtout « maltraite les figures stylistiques et les images ». Comme quoi les meilleures intentions ne font pas les meilleures traductions. 


Au final, l’éditeur néerlandais a décidé de ne pas publier la jeune poétesse américaine.


En réalité cette polémique est révélatrice du processus mental contemporain qui confond identitarisme et identité, et qui associe  cette confusion à la notion économique - libérale - de spécialisation performative à tous les domaines de la vie, de la culture et de la pensée (pour la légitimer). Faut-il est noir(e) pour traduire des auteur(e)s noir(e)s, autrement dit est on noir avant d’être un auteur ? La dimension raciale (raciste/racisée) induit-elle une écriture différente ? différentiel et différenciée. Et dès lors, un non-noir peut-il livre un écrivain noir comme il le devrait. Le texte d’un auteur noir est-il par essence interdit à tous les lecteurs non-noirs car ils ne peuvent le lire comme un noir ? parce qu’ils ne sont pas noir. Et dès lors, les textes des écrivain(e)s noir(es) doivent-ils être réservés aux noir(e)s, seuls aptes à les comprendre non par entendement mais à cause de la couleur de leur peau ? Et ne faudrait-il pas établir aussi une différenciation de genre, entre les écrivains noirs et les écrivaines noires ? Car dans quelle mesure un homme même noir peut-il vraiment comprendre une femme également noire ? Les textes écrits par des écrivains gays noirs devraient-il être seulement destinés aux lecteurs gays noirs ? les gays blancs ne pouvant comprendre la spécificité des gays noirs…


En fait, il est important de faire la part des choses et de ne pas tout confondre par association d’idée. Il faut critiquer cette réalité que longtemps, surtout aux Etats-Unis, les maisons d’éditions ont été dominées par des hommes blancs et que leur choix éditoriaux ont influencé la perception que les lecteurs pouvaient avoir du monde (ce qui est de moins en moins le cas, d’ailleurs, la femme poète belge d’origine béninoise Monique Kountangni : « Un écrivain issu de deux cultures minoritaires et homosexuel a plus de chance de se faire publier que s’il est un jeune Américain blanc » d’où aussi les réactions que cette remise à égalité entraîne de la part des suprémacistes qui dénonce le lobby gay…). En revanche, réduire un(e) auteur(e) et son/sa traducteur/traductrice à un corps, à une couleur de la peau consiste à opposer les corps les uns aux autres. 


En on retrouve là l’un des enjeux contemporains: dans quelle mesure l’espace, la dimension, la perspective, le temps de l’autre sont-ils conciliables dans nos sociétés - notre société, pas celle de la mondialisation, de la globalisation, mais celle définie par les des réseaux sociaux dont la ruse ontologique, mécanique, consiste à générer un totalitarisme de l’identité différentielle (dans lequel les mêmes algorithmes sont mis en oeuvre pour personnaliser chacun). Le propre d’une traduction (d’une lecture) est de faire dialoguer deux corps par nature et par essence différents (puisqu’il faut passer d’une langue à l’autre, en questionnant celle de l’autre). Une traduction est toujours un travail intellectuel fondé sur le respect et la curiosité - un cosmopolitisme. C’est accepter et recevoir la culture de l’autre, ouvrir de nouvelles perspective, démultiplier les angles et les points de vues en dehors du même. Ce n’est pas le similaire ni l’identique. C’est être au plus proche, au plus juste, au plus précis. C’est une quête de compréhension et d’honnêteté. Un souci et un questionnement de l’autre, et à travers l’autre, de soi. C’est l’accord entre la raison et l’émotion (pas leur opposition). L’effort de se mettre à l’intelligence de l’autre, de l’écouter et de l’entendre, vraiment. Ce n’est jamais une trahison mais ce peut être une négociation. C’est toujours la rencontre de l’autre avec l’autre, et parfois aussi d’une histoire avec une autre histoire. 


Et c’est peut-être précisément parce que la traduction est un lieu d’altérité qu’elle est attaquée par les nouveaux dictateurs du Même (c’est presque un pléonasme car de ce côté là, une fois encore, rien de nouveau, le propre d’un dictateur est d’éliminer toute opposition, toute altérité - le remake n’en change pas la donne). La polémique initiée par Janice Deul ne cherche pas à faire débat, parce qu’elle rejette tout dialogue, par principe. Elle est une injonction et un diktat. Une certaine censure et une interdiction. Une religion et une idéologie, qui, peut conduire à l’absurde… Si seuls les noirs peuvent traduire « les noirs » (sous entendu « comprendre »), faut-il être les gays pour traduire, écrire sur, faire des films sur les gays - par sur les lesbiennes, uniquement sur les gays ? Faut-il être un président noir américain pour pouvoir traduire les mémoires de Barak Obama ? Faut-il être nazi pour traduire Hitler (si tel est le cas, le travail colossal réalisé par l’équipe de Florent Brayard et publié par Fayard Historiser le Mal, une édition critique de Mein Kampf serait-il légitime ?)? Faut-il être un Romain du Premier siècle après Jésus-Christ pour traduire Virgile ? Faut-il être aveugle pour traduire Homère ? Fait-il être mort pour traduire un mort ? 




CANCEL 5: déboulonner ou le cas Schoelcher. 


En fait, la dernière question rend assez bien compte de notre contemporanéité. Les polémiques liées au déboulonnage des statues en suite à l’assassinat de George Flyod le 25 mai 2020 en témoignent. Là encore, l’affaire dépasse très vite le cadre américain et s’internationalise. Au Royaume-Uni, en Belgique, en France, des militants s’en prennent aux statues des personnages liés à l’esclavage et à la colonisation, non seulement aux esclavagistes et aux colonisateurs - cela on peut le comprendre, mais aussi à ceux qui ont combattu contre l’esclavagisme comme Victor Schoelcher, journaliste et homme politique français qui a oeuvré pour l’abolition de l’esclavage en 1848 mais dont les statues furent détruites en Martinique en 2020 au prétexte qu’il a lutté certes rendu la liberté à tous les esclaves mais qu’il était blanc… Aurait-il fallu attendre l’arrivée au pouvoir d’un homme politique noir, aux Etats-Unis et en France, pour que l’esclavage puisse être aboli conformément à la vision et à la conception de ce que les militants actuels veulent faire de l’histoire ? 


Les manifestants « antibéké » comme ils s’identifient eux-mêmes (c’est-à-dire anti-blancs, mais en référence aux descendants des premiers colons européens) reprochaient également aux autorités de célébrer les hommes blancs (qui ont réussi à faire abolir l’esclavage) et d’occulter les esclaves noirs qui s’étaient révoltés (mais qui n’ont pas changé ni la loi ni le système esclavagiste - le mode de production esclavagiste - pour autant). Toute la question est de savoir si la célébration des révoltes noires doit dès lors conduire à occulter et passer sous silence l’oeuvre de Victor Schoelcher ?   Autrement dit, la commémoration d’une histoire tue doit-elle conduire à éliminer celle qui était célébrée auparavant, comme si, au lieu d’additionner, de multiplier les angles, les perspectives et les points de vue, les militants préféraient soustraire et diviser, et mettre en avant une nouvelle lecture idéologique de l’histoire qui nierait l’histoire antérieure, dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, ils ne s’identifient pas et cela en justifiant leur négationnisme et leur révisionnisme par le fait que cette histoire (désormais inexistante) présentait une lecture idéologique contraire à leurs idées. 


Dégradation de la statue de Schoelcher

Cependant, pour être honnête, et ne pas appliquer ni reproduire ce que l’on dénonce,  il importe de replacer Victor Schoelcher dans le contexte très particulier de la Martinique. Son nom est omniprésent, au fronton des lycées, sur les bâtiment publics… D’où le sentiment (encore et toujours) d’une sur-visibilité du personnage politique. Ensuite, il importe aussi de faire oeuvre d’historien, et de ne pas se contenter de mettre en avant uniquement ce qui justifierait sa propre thèse en occultant de manière hypocrite et malhonnête tout ce qui la nuance. C’est pourquoi, il convient de ne pas confondre Victor Schoelcher et le Schoelcherisme qui désigne la politique d’assimilation paternaliste (abandon du créole) menée au nom de Victor Schoelcher après sa mort sans qu’aucun de ses écrits ne permettent de déterminer s’il était pour ou contre. Enfin, si les activistes dénoncent l’indemnisation accordée par Victor Schoelcher aux propriétaires d’esclaves pour les dédommager, alors que les esclaves eux n’ont reçu aucune indemnité en guise de réparations, il est impératif aussi de rappeler, pour être juste, d’abord que l’on se situe au XIXe siècle et non aujourd’hui, ensuite que Victor Schoelcher vote en faveur du dédommagement pour libérer les esclaves qui ne le sont pas alors, et enfin que les propriétaires anti-abolitionnistes menaçaient de faire sécession avec la métropole et qu’il était impératif de négocier au risque de perdre tout contrôle et que l’esclavage ne soit pas aboli. Des lors on peut se demander si ce que les militants anti-racistes reprochent vraiment à  Victor Schoelcher, ne serait pas le fait que l’abolition de l’esclavage n’a pas été obtenue par la révolte mais accordée par un État qui décide de ne plus être esclavagiste, au nom du consensus et par un vote démocratique, comme s’ils refusaient de considérer cette réalité historique que la libération des esclaves noirs a été le fait non des noirs mais des blancs. La destruction des statues de Victor Schoelcher serait-elle un moyen d’exprimer une revanche - un esprit revanchard ? ou ne s’agit-il pas d’un moyen de refaire l’histoire à sa manière, en affirmant que les révoltes actuelles une manifestation - une redite, un remake - des révoltes anciennes (même si elles n’ont aucun rapport, même s’il n’y a aucun rapport) ? 


De même, des activistes s’en sont pris à la statue de Colbert pour dénoncer publiquement et ostensiblement Le code noir (réglementant l’esclavage) qui fut en réalité promulgué par Louis XIV,  et cela, en sous-entendant qu’il s’agissait d’un fait historique caché, et peut-être même d’un complot des élites visant à garder sous silence cette part sombre de l’histoire de France. Le maintient de la statue de Colbert serait la preuve leur mauvaise fois (sinon, Ils l’auraient enlevé). Or ce sous entendu est complément faux. Le Code noir a été très bien étudié dès 1928 !  En attestent les très nombreux travaux des historiens Maurice Stéphane Satineau, Louis Sala-Molins, Jean-François Niort, Valentine palmer, Christiane Taubira, Marie-José Tubiana, Hector Poullet, Frédéric Charlin, Jérémy Richard, entre autres…  En revanche, ils devraient plutôt s’en prendre à l’inculture générale actuelle et aux carences dans un apprentissage de l’histoire qui évoque rarement il est vrai  l’ordonnance de 1685 (ou qui ne fait que la mentionner,  qui se contente de la survoler, de l’indiquer, un peu comme tout désormais, sans prendre le temps de l’analyser, ce qui est assez logique vu le nombre d’heures accordées par le programme pour traiter le Siècle de Louis XIV dans son ensemble…). 


Au moins, si la dégradation de la statue de Colbert est contestable,  la (d)énonciation et le rappel de l’existence du Code noir est légitime. Aux Etats-unis, on peut également légitimement poser la question du  maintien des statues des généraux sudistes, d’autant plus qu’aucune plaque ne rappelle leur idéologie ni la violence avait laquelle ils l’on défendue. En revanche, on comprend moins pourquoi les manifestants anti-racistes s’en sont pris à la statue de Christophe Colomb, accusé d’avoir découvert l’Amérique donc d’être à l’origine voire d’avoir été le complice de la mise en esclavage et de l’extermination des amérindiens, puis pour les remplacer des populations originaires d’Afrique. On ne comprend pas non plus pourquoi ils ont endommagé la statue de Louis XVI, accusé d’avoir aidé à la création des Etats-Unis en 1776 donc d’avoir contribué à étendre les pratiques esclavagistes pourtant antérieures à l’envoie du contingent français.   


Que signifient ces déboulonnages ? Dans qu’elle mesure s’inscrivent-ils dans une continuité historique ? S’agit-il encore et toujours d’un remake, d’un remix ? de la reproduction d’un même mouvement d’humeur ? Et si oui, que révèle cette redite au regard de notre contemporain ? Car s’en prendre aux représentations - aux incarnations du pouvoir - n’est pas nouveau. Dans l’Egypte ancienne, on martelait les images des pharaons contestés et  celles de tous ceux qui l’avaient servi (les tombeaux d’Armana, l’ancienne capitale d’Akhénaton en témoignent). A Rome, le sénat pouvait décréter l’abolitio nominis (appelée depuis le XVIIe siècle Damnation memoriae) contre un personnage politique (comme MarcAntoine) voire un empereur romain (comme Néron, Domitien, Commode, Geta ou Héliogabale) qui avait démérité ou commis un crime contre l’État. Ses statues étaient alors détruites, son nom effacé de toutes les stèles mais aussi de toutes les archives officielles. Un peu comme si, par cet acte officiel, on supprimait son existence historique, comme s’il n’avait jamais existé. La destruction des statues « païennes », puis des icônes byzantines, puis des Images par les Huguenots au moment des Guerres de religions participent de la même logique. Pendant la révolution française, le déboulonnage des statues devient systématique à partir de l’établissement de la première République en 1792 et surtout pendant la Terreur. Le but est d’éliminer - de nier - toutes les représentations qui rappellent l’ancien régime. La décapitation du roi en est l’acte ultime, guillotiné en lieu et place où se trouvait la statue de Louis XV, abattue et remplacée par l’échafaud. Le déboulonnage permet aussi aux révolutionnaire d’encourager et de catalyser la fureur populaire, d’exploiter l’émotion  à des fins politiques et idéologiques. 


De plus déboulonner une statue revêt une dimension sacrilège quasi cathartique, au bénéfice politique immédiat. La haine, l’esprit de revanche, la violence qui s’y manifestent sont également libératoires. La destruction, la décapitation, la noyade, la profanation (gestes qui rappellent aussi le déferlement de violence des populations allemande contre les juifs dans les années 1930 et des Tutsis envers les Hutus en 1994 au Rwanda) revêtent une dimension pas seulement symbolique. Pour les militants, ce ne sont pas que des statues qu’ils détruisent mais aussi des Images, des Idées, et plus encore le corps même de celui qu’elles représentent (en témoignent les destructions des statues Saddam Hussein en 2003 en Irak et celles des « tyrans » pendant le Printemps arabe de 2011). 


En fait détruire une statue c’est toujours penser l’histoire au présent.  Et plus encore à partir du présent. Pour un historien, un événement participe d’un contexte, d’une situation, s’inscrit dans un processus, une évolution et un mouvement, une logique pas toujours très logique. Le propre d’un historien est d’interroger le fait en se / le  replaçant à son époque, en tenant compte de son époque. Le militant lui n’en a cure. Il entend l’événement historique non à l’aune du passé, en fonction de l’autre, mais par rapport au temps présent, à  son actualité, en fonction de son intérêt égoïste et du rapport bénéfice-risque qu’il peut imaginer. L’historien étudie les changements de statuaires et des représentations en un même lieu. A partir de là, il tente de comprendre ce que ce changement dit des populations de l’époque qui opèrent ce changement, le pourquoi et le comment.  L’analyse de l’ensemble permet de déterminer le ressort de la représentation au regard des représentations. Le militant lui se contente de casser la statue (et d’en emporter un  morceau en souvenir, en relique, souvent avec l’espoir de le revendre quand il aura pris de la valeur - grâce au travail de l’historien). 


Le 22 juin 2021, une nouvelle polémique défraie la chronique en France. Dans le cadre d'un séminaire organisé par Science Po Paris et l'Université de Nanterre, Mathilde Cohen, chercheuse au CNRS et maîtresse de conférence à l'Université du Connecticut aux Etats-Unis a défendu le concept de "blanchité alimentaire" comme outil "de l'identité raciale dominante".   Il est très intéressant d'analyser sa vidéo réalisée dans une cuisine (ce décorum destiné à surligner la mise en abîme est tellement du "faire image" qu'il n'en est même plus pathétique). En fait, on se demande si la "chercheuse" enchaînent les confusions à dessein, de manière délibérée et souvent malhonnête ou si c'est juste par manque de rigueur et de culture élémentaire/alimentaire (et là, la vraie polémique concernerait le recrutement des chercheurs au CNRS et dans les Universités). Elle affirme, d'une manière générale (et totalitaire)  que "les habitudes alimentaires sont façonnées par les normes des classes moyennes supérieures blanches", sans préciser à quelle époque et dans à quelle société elle se réfère. De plus c'est faux. Il a toujours existé une cuisine de classe et non une cuisine de race. La cuisine s'impose comme une référence avec l'absolutisme Louis quatorzien, au près des autres monarchies. Mais la cuisine royale - celle de la Grande Noblesse - n'a rien à voir avec la cuisine nobiliaire, plus proche de la cuisine bourgeoise, et plus encore de la cuisine paysanne. Au XIXe siècle, la cuisine bourgeoise se différencie de la cuisine ouvrière voire paysanne. Il n'y a pas de normes. La cuisine bourgeoise ne cherche pas à devenir celle des ouvriers (cela signifierait qu'ils en auraient les moyens et plus encore qu'on les leur donnerai).  En revanche, il est vrai que les ouvriers auraient bien aimé manger comme les bourgeois - c'est-à-dire mieux. De plus, il faudrait préciser le contexte: la cuisine quotidienne n'a rien à voir avec les banquets cérémoniels et festifs, les repas de fêtes - il ne conviendrait de ne pas généraliser l'exception. Enfin, si la table revêt une dimension politique c'est souvent que les "banquets républicains" sous Louis Philippe et Napoléon III, ils sont un moyen de faire des réunions politiques pour contourner les interdictions à la liberté d'expressionParallèlement, Mathilde Cohen affirme que les autorités administratives coloniales vérifiaient les habitudes alimentaires des indigènes qui voulaient intégrer ses rangs. Ce qui est vrai. Mais jamais elle n'ont imposé aux populations colonisées de suivre le même régime alimentaire, la même cuisine que celle des colons (en Algérie, les autorités coloniales n'ont pas plus interdit aux femmes musulmanes de porter le voile intégrale, par respect du principe de liberté religieuse, mais aussi pour les distinguer...). Etablir une probabilité de lien entre une situation particulière au XIXe et début du XXe siècle et la question des menus dans les cantines aujourd'hui serait juste malhonnête, car hors contexte (ce serait un peu comme si les universitaires faisaient - se prenaient - pour Donald Trump).  

En fait,  en racisant la cuisine, le but de Mathilde Cohen est d'établir des correspondances entre religion et race. Autrement dit, un Juif qui ne respecterait pas l'alimentation casher ne serait pas un vrai juif, et ne serait même pas juif du tout, il ne serait pas digne d'être juif, et ce faisant, un israélien juif qui ne respecterait pas les interdits alimentaires pourraient ne plus être considéré comme Juif ni Israélien surtout s'il s'avère que ses ascendants ne les respectaient pas, car comment donner la nationalité israélienne à des descendants de ceux que la Loi religieuse ne peut ni considéré ni accepté ni toléré comme Juif ?  En fait, le racialisme alimentaire de Mathilde Cohen permet de distinguer le bon juif du mauvais juif, le bon musulman du mauvais musulman, et même le bon musulman du pire juif car le bon musulman partage à peu près les même interdits alimentaires que le bon juif (le Halal s'est Casher - Mahomet n'a fait que copier les interdits de la religion juive pour les coller à la religion musulmane), alors que le juif religieux n'a rien à voir avec le juif laïc qui de facto n'est plus juif à ses yeux puisque laïc, précisément. En fait, en opposant les cuisines, Matilde Cohen cherche surtout à opposer les uns aux autres, à faire le buzz en créant des clashs. Elle justifie son propos en affirmant que la polémique autour de la viande halal témoigne d'un racisme français, parce que, pour elle, les musulmans constituent une race, en soi, donc à part, tout cela parce qu'ils partagent la même religion... En fait la polémique sur la viande Halal fait surtout référence au principe de neutralité religieuse, y compris dans l'alimentation a partir du moment où elle revêt un caractère religieux, du point de vue de la religion, car pour la République, la nourriture n'a pas vocation à revêtir une dimension religieuse. Et comment dans sa lecture, la "chercheuse" interprète-t-elle les critiques de ceux qui s'opposent à la viande halal non pour des motifs laïcs mais à cause du mode d'exécution, l'un des pires en matière de souffrance animale. Sont-ils aussi racistes ? De plus, elle présuppose que la cuisine française défend la blanchité, mais comment considère-t-elle populations d'origine africaine (totalement française en fait, à égalité en réalité, mais qu'elle cherche à opposer aux blancs) qui partage la même cuisine que les "blancs". Seraient-ils à ses yeux des mauvais Noirs parce qu'ils ne mangeraient pas comme leur race l'exigerait - comme les populations africaines. Refuser que tout le monde partage le même repas sans arrière pensée, ne serait-ce pas cela le vrai racisme ? A la vérité, comme Mathilde Cohen assimile race et religion, la cuisine comme trait d'union, on en arrive à se demander si pour elle un individu à la peau noir peut être aujourd'hui chrétien, ou même musulman ? parce que l'esclavagisme a été pratiqué aussi bien par les Musulmans que par les Chrétiens ou que les esclaves, les colonisés ont été contraints de se convertir à ces religions ? 

Peut-être que les incohérences et raccourcis énoncés s'expliquent par le fait que Mathilde Cohen ne semble fonder son propos qu'à partir des thèses d'extrêmes droites ou tout du moins en références à celles-ci - un peu comme si on n'analysait la politique américaine qu'en fonction des idées et propos des suprémacistes blancs. Ce peut être un angle d'étude pertinent à condition de ne pas en faire une généralisation. Peut-être s'est-elle laissée absorber par ses préjugés et présupposés ,car, comme souvent chez les penseurs d'extrême droite, elle confond et mélange toutes les époques jusqu'à produire des fake news et à les énoncer comme s'il s'agissait de saintes vérités (jamais démontrées, exactement comme le faisait Trump: la dénonciation a valeur de preuve). Enfin, la question qui se pose est aussi de savoir pourquoi elle s'en prend ainsi à la cuisine française, d'autant plus que celle-ci s'est nourrie des autres cuisines (celles de ces colonies, ou des cultures voisines) jusqu'à les intégrer pour enrichir son identité et se diversifier, évoluer (mais peut-être est-ce précisément cela qui la gêne, cette capacité d'intégrer les autres cultures  culinaires à la sienne,, traditionnelles ou non,  de rester soi-même en créant avec de l'autre, en accueillant l'autre - sans doute préfère-t-elle que chaque cuisine reste à part, sans dialoguer les unes avec les autres - un peu comme si la culture woke refusait la cuisine au wok). Mais bon, peut-elle a-t-elle choisi de s'en prendre à la cuisine de France (car visiblement, elle n'a pas fait l'effort d'étudier l'histoire de la cuisine française) par simple opportunisme et par confort, juste parce qu'elle intervenait à Science Po et qu'elle avait a coeur de complaire à son auditoire? Et effectivement, comme son propos se fonde sur des préjugés généraux (des dénonciations donc des condamnations), il pourrait s'appliquer aux autres cuisines nationales (allemande, belge, espagnole, italienne) exactement de la même manière.A moins que la cuisine française ne soit pour elle un modèle ? une référence internationale (ce qui était le cas entre 1660 et 1815 sans doute, mais pas aujourd'hui). Pourquoi refuse-t-elle d'établir des comparaisons avec les autres cuisines ? Parce que cette analyse risquerait de contredire ses positions ? Mais ce n'est pas parce qu'on dénonce qu'on dit la vérité, la dénonciation n'est pas une preuve en légitimité de vérité.  Cherche-t-elle à promouvoir le modèle américain ? une cuisine standardisée selon des normes autoréférencées (la vraie cuisine chinoise - de Chine en Chine - n'a pas grand chose à voire avec celle des restaurants new-yorkais), avènement d'un goût standardisé, où le goût autre n'aurait pas lieu d'être, un monde où les repas seraient fabriqués par des unités de production habilité (on ne cuisinerait plus soi-même) et transportés par les esclaves modernes ? Pour la satisfaction de tous, et de Mathilde Cohen en particulier ? 


Faut-il censurer l’histoire au seul prétexte qu’elle a existé ? Tel pourrait être la question posée par les polémiques qui ont suivi le déboulonnage des statues. Le retrait du catalogue d’HBO Max du film Autant en emporte le vent parce qu’il présentait une vision édulcorée, nostalgique et très saint-sulpicienne du Vieux sud raciste et qu’il représentait de manière caricaturale les populations noires, a provoqué un certain émoi international. Il ne s’agit pas cependant d’une censure. L’intention du responsable de la plateforme était de préciser l’appareil éditorial afin de replacer le film dans son contexte - la société américaine de 1939 - et de montrer comment il est produit d’une époque saturée de préjugés racistes. Le succès colossal du film doit être lui aussi analysé, car il est un fait historique en soi. Au final, le travail historique ayant été réalisé, le film de Georges Cukor, Victor Fleming et Sam Wood a été remis au catalogue, non pas expurgé mais complété. Cette démarche est très constructive, dans la mesure où elle donne des clés de lecture et permet de mettre le film en perspective. On ne peut dès lors considérer le retrait du catalogue d’Autant en emporte le vent comme la manifestation « d’une volonté totalitaire de rééducation culturelle » (dixit Anne-Marie Chazaud), ni d’une soumission au nouvel ordre mondial de la repentance (l’appareil critique énonce plus qu’il ne dénonce). On ne peut non plus - pour l’instant - établir un parallèle avec la révolution culturelle chinoise (qui était une décision d’état, d’un régime politique). 


Hattie Mc Daniel, alias "Mama" dans Autant en emporte le vent (le personnage)

Hattie Mc Daniel dans la vraie vie, une vraie héroïne et figure des Droits civiques aux Etats-Unis et femme d'une humanité hors pair. 


On passera sur les attaques ad nominem, comportement typique et stéréotypé amplifié par les réseaux sociaux, visant l’actrice afro-américaine Hattie McDaniel (qui incarne dans le film le personnage de Mama), décédée en 1952 mais aujourd’hui accusée d’être «une négresse de maison», «une bounty» (noire dehors et blanche dedans) et même d’être une «collabo». Or, si Hattie McDaniel a reçu un oscar pour son interprétation  conforme aux stéréotypes des Blancs vis-à-vis des populations afro-américaines (elle ne faisait que respecter les desiderata du metteur en scène, comme tous les acteurs), elle fut aussi la première actrice afro-américaine a recevoir un oscar, dans une Amérique raciste et ségrégationniste. Son prix marque une étape importante dans la visibilité et la reconnaissance des populations afro-américaines, et donc dans le processus de la lutte pour les droits civiques. Comme quoi, tout n’est pas si simple, ni simpliste. Comme quoi, il importe aussi de ne jamais simplifier.


Or, pour certains, quand l’histoire ne leur plaît pas, ne correspond pas à leurs attentes, à leur idéologie, au lieu de l’analyser, le plus simple, le plus efficace, le plus confortable aussi est de la bannir, de l’effacer, de l’oublier, de la nier - un peu comme Staline effaçait des photos officiels les bolcheviques éliminés par ses soins. C’est ce qu’ont longtemps fait les manuels d’histoire en sélectionnant les événements conformes à la vision et à la conception d’une époque donnée. Certes, la redéfinition des programmes a permis de corriger cette perception tronquée de l’histoire, sans pour autant la mettre en perspective - faute d’heures d’enseignement supplémentaires ou plutôt complémentaires. Il est pourtant capital d’appréhender l’histoire non seulement comme un ensemble (dimension géographique et synchronique) mais aussi  comme un mouvement (dimension diachronique) car c’est ce qu’elle est. Aussi, au lieu de développer des polémiques pour savoir s’il faut perpétuer ou non le « roman historique », il serait plus intelligent d’historisiser la notion même de « Roman historique », de l’analyser comme un fait et un phénomène de l’histoire culturelle et de l’histoire de l’enseignement de l’histoire. Cela permettrait d’arrêter de confondre mouvement et évolution, et de restaurer la notion certes plus complexe mais plus révélatrice de « processus ». Enfin, cela permettrait de donner des instruments voire des clés pour analyser le fait historique - une manière d’abroger la distinction (assez gauchiste au final) entre ceux à qui on enseignerait une histoire simplifiée (et simpliste), ludique et prête à l’emploi, et une pseudo-élite sinon capable (cela est moins sûr) du moins en mesure de fournir les efforts pour percevoir la complexité l’Histoire. Le mieux pour supprimer les discriminations est d’instaurer une égalité véritable n’est ni de rabaisser le niveau ni de promouvoir la spécialisation mais d’enseigner à tous la science historique, d’apprendre à faire de l’histoire.


Cela éviterait les confusions, les demi-vérités, les faux semblants, les fake-news, la malhonnêteté intellectuelle dans l’appréhension de l’histoire aujourd’hui. Cette démarche s’explique par la volonté d’instrumentaliser l’histoire (et l’historien) soit pour qu’elle légitime telle ou telle action ou velléité politique soit pour la mettre elle-même en accusation et exiger repentance (morale) et réparations (financières). Mais l’histoire (ni l’historien) ne juge pas, ne condamne pas. Elle documente et elle énonce. Elle ne dénonce pas. Elle ne milite pas. 




CANCEL 6: l’Affaire Pétré-Grenouilleau.


L’Affaire Pétré-Grenouilleau a été symptomatique d’un tournant. En 2004, l’historien alors professeur à l’Université de Bretagne-Sud, publie chez Gallimard un livre sur Les traites négrières, essai d’histoire globale.  Celui-ci ne suscite aucun émoi. Au contraire, les historiens saluent sa rigueur. Il reçoit même en 2005 le prix du Sénat du livre d’histoire. Le géographe Yves Lacoste - professeur à l’université Paris VIII et fondateur de la revue Hérodote, donc plutôt à gauche - déclare même qu’il « s’agit d’un grand livre », précisément parce qu’il aborde l’esclavage dans son ensemble, en analysant non seulement la traite négrière développée par les Occidentaux mais aussi celle au moins tout aussi dévastatrice mise en place bien avant par les Musulmans et  la traite inter-africaine (des Africains qui esclavagisaient d’autres Africains) souvent tue mais aussi importante.  Ce rappel aux faits historiques est apparu d’autant plus gênant qu’Olivier Pétré-Grenouilleau n’a jamais cherché à opposer les différentes traites, ce qui aurait permis de l’accuser de vouloir minimiser la responsabilité occidentale et donc d’être un révisioniste, un raciste. Mais non. Dans son ouvrage l’historien met en évidence la dimension surtout commerciale et l’exploitation capitalistique de la main d’oeuvre servile. Or cette lecture assez marxiste et rationnelle n’est plus d’actualité dans un monde post- Guerre-Froide, « post-idéologique ». L’appréhension émotionnelle et mémorielle de l’Histoire l’a remplacée. En témoignent en 2004 les polémiques visant le Napoléon de Max Gallo (justifiées), les plaintes contre la marque « Banania »  et la pétition lancée à juste titre par des historiens contre la loi du 23 février 2005 exigeant une place dans les programmes scolaires pour montrer « le rôle positif de la colonisation ».  Car l’historien n’a pas à dire si c’est positif ou négatif ni à mettre en évidence des jugements de valeurs. Son éthique et sa déontologie l’obligent à rester objectif. 


La polémique surgit en réalité à partir du moment où Olivier Pétré-Grenouilleau cesse d’oeuvrer en historien, au risque de faire le jeu ( et pour la plus grande satisfaction) de ses adversaires, qui, ne pouvant l’attaquer du point de vue de l’histoire, vont pouvoir déclencher leur cabale en plaçant les débats du point de vue mémoriel. En effet, dans un entretien au Journal du Dimanche (JDD) en date du 12 juin 2005,  interrogé sur la question du nouvel antisémitisme véhiculé par Dieudonné (celui-ci aurait accusé les « Juifs » d’être responsables de la traite négrière), Olivier Pétré-Grenouilleau rappelle qu’il s’agit d’élucubrations sans aucun fondement historique. Il s’agit en fait d’une rumeur - d’une fake news - apparue dans les années 1970 et liée au soutien d’une partie des Afro-américains, en particulier des militants  « gauchistes » du black power  à la cause Palestinienne luttant contre les Israéliens. L’historien explique ensuite que cette confusion s’explique par la compétition victimaire destinée à justifier les demandes de réparations. Selon lui, la Loi Taubira qui considère la traite négrière par les Européens comme « un crime contre l’humanité » a permis cette confusion. Par exemple, si les traites négrières peuvent être moralement désignées comme « un crime contre l’humanité », elles ne furent en rien un génocide, la traite n’ayant pas pour but d’exterminer un peuple, mais de l’exploiter. De plus, à la différence des camps de travail nazis qui maltraitaient  la main d’oeuvre (opposants au nazisme et juifs) avec l’intention délibérée de la faire périr, la maltraitance des Noirs par les esclavagistes, l’exploitation violente de leur force de travail (la culture sucrière abrégeait de moitié leur existence) n’avaient pas pour finalité politique et idéologique de les éliminer physiquement parce qu’ils étaient noirs (dimension raciste) ou parce qu’ils étaient esclaves (dimension sociale) (ce qui ne fut pas le cas pour les Indiens, volontairement décimés par les Conquistadores). Au contraire, leur reproduction était encouragée afin de constituer un fond de roulement servile à moindre coûts. Le cynisme capitaliste n’implique pas la destruction de l’outil production. C’est un peu sinon comme si on affirmait que l’exploitation des ouvriers, parce que leurs conditions de travail et d’existence réduisaient leur espérance de vie, avaient été un génocide (comme la Shoah) perpétré par le Patronat. Or un génocide est une extermination intentionnelle et délibérée, totale et systématique d’un groupe national, ethnique et/ou religieux planifiée et pratiquée par un État, sans différenciation d’âge ni de sexe des victimes, c’est-à-dire de manière non sélective, et visant à la disparition d’un peuple pris pour cible. 


Peut-être parce qu’ils rappelaient une réalité de manière trop rationnelle, démonstrative, les propos d’Olivier Pétré-Grenouilleau ont été vivement critiqués pour leur manque de compassion et « d‘humanité », au prétexte qu’ils ne prenaient pas en compte « l’émotion » des Antillais qui se disaient toujours « descendants d’esclaves » (exactement comme un grand nombre de Français pourraient se dire descendants de «  serfs » - ce qu’ils n’ont pas l’honnêteté de rappeler très souvent…). En n’étudiant la question de la traite négrière que du point de vue de l’historien, c’est - dire en analysant les faits au regard uniquement de leurs contexte et non de l’actualité - du contemporain - le Collectif DOM - conseillé alors par l’avocat Gibert Collard, et depuis devenu un des chefs de file du Rassemblement national, accuse Olivier Pétré-Grenouilleau de « nier la réalité de l’existence de descendants d’esclaves » (Cf. l’article publié par le Réseau Voltaire).  


L’écrivain Claude Ribbe s’est également indigné de la comparaison entre la traite orientale (musulmane) et occidentale, au prétexte que la première aurait duré treize siècle et l’autre deux cent ans… Mais dénoncer cette comparaison n’est-elle pas une stratégie pour éviter de rappeler qu’en Afrique, des Noirs ont esclavagisé d’autre Noirs pendant des siècles, comme l’avaient déjà démontrés les travaux de l’historien français d’origine malienne Tidiane Diakité ? Claude Ribbel apparaît alors comme la figure médiatique de toutes les actions légales (dépôt de plaintes pour « apologie de crime contre l’humanité » et «diffamation publique raciale ») voire, qui sait, illégales (campagne de dénigrement, d’insultes, harcèlement et menaces de morts via internet)  à l’encontre d’Olivier Pétré-Grenouilleau. Le Collectif DOM dont il fait parti demande la suspension de l’universitaire pour « révisionnisme » et Christiane Taubira, à son déshonneur, aurait affirmé que l’accusé « payé par l'Éducation nationale sur fonds publics »  pose un « vrai problème » (selon LExpress). 


Ces propos ont suscité une grande indignation parmi les historiens  inquiets de voir des militants décider et dicter de ce qui devait être dit ou non, et ce, selon des critères idéologiques, politiques et subjectifs. Cette ré-écriture, cette volonté de ne pas considérer les faits historiques apparaissent comme un déni et un refus de réalité. Le fait d’accuser un historier de révisionnisme afin de justifier des thèses négationnistes apparaît comme un grand danger, tout comme demander aux tribunaux de faire l’histoire, de décréter une histoire officielle sous pression de l’opinion médiatique (qui n’est pas forcément l’opinion publique). Dans ce cas là, pourquoi ne pas demander aux historiens de faire la loi, ou à chaque juge de faire la loi au nom de laquelle ils condamnera le prévenu, selon le fait du prince et de son bon-vouloir… En 2006, la pétition « Liberté pour l’histoire » ( qui rassemble les plus grands historiens comme René Rémond, Pierre Nora, Michel Winock, Emmanuel Le Roy Ladurie, entre autres) dénonce «les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des événements du passé» et «les procédures judiciaires touchant des historiens». Elle demande de respecter le travail  objectif et la liberté d’expression des historiens contre la nouvelle censure militante et subjective. Gérard Noiriel demande qu’on arrête d’entretenir la confusion entre histoire et mémoire et rappelle qu'il "n'appartient pas aux historiens de régenter la mémoire collective ». Finalement, confronté à la valeur et à la qualité démonstrative des historiens, la plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau fut retirée en février 2006. 


Cette polémique a au moins eu le mérite de préciser certains point de l’essai de l’historien, en particulier sur la question des estimations chiffrées, nécessaires dans la mesure où ses contradicteurs y ont vu (et non lu) une tentative de hiérarchisation des différentes traites soit-disant pour minorer la responsabilité occidentale (mais ne s’agirait-il plus d’un fantasme paranoïaque ? ou complotiste ?). Elle a permis aussi de rappeler (en la relativisant) le rôle de la traite inter-africaine. Elle a mis aussi en évidence les nouvelles stratégies d’attaques fondées sur des dénonciations souvent calomnieuses, une lecture - volontairement ? - approximative et erronées des propos, certains raccourcis, d’autres remixés, la plupart simplifiés jusqu’au simplisme pour leur faire dire ce qu’on a présupposé vouloir entendre, l’inquisition, l’approximation, le mensonge, le déferlement d’avis et commentaires haineux, d’insultes via les réseaux sociaux - ce qu’en 2005 la presse dénonçait encore comme des « méthodes de voyous »   - le tout afin de discréditer le travail rigoureux au nom de l’émotion suscité par un mouvement public. 


Aujourd’hui, il est important d’appréhender cette polémique comme un fait historique, au regard du contexte politique marqué par l’essor du Front national et la question identitaire posée sous la présidence Sarkozy mettant en concurrence les mémoires et les victimes (ou plutôt leurs descendants, victimes par procuration - il serait à cet égard intéressant d’analyser pourquoi plusieurs générations après l’abolition de l’esclavages, de contemporains se perçoivent voire se conçoivent comme victimes et ce que cela signifie d’eux-mêmes, de la manière dont ils se perçoivent au regard de la société présente).  Elle est enfin et surtout révélatrice de la place de plus en plus prépondérante de la mémoire - qui implique un rapport au présent - en opposition à l’histoire. 


A cet égard, on peut vraiment parler de révolution, dans la mesure où il s’agit d’une véritable torsion et d’un renversement (d’une inversion ?) de point de vue. Comme si l’histoire devait cesser d’être abordée par rapport au passé (contextualisé) mais toujours désormais revendiquée au présent (par rapport à l’actualité) - nouveau point de repère - et même plutôt par rapport à soi, à l’ego, nouveau centre gravitationnel autour duquel tout tourne. Par ailleurs, les attaques contre Olivier Pétré-Grenouilleau montrent une exigence de changement de point de vue non seulement en fonction des impératifs du temps présent - ce qu’avait fait l’historien en appréhendant la traite négrière dans son ensemble et non juste celle développée par les Occidentaux - mais plus en fonction des groupes de pression qui exige cette révision et de leurs intérêts. L’histoire doit-elle devenir une référence voire un instrument de communication  ? doit-elle redevenir une justification idéologique ? Une manière non plus de servir de l’histoire mais de mettre l’histoire à son service ? 


L'Apollon du Belvédère à Rome ou comment l'image a servi de vision
(comment on a interprété l'Antiquité en mettant sa représentation en représentation)


Cancel 7: les Grecs étaient-ils racistes parce que leurs statues sont blanches ? 


La dernière controverse en date affirmant que l’étude de l’antiquité rendrait la société occidentale plus raciste - serait à l’origine de son racisme - est assez révélatrice du danger qui existe à vouloir tout percevoir du point de vue contemporain - c’est à dire à refuser à se placer dans la peau de l’autre, à lire son époque en fonction du contexte de cette époque (et non de la nôtre). Ainsi selon des chercheurs américains et canadiens, l’enseignement de l’antiquité greco-romaine favoriseraient la « domination blanche ». «Loin d’être extérieure à l’étude de l’Antiquité, la production de la blanchité réside dans les entrailles même des Classics  (nom donné à l’étude de l’histoire et des langues anciennes associées aux États-unis) » affirme Dan-el Padilla Peralta, professeur d’histoire romaine à Princeton. Johanna Hanink, professeure associé de lettres classiques à l’université de Brown, voit dans sa discipline « un produit et un complice de la suprématie blanche ». Tous deux accusent les sociétés antiques grecque et romaine d’avoir posé les jalons du racisme, du colonialisme et de la « domination blanche ».  Les chercheurs s’interrogent sur leur responsabilité concernant les réappropriations politiques qui ont été faites de l’antiquité gréco-romaine jusqu’à aujourd’hui, par l’extrême droite, les suprémacistes, fascistes ou nazis (dans un contexte de tension électorale liée à la campagne pour les présidentielles aux Etats-Unis en 2020). Ils remettent en cause leur enseignement voire ils préconisent de cesser d’étudier l’histoire et les cultures antiques. Comme si pour régler le problème, il suffisait de dire que l’Antiquité n’avait jamais existé. de l’occulter. De la censurer. De la nier. De l’anéantir (d’en faire du néant). Fin juin 2021, l’Université de Princeton a déjà décidé que le grec et le latin ne seraient plus obligatoires en lettres classiques… C’est un peu comme si en France on ne rendait plus obligatoire de connaître l’allemand dans les départements de langues germaniques, parce que c’était la langue des Nazis, ou encore qu’on interdisait d’étudier Luther ou Goethe parce que les Nazis avaient parlé allemand (il faudrait ne pas confondre le fait de parler allemand et d’être Allemand).


Pour légitimer leur point de vue (leur perception personnelle), les chercheurs américains mettent en avant que l’antiquité greco-romaine était une société esclavagistes et (donc) raciste. D’ailleurs elle a été récupérée et prise comme modèle par les régimes totalitaires, en particulier par le fascisme et l’extrême droite. Il serait également honnête de rappeler que la révolution de la modernité à la Renaissance, l’humanisme, se fonde sur l’étude de l’Antiquité, perçu comme un âge d’or de liberté de penser (en opposition au sectarisme chrétien). La Révolution française, au prolongement des Lumières, en fit une référence clé (cf. le néo-classicisme). Sparte en particulier - enfin, la Sparte de Plutarque - a été une source d’inspiration privilégiée, symbole d’harmonie sociale (mais à quel prix), de formation des esprits (d’embrigadement) et de patriotisme (à Athènes aussi les soldats étaient des citoyens). Enfin, l’Antiquité n’a pas été seulement récupérée par l’extrême-droite mais par le communisme étatique aussi (le Stalinisme), en particulier dans le domaine des arts. 


A noter qu’au début, les mouvements fascistes et nazis avaient préféré jouer la carte de la rupture et de la modernité, en associant leur idéologie respective avec les avant-garde artistiques de l’époque, le futurisme pour les fascistes et l’expressionnisme pour les Nazis. Mais ces deux courants ayant été jugés trop élitistes, trop « abstraits et abscons »,  le néo-clacissisme, plus réaliste,  plus publicitairement lisible, fut finalement promu comme art officiel. 


Les 300 ou comment les Américains (et les chercheurs des Classics)  se représentent  l'Antiquité à travers le fantasme et la lecture idéologique qu'en a faits le cinéma hollywoodien.


A noter aussi que les Américains ont largement fait la promotion de leur vision de l’Antiquité, dans les péplums produits par l’industrie cinématographique hollywoodienne, ce au début du cinema muet puis dès le début de la Guerre Froide, dans les années 1950-1960. Cette représentation de l’Antiquité est une pure fantasmagorie américaine. L’Antique n’est qu’un vecteur, un moyen de mettre en scène leur contemporain. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer que ce genre se développe parallèlement avec celui des films de science-fiction mettant en scène le risque d’une invasion extra-terrestre (communiste). Dans les années 2000, on retrouve ce même phénomène (Cf. Gladiator en 2000, La Guerre des mondes en 2005). En 2006, le film 300 réalisé par Zack Snyder et tiré du roman graphique de Frank Miller et Lynn Varley met en scène tous les clichés et les stéréotypes américains représentant selon eux l’Antiquité. Les soldats spartiates combattant aux Thermopyles pour repousser l’invasion perse sont représentés comme des super héros, des super men, des Hercule… métaphore (et métamorphose) des soldats américains envoyés en Irak… Le film célèbre le culte du virilisme,  celui des hommes comme des femmes, et le manichéisme le plus extrême, aussi bien du côté des gentils que des méchants. Il serait dangereux de prendre ce jeu video filmé pour une image juste et réelle de ce que fut la guerre entre la Grèce et les Perses, et plus encore de ce que fut réellement l’Antiquité.


Bande annonce / Trailer des 300

De même, ce n’est pas parce que l’Antiquité gréco-romaine - ou plutôt l’idée qu’on s’est faite alors de cette « civilisation » - a servi, deux mille ans plus tard, effectivement, de modèle aux régimes totalitaires que l’Antiquité doit être considérée comme fasciste, nazie, communiste, suprémaciste, « creuset du racisme et le vecteur colonialiste de la domination blanche ». C’est aussi intelligent que de condamner la révolution néolithique au prétexte qu’elle serait à l’origine et donc responsable de la pollution et de la surexploitation des ressources perpétrées par une industrie agro-alimentaire et qu’on demandait d’interdire l’étude de cette préhistoire parce qu’elle seraient aux racines de l’élevage en batterie.  


En revanche, étudier pourquoi les idéologies totalitaires se sont appropriées les référence antiques, qu’est-ce que ce retour à l’antique fantasmé dit de notre contemporain est très intéressant (Cf. Roma aeterna : l’Antiquité romaine et l’extrême droite française de Gwladys Bernard,   les Cahiers  de la Méditerranée de 2017 consacré à  « La culture fasciste entre latinité et méditerranéité (1880-1940)» ou encore l’émission de France culture « Les nazis et le pillage des civilisations passées »). Ce serait d’autant plus pertinent que cette récupération est souvent sélective. Par exemple,  si les militants contre la discrimination de l’homosexualité ont mis en avant la grande tolérance en matière de moeurs dans l’Antiquité (même s’ils l’ont souvent fantasmé), l’extrême droite a toujours pris soin d’omettre systématiquement cette référence jugée selon elle « contre-nature » (du point de vue judéo-chrétien). Si les Nazis ont considéré leur vision de la Rome impériale comme un modèle, ils méprisaient les Italiens trop méditerranéens et pas assez aryens à leurs goûts… Il serait également pertinent de s’interroger, à la manière de Derrida, sur la manière dont les personnes de l’Antiquité auraient perçu et considéré cette récupération, mais bon, cela implique de se mettre à la place de l’Autre, cela exige de l’étudier de la manière la plus honnête possible,  ce qui n’est pas facile, en plus cela requiert effort et intelligence, alors…


Il est par ailleurs injuste de mettre toutes les antiquités dans le même sac comme le font les « chercheurs » américains à l’origine de la polémique. C’est un peu comme appréhender toute la période marquée par le christianisme - disons entre le IIIe siècle et le XVIIIe-XIXe siècle après Jésus-Christ comme un tout homogène… en veillant de ne prendre en considération que ce qui sert votre thèse  et en prenant soin d’occulter tout ce qui la contredit… Mais non, la Grèce archaïque n’a pas grand chose à voir avec la Grèce classique ou hellénistique, tous les régimes politiques grecs ne suivent pas le modèle spartiate (en témoigne la démocratie athénienne). Le monde Grec du Ve siècle avant Jésus-Christ est très différent de la Rome impériale, elle même très singulière  selon qu’on se place au Ier, IIe IV ou Ve siècle après Jésus-Christ… 


Cette confusion, ce mélange des genres et des époques, est propre aux études américaines des classics. Elles regroupent dans un même département les disciplines qui, dans les universités européennes, font l’objet de recherches distinctes et plus spécialisées (histoire et archéologie ancienne, lettres classiques et philologie). Cette interdisciplinarité serait encore plus intéressante si elle intégrait plus de disciplines (philosophie, psychanalyse, anthropologie, arts) et démultipliaient les points de vue d’analyse et leurs mises en perspective (ce qui a été fait en France grâce à l’anthropologie historique de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et consorts). Le problème est qu’aux Etats-Unis et Canada, les classics ne concernent que la civilisation gréco-romaine. 


Les chercheurs américains ont dénoncé cet excès de focalisation. Elle justifierait selon eux leur dénonciation de la domination blanche véhiculée par l’enseignement des Classics. En réalité, elle est juste de leur fait. Et il n'est pas très honnête de leur part de chercher à interdire les études sur l'Antiquité parce qu'ils se sont montrés incapables d'en ouvrir le champ. Il serait encore plus malhonnête de leur part d'instrumentaliser la cancel culture pour justifier la fin de l'enseignement du Grec et du Latin en dissimulant la réalité d'une carence du nombre d'élèves désireux de poursuivre dans cette voie (et qui s'explique par le fait que le Grec et le Latin sont de moins en moins enseignés dans le circuit scolaire pré-universitaires). Un peu comme si les universitaires américains voulaient se saborder en s'en lavant les mains, alors qu'il existe déjà un trou béant dans la coque du navire qui est en train de sombrer... Et ce trou - cette tombe - c'est eux qui l'ont fait. De plus, la mise à mort des classics apparaît comme une forme de culturicide, une volonté délibérée de tuer, de supprimer, d'éradiquer une culture. Le pire ce serait que les dits chercheurs reproduiraient ce que les colonisateurs ont fait (on songe aux massacre des enfants amérindiens par les institutions religieuses du Canada comme en témoignent les récentes découvertes de charniers) et avant eux ce que les premiers chrétiens avaient déjà fait en cherchant à tuer dans l'oeuf les fondements de la culture antique (on se rappelle la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie par les Chrétiens d'Egypte).  On repère effet une certaine forme de fanatisme dans ce militantisme exacerbé. 


Les chercheurs devraient plutôt lutter contre toutes ces dénonciations, car la montée en puissance de la violence contemporaine (cf. la banalisation des massacres, qui font écho, il est vrai, à ceux en vogue pratiqués dans les jeux videos et dans les campagnes de dénigrement en ligne via les réseaux sociaux) correspond étrangement à la fin programmée de l'enseignement de l'humanisme et des humanités (y compris au sein des "élites" - ce qui peut expliquer leur défaut de vision politique, leur incapacité crasse à mettre les situations en perspective - d'où, a contrario, aussi le bol d'air que peut la présidence américaine de Joe Biden qui semble encore posséder et être possédé par ce vieux fond culturel). Celle-ci pourrait aussi expliquer notre rapport de plus problématique à l'histoire... Car remettre en cause voire supprimer l'enseignement du Grec, du Latin et de l'Antiquité, c'est autoriser l'abolition et la négation de l'Histoire, science qui fut créée en Grèce antique... avec la philosophie, la physique et la démocratie... En fait, si on peut douter de l'histoire - s'il faut douter de l'histoire - en remettre en cause l'existence c'est aussi remettre en cause celle de la démocratie (les luttes pour la promotions et la défense de la démocratie se sont toujours fondées sur l'Histoire).     


Si comme en Europe et en France, les départements des Antiquités américaines intégraient l’étude des civilisations perse, phénicienne, hittite, carthaginoise ou égyptienne, chacune en elle-même et les unes au regard des autres, la question ne se poserait pas et surtout la controverse n’aurait pas lieu d’être. Car en vérité, je le répète, ces chercheurs américains sont les seuls responsables de ce qu’ils dénoncent. On ne peut condamner un pseudo manque d’ouverture d’esprit de l’Antiquité ni regretter son absence de diversité parce qu’on en manque soi-même quand on étudie sa civilisation de manière exclusive et non inclusive. 




Une des Suppliantes dans la mise en scène à la Sorbonne en 2019 (à noter que le choix de la photographie par la presse tend à induire une lecture qui n'est pas celle de la réalité).







Ces autres photographies permettent de rendre compte de manière plus juste et plus honnête de la mise en scène de la pièce d'Eschyle, qui s'inscrit dans une tradition (et un fantasme) des représentations antiques. Mais on est loin du Blackface... Jusqu'à temps doit on laisser l'inculture (générale) et le manque de connaissance légitimer la censure (Cf. ce qui se passe aussi sur FaceBook ou Youtube) ? 


En fait, c’est souvent l’inculture des militants qui explique leur perception erronée de la culture antique (je préfère y voir de l'inculture que de la mauvaise foi, car ce serait alors une preuve de leur malhonnêteté et de leur malveillance - même si l'inculte ne justifie ni ne légitime rien) . L’Affaire dite « des Suppliantes » en 2019 en est symptomatique. La polémique est survenue suite à une représentation à la Sorbonne de la pièce d’Eschyle, auteur dramatique antique,  mise en scène dans laquelle les actrices « blanches » étaient grimées en femmes « noires ». La pièce (non seulement la mise en scène mais le texte lui-même, confusion et simplisme oblige) est accusée d’être racialiste par les « réseaux sociaux » qui exigent son interdiction et sa condamnation publique. Les uns dénoncent l’héritage colonialiste, d’autres l’hétérocentrisme, d’autres le masculinisme patriarcal et d’une manière générale le racialisme de la société française dans son ensemble… En fait, la pièce d’Eschyle raconte le récit de la fuite d’Egypte des Danaïdes, portant des masques noirs, qui supplient le roi d’Argos de leur accorder refuge pour échapper à un mariage avec les fils d’Egyptos. 


En réalité, si les actrices se sont grimées le visage en noir ce n’est pas en référence au Blackface (forme théâtrale américaine pratiquée dans les minstrel shows dans lesquels les comédiens blancs caricaturaient des personnes noires de manière stéréotypées et raciste) mais à l’ouvrage de Martin Bernal, Black Athena, publié en 1987, dans lequel il démontre l’ampleur des influences sémitiques et égyptiennes - voire africaines, via l’Egypte - dans la Grèce archaïque contre la vision unilatérale indo-européaniste inventée au XIXe siècle. Il montre également comment les Grecs de l’antiquité ont eu conscience des origines cosmopolites de leur propre civilisation (Cf. « Black Athena comes of age. Toward a constructive re-assessment », in Revue des Etudes Anciennes, Université de Bordeaux Montagne).  Il s’agit d’un ouvrage d’autant plus important qu’il permet de restaurer le monde grec tel qu’il a existé en réalité, et non interprété par souci de récupération. D’une certaine manière, les actrices grimées rendent hommage à la Black Athena, à l’opposé de toute la controverse que la mise en scène a suscité, de manière ignoble et virulente. Le pire est que le contre-sens a été délibéré, instrumentalisé à des fins idéologiques, par rapport à des intérêts particuliers, de manière malhonnête ou dis-honnête, ou par inculture. Cette absence (carence) de culture peut-être un prétexte, elle n’est en rien une excuse.


Suite à cette « Affaire », qu’il convient de contextualiser au regard des mouvements Black Lives Matter aux Etats-Unis, les débats concernant un présupposé « racisme » antique ont été relancés. 


Certains ont dit que les Grecs et les Romains avaient promu la blanchité au prétexte que les statues antiques étaient « blanches » !  tout cela parce qu’ils ignoraient qu’elles étaient en réalité toute sauf blanches, soit qu’elles étaient peintes soit dorées, soit peintes et dorées ! Il serait bon qu’ils lisent l’essai de Philippe Jockey Le mythe de la Grèce blanche, Histoire d’un rêve occidental, publié chez Belin, Paris en 2015. Comme quoi les discours de haine sont toujours le fait d’un manque d’intelligence (de bonne volonté) et de culture (d’effort). 


© Sylvain Desmille


D’autres ont affirmé que le colonialisme occidental trouvaient ces racines dans l’essor des colonies grecques au VIIIe-VIe siècle avant Jésus Christ - en prenant soin de passer sous silence le colonialisme non occidental, islamique en particulier à partir du VIIe siècle après Jésus-Christ…  En fait, il serait profitable d’étudier ce colonialisme grec,  assez inclusif (au regard des mythes fondateur du moins), en tout cas la colonisation grecque très différente du colonialisme occidental.


Enfin, le racisme est une idéologie moderne. Peut-être (sans doute) existait-il dans l’Antiquité (les Egyptiens tuaient les enfants roux et les Nubiens rejetaient les albinos). Toutefois, il n’était pas conceptualisé en tant que tel (il faut d’ailleurs ne pas confondre xénophobie - la haine de l’étranger, de l’ennemi, des habitants de la cité voisine - et racisme). Les Grecs pensaient le monde (leur rapport au monde) en fonction des concepts d'étranger et d'étrangeté, de différence et d'altérité, pas du tout en fonction des races, notion moderne qui s'impose au fur et à mesure que le monde s'ouvre et qu'il se globalise (d'abord avec les "Grandes découvertes" puis avec la colonisation). Le monde antique est plus un monde fermé sur lui-même, plus sédentaire que nomade. Le critère de territorialité est fondamental. Par exemple, les Grecs se déterminaient en fonction de leur appartenance à leur cité d’origine, qui déterminait leur citoyenneté. Qualifier quelqu’un de métèque n’était pas une injure mais un statut juridique (l'équivalent contemporain du citoyen européen travaillant et vivant dans un autre pays de l'Union européenne ou aux Etats-Unis d'un ressortissant étranger à qui fut donné une Green Card). Le philosophe Aristote fut l’un des métèques les plus célèbre d’Athènes. Un citoyen Athénien était un métèque à Thèbes. Sur les vases, les hommes étaient représentés avec la peau foncée et les femmes avec la peau claire. Il s’agit d’une distinction de genre et non de race (ou alors il faudrait dire que les femmes seraient racistes parce qu’elles sont blanches - ce qui serait une ineptie totale). L’esclavage antique n’a jamais concerné telle ou telle race en particulier. A Rome, l’attribution de la citoyenneté  n’a jamais été conditionnée à la couleur de la peau. Comme le rappelle Léopold Sédar Senghor: « Les Grecs, en général, employaient, au singulier, le mot Aethiops, «au visage brûlé», pour désigner le Noir – ou un mot voisin de la même racine. Les Romains, eux, n’employaient pas le mot niger, qui était adjectif, mais préféraient utiliser, selon leur origine, les mots Afer, « Africain », et Indus, « Indien », pour désigner le Noir. Cependant, il leur arrivait d’employer ce dernier mot, notamment en poésie et pour des raisons prosodiques, pour désigner les Négro-Africains, à qui ils avaient surtout affaire, comme de reprendre, tout simplement, le mot grec Aithiopes, « Ethiopiens ». (Cf . « Les Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne », in Revue des Deux Mondes).


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Critiquer, déconstruire est une démarche constructive en tant que force de dialogue, de questionnement, d’ouverture d’esprit. Appréhender l’histoire au regard du présent peut ouvrir de nouvelles perspectives. En revanche, contraindre l’histoire au présent, la soumettre aux exigences et impératifs idéologiques de l’actualité, la réduire à l’actualité, l’instrumentaliser  n’est pas honnête. Elle peut s’entendre dans une logique de contestation révolutionnaire. Il en irait du déboulonnage des veilles statues comme d’une volonté d’accélérer le remplacement des élites en place et des idées jugées éculées, de privilégier le comportement à la pensée, l’opinion à la réflexion, le démocratisme à la démocratie.  Et telle est peut-être l’enjeu de la cancel culture. Non pas faire évoluer mais révolutionner, non pas changer mais abattre, non pas donner à entendre mais faire taire, non pas apprendre mais désapprendre, non pas libérer l’expression mais censurer. Non pas préparer le monde à son changement, mais provoquer le changement du monde. L’essor des réseaux sociaux, comme vecteur de communication mais aussi comme mode de penser (manière de penser et de se penser) fut sans doute l’une des principales causes - et  la cause principale - de cette rupture / révolution. La cancel culture apparaît comme la conséquence et le prolongement de la politique de censure et de contrôle que les réseaux imposent depuis quelques temps. Il ne s’agit pas tant de « politiquement correcte » qu’une d’une néo-bien pensance, dans laquelle les règles, les diktats de la sociabilité prime sur le social et où l'inculture générale légitime toutes les interdictions. Il s’agit d’un changement majeur de paradigme. Toute la question est de savoir si cette révolution est juste une révolution (un changement et un remplacement des élites en place - "le mâle blanc hétéro-patriarcal) ou s’il s’agit d’un processus de transformations fondamentales (ou d’adaptations liées aux conséquences des bouleversements climatiques désormais inéluctables), semblable à celui du néolithique qui lui avait été rendu possible grâce à un changement climatique bénéfique. Est-on en passe d'assister à une contre-révolution néolithique ? monde dans lequel les êtres humains avaient pris le contrôle de leur environnement (alors que dans le monde paléolithique ils devaient s'adapter en permanence à un environnement hostile) ? Est-on en train de mixer révolution néolithique et paléolithique  ? 


En tout cas la volonté manifeste de couper notre lien ombilical à l'histoire, le mépris de plus en plus affiché envers les références culturelles (perçues comme un mépris social des élites), et plus encore le refus de fournir le moindre effort pour les mémoriser  (on laisse cela à google et wikipédia, mémoire encyclopédique de substitution, encore faut-il savoir quoi chercher...), le désir de nier des pans entiers de l'histoire (de les obliger à se taire) au lieu de les analyser, attitude qui renvoie à notre refus de penser l'Autre, d'appréhender l'Autre (au risque de promouvoir un fascisme de l'égoïsme, d'ailleurs la relative indifférence, voire le dédain dont on a rendu compte de la responsabilité de la France dans le génocide Rwandais, le fait qu'il est encore - et de plus en plus - problématique d'aborder la Shoah dans l'enseignement français et allemand, l'oubli du génocide  par les Serbes dans les années 1990 est assez révélateur de la tendance qui est en train de s'affirmer...), tout cela témoigne d'un changement de fond. Va-t-on le laisser-faire, le laisser-agir afin qu'il s'impose comme un processus de transformation radicale ? Il ne s'agit plus d'une question droite-gauche, ni entre extrémistes et/ou fascisme de droite, de gauche et religieux d'une part et d'autre part démocrates (qui respectent le processus démocratique de délégation et de représentation, de représentativité et de majorité), ni entre égoïstes (ultra libéraux, gauchistes, populistes) et altruistes (humanistes et  "encore de gauche" voire parfois socio-démocrates). Il ne s'agit pas d'une question d'identité ni de civilisation. Ni sociale ni sociétale, ni de lutte des classes ni de lutte des peuples. Il s'agit juste d'une question d'honnêteté, de souci de l'autre et du bien commun. Car le process de la Cancel Culture est de substituer aux oppositions idéologiques du XXe siècle (fondées sur la lutte des classes mais aussi - donc - une représentation du collectif) de nouvelles oppositions visant juste à opposer les uns aux autres (et à dire vrai peut importe l'autre, il suffit juste de le désigner, de le dénoncer) en vue d'annihiler l'autre, que l'autre soit un objet-sujet de haine ou même pas.  Et tel est bien l'enjeu posé par la Cancel culture.  Il s'agit désormais d'une question portant sur la notion même d'humanité. Quelle humanité voulons nous faire advenir ? Quelle humanité voulons-nous voir survivre à notre humanité ?


En 2021, le gouvernement britannique a annoncé des mesures pour « garantir la liberté d’expression » dans les universités et tempérer les effets de la « cancel culture ». Le projet de loi a pour but d'éviter que des universitaires ne perdent leur emploi pour avoir exprimé des positions controversées, mais aussi d'empêcher que les pressions étudiantes ne conduisent à l'annulation de certains orateurs invités à des conférences. 


Bienvenue dans le monde de demain.


Sylvain Desmille ©



J'ai développé certaines des problématiques de  cette conclusion dans l'article de ce blog consacré à Paris 90'-2000, si cela vous dit de poursuivre et d'approfondir... 

SD.





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