ELON MUSK -TWITTER : LE RETOUR DU TEMPS DES PRINCIPAUTÉS par SYLVAIN DESMILLE©

 




Une principauté désigne un territoire - réel, formel et désormais virtuel (plus ou moins important sur l'internet en fonction du nombres de comptes référencés et du flux de données échangées) gouverné par un monarque ayant le titre de Prince (du latin princeps, " le premier"), libre d'exercer sa souveraineté comme il l'entend. Au Moyen-âge, en France, le temps des principautés marque l'apogée du féodalisme, autour de l'an mille et pendant les siècles suivants. C'est l'ère des Grands Seigneurs qui s'étant émancipés du pouvoir royal cherchent à le limiter et à l'affaiblir. Chacun fixe en son territoire sa loi, sa justice, son économie, ses exigences et ses désirs - un peu à la manière d'un Sur-moi. Le monde des réseaux sociaux rappelle cette ère des états parcellaires, rivaux entre eux mais solidaires contre toute régulation régalienne, fédérale, extérieure, internationale, commune. C'est ce que semble clairement révéler l'analyse des polémiques "Twitter-Musk". L'opposition du nouveau big boss big data de Twitter qui refuse les liens vers d'autres plateformes concurrente, visant de facto Mark Elliot Zuckerberg, le prince de Facebook-Instagram  évoque aussi les guerres pour le principat de l'Empire romain entre Jules César et Cnaeus Pompée puis entre Marc Antoine et Octave, ou encore la guerre des princes au Moyen-Age. Ces nouveaux potentats de l'internet diffèrent de Steve Jobs - l'un des trois fondateurs d'Apple - ou de Bille Gates (pour Microsoft) dans la mesure où leur firme respective a mis au point des système d'exploitations et des logiciels leur permettant d'avoir un contrôle quasi absolu certes mais ils n'ont pas exercé leur pouvoir en édictant leurs propres lois, codes, morales... Ils se sont comportés en "patrons" et non en princes. Or le temps des principautés au Moyen-âge correspond à une contestation du pouvoir central (royal), même si chaque prince agit en vertu de son pouvoir absolu sur un territoire qu’il ne cesse de vouloir agrandir, par la compétition, la guerre et le conflit. Rapporté à notre société, ce processus s’exprime par la contestation du pouvoir central, politique, démocratique (fondé sur la représentativité et non la représentation), des élites qui y sont liées, de l’idée même de République (du latin Res Publica,  « la chose public » c’est-à-dire la collectivité - et non le collectif). Il a été rendu possible par la privation de la chose publique dès les années 1980, passage du politique à l’économique suite à la dérégularisation néo-libérale. En témoigne aussi a contrario la démultiplication des régimes ultra-autoritaires, en Russie, Turquie, Iran, Chine, et presque aux États-Unis, et de la mise au pas des Princes apparatchiks et  oligarques (mais la dictature est-elle la seule solution pour lutter contre les nouveaux princes ? Ne peut-on espérer passer que du pire au pire ? La  civilisation des ego a-t-elle vraiment eu raison de la République ? du bien commun à une époque où le changement climatique semble irréversible ? ).  La gé-guerre des étoiles entre les milliardaires Elon Musk (projet Space X), Jeff Bezos (projet Blue Origin) et  Richard Branson (projet Virgin Galactic), n’est pas juste une question de savoir qui a la plus grosse ou qui sera le plus précoce à s’envoyer en l’air.  Les vols spatiaux commerciaux et touristiques (enjeu économique) ou la création de stations orbitales sont en soi symboliques de la concurrence avec les politiques spatiales étatiques. La volonté d'un Mark Elliot Zuckerberg de transformer Facebook en un véritable monde parallèle virtuel, avec sa propre (crypto)monnaie, ses propres règles, et sur lequel il pourrait régner comme un Dieu-Roi, figure des premières sociétés protohistorique (égyptienne, akkadienne…) constituerait-il une étape supplémentaire dans l'émergence de nouvelles entités politiques transnationales et transréelles ? 

Ce texte reprend et complète "l'après propos" du livre Esprit d'Italie 2, écrit au moment des polémiques qui ont suivi l'achat par Elon Musk du réseau social Twitter. SD


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Les suites à l'achat de Twitter par Elon Musk ont plusieurs fois défrayé la chronique de cette fin d'année 2022. Ce fut d’abord la violence avec laquelle, il a licencié la majorité des employés - bannis du jour au lendemain, parfois dans l’heure ou en une minute, comme sur le réseau social désormais impossible d’accès. Puis, ce fut la redéfinition de leurs conditions de travail proche d’une nouvelle forme d’esclavagisme (journée des quatorze, seize, dix-huit heures, transformation de bureaux en dortoir…). Et enfin, ce furent les polémiques en cascades suscitées d’abord par l’instauration de comptes payants mais sans contrôle des noms de domaines, puis par l’appel au vote de Musk pour les Républicains lors des élections dites de mi-mandats - un peu comme si le Pape appelait l’ensemble de la communauté des chrétiens à voter pour un tel ou un tel -puis par la fermeture des comptes de journalistes, souvent pour des raisons fallacieuses (nombreux étaient ceux à n’avoir jamais indiqué la position en temps réel du/des jet.s d’Elon Musk à la différence du compte @ElonJet ) et enfin par la suppression de chaque tweet contenant un lien vers une autre publication sur Facebook, Instagram ou encore des plateformes concurrentes telles que Mastodon, Tribel, Nostr… Il s’agit là d’une véritable atteinte portée à la liberté d’expression, attaques dont les Nations Unies et l’Union européennes se sont même « inquiétées ». 


Pour contrecarrer ces critiques, Elon Musk a soumis son maintien à la tête de Twitter aux votes des membres du réseau social. Un bon moyen de savoir ceux qui sont pour ou contre lui - et interdire leur compte à terme ? Mais il ne s’agit que d’un vote d’avis, sans aucune légitimité. D’abord parce que l’identité des possesseurs de chaque compte n’est pas vérifiée - nombreux sont « anonymes » dissimulés derrière des pseudos. Ensuite parce qu’une personne ayant plusieurs comptes peut voter plusieurs fois, et non une seule fois comme ce doit être la règle dans une démocratie. D’autant qu’Elon Musk peut aussi créer une multitude de comptes pour contrôler le résultat final… On alors, dans la mesure où il n’y a aucun contrôle, en cas de défaite, il pourra invoquer que les résultats ont été influencés et faussés par le vote de bots (contraction par aphérèse de « robots » qui désigne un agent logiciel automatique programmé pour effectuer certaines tâches et qui interagit avec un serveur informatique, par exemple pour répondre à vos questions en donnant l’impression que vous dialoguez avec quelqu’un). 


Principat 1: chacun au lieu de tous ? (la question du démocratisme) 


En fait cet appel est plus une manifestation du démocratisme que de la démocratie. En démocratie, le vote se détermine en fonction d’un programme, c’est-à-dire d’un ensembles de propositions visant à maintenir ou changer la structure - on dit aujourd’hui de système (pour le Système). Le vote implique un choix personnel mais dont la finalité est d’avoir des conséquences et des répercussions pour tous. Le vote est (devrait être) le fruit d’une réflexion individuelle sur le collectif (promue dès l’école). Le démocratisme tend à confondre le vote avec l’avis et à remplacer la démonstration raisonnée, la prise de conscience personnelle et objective1, l’analyse des programmes, par une opinion souvent sous l’influence des émotions ou de partis pris a priori (idéologiques) ou du contexte immédiat. Le démocratisme encourage le vote conjoncturel, en l’état, sans prendre de distance, toujours sur le fait - comme dans un sondage à l’instant T. Il privilégie le court terme voire le non terme, le moment - souvent sans tenir compte du contexte général ni mettre en perspective la situation. D’ailleurs, il veut toujours connaître les résultats sur l’instant, dans leur instanténéïté (même si ce temps réel est un temps virtuel, en instance et en perpétuelle transformation), quitte à revoter pour les faire changer en direct. Le démocratisme refuse le complexe, la complexité, le paradoxe. Il considère l’instinctif comme plus juste - gage de sa bonne foi - car viscéral, naturel2, non manipulable par le discours - les beaux discours (d'où la critique du discours politique assimilé à la langue de bois et désormais inaudible par principe, et d'une manière générale du long, du démonstratif, du subtil, du style (on n'imagine pas une phrase de Proust convertie en un tweet ou résumé, cristallisé dans une punch line - et d'ailleurs on ne retient des discours "qu'une petite phrase") - ce raccourcissement de tout correspond d'ailleurs à l'avènement de la pensée tweet, à la réduction accélérée des capacités de concentration intellectuelle (lecture/écriture)  et à la culture de l'efficacité promue par les entreprises, les sites de rencontres et les systèmes éducatifs ("plus de temps à perdre", "il faut aller à l'essentiel"). Le démocratisme préfère la facilité - oui / non, pouce levé / pouce baissé, j’aime / j’aime pas - à l’effort, et l’avis tranché à la subtilité. 


Le désaveu  du régime démocratique qui s'exprime par la baisse des taux de participation surtout chez les plus jeunes électeurs fait écho à la montée en puissance du démocratisme encouragé et valorisé d'abord par la télé-réalité puis les réseaux dit sociaux. Il s'agit moins d'une question de génération que d'éducation politique. Le mandat d'un Donald Trump à la présidence de États-Unis illustre bien ce que fut ce nouveau type de gouvernement du tweet, de la réaction en fonction du taux d'audience en direct, de la punch line, de la provocation et du mensonge, du machisme (de l'épreuve de force physique), du troll et du trolling, du show. Et c'est bien parce qu'il a cherché à imposer le démocratisme comme nouveau mode de gouvernement que Donald Trump a systématiquement rejeté le verdict des urnes qui lui était défavorable, contesté l'élection, allant peut-être3 jusqu'à convaincre son opinion publique - ses partisans - de prendre d'assaut le Capitole, symbole du pouvoir et du régime démocratique.  La contestation du principe majoritaire et de représentation est en effet au coeur du démocratisme. Seul le vote personnel importe. Chacun - la communauté, le groupe - prime sur tous (l’ensemble, la collectivité, le bien commun), dans la mesure où chacun ne se reconnaît, ne s'identifie qu'au Même (aux autres mêmes, qui sont, qui pensent, qui agissent, qui ressentent tout comme eux4).  Le collectif ne représente plus l'ensemble, le tout disparate mais l'entre-soi. Le point de perspective est interne, pas extérieur.   



Donal Trump: du régime démocratique à l'avènement du démocratisme ? 

En fait, Trump a considéré que son opinion publique, ceux qui le soutenaient, représentaient l'ensemble des électeurs américains. Il a agi comme un prince en son royaume, soutenu lors des dernières élections de mi-mandat par Elon Musk, son double mimétique sur les réseaux sociaux ?  C'est particulièrement frappant dans ses meetings de campagne. Il cultive le sens du mépris, l'invective, privilégie le ressentiment à la proposition (toujours simpliste, efficace). Il s'adresse à ses partisans comme s'il s'agissait de convertis, de croyants. Le discours n'est pas politique mais religieux. Et les Pro-Trump cherchent d'ailleurs soit à convertir leurs adversaires - comme Monsieur Smith dans Matrix - soit à les brûler (symboliquement) en place publique car jugés comme hérétiques et condamnés comme sorcières.  Leur (im)posture est à sa propre logique. Dans le démocratisme, l'Autre, parce qu'il est perçu comme un Ennemi, un opposant (et non un adversaire), n'existe pas dans la mesure où il ne participe pas à la communauté. Il doit même être nié et non représenté car perçu comme non présentable. Ce pourquoi Donal Trump s'est toujours adressé à son public et non à l'ensemble des Américains, car pour lui seuls ses électeurs et eux seuls lui garantissaient la victoire à l'élection. 


Cette logique communautaire, de meute, est également celle des "groupes de discussion" des réseaux sociaux, le but étant pour un groupe déterminé de contrôler l'ensemble de la discussion en éliminant tous ceux qui ne "pensent" pas comme eux, à leur image et à la ressemblance, à leur identité, y compris par la violence et le lynchage médiatique (le propre des iconolâtres est d'être des iconoclastes: les réseaux sociaux étant des espaces médiatiques, il convient en priorité d'abattre les statues, de briser les Images, les Icônes, en s'attaquant à leur réputation  par la rumeur et le mensonge, l'insulte et la menace, une mise à mort médiatique qui n'est pas que symbolique - cette dimension rappelle l'intolérance religieuse chrétienne surtout au IVe siècle puis musulmane dès le VIIe siècle). On perçoit ce process à la lecture des commentaires surtout dans les médias idéologisés: au moment de la publication du rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l'Église de France, les ultra-catholiques ont oeuvré pour contester la réalité; idem pour tous les groupes anti-masque anti-vaccination lors de la pandémie de COVID-19; idem pour certains groupes dits woke extrémistes ou certains groupes féministes radicaux (anti-hommes ou faisant l'apologie de la misandrie), qui se comportent en fait comme les masculinistes (les adversaires sont opposés mais appliquent le même processus, la radicalité des uns justifie la radicalité des autres, ce pourquoi ni l'un ni l'autre ne cherchent des solutions et que tous les deux refusent l'apaisement), qui ne sont que leur double antithétique l'un au regard de l'autre, l'un au revers de l'autre, mais avec la même haine envers l'autre, le même souci de confisquer au lieu de partager le pouvoir - à l'instar du démocratisme sur les réseaux dit sociaux. La discussion - le groupe de discussion - est perçu comme un espace vital à conquérir (la place publique devient une co-propriété autogérée par des membres identitaires).  

 

Le régime de Napoléon III illustre bien cette opposition entre démocratie  et démocratisme. D’un côté, il instaure en 1852 un régime monarchique, absolutiste, anti-démocratique (les opposants  - l’Autre - sont interdits de parole, emprisonnés ou contraints à l’exil). De l’autre, soucieux de légitimité populaire et plus encore d’établir un lien direct avec son peuple (alors que la démocratie privilégie la représentation nationale du peuple),  il sollicite cinq fois pendant son règne l’avis et l’opinion de ses sujets via des référendums que Louis Napoléon Bonaparte appelle « plébiscites ». Son but est en effet moins d’obtenir une majorité que de cristalliser une sorte de rassemblement national sur son nom. En effet, le plébiscite valide ou non une personne, alors que le référendum répond à une question. En appelant les usagers de Twitter (ses sujets, sa clientèle au sens latin du terme)  à voter pour son maintien ou non à la tête de Twitter, Elon Musk agit comme Napoléon III demandant de le plébisciter. Un résultat négatif risque de créer une situation de malaise, une crise de confiance mais au final, le remplacement d’Elon Musk ne changera rien. Le régime absolutiste d’Elon Musk ne sera pas relatif - et sans doute relativisé juste en apparence, « en communication ». Le principat sera juste indirect au lieu d’être direct - un peu comme un vizir gouvernant sous l’autorité du sultan, du Big Boss, du possesseur de Twitter. 


Napoléon III le retour au régime monarchique par plébiscite ou
quand le démocratisme met à mort le régime démocratique


Principat 2: le libertarisme contre l'Etat (de droit) commun ? 


Le management d’Elon Musk qualifié de « chaotique »  a toujours été délibéré. Il montre ouvertement les ressors de l’idéologie libertarienne dont Elon Musk se prévaut d’être un défenseur ou un suppôt, à l’instar d’un grand nombre de communautés complotistes, conspirationistes et suprémacistes très actifs sur Twiiter. A leurs échos réciproques, Elon Musk s’est opposé aux règles sanitaires, au port du masque et à la vaccination contre le Covid - selon le principe de la sélection naturelle (écologique ?) et de la loi du plus fort (seul habilité et légitime d’imposer sa conception de la liberté aux autres - à ses subordonnés). En revanche, pour palier le déficit de travailleurs que sa conception « tout covid » pourrait engendrer, il est favorable à l’abandon des politiques anti-immigration promues par un Donald Trump. Cette nouvelle main d’oeuvre non éduquées, servile et sous-payée pourrait lui permettre de réduire en plus les coûts de production et de rendre ses produits plus concurrentiels. D’ailleurs, il s’est fermement opposé à la proposition du Président américain Joe Biden d’accorder des subventions aux firmes employant des travailleurs syndiqués aux États-Unis - posture toute à fait cohérente avec sa gestion du personnel (de la personne réduite à n’être plus que son personnel) mise en place dès son acquisition de Twitter. Il avait déjà contraint des salariés à signer des accords de confidentialité leur interdisant de parler avec des médias sans une autorisation écrite de sa part, en prenant soin de ne pas leur préciser que le droit du travail américain les protégeait s'ils évoquaient leurs conditions de travail avec des journalistes…



Elon Musk


En fait, le libertarisme d’Elon Musk ne vise qu’à défendre, promouvoir et accroître et satisfaire ses intérêts personnels. C’est sans doute pourquoi d’aucuns relativisent les récentes polémiques en en faisant une manifestation du sorte de « pragmatisme » entrepreneuriale. Il s’agit en réalité d’une véritable idéologie plaçant le moi, l’ego au centre de tout. L’ego - l’individu personnalisé à l’extrême - est la valeur absolue de tout et aucune instance en dehors du moi moi moi (du moi dominant / dominateur, du moi juge et accusateur / du moi jouissant et jouissif) n’est dès lors ni légitime ni autorisée à intervenir sur ses initiatives ni ses actions. L’individu agresseur (qui défend ses intérêts) invoque « le principe de non-agression » (Cf. Murray Rothbard5) à son égard car perçu comme une menace vis-à-vis de ses intérêts (respect du droit  de jouissance, c’est-à-dire du droit de propriété et de disposer librement de son propre corps). Dans ce schéma de pensée, le moi tout puissant, surpuissant, ne reconnaît que ses propres avis, que ses propres choix, que ses propres goûts, que ses propres désirs. Il est sa propre loi. Et son gouvernement - sa perception et son rapport au monde - est absolue (sans relativisme) et absolutiste. 


La défense de la/leur liberté justifie tout, y compris de changer le sens du mot liberté pour en faire un synonyme d’égoïsme (les libertariens le justifient dans la mesure où la liberté est la praxis de l’ego), y compris de refuser de suivre le  résultat du vote démocratique dès qu’il n’est pas le vôtre, au nom du précepte « d’indépendance », voire de s’y opposer et ne pas appliquer la loi jugée comme contraire à son intérêt individuel et particulier. Brouiller le sens,  en se disant à la fois de droite et de gauche, en soutenant à la fois Trump et des gouverneurs ou députés démocrates, ou créant des oxymores, en se qualifiant de « révolutionnaires ultra-conservateur", inverser la signification des mots, se dire « communiste » comme Elon Musk au prétexte qu’il « cherche le plus grand bien de tous » (mais non pour tous, là est la différence) - en fait, Elon Musk s’adresse à chacun comme si tout le monde était ses clients) - tout cela évoque la mise au pas du langage par les Nazis décryptée par Victor Klemperer6. On retrouve la même stratégie chez les anti-masques et anti-vaccination et d'une manière générale au coeur de tous les mouvements complotistes et conspirationistes qui utilisent les réseaux sociaux pour faire la promotion de leurs discours décrits comme « révolutionnaires »  juste parce qu’ils prennent le contre-pied systématique de ce qu’ils qualifient de « parole officielle ». Leur « novlangue » cristallise leur identité en s’opposant à celle de l’Autre, de l’Ancien Monde, à la manière des adolescents « inventant » de nouveaux mots propres à identifier « leur génération » en opposition à celles de leur parents et pour se différencier de celles des ados précédents. Le régime nazi démultiplia lui-aussi les néologismes, en substitua ou inversa, détourna le sens des mots anciens pour briser leurs racines, faire table rase du passé et ancrer leur idéologie au coeur de la langue. 


Principat 3: "Je" en son royaume (la question du complotisme).


Cette confiscation du sens des mots est une confiscation - une mise au pas - de la vérité. D’ailleurs, ce furent les Nazis qui les premiers utilisèrent le terme « système » - de manière péjorative et systématique, hypocritement aussi car leur critique du Système (démocratique) visait à le remplacer par leur propre système autoritaire, totalitaire mais non sans être emprunt de démocratisme.  D'ailleurs, les Nazis ont surutilisé le terme Volk, « peuple »,  d’abord pour restaurer une soit disant unité nationale supra-fédérale, ensuite pour justifier le rattachement au Reich des « peuples allemands » hors Allemagne et enfin pour confondre « peuple allemand » et « race allemande ».  


On retrouve le même processus aujourd’hui dans les discours complotistes des réseaux dits sociaux - Elon Musk a décidé d'autoriser les comptes suspendus pour propos complotistes. D’un côté ils utilisent le présent de généralité pour exprimer des idées ou des données mal établies comme s’il s’agissait de valeur absolue - ne pouvant car ne devant faire l’objet ni être le sujet d’aucune contestation ou remise en question. De l’autre, il énoncent au conditionnel des certitudes pourtant vérifiées et démontrées, analysées et prouvée, juste pour susciter un doute « critique » « raisonnable » à la manière des révisionnistes pour qui « certains témoignages inclineraient à penser qu'il y ait eu des chambres à gaz à Auschwitz »” ou encore d'Elon Musk sous-entendant que le résultat du vote pour ou contre son maintien à la tête de Twitter aurait été influencé par les bots …  


Comme au temps des Nazis, sur les réseaux sociaux, l’esprit critique est dévoyé via une rhétorique scientifique et une argumentation cohérente mais fondée sur des faits inexacts, volontairement faux ou des données parcellaires, délibérément incomplètes, non référencées (ou auto-référencées chacun à l’écho des autres membres du même groupe) ni prouvées. L’évidence - le bon sens au prétexte de la bonne foi (la foi)  - a valeur de crédits et d’accréditation. L’habillage scientifique (positiviste), via la convocation d’experts auto-proclamés n’est qu’un leurre, un produit d’appel et un attrape-nigauds, destiné à justifier une rhétorique du ressentiment victimaire indispensables pour légitimer leurs croyances (ils sont persécutés par ce qu’ils disent la vérité). 


On n’est en rien dans la science mais dans la religion, au sens étymologique du terme, du latin religare, « relier », « faire le lien » (l’autre étymologie, promue par Cicéron, est relegere, « relire »). Et effectivement, les propos des complotistes sont toujours interconnectés, retweetés. Il est intéressant d’ailleurs qu’Elon Musk ait interdit les tweets mentionnant un lien issus de l’autre grande « religion » Facebook-Instagram. Serait-ce là une sorte de schisme concurrentiel, une nouvelle guerre de religion en marche ?  Ces interconnections semblent à prime abord donner aux croyances complotistes un caractère hétérogène, hétéroclite, multiple et diversifié  donc global, total et à finalité totalitaire (?). En fait il s’agit plutôt d’un mode de communication miroir (et narcissique) selon lequel les auteurs  « d’une théorie »  s’appuient sur une deuxième théorie pour « prouver » la leur et dans lequel ne sont retenus que les liens qui servent vos propos, vos intérêts, qui ne les contredisent pas. Ce processus auto-justificateur est également à l’oeuvre sur les réseaux dits sociaux. L’avis des autres ne sert qu’à promouvoir, légitimer, accréditer, promouvoir l’avis personnel en faisant nombre à défaut de faire corps. Dans le cas contraire, parce qu’il menace votre identité, parce qu’il n’est pas en sympathie (en compassion), l’autre est perçu comme l’ennemi à abattre (à nier) par tous les moyens, y compris le mensonge, l’insulte, la désinformation. 


Dans ce nouveau schéma de croyances, les sources classiques, objectives, analytiques (journalistiques, documentaires) celles de l'ancien monde apparaissent comme suspectes car précisément objectives, trop longues (plus de 280 caractères), trop abstraites (sans video-story).  Les complotistes ou Trump qualifient  de "fake news" tout ce qui contredit leurs mensonges ou qui ne va pas dans leur sens - selon l'attitude assez puérile et immature "c'est pas moi, c'est lui" -, et ce faisant ils cherchent à remplacer la réalité réelle - objective - par leur monde parallèle - métavers - celui de la réalité subjective objectivisée. D'où leur souci de démultiplier les liens de connexion - de fonder la relation comme connexion - d'ego à ego. Les sources objectives sont sans intérêt car elle n'intéressent pas (ne servent pas les intérêts personnels), exigent trop d'efforts, de références, ne sont pas assez personnalisées (à votre image) et surtout ne sont pas fun - terme synthétique et générique qui évoque la joie, la drôlerie, la légèreté, le plaisir, le sexe (le mot sexe n'est plus utilisé, car connoté trop violent et puritanisme oblige). Tout ce qui est "prise de tête", apparaît comme trop sérieux ( sérieux ?!) est rédhibitoire.  

Comment lutter contre la théorie du complot, manuel pour les enseignants publié (en anglais) par l'Unesco: Addressing conspiracy theories: what teachers need to know


Cela ne saurait faire question si les nouvelles générations ne s'informaient pas principalement via les réseaux sociaux, en privilégiant les propos qui vont à l'encore des sources objectives, raisonnables car raisonnés. Cette fascination n'est pas sans rappeler celle des Allemands pour Hitler et ses discours complotistes. La démocratie, le gouvernement de tous pour tous, doit-elle laisser les anti-démocrates et les complotistes la contester et la détruire au nom de la liberté de la parole démocratique, sans régulation ni modération comme le veut Elon Musk sur Twitter ? Peut-on laisser dire des mensonges sans avoir le droit de dire qu'il s'agit de mensonges au prétexte que ce serait stigmatisant ? C'est ce qui s'était passé en Italie dans les années 1920 et en Allemagne dans les années 1930. 

 


Principat 4: l'état d'âme au lieu de l'État de droit (le nouveau fascisme serait-il celui de l'égoïsme ?). 


D’aucuns, et parmi les libertariens eux-mêmes, ont cherché dès les années 1970 à définir le libertarisme comme un anarchisme individualiste (tradition plutôt européenne et de gauche), puisque fondé sur la négation, le rejet, la haine de la domination et de l’exploitation, l’absence de toute obligation et de toute sanction; l’abolition de la contrainte collective sur l’initiative individuelle. Et c’est au nom de cette « liberté » qu’Elon Musk a commencé par virer toutes les équipes de modérations, en charge de la « gestion éthique » de Twitter beaucoup trop « régulatrice » à son goût. C’était assez hypocrite car ce rejet de toutes contraintes imposées par les autres, par l’Autre, ne signifie pas la négation de toute contrainte du moi vis-à-vis des autres, surtout s’il menace l’espace vital et les intérêts de l’ego. D’où la censure par Elon Musk de tous les tweets mentionnant un lien avec son concurrent Facebook-Instagram et des comptes ayant fait mention d’@elonjet. De même  que l’anarchisme individualiste vise à l’abolition et à la suppression de l’État  de même les libertariens, l’État ne doit rien imposer. Ce pourquoi ils se définissent comme des progressistes contre la limitation de la consommation de drogue, pour l’avortement, pour l’homosexualité, contre l’obligation scolaire, et toutes formes d’impôts et de réglementations (surtout environnementales). Mais à la différence des anarchistes individualistes,  à l’État de tous, collectif, prime l’État du moi dans tous ses états. Enfin, l’anarchisme individualiste entend mettre un terme à la domination de l’homme par l’homme, ce qui n’est pas du tout l’intention des libertaires si la domination, la manipulation et l’exploitation des autres servent les intérêts particuliers.   


En fait le libertarisme est plutôt une forme de totalitarisme, de fascisme de l’égoïsme dès lors que la propriété et la priorité de l’individu est d’être à sa propriété (à l’appropriation de ce qui le définit en propriété). D’ailleurs, l’un des principaux postulats définis par Robert Nozik est que « l’individu est propriétaire de lui-même ». Il est son propre dieu (sa propre autorité transcendante), sa propre loi, son tout en un et tout en soi. Il est l’affectif cosubstantiel à l’effectif. Tout ce qui est autre ne le concerne pas sauf s’il se sent concernés par les autres (auto-satisfaction personnelle) ou si les autres peuvent lui-être de quelque utilité, de quelqu’intérêt. 


Ce suprémacisme du moi impose de déconstruire tout le discours et les valeurs collectives - dans lesquelles tous peuvent se reconnaître, s’identifier ou tout du moins avoir des repères, des instruments de dialogue. Cela passe par la condamnation d’une culture commune - en commun - au profit d’une culture personnalisée, individuelle que chacun élabore selon ses goûts, ses désirs, ses envies et valorisée comme propre à chacun mais à laquelle tous ceux qui n’ont pas les références ne peuvent participer ni dialoguer avec l’autre. D’où la constitution de communauté de discours, comme souvent sur les réseaux sociaux, une communauté identitaires (d’identités identiques) excluant tous ceux qui n’y collaborent pas.


Elon Musk applique l’idéologie libertarienne. Twitter est devenue sa propriété et il la régit comme une principauté dès lors que la firme appartient à lui seul. Il en est le prince. Ce qui lui donne le droit absolu d’agir sur des coups de tête, de forcer ses travailleurs à trimer quatorze à vingt heures par jour en s’habillant en flamands roses les jours pairs et en oiseau bleu les jours impairs si tel est son bon plaisir. Car seule importe la jouissance qu’il tire de la libre jouissance de sa propriété. Lui seul a le monopole de sa liberté.  


Dans la nouvelle configuration de Twitter par Elon Musk, à son image et à sa ressemblance, les plus radicaux, sous couvert d’anonymat, les plus puissants, au prétexte de leur notoriété ou de l’achat de comptes  imposeront leur Moi aux autres. Car dans un monde non réguler - sans règles - seule la loi du plus fort l’emporte, et la liberté d’expression renforce le rapport d’inégalité des expressions. 


Mais il existe un moyen très simple de réagir. D’abord, il faudrait rompre le pacte tacite et hypocrite de l’anonymat, pour responsabiliser les membres et qu’ils soient responsables juridiquement de leurs propos diffamatoires, faux et agressifs. Ensuite, il suffit de quitter collectivement ces nouvelles principautés que constituent les réseaux dits sociaux et autres plateformes. Elles cesseront de facto d’exister et on s’apercevra alors de leur impact nul sur l’environnement social et sociétal (mais très négatif sur l’écologie). En fait on peut très bien vivre sans Twitter, Facebook et Instagram qui ne sont que des médias promotionnels (pour faire la promotion). Pour preuve, quand l’un d’entre eux tombe en panne, cela affecte juste leur cours boursiers mais  en rien le reste du monde. Leur impact, leur nécessité sont juste virtuels (ils donnent à croire qu’ils sont indispensables, mais non). En cas de disparition des plateformes et réseaux (il n’est pas question ici des navigateurs comme Google Chrome, Safari ou Firefox ni des sites commerciaux de types vinted, amazon ou meeting), l’économie mondiale pourra très bien interagir et trouver de nouveaux vecteurs promotionnels aux conséquences sociales et culturelles moins négatives. Et combien de temps libéré pour rendre à nouveau le cerveau de chacun disponible ! Car il ne faut pas confondre le rôle positif de ces réseaux mais qui reste conjoncturel (en facilitant la transmission de messages, comme dans le cas de la lutte contre les pouvoirs autoritaires) avec leurs conséquences structurellement négatives. Là est l’enjeu. 


©Sylvain Desmille



Nota Bene: certains propos entre parenthèses correspond en réalité à des notes, mais il est difficile avec la configuration actuelle du blog de les insérer.


1.  La polémique liée au dernier classement des « meilleures cuisines du monde » par le site TasteAtlas qui place la France (en neuvième position), derrière la cuisine italienne, grecque et américaine est assez révélatrice du démocratisme. Afin de justifier son classement, le site a dû dévoiler sa méthodologie. Or il s’avère que que les  « gens », c’est-à-dire, ceux qui suivent le site et qui ne constituent en aucun cas un échantillon représentatif de la société mondiale, les « gens » que l’on opposent ici aux experts, aux critiques, à l’élite qui possèdent une culture culinaire, tous ces anonymes, qui ont pu voter plusieurs fois sans que cela fût pris en compte, ont évaluer en réalité les aliments et non les cuisines, tels qu’ils les ont consommé chez eux et non dans les pays concernés. Autrement dit, ils ont voté pour les produits français vendus aux Etats-Unis (pays dans lequel les fromages non pasteurisés sont interdits), en tenant compte en plus du prix. Enfin, ils ont voté en fonction de ce qu’ils connaissaient, de manière subjective, sans tenir compte de l’existence objective de l’autre (comme si seule existait les plats industriels cuisinés sous vides proposés par les bistrots sans tenir compte de la cuisine des chefs étoilés). Certains plats non américains ont été pris en compte dans le vote en faveur des États-Unis sous prétexte qu’ils y sont consommés massivement. De même, comme la cuisine italienne est plus connue car plus populaire que celle française (trop élitiste) elle a remporté plus de suffrage (ce qui ne retire rien à sa qualité). Le site se justifie en proclamant que cette liste » est le reflet des voix valables de personnes réelles ». MacDo et Pizza Hut bientôt meilleur chef du monde ? 


2.  Tout ce qui est culturel est suspect, car cela induit une culture, donc un savoir, des connaissances et une technique, de références. Les partisans du démocratisme considèrent comme trop élitiste  l’acquisition de ces références et méthodes à cause des disparités sociales. L’école de la République avait pour but de réduire les hiatus par l’acquisition d’une culture commune, de références partagées et de permettre aux enfants issus de milieux défavorisés de s’en émanciper grâce à leurs bons résultats ( même si dans les faits rares étaient les élus à bénéficier de cette promotion sociale). L’école démocratiste privilégie la culture personnelle (dans la mesure où toutes les références sont accessibles via internet, il n’est plus nécessaire de les apprendre, de les mémoriser, de les approfondir - encore faut-il savoir qu’elles existent, et au final, seuls les élèves bénéficiant d’un environnement propices, de parents formés à l’Ancien Monde, en profitent - en fait la démocratisation informatique et numérique a renforcé les endogamies sociales. Parallèlement, la culture individuelle ou plutôt individualiste / individualisée  « personnalisée «  comme le proposent les algorithmes des réseaux sociaux au risque de réduire les champs de vision et la curiosité intellectuelle, celle fondée sur les « goûts », les appétences et les affinités - s’oppose à la culture générale, plus cosmopolite qu’hétéroclite dans la mesure où elle s’intéresse à toutes les cultures, les fait dialoguer les unes aux autres, les nourrit les unes des autres, les intègre sans les affaiblir - au grand dam des défenseurs des cultures communautaires et identitaires, communautaristes, qui se méfient et se défient des cultures des autres et pour lesquels l’acculturation est toujours considérée comme une assimilation (c’est-à-dire la disparition de la culture de l’Autre). 


3.  Il faudra attendre la fin des procédures judiciaires à son encontre pour le savoir.


4. Ce n’est pas forcément un paradoxe, dans le démocratisme, la prévalence de l’opinion personnelle - que l’individu l’exprime par un vote ou non - va de paire avec un totalitarisme identitaire . « On » (Ego) ne reconnaît que ceux qui ont la même opinion que vous, que ceux qui ont voté comme vous, et non la majorité des urnes - dans la mesure où on ne reconnaît que ceux auxquels on s’identifie. Cette narcissisation - et ce n’est pas un paradoxe - est une altérisation. Comme sur les réseaux sociaux, les pseudonymes (anonymes pour les autres) s’identifient à des personnalités (reconnues par les autres). Rares sont les « followers » du compte de Kim Kardashian à ressembler à l’infuenceuse dont la notoriété se nourrit du regard des autres. S’identifier n’est pas ressembler. On est plus dans une sorte de schizophrénie, de fantasme, d’immaturité adolescente. D’ailleurs, les ados, à l’origine du succès des réseaux sociaux  (cf? TikTok) sont leurs principales cibles. Ce qui explique pourquoi le démocratisme des réseaux promeut l’immaturité juvénile, qui réagit (et donc clique) au quart de tour. 



5.  Murray Rothbard, L’Éthique de la liberté, Belles Lettres 2011.

6.  Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, 1947 (Pocket Agora, 2003)

7. Le mot doit être pris ici dans son sens étymologique grec, θεωρία, theôría désignant la contemplation et la fascination religieuse.


SD

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