AUTOUR DE LA LAÏCITÉ par Sylvain Desmille ©

 



Préambule sans avertissement.


La réflexion est un chemin, avec ses courbes et ses lignes droites, ses carrefours et ses ronds points, ses rues traversières et ses gués tantôt à pas mouillés tantôt à pieds secs (même si les pierres sont parfois glissantes), ses ouvertures sur des gouffres sans fond mais pas si profonds dans le fond (l’écho rebondit comme le grondement de tonner une fois l’éclair jeté dans le puits), ses lignes de crêtes, ses perspectives et ses éblouissements de pleines lumières ou de soleils rasants. C’est pourquoi les philosophes péripatéticiens - l’école d’Aristote - se plaisaient à réfléchir en marchant -  d’où leur nom. Et effectivement, la pensée ne se développe-t-elle pas de la même façon selon l’heure du jour ou la température ambiante, la nature du terrain ou la saison. C’est pourquoi, il est toujours intéressant de confronter la réflexion au contexte, de la reprendre et de la confronter à des ambiances diverses. Parfois la profondeur ou la légèreté des ombres permettent de modifier les angles de visions, d’appréhender un raisonnement selon un éclairages différents, et de dégager des pistes nouvelles. 


Le texte qui suit s’est développé un peu comme cela, en chemin,  mais sans GPS, exactement quand, enfant, on part à la découverte, tantôt en suivant un sentier, qui conduit souvent nul part,  qui rejoint un temps qui n’est plus de chez nous, quand la marque perd sa trace, jusqu’à ce qu’on découvre que ce on ne sait où est tout de même un quelque part, malgré tout, tantôt en avançant dans les jachères comme dans la mer, jusqu’à la pointe des pieds, l’écume des vague en guise de barbe, jusqu’à ce que les hautes herbes et les ronces bloquent le passage, les doigts et la commissure des lèvres rougis par le jus des mûres, malgré tout.  


Et d’une certaine manière, la page blanche est elle-aussi un paysage que les mots sculptent et modifient, creusent et embrasent, les cyprès en mâts de cocagne oscillant comme le pendule de la vigie. Et j’aime bien cette idée d’écrire comme si on réfléchissait en marchant, surtout à partir du moment où l’on sait que l’entrée du labyrinthe est aussi sa sortie.


Les sous-titres sont des croix laissés sur les arbres et les murs. Je les ai développés comme s’il s’agissait d’indications cartographiques ou topologiques, géologiques aussi (pour prévenir de la nature du terrain). Si elles n’indiquent pas toujours le nord elles permettent de ne pas le perdre néanmoins. Mais attention aussi, le guide est parfois un individu rusé qui vous dit de regarder la gargouille hilare qui se tient au dessus de vos têtes pour mieux vous pousser dans les oubliettes, une tape dans le dos et en vous faisant un croche-pied (on se souvient de Virgile dans la Divine comédie de Dante), et vous comprenez, mais un peu tard, pourquoi la gargouille en effet n’a jamais cessé de rigoler.


* * *


En mai 2021, le gouvernement français a décidé de lancer un « grand débat sur la laïcité » mais est-ce vraiment de laïcité dont il s’agit ? La laïcité «  à la française » est en effet un principe relativement simple. On tient toujours à préciser « à la française », mais en existe-t-il vraiment un autre type ? Ne s’agit-il pas plutôt ailleurs d’un partage des domaines des compétences entre le séculier et le régulier, d’une connivence voire d’une conciliation ? En réalité, tout est plus subtil et plus complexe, forcément. 






Le mieux pour affronter un problème est de lui tourner le dos: plus on s’enfuit et plus on le rattrape ( la terre est ronde comme un cerveau).  Autrement dit le chemin le plus cour pour appréhender « la laïcité à la française »  est à d’interroger le modèle allemand dans lequel le mot « laïcité » n’existe pas. Mais cela tient peut-être au fait qu’en Allemagne la sécularisation est et, en même temps, n’est pas une séparation. 



À l’instar de la France, la loi fondamentale allemande - la Grundgesetz - reconnaît dans son article 4 « la liberté de croyance et de conscience religieuse » et précise que « la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques est inviolable ». L’article 137 de la Constitution de Weimar de 1919 - Weimar Reichsverfassung - définit par ailleurs le principe de séparation entre les religions et l’État par la formule « Il n’y a pas d’Église nationale » « Es beseteht keine Staatskirche ».  


D’aucuns ont célébré cette conception comme la manifestation d’une pensée éthique ouverte, tolérante (d’inspiration Kantienne, vraiment ?), « une attitude qui conçoit la liberté de croyance comme une valeur ouverte et vaste englobant tous les aveux spirituels » (dixit le Tribunal constitutionnel fédéral allemand en 2003). L’État fédéral ne juge pas de la nature ni de la qualité des modèles spirituels, et renonce d’en exclure aucun. Toutefois, cette neutralité étatique - c’est-à-dire la non-identification de la République fédérale à une communauté religieuse, le refus d’instaurer une religion d’État (dans un pays, il est vrai, divisé entre catholiques et protestants)  -  laisse la possibilité d’un éventuel partenariat entre l’État et « les églises ». L’État peut apporter son « soutien » à une communauté religieuse  et celle-ci peut recevoir le titre de Collectivité de droit public (Körperschaft des öffentlichen Rechts), statut juridique des plus prestigieux en Allemagne. 


De même, pour garantir cet esprit de tolérance, l’État allemand considère qu’il est de son devoir de fournir une éducation religieuse obligatoire à tous ses citoyens, dans les établissements publics, et en particulier à l’école. Mais s’agit-il pour autant d’un d’enseignement religieux laïc, séculier,  scientifique, rationnel, critique dans lequel la contradiction voire la remise en cause seraient légitimes et même encouragées car autorisées ? En tout cas la question se pose lorsqu’on sait que le Land de Bavière stipule que l’objectif éducatif est « le respect de Dieu et des convictions religieuses », ou encore qu’en Bade-Wurtemberg, l’éducation et la formation se font « dans la conscience de Dieu et dans l’amour chrétien de son prochain ». De là à penser que l’éducation religieuse serait légèrement orientée en Allemagne… 


De l’éducation religieuse à l’école allemande, entre grands principes éthiques et réalités.


Toute la question est de savoir qu’elle est l’approche privilégiée. S’agit-il  d’abord d’instruction religieuse ou d’un enseignement des religions, ce qui n’est pas du tout la même chose ? D’un cours  sur la/les religion(s), en valeur absolu, ou sur l’histoire des religions, ce qui permet de voir leurs évolutions, de déterminer un processus d’élaboration, de s’interroger en quoi elles reflètent et s’inscrivent dans un contexte donné, de faire dialoguer les approches  scientifiques,  archéologiques, anthropologiques, critiques afin de donner à tous les élèves les connaissances et les instruments nécessaire pour qu’ils abordent leur rapport personnel à la religion et à la foi en toute connaissance de cause. Cette posture fut en partie privilégiée par l’État de Brandebourg qui instaura une nouvelle matière intitulée « conception de vie, éthique et religion » (Lebensgestaltung-Ethik-Religionskunde, ou LER) et ce de manière définitive depuis 1996. Toutefois, ailleurs, l’éducation religieuse se réduit souvent à l’étude du catéchumène en particulier dans les structures scolaires privées - très nombreuses en Allemagne. On dénombre au total 1 146 établissements catholiques et 980 établissements protestants y compris en ex-RDA (DDR) où 98 écoles protestantes ont été crées à l’instigation de parents qui voulaient faire bénéficier leurs enfants d’une éducation différente de celle qu’ils avaient reçue sous le régime communiste. Ce pluralisme offre-t-il cependant une garantie de diversité ? ou au contraire chacun privilégie-t-il l’éducation religieuse en fonction de l’obédience religieuse de chaque groupe scolaire et de ses propres convictions ? 


Parallèlement si un professeur veut enseigner la religion à l’école, il a besoin de l’autorisation de son Église et avoir reçu une instruction religieuse, dispensées dans des universités publiques… par des religieux…  De son côté, l’Islam rigoriste interdit à un non musulman d’enseigner la religion musulmane… Difficile dans ces condition de dire qu’il existe en pratique une véritable séparation entre la/les religion(s) et l’État… D’autant plus que les communautés religieuses participent à l’élaboration du système scolaire et sont responsables des contenus de l’enseignement religieux dispensé « conformément aux principes des communautés religieuses » (article 7, alinéa 3 de la Loi fondamentale).   Si en théorie et par principe, elles mettent en avant une conception de l’éducation plurielle non restreinte, quelle part d’étude est réellement et concrètement réservée à chaque religion, lorsqu’on sait que 65,7 % des Allemands se disent chrétiens (contre 5%, musulmans et 0,1%, juifs) et que si, en valeur absolue, la part des catholiques est équivalente à celle des protestants, concrètement les communautés catholiques se trouvent très majoritaires dans le sud du pays tandis que les protestants le sont au nord… Dans ces conditions, conformément aux principes démocratiques, dans quelle mesure la domination majoritaire permet-elle aux autres religions - minoritaires - et plus encore aux religions non représentées d’exister réellement dans les programmes d’études ? 


Les classes où il y a une majorité de musulmans devraient-elles principalement  voire uniquement le Coran ?  Car le fait de leur faire étudier la Bible ne risque-t-il pas de faire polémique, en pouvant donner à croire qu’il pourrait s’agir de promouvoir  la religion chrétienne en vue de les convertir, ou pire de leur ouvrir les yeux sur les origines réelles de leur religion, et ce en contradiction avec la doxa ( ce pourquoi les intégristes islamistes condamnent toute analyse des textes autres que ceux du Coran et tout rapprochement avec les religions juives et chrétienne). Difficile de penser la nation allemande comme un tout commun si le respect dû à chaque religion sert à justifier le refus de faire corps, de participer à un ensemble,  au risque sinon de perdre une partie de son identité.


Les classes où il y a une majorité de chrétiens étudient-elles principalement - essentiellement - la Bible ? au risque d’accréditer sinon l’idée que toutes les autres religions restent minoritaires, tout du moins qu’il existe une religion majoritaire en Allemagne ? Et ce au risque de renforcer les identités respectives donc le sentiment d’altérité, alors que le but et l’ambition de ce programme était de promouvoir une culture de l’Autre ? de la curiosité envers l’autre ? De même, si l’article 7 de la Loi fondamentale, allemande de 1949 mentionne expressément les communautés religieuses chrétiennes, donc concrètement, pratiquement, l’absence d’organisation juridique des communautés musulmanes rend difficile l’introduction de cours d’instruction musulmane (on dénombre pourtant 800 000 élèves musulmans en Allemagne). D’où un sentiment d’exclusion de ces communautés, d’autant plus renforcé que certains,  « par bienveillance », pour ne plus confronter les non-chrétiens à leur altérité tout en valorisant leur différence, et pour justement ne pas contraindre les élèves musulmans à suivre des cours de religion chrétienne, facteur de tensions et de « mal-être »  ont posé la question « de savoir si l’on devait continuer à offrir une instruction religieuse aux enfants de confession juive, musulmane ou orthodoxe » ( Cf. « Religion in schools in Germany » de  Peter Schreiner, in Revue internationale d’éducation de Sèvres, p.27-36, Septembre 2004).  Dès lors, si les cours de religion devaient instruire la tolérance en ouvrant les esprit à l’oecuménisme, cette stratégie de différenciation ne conduit-elle pas à renforcer le séparatisme religieux ? 


Enfin, dans ce programme, que fait-on des 36% de la population qui se définit officiellement comme non croyante (une tendance à la hausse) ? Peut-on concevoir un cours de religion qui intègrerait l’athéisme ? qui démontrerait rigoureusement que les dieux - y compris ceux des religions dites du Livre sont des créations humaines ? Et comment critiquer librement une religion, lorsque l’article 165 du code pénal allemand, intitulé « Diffamation des religions, associations religieuses ou idéologiques » et connu aussi sous le nom de Gotteslästerungsparagraph, punit le blasphème jusqu'à trois ans d'emprisonnement, s'il y a trouble de la paix civile.  Surtout quand on sait que la notion de « diffamation » (de « scandale  et d’injure » dans le code pénal d’Alsace et de Moselle) qui régit ce texte de loi est très circonstancielle et émotionnelle. Dire que Mahomet s’est très largement inspiré des textes juifs et chrétiens peut être perçu comme blasphématoire pour ceux qui sont persuadés que l’Islam est belle une religion « révélée ».


Philippe Tastet 



En fait, on a l’impression que ce qui devait à l’origine clarifier produit aujourd’hui une réaction en chaîne de paradoxes (même si le paradoxe est le noeud gordien et le moteur de la pensée Hégélienne).  La loi de séparation avait pour vocation d’éviter ce séparitisme, à le transcender. Dans quelle mesure ne le justifie-t-elle pas aujourd’hui, ou ne l’instrumentalise-t-on pas (en la détournant) afin de maintenir des séparations religieuses, donc culturelles donc communautaristes et au final sinon racistes du moins racisées. Ce paradoxe s’explique par l’extrême difficulté de mettre en place une vraie loi de sécularisation et plus encore de laïcisation. 


Dès la rédaction de la Constitution de Weimar de 1919 des oppositions ont vu le jour entre les Séparatistes issus des rangs de la gauche (soco-démocrates et démocrates) pour qui il était important de déconfessionnaliser l’État et les députés centristes, nationaux-allemands et populistes qui voulaient au contraire inscrire dans la nouvelle constitution le droit civil ecclésiastique autrement dit qui refusaient de cantonner le religieux à la seule sphère privée. Comme souvent en Allemagne, les discussions ont abouti à un compromis: s’il appartenait à la Constitution fédérale de déterminer les principes fondamentaux du droit des relations entre les Églises et l’État, seuls les  Länder pouvaient adopter les lois devant les mettre en œuvre… et donc de mettre en oeuvre la séparation ou non… En fait ce compromis apparait comme « faux par nature et en substance, dilatoire et apparent » (dixit Carl Schmitt dans sa Théorie de la Constitution, p. 163 et suivantes, PUF Léviathan, Paris 1993) dans la bonne volontés des uns permet aux autres d’oeuvrer légalement en toute mauvaise volonté. 


La Loi fondamentale de 1949 n’éclaircit pas l’hypocrisie de 1919 (la formule déclaratoire satisfaisait toutes les revendications sans régler le problème de fonds). En effet, non seulement la Loi fondamentale allemande « incorpore » le dispositif weimarien en reprenant le compromis consacré au droit des relations entre les Églises et l’État ( Cf.  son article 140), mais en plus elle accorde encore plus d’importance à l’interprétation des dispositions au point de faire des Églises des instance de légitimation morale: « dans un désert moral et idéologique marqué par la perte de tous les repères sociaux et culturels (consécutive à la défaite nazie…), les Églises ont contribué à redonner du sens à une société déstructurée et en proie aux angoisses de sa conscience collective » (Cf. W. Huber, Kirche und Staat in der Bundesrepublik, Deutschland in das Zeugnis der Kirche in den Staaten der Gegenwart, cité par F. Hartweg, « Les Églises, forces politiques en Allemagne », Pouvoirs 1982, n° 22). Certains ont même évoqué l’idée d’un « système dyarchique » dans lequel les Églises et l’État seraient les deux autorités de tutelle chargées d’assurer et de garantir le bien public. Cette dimension fondamentale renvoie à « l’Öffentlichkeitsauftrag » (mission dans la sphère d’intervention publique) des Églises qui souligne leur rôle dans la vie publique et sociale allemande… Par ailleurs, l’Eigenständigkeit définit la mission particulière des Églises, leur pleine réalisation en tant qu’instance de légitimation d’un nouvel ordre public et social. Dans une société ouverte elles ont un rôle de premier plan à tenir dans la réalisation du bien-être social et collectif. C’est pourquoi elles peuvent aussi prétendre agir dans l’espace public. (Cf. Thierry Rambaud, «La séparation des Églises et de l'État en Allemagne et en France : regards croisés » in Société, Droit et religions, numéro 2, 2012, pages 113 à 141). 


Ce renforcement des liens entre l’Etat et les religions (ou plutôt les Églises chrétiennes…) s’explique par le contexte dans lequel est rédigée la Loi fondamentale de 1949, dans une Allemagne marquée par la soumission des Allemands au nazisme et par la sécession de l’est pour suivre le modèle communiste soviétique - deux régimes qui limitèrent les libertés et la conscience individuelles. C’est pourquoi la Loi fondamentale met en avant le principe de « la dignité de la personne humaine » (article 1, alinéa 1) et celui de « libre développement de la personnalité » (article 2, alinéa 2). Ils déterminent l’interprétation de toutes les dispositions constitutionnelles. Mais si la croyance est bien d’ordre personnel, individuel et privé, dans quelle mesure les religions devraient forcément avoir partir liée avec l’État ?  En fait, c’est là que se trouve la principale opposition entre le modèle allemand et la laïcité française ainsi que leur mutuelle incompréhension. 


Elle s’explique par l’histoire de la religion réformée (à la fois contre l’Eglise catholique apostolique et romaine mais aussi avec le soutien des Principautés germaniques et des Municipalités) ainsi que par les préceptes qui y sont mis en avant et la manière dont ils ont évolué.  Ainsi, l’individualisme dans le protestantisme éclaire le long processus de redéfinition de l’objet même de la religion qui mène d’une foi centrée sur Dieu et le salut dans l’au-delà à une religiosité centrée sur le croyant et son bien-être ici-bas. Si les catholiques privilégient une dimension verticale du pouvoir (système dans le quel la place  et le rôle du chef ont une place fondamentale, mais qui impose aussi des médiations: le clergé, le roi, le représentant du peuple), les protestants ont une conception plus collaborative et collégiale du pouvoir et privilégient une organisation sociale fondée à la fois sur le communautarisme et sur l’individualisme. 


Et si la vraie guerre de religion - réelle ou fantasmée - n’opposait pas  l’Occident à l’Islam (comme les Islamistes et les extrêmes droites voudraient le faire croire) mais encore et toujours l’idéologie catholique au protestantisme idéologique ? 


Cette opposition quasi weberienne pourrait permettre d’analyser selon un nouvel éclaire et un point de vue original la crise du politique actuelle, en Occident, en Europe et plus spécifiquement en France du moins. Dans quelle mesure les pays du vieux continent marqués par la religion  et l’idéologie catholique ne sont-ils pas en train de se protestantiser ? L’essor - voire le diktat - du  « modèle américain » au lendemain de la Deuxième guerre mondiale n’était-il pas une tentative de conversion des pays de morale catholique à l’éthique du protestantisme ? plus sur le plan culturel que politique, sociétale que social ? D’ailleurs, l’évolution du social vers le sociétal à partir des années 1990 et surtout post 2000 - parallèlement et en corrélation avec l’essor des « réseaux sociaux » n’est-il pas une manifestation de cette conversion des esprits en masse et en marche au communautarisme ? en imposant de nouvelles normes comportementales ? via les créations originales des plateformes de streaming, - derniers avatars des églises protestantes ? - qui promeuvent la nouvelle éthique globalisée/mondialisée (en vue d’en faire une référence absolue ? totalitaire ?). Dans quelle mesure la contestation et la critique du chef (Président, membres du gouvernements, députés, police), même s’il a été démocratiquement élu, ne doit-elle pas être analysée au regard de la domination actuelle du protestantisme idéologique ? Et à l’inverse, dans quelle mesure les radicalisations contemporaines, en particulier à droite ( de Trump à Marine Le Pen) ne sont-elles pas des réactions voire des rébellions contre ce protestantisme  idéologique ? A travers la volonté d’interdire Le Mariage pour tous, La Manif pour tous,  mouvement  dans lequel les intégristes catholiques étaient très présents, ne critiquait-elle pas aussi le modèle individualo-communautariste d’inspiration protestante ? au nom de leur propre communautarisme ?


Dès lors, la vraie guerre de religion actuelle n’est-elle pas entre idéologie catholique et idéologie protestante, chacune porteuse de deux modèles sociaux, sociétaux et civilisationnels différents, l’un privilégiant la verticalité et l’autre l’horizontalité, l’un l’individu collectif et l’autre l’individu communautaire, l’un l’État comme divine providence et l’autre l’ultra-libéralisme ? Enfin, cette grille de lecture peut s’avérer intéressante pour comprendre les lignes transversales de fractures et de partage au sein même des partis politiques. Dans cette optique (qui n’est qu’une option), les gaullistes de droite et de gauche, le Rassemblement national mais aussi la France insoumises (qui met en avant les valeurs du chef et qui critique le libéralisme) seraient plutôt d’esprit catholique, alors qu’une partie de la droite classique et de la gauche socialiste, libérales et socio-démocrates seraient plutôt d’esprit protestant - ce qui ne signifie pas que ces partis soient pro catholiques ou pro protestants ! La République en marche de Macron a-t-elle cherché à concilier les deux ? à être en même temps catholique (le culte de la personnalité du chef, la posture gaulliste, bonapartiste) et protestante (la promotion d’un libéralisme économique et sociétal) ? Le président Macron y est-il parvenu ? Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 témoignaient en réalité d’une tendance et d’une dynamique en faveur des candidats pouvant être associés à une idéologie catholique (théorique) - Marine Lepen, Mélanchon - et d’une désaffectation des électeurs pour les partis pouvant être affiliés à un protestantisme idéologique (Les Républicains - dont le parti est tiraillé par les deux tendances - et le Parti socialiste surtout). Les résultats de l’élection de 2022 permettront mieux de préciser cette grille de lecture. Mais bon, rien que le fait d’émettre cette hypothèse montre aussi combien même le modèle de laïcité à la française reste marqué par le fait religieux…


La "coopération  allemande » est-elle une collaboration ? 


En Allemagne, le lien la sphère religieuse et la sphère civile - civique - est beaucoup plus explicite. En témoigne l’impôt ecclésiastique. Alors qu’en France, au Portugal, au Royaume-Uni, en Irlande et aux Pays-Bas le financement des religions est essentiellement privé (dans la mesure où la religion appartient à la vie privée - même si ces dons s’accompagnent en général d’exonérations fiscales), l’Italie, l’Espagne, l’Autriche et l’Allemagne ont privilégié l’impôt ecclésiastique pu culturel, soit perçu par l’administration fiscale et redistribué aux Églises par les Länder (modèle allemand) soit directement par les Églises (modèle autrichien). En Allemagne cet impôt (8 à 9% de l’impôt sur le revenu) est la principale source de financement des Églises. Les salariés qui paient cet impôt voient leur affiliation religieuse figurer sur leur carte de retenue à la source (l’impôt cultuel est donc directement versé par l’employeur à l’Église concernée - ce qui peut parfois poser un problème au moment de l’entretien d’embauche, en tout cas, cela le poserait en France…). Sur le plan politique, cet impôt ecclésiastique a été contesté par les libéraux et par les écologistes, en vain. En revanche, plus révélatrice d’un changement profond des mentalités allemandes est l’augmentation des procédures de contestation inscrites dans la loi et intitulées « sorties d’église »  qui, au nom de la liberté de conscience, de refuser de se voir affilier à telle ou telle églises et donc de payer l’impôt cultuel. Les Eglises ont bien tenté d’enrayer ce processus - qui menacent leur financement. A cet égard, la Conférence épiscopale allemande a rappelé que « L’usage que le croyant fait de ses droits constitutionnels n’était pas séparable de ses droits fondamentaux. Si le chrétien déclare sa sortie de l’Église, quelles qu’en soient les raisons, par ailleurs, il se met en situation de faute en ce qui concerne l’Église. Il ne pourra donc réintégrer une pratique sacramentelle que s’il reprend sa déclaration ». 


En pratique, que de plus en plus d’individus refusent de payer l’impôt cultuel risque de remettre en cause le principe de coopération institutionnelle. Mais le fait qu’ils refusent de le payer - moins au nom de leur liberté de conscience que pour la satisfaction de leurs désirs égoïstes - n’est-il pas en soi une remise en question de cette forme de collaboration ? En fait, cette contestation s’explique surtout par le renforcement de l’individualisme (culte de l’individualité / de la personnalité, fascisme de l’égoïsme, totalitarisme du narcissisme) et de l’ultra-libéralisme (remise en cause de la nature collective de l’impôt). En fait, l’individu contemporain veut que tout soi gratuit sans avoir à payer d’impôts, au prétexte qu’ils réduiraient son budget -ce qui est vrai -  et donc limiteraient sa liberté fondamentale de consommer… le plus gratuitement possible… Il veut que les transports soient gratuits, que la santé, l’éducation, la culture soient gratuits, mais sans que ses impôts augmentent… il veut bien que chacun serve ses intérêts personnels mais sans avoir à payer pour tous. Il veut vivre à la fois - en même temps - dans une économie ultra-libérale (libertarienne même) et ultra-protectrice (de type sinon socialiste du moins régulatrice).  En fait, c’est un peu comme si le protestantisme idéologique fondé sur l’individualisme, le communautarisme et le libéralisme (dans toutes ses variantes et composantes) avait permis l’avènement d’une génération qui ne voulaient plus s’y retrouver affilé au nom du libéralisme, de l’individualisme, du communautarisme (laïc, ou néo-post religieux - comme celui des réseaux sociaux). 


Peut-on cependant parler d’une nouvelle sécularisation vers une laïcité « à la française » ? Sans doute pas, car  ce désaveu n’exprime pas non plus une volonté de réforme idéologique. Il s’agit plus d’un désintérêt individualiste, égoïste et immature pour tout ce qui est de l’ordre du collectif, qui ne concerne pas directement, explicitement les personnes, hic et num, sur le champs. A cet égard, il importe de distinguer le collectif - notion perçue comme trop générale, plus abstraite, plus technique, plus politique et syndicale aussi  - du communautaire  - plus plus identifiable car plus identitaire, plus restrictive, directe, idéaliste et idéalisée. Le communautaire est plus dans l’émotif et l’émotion, le collectif dans la mise en place d’une démarche rationnelle. Le communautaire appartient plus au mode de pensée adolescent - aux groupes de socialisation adolescente, autocentrée, égoïste et narcissique - alors que le collectif s’inscrit dans une logique plus politique.  Le communautaire, c’est le groupe de potes, la tribu, le clan qui décide d’être à lui-même et en lui-même sa propre société. C’est la principauté, le régionalisme. Le collectif, c’est le mouvement social et la Nation. Le communautaire n’a pas d’autre horizon que sa propre défense et affirmation. Le collectif a un but, une perspective. Le communautaire, c’est la guerre (les autres sont perçus comme un risque, une menace, un doute, car ils vous distingue - ils vous rappellent à votre propre altérité, au fait que vous n’êtes que des autres pour les autres). Le communautaires se sont les guerres dans l’Ex-Yougoslavie et le génocide des Huttus par les Tutsis au Rwanda.  Le collectif, c’est la paix, le cosmopolitisme, la curiosité et le respect envers les autres, grâce à une identité sûre d’elle même et apaisée. Bien sûr, il est aussi possible que le communautaire se transforme en collectif. C’est souvent le cas en période d’invasion, de colonisation. A cet égard, les pays européens ont historiquement échoué - en particuliers la France - à la différence de la Turquiedu XXe siècle (en déportant les Grecs et en exterminant les Arméniens).


Il est intéressant à cet égard de remarquer que si en France, le communautarisme est, entre autre, perçu comme une délégitimation des observances laïques - conséquence de l’usure des morales d’État (Cf. Régis Debray, Le siècle vert: un changement de civilisation, Gallimard, Paris 2020 p.32), à l’inverse, en Allemagne, on le considère plutôt comme une menace concernant la « Coopération institutionnalisée » entre les Églises et l’État - signe que ce mouvement correspond à un processus plus profond, qui va remettre en cause les bases et les fondements du principe même de nation, l’organisation politique et les rapports sociaux.


En Allemagne, la séparation des Églises et de l’État n’est pas radicale et le statut de corporation de droit public tend à souligner et à reconnaître le rôle public et social des principales confessions religieuses. En contre partie, la collectivité religieuse doit non seulement ne pas contrevenir aux lois et à l’ordre public en général, mais aussi se montrer loyale envers l’État (cf. l’arrêt de la Cour administrative fédérale du 26 juin 1997 énonçant la Staatsloyalität, et confirmé par deux arrêts de la Cour constitutionnelle du 19 décembre 2000). De plus, le rapport de  dialogue et de coopération entre deux puissances dites souveraines - les Églises et l’État - impose que les collectivités religieuses (il est intéressant de noter en effet que le droit allemande préfère le concept de collectivité religieuse à celui de communauté - cf supra) soient constituées, c’est à dire clairement identifiable par les autorités administratives. Cette garantie est une contrainte qui constitue un obstacle à l’intégration juridique de l’Islam, car disséminé en de multiples petites associations, le culte musulman est considéré comme insuffisamment organisé et structuré pour constituer un partenaire fiable pour l’État (En France, les négociations en vue d’un accord sur une « charte des principes » de l’Islam de France ont une fois de plus montré la difficulté de structurer les organisations musulmanes - Cf larticle du Monde du 17 janvier 2021 -  - et  l’article de Clea Chakraverty sur « La difficile organisation de l’islam de France » publié par The Conversation.


D’aucuns ont critiqué la terminologie relativement restrictive du texte de 1919 repris en 1949. Sous couvert d’esprit « d’ouverture » et de « neutralité », celui-ci souligne les différences, les variantes, la diversité au sein du monde chrétien, mais il n’évoque pas religions autres que chrétiennes. Il existait pourtant d’importantes communautés juives en 1919. Les réformes entreprises par Bismarck tendant à diminuer le pouvoir des Églises et à émanciper les juifs, entraînèrent en leur sein la création d'un nouveau mouvement voulant concilier identité juive et émancipation totale du juif au sein de la société. Ce judaïsme réformé, dans la mouvance de la Haskala de Moses Mendelssoh, encourageait les juifs à embrasser la modernité et les invitaient à se mêler à la société extérieure. Les Jüdische Reform-Genossenschaft (unions judaïques réformées) de Francfort et de Berlin reçurent même une reconnaissance officielle. On retrouve le même mouvement aux Etats-Unis, les partisans du judaïsme réformé libéral se trouvant plus chez les Séfarades tandis que le judaïsme orthodoxe s’y est renforcé suite à l’immigration des Ashkénazes en provenance de Russie ou de Pologne. 


Le texte fait donc montre d’un esprit d’ouverture certes, mais jusqu’à un certain point (il est d’inspiration kantienne, c’est certain). A cet égard, les polémiques liées d’une part aux crucifix dans les classes et  d’autre part à la question du voile musulman à l’école ont montré combien le séparatisme ou la sécularisation en Allemagne pouvait se révéler contradictoire. 


L’affaire du voile en Allemagne: un cas de conscience protestante ? 


En 1995, un couple de parents a porté plainte contre le règlement de droit scolaire bavarois jusque-là en vigueur (§ 13, al. 1, 3e phrase du règlement des écoles primaires), qui imposait une croix dans toutes les salles de classe, argumentant que ce signe ostentatoire pouvait induire une influence chrétienne contraire à leurs positions philosophiques. La Première chambre de la Cour constitutionnelle fédérale leur a donné raison. Toutefois, si le Landtag de Bavière a choisi de suivre le jugement fédéral, il  a promulgué une loi sur les crucifix qui conserve l’apposition obligatoire des croix dans les classes  tout en prévoyant une « clause de contradiction ». 





En 2003, une candidate musulmane à l’enseignement dans les écoles primaires et du 1er cycle du Bade-Wurtemberg s’est vu refuser sa candidature parce qu’elle exigeait de porter le voile en classe. L’administration scolaire a estimé qu’elle enfreignait la neutralité philosophico-religieuse. La Cour constitutionnelle fédérale a déclaré, dans une décision prise à la majorité, que l’interdiction et la tolérance du port du foulard à l’école étaient, l’une et l’autre, juridiquement conformes à la Constitution. Autrement dit, la candidate avait à la fois le droit de porter le voile au nom de la liberté de croyance et du droit de chacun à suivre un enseignement commun, mais en même temps, il lui était interdit de le porter, au nom de la liberté de croyance religieuse et philosophique des élèves et des parents (comme lors de la polémique sur les crucifix en Bavière) et au nom de l’obligation de l’État à la neutralité religieuse et philosophique. 


Le jugement « ouvert » de la Cour constitutionnelle fédérale est symptomatique de la situation paradoxale contemporaine. Il démontre que l’interprétation de la loi est désormais une question de point de vue. A l’égoïsme - la liberté -  de la candidate qui n’entend pas cédé au nom de ses convictions religieuse - de son ego - s’oppose l’égoïsme  - la liberté - des parents qui veulent que leurs opinions et convictions personnelles soient entendues et respectées. Dans les deux cas, les notions de ressenti, de  bien-être et de malaise émotionnel sont mises en avant. Dans les deux cas, le regard des autres est perçu comme une atteinte aux droits de la personne qui la dépasse. 


La question du voile pose la question de la place de la religion musulmane d’une part et des musulmans d’autres part dans la société allemande. Le symbole visible du voile, celle de leur reconnaissance, c’est-à-dire aussi de leur identification dans un pays qui en a subi le poids historique (L’étoile de David, signe religieux distinctif que devait coudre sur leurs vêtements les Juifs, était le signe de leur identification, de leur discrimination, de leur mise à mort). Mais du point de vue des extrémistes, intégristes religieux et de l’(extrême) droite allemande, le voile musulman peut être considéré comme un symbole politique. Pour certains musulmans et pour les anti-religieux (anti-musulmans ou non), il exprimerait cette volonté de convertir l’espace public séculier aux lois de l’Islam, de restaurer la primauté - la transcendance - du droit islamique sur le droit  allemand - au risque de provoquer une nouvelle guerre de religion. Pour d’autres, l’affaire du voile révèlerait les contradictions entre la théorie et la pratique,  les beaux et grands principes par principes et leur application, concernant l’expression religieuse  dans la sphère publique allemande, en particulier vis-à-vis de la religion musulmane. Le jugement de la Cour constitutionnelle fédérale supra-mentionné le démontre. C’est pourquoi, certains y ont vu la nécessité d’interroger la compatibilité de l’islam avec les modèles de séparation actuels (Cf. « Le principe de séparation de l’Église et de l’État en Allemagne et en France - Histoire et actualité », de Janine Ziegler, in Les signes religieux dans l’espace public, Observatoire de la société britannique, 2012), voire  d’actualiser la loi ou tout du moins de l’expliciter, souvent de manière plus stricte, par exemple en soulignant les fameuses « racines judéo-chrétiennes » de la société allemande (Cf. la tentative d’en faire référence dans le préambule de la Constitution européenne en 2004, mention retirée grâce au refus du président français Jacques Chirac, ressenti comme « une blessure » par les Catholiques…). Le simple fait de poser la question permet d’établir une hiérarchie entre les religions ou de contraindre les organisations musulmanes de suivre le modèles des Églises « traditionnelles » allemandes, condition sine qua non pour être reconnue comme « société de droit public » (Körperschaft des öffentlichen Rechts).



Aussitôt des associations musulmanes ont dénoncé une discrimination croissante en public des femmes voilées et le deux poids deux mesures qui existent entre musulmans et chrétiens. Puis, les associations chrétiennes ont reconnu redouter que cette interdiction du voile n’entraîne celle de tous les autres signes religieux - donc chrétiens - au nom du principe d’égalité. Johannes Rau, ancien président de la République fédérale, a quant à lui avancé que la société allemande n’était pas « un espace affranchi de toute religion et que la religion n’y relevait pas simplement de la sphère privée » (Cf. Die Frankfurt Rundschau du 23 janvier 2004). Il redoutait « qu’une interdiction du port du voile ne soit un premier pas vers un État laïc qui proscrirait les symboles religieux de la vie publique ». Autrement dit que l’Allemagne suivre une conception de la laïcité bismarckienne (Cf la Preußischer Kulturkampf ) ou pire une laïcité « à la française ». 


Cette dernière est-elle si séparatiste qu’on le dit ? Les fêtes religieuses sont fériées. Les cloches des Églises continent de retentir lors des célébrations religieuses et pour appeler les pratiquants à venir à la messe. Les établissements reçoivent des subventions publiques et les professeurs sont payés par l’Etat ce pour quoi il contrôle aussi leur enseignement. Le service télévisuel public doit diffuser des émissions religieuses,  de culture et d’instruction religieuses. Les hauts dignitaires religieux entretiennent des relations privilégiées - voire d’influence - avec les administrateurs de l’État. Le ministre de l’Intérieur est aussi celui des cultes. Il a pour mission de garantir la liberté de culte (de veiller à ce que les manifestations religieuses respectent l’ordre public) et la liberté de conscience, ainsi que le pluralisme religieux. La laïcité française ne consiste pas, de la part des pouvoirs publics, à combattre les religions, mais à empêcher leur influence dans l’exercice du pouvoir politique et administratif. C’est à l’initiative de l’État que les organisations musulmanes ont été « invitées » à définir une charte des principes de l’Islam en France…


Cette charte doit être entendue comme l’aboutissement ? d’un mouvement de normalisation voire d’acculturation entre les dogmes musulmans et les valeurs de la République afin de les rendre compatibles. Il a commencé au tournant des années 1990, avec l’émergence d’un « Islam des Lumières », d’un « Islam progressiste » et même d’un « Islam laïc »… Cet Islam des Lumières n’est pas nouveau. On pourrait le rapprocher de celui prôné au VIIe siècle dans la cité de Kairouan, en Tunisie (cf. I’article d’Isabelle Safa, « Kairouan, un islam des Lumières » in Les Cahiers de l’Orient, 2010, p.83-87), ou encore par le poète persan Abû Nuwâs au VIIIe siècle, ou par les philosophes Avicienne au Xe siècle et Averroès au XIIe siècle. Il se fonde sur les valeurs de tolérance et se définit comme un rempart contre les extrémistes. 





En France, l’islam des Lumières désigne un islam adapté à la société française et aux principes de la République (Cf. Malek Chebel, Manifeste pour un islam des Lumières. 27 propositions pour réformer l’islam. Paris 2004) Le problème est que cette définition met surtout en avant l’impératif d’intégration à la société française - et non la conversion de la France à l’Islam, qui pourrait être une autre possibilité, défendue d’ailleurs par les intégristes et extrémistes musulmans. Tout est affaire de subtilités et de négociation.  On comprend mieux le quiproquo qui peut exister quand on étudie le mouvement des musulmans laïcs. A première vue, du son nom même pourrait ressembler à un oxymoron: comment peut-on être à la fois religieux et laïc (même si on peut être laïc sans être athée) d’autant que dans certains pays musulman la notion de laïcité est sinon confondu du moins associés aux idéologies communistes (Cf. les partis algériens dits laïcs comme le Mouvement Démocratiques et Social ou le Parti des Travailleurs, d’obédience trotskiste) ?  En fait, les Musulmans laïcs veulent continuer à promouvoir le Coran - il s’agit d’un mouvement prosélyte - mais sans faire appliquer la charia, la loi islamique. A cet égard, ils se rapprochent de certains courants soufistes - parfois très anciens - pour qui l’islam ne doit pas être en contradiction avec les valeurs humaines universelles. Mais l’abandon de la loi islamique signifie-t-il pour autant celui des préceptes et principes moraux développés dans le Coran ? Le fait de rejeter l’Islam politique signifie-t-il que la religion musulmane ne doit plus avoir vocation à influencer le politique ?  Et lorsque les musulmans laïcs étudient les autres religions - démarche très positive  et constructive - c’est souvent du seul point de vue de l’Islam (on peut les comprendre) même si un regard universaliste  réinterrogerait l’islam en les plaçant du point de vue des autres religions qui interrogent et analyse l’Islam - souvent de leur propre point de vue. En réalité, le sondage AFO du 29 octobre 2008 montre qu’il existe encore un certain chemin pour réaliser l’Islam des Lumières:  cars si 75% des musulmans de France se disaient alors favorables à la laïcité, 37% considéraient que la charia devait être adaptée (et non supprimée) aux lois des pays considérés comme non-islamiques. 17% voulaient même qu’elle soit appliquée intégralement y compris dans les pays non-islamiques et laïcs et 22% considéraient que la polygamie devait être autorisée en France, non pour des raisons personnelles mais parce que la religion le permettait….


L’Islam des Lumières rappelle la Haskala. Ce mouvement de pensée se développa au sein de la diaspora juive européenne (surtout en Allemagne) puis d’Afrique du Nord, en opposition au judaïsme orthodoxe ou traditionnel. Le but de cette réforme visait à faciliter l’intégration des Juifs dans leurs pays respectifs - d’en faire des bourgeois et des citoyens comme les autres… Il ne s’agissait pas de remettre en cause leur identité (le judaïsme réformé fut même à l’origine d’un renouveau religieux) mais de les encourager à embrasser la modernité en les invitant à se mêler à la société. Ces transformations étaient justifiées par une vision hégélienne de l'histoire qui en faisait une révélation en marche: Les juifs n'étaient plus un peuple en exil attendant son propre salut replié sur lui-même, mais une communauté présente au monde. Anti-sioniste - à ses débuts - le mouvement réformé préconisait l'allégeance nationale exclusive au pays de résidence. Dans cette perspective, la liturgie fut simplifiée et désormais proclamée en allemand. Jugées obsolètes, les observances halakhiques furent abandonnées, ainsi que l’idée de rebâtir le temple de Jérusalem. Le Talmud peut être critiqué. Ce judaïsme réformé fut vivement combattu par les orthodoxes qui prônaient un séparatisme radical. 


Il est intéressant de remarquer que la Haskala a facilité l’intégration des populations juives en Allemagne et en France en renforçant les liens entre les communautés religieuses et l’État. Alors que les traditionalistes  préféraient rester entre eux, en évitant tout rapport - toute corruption -   avec les populations indigènes, quitte à rester dans une marginalité (la religion juive n’a jamais été prosélyte). En revanche, en israël, les communautés orthodoxes Haredim remettent en cause les fondements démocratiques et les valeurs laïques de l’État au nom de la religion et en tentant d’imposer à tous leur mode de vie. On pourrait même les considérer comme un mouvement totalitaire, car le but est bien de ne plus marquer de séparation entre l’État et l’état religieux, entre le citoyen et le croyant. 


Face à cette nouvelle dynamique extrémiste, on évoque comme recours salutaire la laïcité à la Française, sa volonté de bien marquer la séparation et d’éviter les débordements. 





CAL


Toutefois, si la laïcité française était vraiment séparatiste, elle interdirait tous les signes religieux dans l’espace public - y compris le son des cloches - ne ferait plus des fêtes religieuses des jours fériés, supprimerait tout financement aux enseignements religieux (au risque de perdre un certain contrôle) ou plutôt interdirait les établissements religieux parce que religieux (afin de conserver le contrôle) ce qui ne veut pas dire qu’on supprimerait les établissements ni que les religieux n’auraient pas le droit d’enseigner, mais plutôt que les religieux pourraient enseigner à la condition de suivre scrupuleusement le programme de l’enseignement public sans jamais l’orienter de quelque manière que ce soit (car ce serait dès lors une faute grave). Et peut être est-ce bien là la solution ? Lutter contre le séparatisme en réalisant une véritable séparation entre tout ce qui est public et ce qui relève du privé, de l’intime. 


Est-elle envisageable ? Sans doute pas. Car la frontière entre le privé et le public est de plus en plus poreuse. En témoigne l’essor de la télé-réalité, les nouveaux cultes de personnalité rendus aux people (parfois à leur corps défendant) et désormais aux « influenceurs » (qui confondent avis  personnels et placements de produits, opinions et publicité). L’intimité est mise en scène et rendue publique sur les réseaux sociaux souvent dans le cadre d’un groupe identitairement défini, c’est-à-dire d’une communauté (le groupe de potes, le chat), parfois de manière absolue, collectivement (dans les séries thaïlandaises les élèves et les étudiants se filment tous les uns les autres…).  


Dans ces conditions, on comprend comment liberté de conscience et liberté d’opinion se télescopent. Porter un signe religieux est de l’ordre du privé  et relève de la liberté de conscience, mais le montrer en public risque de porter atteinte à liberté d’opinion des autres. Les laïcs défendent la liberté de blasphémer en tant que liberté d’opinion, mais le blasphème est perçu comme une atteinte à la liberté de conscience par ceux qui se sentent « blessés » dès qu’est formulée la moindre critique concernant leur religion (ils sont souvent plus conciliants vis-à-vis de celle visant les autres). En fait, la question du blasphème ne se poserait pas à partir du moment où le religieux cesserait d’opérer de quelque manière que ce soit dans le domaine public. Si la religion ne relevait que du privé, que du croyant, il n’y aurait plus de blasphème, car critiquer de la religion participe du débat public (et si on peut attaquer une religion, on ne peut s’attaquer aux croyants, au nom de leur liberté de conscience). 


Peut-on aussi vraiment laisser les religions se gérer toute seule ? Dans le contexte de radicalisation actuelle, d’intégrisme religieux (de toutes les religions), il paraît dangereux de déréguler le religieux à l’instar de ce qui s’est produit dans les années 1980 en économie.  Ce serait risquer de le laisser hors de contrôle. De plus se pose aussi la question de la liberté de conscience et d’opinion au sein même des religions: jusqu’à quel point un individu y est soumis ou plutôt reste en capacité de s’y soumettre volontairement (on songe au conditionnement des enfants). Comment l’État peut libérer l’individu de cette emprise, en respectant sa liberté de conscience et d’opinion, c’est-à-dire en déterminant si l’individu exerce sa liberté de conscience en conscience ou s’il est sous l’influence, la mainmise d’une opinion ? La loi française de 1905 sur la laïcité avait cette ambition.


Peut-être que la solution est de renforcer la distinction entre tout  ce qui est de l’ordre du religieux, et uniquement de la croyance, dans sa dimension intime, personnelle, individuel et d’autre part tout ce qui est du registre du public (tout ce qui n’a plus aucun rapport avec la religion), tout ce qui est de l’ordre du collectif. Dans cette optique, aucune religion ne pourrait influencer de quelque manière que ce soit la loi, la morale publique, l’éthique collective, la culture, la liberté d’expression - tout ce qui concerne chacun pour tous. La religion doit cesser d’être une référence autre qu’individuelle. C’est pourquoi,  afin de respecter, la liberté de conscience et d’opinion des enfants, il serait aussi indispensable de les protéger des influences familiales car orientées en leur proposant une étude raisonnée de toutes les religions, afin qu’ils puissent ensuite choisir par eux-mêmes qu’elles pourraient être leurs convictions personnelles (au moment de leur majorité).  


Le rapport de Régis Debray de mars 2002 sur la question de l’enseignement du fait religieux à l’école laïque a défini plusieurs recommandations devant permettre une approche raisonnée des religions non pas du point de vue de l’instruction religieuse (comme souvent en Allemagne) mais comme faits de civilisation. Ce qui est étrange est que ce rapport a été bien accueilli par l’Institut catholique de Paris et avec prudence par les courants laïques qui redoutaient la réintroduction de l’enseignement religieux. Or le but de cette matière ne serait pas de faire un cours de catéchisme, ni de théologie, et encore moins qu’il soit enseigné par des religieux (y compris par des professeurs ayant des valeurs ou des opinions religieuses), mais au contraire de développer une lecture analytique et critique, dans la lignée de l’anthropologie historique, démontrant comment les êtres humains ont créer les dieux à leur images, comment sont advenus les monothéismes,  pourquoi les religions sont des inventions (les séries diffusées par ARTE et réalisées par Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, Corpus Christi, LOrigine du Christianisme et L’Apocalypse sont des bons exemples de la démarche analytique qui pourrait être mise en oeuvre). Le but n’est pas de porter un avis, une opinion, un jugement sur les religions mais de les appréhender comme processus et ce de manière très rationnelle. De permettre aux élèves de se faire leur opinion, de croire ou non, en tout cas en conscience. Personnellement, je trouve assez belle l’idée de croire en un dieu en sachant pertinemment qu’il n’existe pas mais malgré tout.  


Pour conclure. L’egomonde. 


Interroger la laïcité, c’est s’interroger sur la société contemporaine.  Son débat est un marqueur et un révélateur des questionnements qui la et nous traversent. C’est aussi les analyser pour les mettre en perspective, tenter de comprendre comme ce qui peut apparaître comme a priori juste et bon sur le moment peut avoir des conséquences néfastes à plus ou moins longue échéance. C’est se confronter au paradoxe plus qu’à la contradiction. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la question de la laïcité qui avait relativement peu débat au XXe siècle revient avec autan d’acuité. 


La loi de 1905 en France s’inscrit au prolongement d’un processus de transformation majeure des consciences et des mentalités, de la société perçue dans sa dimension sociale qui commença avec les Lumières - voire avec l’imprimerie - et fondé sur une critique puis une remise en cause de l’ordre ancien, royaliste et religieux. D’une certaine manière, rétrospectivement, on peut même se demander si elle n’en fut pas l’apogée. C’est pourquoi aussi elle fut et reste si importante. C’est pourquoi le fait d’en débattre à nouveau révèle qu’on est en train de connaître un nouveau processus de transformation des consciences et des mentalités (dont le passage du « social » au « sociétal » est aussi un indice). Je pense qu’il s’agit d’un processus de transformation majeure, pas d’une simple évolution ni d’une révolution, parce qu’elle pose la question non seulement des rapports entre les individus mais de la définition et de la nature de l’être humain. Peu ou prou, depuis la Renaissance jusqu’à la fin des années 1990, la question fondamentale a été celle de soi au regard et vis-à-vis des autres, ou plutôt de l’autre. Pour le meilleur (l’humanisme) et pour le pire (les génocides). Il est d’ailleurs symptomatique que le mot même d’humanisme s’efface de plus en plus de la parole publique aujourd’hui, qu’il cesse d’être une référence. Ce rapport de soi à l’autre engendra de nouvelles conceptions politiques, comme le « bien commun » dans une perspective laïque et collective (et non plus religieuse). De nos jours, le  souci à son propre bien-être, plus personnalisé que véritablement personnel, le confort individualiste (le refus de l’effort voire des responsabilités), plus libertarien que libertaire, plus libéralaliste que libéral témoignent d’un renversement existentiel et civilisationnel, d’un processus dans lequel le moi - l’ego, plus ou moins narcissique - devient la mesure et la référence de toute chose, dans lequel le monde se confond au moi, au moi du temps et de son espace. En ce sens on pourrait même avancer que le XXIe siècle marque l’avènement d’un egomonde (d’où aussi le renouveau des débats sur la religion, dans la mesure où les religions du Livre induisent un rapport individuel et personnel entre le moi de l’auto-croyant et son dieu-miroir).


De même que l’imprimerie  a profondément changer les modes et la nature des communication - on écrivait non seulement pour les autres mais aussi pour le plus grand nombre - de même, la révolution  numérique et l’innovation technologique d’internet doivent être appréhendées comme un facteur et un agent de changement profond. L’egomonde s’est accéléré au tournant des années 1980-1990, avec  d’une part l’essor d’internet et de ses réseaux sociaux et d’autre part du libéralisme dans toutes ses composantes (aussi bien de droite, avec la dérégulation économique et le monétarisme, que de gauche, avec l’essor des libertés individuelles et le nouveau culte de la personnalité). Ce pourquoi il ne faut pas s’étonner non plus de la violence des polémiques concernant le blasphème et la laïcité via et sur les réseaux sociaux aujourd’hui.  Ce pourquoi il est impératif de cesser de les considérer comme de simples médium /média mais plutôt comme des agents de transformation sociaux, sociétaux et trans-nationaux (Facebook, c’est le Capital de Marx dans sa version « de droite » « à droite ». Le nom même du réseau implique tout ce que je viens de décrire. Le livre n’est plus destiné à dialoguer avec les autres mais à se mettre en scène comme image, comme face (sans face-à-face). FaceBook apparait comme le Livre de la nouvelle religion, la nouvelle Bible, le Nouveau Coran.)


C’est pourquoi, enfin, il importe moins de débattre de la laïcité, de la remettre en question, que d’apporter des réponses claires. Les pouvoirs publics doivent à cet égard se montrer responsables. Car la recherche du consensus n’est plus opératoire. C’est plus qu’un enjeu de société. C’est plus qu’une question idéologique. Interroger la laïcité, c’est se demander si l’Autre doit encore exister - si la notion d’altérité doit encore exister - ou non. A l’inverse, remettre en cause la laïcité, n’est ce pas laisser advenir un nouveau totalitarisme du moi, une religion  du moi, remettre en cause la liberté d’expression (en demandant aux autres, à tous ceux qui ne sont pas pareils, de se taire), de redéfinir les relations inter-humaines, de conditionner les esprits à ne s’occuper que d’eux-mêmes, à ne dépendre que d’eux-mêmes, à n’exister qu’en eux-mêmes dans une logique de survie naturaliste, égoïste et libérale (fondée sur la loi de la jungle,  les rapports d’intérêts, de force et de domination),  à l’avancée du grand changement climatique. Sommes-nous au seuil d’une révolution comme celle qui marqua le passage du paléolithique au néolithique ? 


© Sylvain Desmille




BONI


J’ai enlevé ces parties afin d’alléger un texte déjà dense. Elles peuvent être appréhender en soi et complètent le texte initial.


BONUS 1


Libéralisme, individualisme, égoïsme et morale religieuse ou comment penser la laïcité quand chacun se considère comme son propre dieu ?  


La liberté d’opinion religieuse est souvent avancée pour justifier l’ostentation des signes religieux dans l’espace laïc ou la critique des positions féministes classique, au prétexte que chacun est libre de penser, croire et faire ce qu’il veut. Pour les jeunes générations - celles qui ont hérité des avancées réalisées grâce au combat collectif - chacun est libre comme il l’entend surtout si cela ne concerne pas les autres, si cela ne les concerne pas. Il s’agit plus d’une attitude, d’un comportement même si elle s’inscrit dans une démarche idéologique que l’on retrouve aussi bien à droite, chez les libertariens américains, qu’à gauche, dans le mouvement de rébellion des étudiants de mai 1968 en France. 


La place désormais prépondérante de l’individuel - de l’individualisme - sur le collectif dans la société contemporain s’explique en partie - en petite partie - par le « triomphe » du (néo)libéralisme après la Chute du Mur de Berlin en 1989 puis celle de l’Union soviétique (Cf. tout le blabla sur La fin de l’Histoire de Françis Fukuyama) et en plus grande partie (surtout et conjointement) avec la révolution technologique et l’avènement d’internet, et plus précisément avec la montée en puissance des réseaux dits « sociaux », qui considèrent « chacun » en fonction de ses données personnelles revendues (au point de faire de chaque individu un produit, offre de ses propres demandes spécifiques que satisfont les algorithmes). Le smartphone, extension de l’être, est le symbole de cette  véritable révolution - forcément facteur de crises - dont on ne mesure sans doute pas assez ni le processus ni la portée. 


Ce néo-libéralisme n’a pas été qu’un modèle économique capitaliste. Il est aussi un mode de pensée, du point de vue américain du moins, souvent associé aux notions et principes de « liberté » voire de « démocratie » (l’exemple chinois a cependant démontré que le néo-libéralisme pouvait très bien se développer dans un régime communiste le plus anti-démocratique qui soit, et l’exemple américain démontre aussi que le néo-libéralisme - fondé sur la loi de la jungle, la loi du plus fort et l’intérêt particulier - n’était en rien synonyme d’égalité,  bien au contraire, mais plus un facteur de discriminations pouvant conduire à des privation de libertés comme ce fut le cas dans les années 1950-1960 au moment des luttes pour les Droits civiques). Ce néo-libéralisme est également fondé sur une anthropologie, une conception de l’homme. Cette pensée est celle des droits naturels (ce pourquoi les écologistes se veulent aussi « libéraux », au point de faire de leur gauchisme un droitisme naturaliste ?), tels que le droit de préserver sa vie, le droit de satisfaire ses besoins, le droit d’assouvir ses plaisirs… En tant qu’être de nature, il est - donc - aussi, égoïste, cupide et violent. Son instinct - son intérêt - prime sur tout et tous. Il conditionne ses « libertés » ou plutôt ses libéralités (le droit de faire ce qu’il veut, quand il le veut comme il le veut sans se soucier des autres - perçus comme différents, une menace - au nom de son bon plaisir et de ses intérêts personnels - et depuis peu personnalisés grâce aux « applis » - sans tenir compte non plus des résultats des suffrages, ni respecter les décisions de la majorité (les autres, encore),  quitte à contester le principe même de la démocratie (au nom du démocratisme). En fait, au moment de la crise sanitaire de la Covid-19, entre 2020 et 2021, ce que les « rebelles », les « contestataires » d’extrême droite et d’extrême gauche, générations Le Pen et post 1968 réunies, tous sans masque (et désormais démasqués), ont qualifié de défense des libertés - de leurs libéralités - correspond au sacro-saint égoïsme des théoriciens néo-libéraux. 


Ceux-ci le définissent d’une part comme l’ensemble des tendances ou instincts qui poussent l’individu dans le sens de sa conservation et de son développement (légitime et conforme à la nature de l’homme - cf. L’homme, le libéralisme et le bien commun, d’Axel Kahn, Stock, Paris 2013) et d’autre part comme l'attitude de celui qui ne se préoccupe que de son intérêt ou de son plaisir propre au détriment de celui d’autrui. Max Stirner, père de l’anarcho-individualisme (et précurseur des libertariens), fait de l'égoïsme le centre de sa pensée et la source de toute légitimité. Il distingue l'égoïsme involontaire, le plus souvent inconscient  (quand chacun n’agit que pour l’amour de soi, même dans le sacrifice, par exemple quand il travaille au "salut de son âme") et l’égoïsme supérieur - règle d'action, manifestation de l'autonomie du moi, créateur de lui-même. « « L'Homme passe pour l'universel ; mais s'il est quelque chose de réellement universel, c'est le Moi et son égoïsme, car chacun est un égoïste et fait de soi le centre de tout. » écrit-il encore en 1844 dans L’unique et sa propriété « « Être un homme ne signifie pas représenter l'idéal de l'Homme, mais être soi, l’individu. Qu’ai-je à faire de réaliser l'humain en général ? Ma tâche est de me contenter, de me suffire à moi-même. C'est Moi qui suis mon espèce ; je suis sans règle, sans loi, sans modèle, etc. Il se peut que je ne puisse faire de moi que fort peu de chose, mais ce peu est tout, ce peu vaut mieux que ce que pourrait faire de moi une force étrangère, le dressage de la Morale, de la Religion, de la Loi, de l'État. » Ces propos datant au milieu du XIXe siècle résonnent étrangement aujourd’hui - peut-être parce qu’ils  sont en train de se réaliser… La philosophe et romancière américaine Ayn Rand, théoricienne de l’objectivisme, écrit en 1964 dans The Virtue of Selfishness: A New Concept of Egoism (recueil d’essais traduit en français par La Vertu d’égoïsme, et publié dans la collection «Iconoclastes » des Belles-Lettres, Paris, 1993) que l’égoïsme doit être célébré en tant que seul comportement rationnel et conforme à la nature humaine. Elle voit e lui une ambition morale, une vertu de fierté. « L'on doit mériter de se considérer soi-même comme notre plus grande valeur en réalisant notre propre perfection morale. »  précise-t-elle, « « Je n'ai besoin ni de justification ni de sanction pour être ce que je suis. Je suis ma propre justification (…) car les autres ne constituent pas la source principale des mes préoccupations individuelles. L’individu n'existe pas pour un autre  et il ne demande à personne d'exister pour lui. » On a l’impression de se retrouver à la terrasse d’un café parisien…


Le fait  qu’Ayn Rand considère l’égoïsme comme une ambition morale est intéressant. Il fait écho au dilemme des philosophes des droits naturels comme le rappelle Axel Kahn (opus cité): « Faut-il qu’une société d’êtres égoïstes et cupides poursuive néanmoins, outre la satisfaction des intérêts individuels, le bien commun et si oui, comment faut-il le faire ? ». Pour régler le problème, tout un courant du libéralisme (huguenot et écossais autour de la figure de Bernard Mandeville d’une part  et surtout français autour de Jean Baptiste Say et Frédéric Bastiat, l’auteur préféré de Ronald Reagan d’autre part) a considéré que le bien commun (à savoir tout ce qui n’est pas la somme de la satisfaction des intérêts individuels) n’existait pas, ou plutôt qu’il n’était que la somme des intérêts individuels (sans considération des générations futures, sauf si cette prise en considération relève de la satisfaction personnelle et d’un contentement égoïste - par exemple quand on prend plaisir à défendre la planète, et que cette lutte nous rend plus auto-satisfait et moralement plus heureux - chaque fois que l’on confond éthique et émotions personnelles). Ce courant ne reconnaît pas l’Etat souverain et s’en défie car ses interventions risquent de porter atteinte à l’auto-régulation des marchés (comme ce qui se passe actuellement sur les réseaux sociaux, qui cherchent à évacuer l’Etat et les Etats). Ce courant intégristes explique et justifie l’extrême violence sociale au XIXe siècle, entre classes dominantes et dominées.


L’ambition morale d’Ayn Rand revêt enfin une connotation religieuse. Cela tient au fait que l’individualisme - dans la religion chrétienne - se rapproche de l’expérience des croyants eux-mêmes. Les protestants sont attachés au rapport direct entre l’individu et Dieu (le protestantisme est, à son origine, une révolte contre la médiation cléricale entre le croyant et Dieu telle qu’elle existe au sein de l’Église catholique). Leurs communautés religieuses rassemblent chacun - chaque âme, unitaire - alors que dans la tradition catholique l’Eglise est plus perçue comme un tout et un tous, une unité, un peuple, une nation. On est catholique avant d’être des chrétiens. C’est pourquoi aussi l’éthique protestante prône le vivre ensemble alors que la morale catholique défend la vie ensemble, comme un ensemble. 


Si le capitalisme est bien né de l’éthique protestante comme l’a analysé le sociologue Max Weber, on peut aussi se demander dans quelle mesure la promotion du néo-libéralisme (qui n’est en réalité qu’un plagiat ou plutôt un remake et un remix  du libéralisme originel) à partir des années 1980 n’a pas été un facteur de contagiosité de la morale protestante y compris dans le monde catholique et laïc, asiatique (Cf. les mouvements pro-démocratie ou l’émergence d’une culture plus individualiste promue dans les séries thaïlandaises et indonésiennes, philippines aussi, toutes destinées aux adolescents) voire chinoise (même si la reconnaissance de l’individu en tant qu’individu passe par son contrôle permanent - dont la reconnaissance faciale). En tout cas, Michel Grandjean, professeur d’histoire du christianisme à la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève, le démontre dans son livre La Réforme, matin du monde moderne, Editions Cabédita, 2016: «La plupart de nos contemporains ne mesurent pas ce qu’ils doivent à la Réforme, écrit-il. Vouloir comprendre le XXIème siècle avec les lunettes de la laïcité, c’est commettre un anachronisme.» Et Jörg Stolz, sociologue des religions à l’Université de Lausanne de préciser: «Nous sommes tous protestants, en ce sens que nous vivons à l’ère de l’ego. L’individualisme trouve une de ses sources notamment dans la pensée des Réformateurs.» 


La culture du bien commun - celle qui résulte des systèmes économiques de l’État providence, du Welfare State, du New Deal rooseveltien -  serait-elle en passe d’être supplantée par celle de l’individualisme absolu et totalitaire - promue par le néo-libéralisme ? Car l’opposition n’est pas tant entre modèle économique capitaliste et socialiste, mais entre modèle libéral et État social. D’ailleurs, historiquement, le modèle de l’État providence est apparu d’abord dans les cercles catholiques français sous le Second Empire, en Allemagne sous Bismarck et au Royaume-Uni après 1945 pour contrebalancer les effets et la violence sociale du libéralisme « protestant». L’idée était alors de renouer le lien entre les individus et de repenser le collectif non comme un regroupement ni comme une collection mais bien comme une entité, un ensemble (qui dépasse le « vivre ensemble », expression qui ne désigne par forcément ensemble comme un ensemble). 


On retrouve cette notion très ancienne dans le monde grec. Par exemple, le terme «Homoioi » (Ὅμοιοι) désignait les Citoyens de Sparte. Étymologiquement, il signifie «les Semblables» (moins dans le sens « d’identiques » que dans celui de « similaires », autrement dit de pareils sans être forcément les mêmes - l’adjectif homoios renvoie plus à l’idée de correspondance, et même d’assonance, « à l’unisson » (homou dans les textes évangéliques de Saint Jean). En français, on traduit « homoioi » trop souvent par « les Pairs » ou encore au moment de la Révolution française, et plus précisément lors de la Première République de 1792 et plus encore sous la Terreur par « Les Égaux ». Cette dernière traduction est cependant inexacte, même si c’est pour des raisons idéologiques, car en grec ancien, c’est l’adjectif « isos » (ἴσος) qui signifie « égal ». On en retrouve la racine dans l’un des principes fondamentaux de la démocratie athénienne, à savoir l’isonomie (ἰσονομία) ou « règle d’égalité » civique et politique entre tous les citoyens, expression de la souveraineté populaire. Ce processus de réformes a été mise en oeuvre par Clisthène à Athènes autour de 508-507 avant Jésus Christ. Grâce à elles, les vieilles tribus, qui avaient aussi des fonctions religieuses, sans disparaître, perdent cependant toute portée politique. Grâce à elles, l’espace de la cité devient celui de tous (on parle d’espace civique) et surtout le temps de la cité est désormais distinct du calendrier religieux (Cf. l’ouvrage de Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, Clisthène l'Athénien : Sur la représentation de l'espace et du temps en Grèce de la fin du VIe, MACULA, Paris 1964 ). Comme si l’avènement d’un gouvernement populaire - le mot démocratie n’existe pas encore - imposait de marquer cette distinction entre le civique et le religieux. Il ne s’agit pas alors de rompre le lien, mais plutôt de prendre ses distances, non de se résoudre à contester la transcendance divine mais plutôt à chercher d’en renégocier les termes du contrat (c’est l’un des sens de la fameuse procession des Panathénées). D’ailleurs si chaque cité possède bien une divinité tutélaire, plusieurs cités peuvent prétendre à la protection d’un même dieu, sans que d’ailleurs ce partage n’implique de collusion ni de relations entre elles. En revanche, la citoyenneté est propre à chaque cité (à Athènes, les Grecs qui sont citoyens d’autres cités, donc qui ne sont pas citoyens d’Athènes, et qui ne peuvent l’être, sont qualifiés de métèques - terme qui correspond à un statut juridique). 


Si à Sparte l’adjectif substantivé Homoioi désigne les citoyens reconnus dans leur citoyenneté, à Athènes c’est plus la notion de « dèmos » (δῆμος) qui renvoie à celle « d’ensemble ». Le terme apparait d’ailleurs avec les réformes de Clisthène… En français, on le traduit de manière un peu réductrice par « peuple » car il caractérise plutôt le peuple en assemblée (et non l’assemblée du peuple, ce qui n’est pas tout à fait la même chose). Pour désigner leur « citoyen », les Athéniens utilisaient plutôt le terme de  politês  (πολίτης), qu’il faut prendre dans le sens de compatriote (comme auparavant les provinciaux se déterminait en fonction de leur « pays » respectif).  Le distinguo est intéressant. La notion de politès renvoie à son étymologie, à la polis (πόλις), à la ville dans ses murailles (le terme πόλις vient de l’indo-européen commun pelh qui signifiait « remplir » en opposition à un espace ouvert qui ne peut-être « rempli », hors cadre). C’est aussi et surtout le centre des lieux de pouvoirs, là où siègent les assemblées. La notion de démos  déborde des murailles et intègre toutes les communautés, c’est-à-dire toutes composantes sociales et tous les espaces de l’État (la ville et la campagne, les agriculteurs et les artisans), à égalité, certes, mais uniquement de vote… Car c’est bien le vote qui permet d’appréhender tous ces citoyens différents comme une unité, en tant qu’entité et identité, moins identiques qu’identitaires: divers, pluriels, mais faisant également « somme », ensemble.  


A cet égard, il est important de rappeler que les Grecs antiques distinguaient les concepts de « différence » et  « d’altérité » et même qu’ils les opposaient.  Essayons d’être simple. Les hommes sont différents des femmes, mais ils/elles appartiennent à l’humanité qui, de son point de vue, se reconnaît comme existentiellement autre que les rochers ou les arbres (même si pour les arbres, le débat reste ouvert). C’est un peu plus compliqué du point de vue du vivant. Car si les êtres humains font partie des espèces vivantes, différentes des poissons ou des oiseaux mais tous animaux, si ils diffèrent des autres mammifères, peuvent-ils se dire autres que les autres espèces de mammifères au prétexte qu’ils les exploitent pour leur propre survie ? Ce questionnement existentiel ne serait-il pas à l’origine de la création des dieux, de dieu, de la divinité et ce au néolithique, c’est-à-dire précisément au moment où l’homme commence un vaste programme de domestication/domination des espèces (sélection des grains et apprivoisement des animaux). Autrement dit, les êtres humains auraient créés les dieux pour se distinguer des dieux pourtant à leur image, en s’appropriant leur image, pour justifier sa propre suprématie - et transcendance - sur le monde du vivant et l’assujettissement des espèces ? 


Le mot culture conserve d’ailleurs toutes ces dimensions: la culture diffère de la nature précisément parce qu’elle permet de la dominer, de s’en affranchir (génétiquement aujourd’hui), de se libérer des contingences qu’elle oblige, de sa sauvagerie. A cet égard, l’agriculteur n’est pas tant un homme de nature que de culture (le terme latin cultura définit l’action de cultiver la terre au sens premier puis celle de cultiver l’esprit - Cf les Tusculanes de Cicéron, en particulier les réflexions du livre II).   On pourrait même dire que si l’agriculteur écoute la nature s’est toujours pour l’instrumentaliser et que son rapport à la nature est celle d’un défi permanent. La culture distingue l’homme de la bête sauvage qui, elle, subit les contingences de la nature et de sa nature. On pourrait même dire que chaque être humain devient homme à partir du moment où il cesse de se percevoir comme un être naturel, quand la nature de l’homme est de ne plus être à sa nature humaine, de se percevoir comme autre. La sociabilité peut accélérer ce processus d’altéritisation, mais elle n’en est pas un facteur crucial (nombreuses sont les espèces animales, mammifères ou non, à avoir elles aussi des règles de sociabilité et de sociabilisation). En revanche, la création des dieux fut un élément déterminant, parce qu’elle a permis l’auto-identification de l’homme non seulement par opposition (si « je » peut se considérer comme « autre » que les dieux (le divin), parce que ce qui en fait des dieux, c’est qu’ils ne sont pas des hommes, alors « je » peut aussi considérer que les hommes sont aussi « autres » que les espèces animales « différentes ») mais aussi et surtout en instaurant un système de croyances auto-justificatrices - et tautologiques -, quitte à ce que les êtres humains finissent par prendre leurs désirs pour des réalités (« je suis un être humain parce que je crois aux dieux qui existent à partir du moment où j’y crois et je me distingue des animaux parce qu’eux n’y croient pas, et pour cause - ce qui justifie pour quoi je puis me dire autre - et supérieur ? - au monde animal. Dès lors toute la culture humaine n’a eu d’autre but que de contrôler - d’emprisonner et de rejeter au plus loin des murailles de la polis, dans les contrées non cultivées) voire d’annihiler la part d’animalité, de sauvagerie qui existerait dans l’être humain, perçue comme autant de « monstrosités ». Et effectivement, l’éducation, la transmission des cultures, leur étude et leur analyse ont vocation de faire des êtres humains des êtres non seulement différents des autres animaux, mais aussi totalement autres en réduisant l’autre - l’animal, l’être de nature - en chaque être humain (comme on tannerait une peau de chagrin) jusqu’à en faire plus que des êtres humains, jusqu’à faire de ce qui ont créé les dieux pour y croire, des dieux  ? 


En fait les Grecs ont su mettre des limites pour ne pas sombrer dans l’hybris (ὕϐρις) en faisant de leur rapport à la mort leur principale référence ontologique. Celle-ci rappelle l’homme à sa nature d’être en voie de disparition. La mort lui rappelle aussi qu’il est et restera un être de nature - comme les animaux. Toutefois le rituel funéraire, fondamental en Grèce ancienne (cf. le mythe d’Antigone) et la croyance en une forme d’existence pérenne des âmes humaines le distinguent des animaux (sacrifiés pour honorer les dieux puis mangés par les hommes, alors que le tabou interdit aux êtres humains de s’entredévorer, du moins physiquement, au risque sinon de ne plus être reconnu comme étant un homme , de ne plus être identifié au genre humain - car dissemblable - et d’être rejeté de la communauté des êtres humains). De leur côté, les dieux s’opposent aux hommes non pas parce qu’ils seraient différents - les divinités peuvent également prendre figure humaine et c’est ainsi que les hommes se les représentent et qu’ils les honorent dans les temples -  mais parce qu’ils sont immortels, c’est-à-dire autres. Autrement dit, ce qui définit l’homme en tant qu’être humain c’est son rapport à l’altérité, le fait qu’il soit ni un mort ni un dieu (les morts et les dieux étant chacun à leur manière immortels). Chaque sacrifice lui rappelle sa condition, le rappelle à sa condition. Car dans le sacrifice, l’homme met à mort pour les immortels. Sacrifier - créer du sacré - c’est faire passer d’un état tout un à un état tout autre (la mort de la bête la fait basculer du côté du divin, elle n'est pas différente, elle devient autre: morte et offerte aux dieux). En mangeant la bête sacrifiée, l’homme ingère cette relation qui le définit et qui le distingue, qui le lie à la mort et qui le relie à la divinité (on comprend aussi le sens de l‘eucharistie dans le rite catholique, et son caractère blasphématoire pour un païen, puis qu’il ne s’agit pas de manger la bête mais le corps du christ, le corps d’un dieu qui a été vivant et qui est mort, on comprend comme cette idée a pu paraître révolutionnaire en son temps). 


On comprend dans ces conditions pourquoi il est très difficile pour certains de se libérer de toutes ces croyances - du fait de croire - et de toutes ces superstitions car cela pourrait remettre en cause les repères grâce auxquels ils arrivent à définir et circonscrire ce que peut être un être humain. Surtout cela les obligerait à ré-interroger la nature et la condition humaines, ses hasards et sa nécessité pas si indispensables finalement, désormais absurdes pour certains, hypocrites pour d’autres, de plus en plus totalitaire et en même temps toujours relatives y compris dans l’absolu. Cela remettrait en cause la domination légitime de l’homme sur la nature, au sommet de la « Création ». Cela les obligerait à sortir de leur zone de confort en s’obligeant au doute, à l’étude et à l’analyse, de tout et de tous en permanence- alors que la croyance est sa propre justification, auto-réalisatrice, et condamne toute critique en opposant ses émotions, son émois, ses sentiments à la « froideur » démonstrative de la raison. 


Dès l’antiquité, des penseurs ont pourtant tenté de relever ce défi. Leurs réflexions se développent moment même où les nouveaux systèmes démocratiques affranchissaient le politique du religieux (jusque dans une certaine mesure il est vrai, car affranchir dans le monde antique grec et romain ne signifie pas rompre le lien). D’ailleurs, Socrate est officiellement condamné à mort pour avoir cherché à « corrompre la jeunesse » en « niant les dieux de la cité » précisément au moment où le régime démocratique athénien est remis en cause après les guerres du Péloponnèse - son procès exprime la revanche des courants conservateurs oligarchiques, religieux traditionalistes contre la cité civique démocratique et moderne. Toutefois cette « chasse aux sophistes » n’est pas parvenue à arrêter le mouvement (de sécularisation - je mets le terme entre parenthèse car le terme est anachronique même si c’est bien de cela dont il s’agit). Les courants philosophiques épicuriens, stoïciens et cyniques restent chacun à leur manière et tous ensemble des tentatives d’interroger une condition humaine solitaire et solidaire, libérée et librement. En fait, la question qu’ils posent souterrainement n’est pas de savoir si les dieux existent ou non, mais plutôt de comment continuer à croire, vraiment, en sachant que les dieux n’existent pas ou qu’ils ne sont que des créations humaines, des projections. Comment continuer à croire en une illusion en sachant qu’il s’agit d’une illusion, prendre plaisir au fait d’y croire en sachant - à la manière des enfants qui applaudissent le tour du magicien en en connaissant les ficelles - comment être à cette honnêteté là. Le but n’est pas de supprimer la croyance mais d’en interroger les motifs et les ressorts, le but n’est pas de supprimer l’imaginaire que porte et transporte chaque image mais de tenter d’en comprendre la signification et la portée - ce qu’il dit de nous-mêmes et ce à quoi il nous renvoie. La laïcité contemporaine est aussi à cette honnêteté là. Elle doit obligé à cette honnêteté là.  



BONUS 2


Dévoiler le voile. 


L’individualisme triomphant pose la question de la définition et de la gestion du bien commun quand priment les intérêts individuels et égoïstes, quand ils passent devant et avant le souci de l’autre. C’est une petite révolution. Le droit avait pour vocation de gérer les rapports individuels au sein de la collectif, d’intégrer chacun dans un tout et un tous, de faire de chacun un tout et un tous. Désormais, on est passé de la collectivité au collectif, c’est-à-dire de chacun perçu et considéré comme un tout qui se distingue de tous et qui par conséquent a le droit de s’exempter de tous. Cette individualisation s’est accélérée de conserve avec le libéralisme - et la libéralisation - à partir des années 1990. Toute la question est de savoir comment régler les conflits qui opposent les « quant-à-soi », ceux qui ne reconnaissent plus la loi générale au nom de leur conscience individuelle et de leurs intérêts personnels, sans verser dans un rapport de force réel (intimidation, violence) ou symbolique (via le déferlement d’opinions haineuses sur les réseaux sociaux, la stigmatisation et le harcèlement, le dénigrement et la persécution d’une communauté d’intérêts solidaires par égoïsme, d’un collectif). Autrement dit comment la culture de la loi peut-elle rester opérante (et même opératoire) à partir du moment où tant à s’imposer la loi de la jungle naturelle (à l’instar des gouvernements qui répliquent en créant de nouvelles lois pour répliquer à une crise contextuelle, désamorcer une bombe émotionnelle, ou répondre aux desiderata d’une opinion publique qui  fait campagne via les réseaux « sociaux »). 


Ce qui est intéressant aussi dans toutes les « affaires du voile » c’est la manière dont on utilise le ressort individuel (le concept de « conscience personnelle occidentale ») pour défendre l’application d’une loi religieuse qui nie l’individualité et l’individuation (mais pas forcément l’individu, attention !), en tout cas, qui a pour but de faire de chacun l’identique de tous en respectant - en se soumettant - la règle collective. Le voile permet de repérer et d’identifier celle qui refuse de le porter et donc soit d’intervenir pour la convaincre de rentrer dans le rang (ce contrôle social n’est pas si éloigné de celui qui opère sur les réseaux sociaux) soit de la rejeter de la communauté, soit de la (ré)intégrer soit de l’exclure « pour comportement blasphématoire » le cas échéant . 


Le fait pour une femme musulmane de ne porter pas le voile (ou pour un juif de la communauté Haredim de suivre toutes les diktats comportementaux orthodoxes) est tout aussi intéressant.  Est-on moins musulmane, moins croyante, à partir du moment où on refuse d’appliquer des règles issues d’une époque où il n’existait précisément pas de séparation entre l’État (le politique) et la religion, où l’un et l’autre faisait corps, où il y avait une religion d’état et où la morale publique étaient soumise aux obédiences religieuses ? A l’inverse, comment justifier ces règles dans une société où existe désormais une séparation entre l’État et les religions ? Ne s’agit-il pas d’un contestation idéologique sous couvert de défiance religieuse ? Ce déni de séparation, ce refus de la laïcité peuvent-être entendu par les démocraties modernes, et doivent l’être, à l’égal des autres courants de pensées, des autres idéologies y compris celles anti-démocratiques, à condition de les considérer pour ce qu’ils sont, à savoir leur volonté de remettre en cause les fondements constitutionnels actuels, dans lesquels prévaut la séparation entre le religieux et l’État.


A cet égard, les paradoxe s’enchaînent. Comment une démocratie qui prône la séparation  peut-elle appréhender une contestation qui vise à ne pas la reconnaître, mais qui utilise les ressorts de la dite démocratie (la conscience individuelle) pour tenter de faire reconnaître des comportements fondé sur des dogmes religieux ? Dans quelle mesure un pays qui a une religion d’État, c’est-à-dire où il n’y a pas de séparation, est-il autant sujet à ce genre de conflits de nature séparatiste, dans la mesure où les autres expressions religieuses sont juste tolérées et non pas voix au chapitre (que ce soit en Arabie Saoudite, en Russie, en Italie) ?  Et surtout, dans quelle mesure ces polémiques ne posent-elles pas la question de notre rapport à l’histoire ? 


Du Bikini au Burkini et réciproquement.


Le débat et les divisions entre féministes sur la question du burkini (maillot de bain couvrant une grande partie du corps et de la tête conformément avec la pudeur exigées des femmes musulmanes) en sont particulièrement révélateurs. Les lois religieuses sont-elles transcendantes, supérieures, car pérennes, aux lois humaines qui évoluent, elles, cosubstantiellement avec les sociétés, les cultures et l’histoire ? A cet égard, l’obsession vestimentaire autour du religieux dans l’espace public s’explique en grande partie par la disparition du vêtement religieux dans un contexte de sécularisation général en Occident. Celui-ci s’est réaliser de manière d’abords autoritaire  (au début du XXe siècle, en France, les soeurs devaient abandonner l’habit religieux si elles voulaient continuer à enseigner, même si en pratique l’interdiction  de l’habit religieux dans l’espace publique « républicain » s’est avéré impossible) puis de plus en plus souvent volontaire, à l’image des prêtres progressifs des années 1970 comme Guy Gilbert, « le prêtre loubard ». De plus la réapparition de la soutane a souvent été associée au retour en force des intégristes catholiques, à l’instar, en France, du courant traditionaliste de Monseigneur Lefebvre qui contesta, surtout dans les années 1980,  les réformes - autrement dit les évolutions, les changements - engagés par les conciles depuis Vatican II. Comme ce mouvement a reçu le soutien des ultra-conservateurs et de l’extrême droite montante, l’habit religieux a pris une connotation de plus en plus politique, antidémocratique et anti-républicaine. La menace d’un schisme dans l’Église catholique entre progressifs et traditionaliste faisait écho à l’opposition entre démocrates et extrémistes anti-démocratiques, progressistes et conservateurs (surtout sur les questions relatives à la sexualité, à l’avortement et à l’homosexualité).


Les féministes issues des mouvements des années 1970 ont considéré le burkini comme une volonté de porter atteintes aux droits conquis de haute lutte par les femmes face à une morale catholique très normative, en particulier vis-à-vis de la monstration de la nudité féminine. L’acceptation du bikini puis du monokini puis du nudisme intégral fait partie des luttes réelles et symboliques pour l’émancipation et la reconnaissance du droit des femmes à disposer de leur corps, pour l’affirmation de leur reconnaissance dans l’espace public, à égalité avec les hommes qui s’affichaient sans complexe en moule-bite. C’est aussi une révolution du regard, car le but n’était pas simplement de se mettre à nu mais de changer le regard des hommes sur la nudité de la femme, de les contraindre à ne plus les regarder forcément et uniquement comme un objet de désir et de convoitise, mais comme un sujet à part entière, libre car libéré. C’était aussi en finir avec la malédiction d’Eve, la femme nue du Jardin d’Eden. A l’inverse, toute velléité de la morale religieuse visant à restaurer « le respect de la pudeur féminine » a été considéré comme un retour de la morale patriarcale, à une volonté de réasservissement des femmes (ce que le voile signifie du point de vue des intégristes islamistes). 


D’aucuns ont accusés ces féministes d’islamophobie, parce qu’elles contestaient le burkini. En fait, ce n’était pas parce qu’il s’agissait d’un attribut religieux spécifiquement islamique (ou islamiste) qu’elles l’ont critiqué - elles auraient réagi pareillement si les instances catholiques avaient imposées aux croyantes de se baigner en scaphandre . C’est plutôt parce que ce symbole remettait en cause tout ce que pour quoi elles avaient combattu. Le mot même « burkini »  a été perçu comme une provocation par les féministes historiques. Il dérive en effet du mot Bikini, symbole des luttes pour la reconnaissance du corps et de la nudité des femmes. Ce mot-valise en effet a été crée en associant le mot burqua et bikini. Il s’agit surtout d’une marque commerciale déposée en 2006 en Australie par Aheda Zanetti, créatrice de mode d’origine libanaise qui a su profiter de la polémique - du clash / buzz - pour faire la publicité de son produit au niveau mondial et à moindre frais… La créatrice dit avoir répondu à une demande émanant des femmes maitresses-nageuses de confession musulmane embauchées après les émeutes de Cronulla, près de Sydney, en décembre 2005. Cette séries d’affrontements opposèrent les jeunes Australiens aux populations immigrées d’origine libanaise, suite à l’échange de sms et de messages sur les « réseaux sociaux ». Le viol d’une Australienne et l’agression de trois sauveteurs par Ali Osman, 18 ans, entraînent des représailles puis des émeutes (Brent Lohman, 19 ans, a été condamné pour « l’assaut de la gare »)  à caractère raciste puis religieux suite à l’attaque de plusieurs écoles et églises catholiques.  Le calme revenu, la Surf Life Saving Australia, l'association des maîtres-nageurs australiens, a lancé une initiative pour promouvoir la diversité et la tolérance sur les plages en recrutant des femmes musulmanes comme maîtresses-nageuses. Mais comme elles n’étaient pas très à l’aise avec le maillot réglementaire du type « Alerte à Malibu », à cause aussi de sa connotation sexuelle dans la série américaine - attributs de Pamela Anderson oblige - Aheda Zanetti leur a confectionné un nouvel uniforme, à l’origine du burkini. 


En fait, tout est une question du point de vue et de contexte. Le burkini des sauveteuses australiennes s’inscrit dans une démarche de conciliation et d’intégration des communautés, de paix sociétale. Il est aussi un symbole de reconnaissance et de promotion des femmes de confession musulmane, de leur visibilité dans l’espace public, ce qui est une avancée - du point de vue des femmes musulmanes. Certes, cette ouverture - cette permission, du point de vue des hommes musulmans - est conditionnée au port du burkini (qui est tout sauf un symbole de permissivité) mais il permet aussi à des femmes d’exercer des métiers qui leur étaient interdits. C’est donc une avancée. Toute la question est ensuite de savoir si l’attribut religieux est juste une marque de respect intime, privé ou s’il conditionne aussi les rapports et relations de ces sauteuses dans l’espace public, par exemple, accepte-t-elle ou non de porter secours à des hommes parce qu’homme au risque de déroger aux lois religieuses ? Le burkini est-il inclusif ou est-il un prétexte pour exclure toutes celles qui ne le portent pas ou pour justifier une discrimination qui serait le fait des femmes musulmanes elles-mêmes (cf. les « affaires » des piscines municipales en France avec leurs « jours réservés » aux femmes musulmanes et interdites aux hommes de toute confession - voir à ce sujet l’article du Monde sur la polémique à Marseille en 2016). Une femme musulmane peut-elle encore se présenter librement sans burkini sur les plages d’Alexandrie en Egypte comme c’était encore le cas dans les années 1980, sans être prises à partie autant par  les hommes (qui la considèrent comme une mécréante ou une  prostituée « occidentale ») que par les femmes qui, elles, se soumettent au port du burkini  ? 


Le problème vient aussi du fait que le burkini a été instrumentalisé à la fois par les partis de droite et d’extrême droite (d’où l’association et l’assimilation somme toute malhonnête de tous ceux qui critiquent le burkini à ces partis - alors qu’une partie importante des gens  et des féministes « de gauche » sont pour le moins très réservés sur cette question…) En 2019, des militantes se baignent en burkini dans une piscine du XIe arrondissement de Paris pour dénoncer « la montée des idées islamophobes »… parce qu’elles ne pouvaient se baigner en birkini… entre elles… à cause de la présence d’hommes… (cf. 20 minutes). Elles aspirent voir abroger des règles jugées discriminantes parce qu’elles ne veulent simplement pas les respecter, en utilisant les mêmes revendications que les féministes historiques - le corps des femmes leur appartient - pour aboutir à des effets contraires (les femmes musulmanes revendiquent non plus le droit à la nudité - simple de libération dans les années 1970 - mais à celui de se présenter entièrement vêtues. Mais qu’adviendrait-il, si, au nom de la même logique, des hommes refusaient de porter un slip de bain et de nager entièrement nus parce qu’ils estimaient le règlement des piscines discriminatoires par rapport à leur « ressenti » et à leurs « convictions philosophiques naturalistes » ? Est-ce que les femmes en birkini accepteraient de nager au milieu d’hommes nus ? Telle est la vraie question. Pour que la tolérance soit opératoire elle doit être générale, commune et réversible. 


En 2016, la polémique a été particulièrement virulente en France. La question se pose alors de savoir dans quelle mesure le burkini  est ou n’est-il pas une forme d’exhibitionnisme religieux ? Et si oui, faut-il dès lors l’interdire ou non ? Tout commence le 13 août 2016 en Corse quand, suite à une altercation entre touristes et une famille d’origine maghrébine, le maire socialiste de Sisco, Ange-Pierre Vivoni  prend un arrêté municipal interdisant le burkini (l’enquête a ensuite révélé que la rixe avait été déclenchée par une tentative de privatisation forcée de la plage publique par les famille d’origine maghrébine et que le burkini avait été pris comme symbole de cette tentative de confiscation qui n’était pas que religieuse (la religion ayant été plutôt instrumentalisée pour justifier une appropriation de type néo-libérale et/ou mafieuse - cf l’article du Huffington post). Attisée par les réseaux sociaux, la polémique enfle. D’un côté, le Conseil d’État annule les arrêtés municipaux anti-burkini, de l’autre le tribunal administratif et l’Observatoire de la laïcité en rappelle le bien fondé pour des raisons objective d’hygiène et de sécurité, mais sans justifier son avis au regard des principes de laïcité… L’affaire revêt même une dimension internationale à partir du moment où une chaine de télévision australienne - Steven Network - présente un reportage accusant la France de racisme anti-musulman après qu’une famille musulmane australienne dont une fille portait un burkini aurait été chassée d’une plage de Villeneuve-Loubet (en réalité, les médias australiens comme The Australian ont prouvé qu’il s’agissait d’un coup monté pour pouvoir lancer ces accusations de racisme anti-musulman (Cf. l’article de Nice-matin). L’Italie et le Brésil soutiennent la France, mais pas la presse américaine, espagnole et allemande. 


Pendant que la polémique faisait rage en France, en juillet 2017, en Algérie, parce que les femmes « dévêtues » (en maillot une ou deux pièces) étaient victimes de harcèlement de la part des moralisateurs religieux, un groupes de militantes féministes a invité toutes les Algériennes à porter le bikini sur les plages, en particulier à Annaba (même si concrètement, il ne s’agit que d’une enclave de liberté). Comme dans les années 1950 et 1970, le bikini redevient alors le symbole de l’émancipation des femmes, et de la dernière génération des féministes algériennes. Au même moment, les jeunes féministes françaises  défendent le burkini au nom des libertés individuelles et du droit des femmes à s’habiller comme elles le veulent. Elles considèrent les  arrêtés d’interdictions comme des »actes d’humiliation sur fond de racisme et de sexisme » ( dixit l’association Osez le féminisme) voire des actes d’agressions perpétrés par « des hommes blancs  néocolonialistes qui chercheraient à humilier les femmes musulmanes au prétexte de les libérer contre leur gré » (dixit Laura Slimani, ex présidente du Mouvement des Jeunes Socialistes ou encore Hanane Karimi). Mais il serait aussi honnête de rappeler qu’en Arabie Saoudite, les mouvements féministes sont considérés comme un danger, et que leurs militantes sont jugées comme des extrémistes et des terroristes à l’instar de Loujain Al-Hathloul emprisonnée pendant trois ans avant d’être libérée en 2020 ( elle avait déjà été condamnée une première fois en 2014 pour « tentative de déstabilisation du royaume » parce que, Sacrilège suprême, elle avait osé conduire une voiture avant la levée de l’interdiction faite aux Saoudiennes - et donc (surtout) contesté l’ordre patriarcal). En Iran, les femmes réclament simplement le droit de se balader les cheveux au vent, dans l'espace public. Comme quoi, tout est une question de point de vue et de contexte.


En fait, les polémiques sur le burkini dépendent en grande partie de la philosophie politique du pays. Plus le séparatisme entre la religion et l’État est marqué, plus le burkini y est perçu comme l’expression symbolique d’une volonté de séparation de certaines communautés, surtout lorsqu’elles évoquent des raisons religieuses pour la justifier… A l’inverse, dans les sociétés où le sentiment religieux est une une référence et une composante sociales (comme aux Etats-Unis où le Président prête serment sur la bible lors de son investiture…), le port du burkini ne pose pas plus question que celui du turban pour les Sikhs  ou des coiffes bretonnes (mais il est vrai aussi que celle-ci ne revêtent pas un caractère religieux). Il est toutefois intéressant de remarquer que si  dans ces pays le hijab est passé dans les moeurs très rapidement, les crispations sont plus grandes vis-à-vis de la burqua (en Allemagne) mais aussi du burkini (en Belgique, en Italie et même au Maroc - du moins dans les piscines des hôtels). D’aucuns y voit une forme de surenchère religieuse contestataire qui déborde du cadre de l’intime et du privé, voire une sorte d’instrumentalisation politique par les courants les plus radicaux, les plus réactionnaires et les plus intégristes désireux de placer le débat d’emblée dans l’absolu (l’émotion) pour ne pas avoir à le relativiser (l’intelligence et la raison).


Laïcité et intégration.


La polémique sur le birkini pose enfin la question du communautarisme. Une société est-elle un ensemble ou un tout ? Une accumulation ou une fusion ? La liberté individuelle - de la personne et du groupe - prime-t-elle sur le collectif, se définit-elle par identification ou en opposition au collectif ? Comment fonder le bien commun à l’heure des égoïsmes souverains ? Comment penser l’intérêt général quand chacun se préoccupe de ses seuls intérêts particuliers (y compris lorsqu’il prétend défendre des grandes causes qui le dépasse, mais souvent principalement et avant tout pour sa satisfaction personnelle…) ? Comment penser à l’autre et penser l’autre à l’heure du grand renfermement narcissique ? Comment respecter la loi de tous pour tous, le verdict démocratique, quand, en dernier recours, seule importe la légitimité de son quant-à-soi ? 


Il important à cet égard de rappeler que la culture dites de la différence prônée par les modèles communautaristes n’est pas forcément une culture de l’égalité. Au contraire, s’ils reconnaissent l’existence de communautés différentes, c’est précisément pour les différencier en nature et en droits, établir des hiérarchies et justifier des différences de traitements. Aux Etats-Unis, les WASP (White Anglo-Saxon Protestant) ont mis en place ce système pour conserver leur pouvoir, en en rejetant tous ceux qui n’étaient ni protestants (les Irlandais, les Italiens, les Juifs) ni parfaitement blancs (les Afro-américains, les Latins). En ce sens, la culture de la différence justifie le racisme et la différenciation entre Américains. Parallèlement, la reconnaissance de l’identité communautaire ou l’appartenance à une communauté signifient pas la négation de l’altérité. Les Afro-américains appartenaient à des églises protestantes semblables à celles des blancs et en même temps différentes car celles des blancs étaient réservées aux blancs et les noirs ne pouvaient appartenir qu’à une église pour les noirs. De même, ils pouvaient faire partie de la grande communauté des chrétiens protestants et être des esclaves et lorsque l’esclavage a été aboli, les autres Américains ont veillé à maintenir leurs différences (réciproques, les uns au regard des autres) en les discriminant. 


Reconnaître, tolérer, et parfois accepter les différences n’implique pas l’avènement d’une société vraiment inclusive dans la mesure où d’une part, l’addition des communautés n’en réalise pas forcément la somme et d’autre part, inclure les différences par ajouts peut aussi signifier l’exclusion de certaines communautés en maintenant les différenciations (avant les années 1980, les gays étaient déclarés « différents » mais cette différence justifiait précisément leur discrimination et leur exclusion). 


A l’inverse, les modèles intégrationnistes sont souvent critiqués au prétexte qu’ils chercheraient à nier les différences et spécificités communautaristes, alors qu’en réalité ils cherchent surtout à promouvoir les points communs, ce qui unit, ce sur quoi tout le monde peut se retrouver: les gays ne sont plus considérés comme différents à partir du moment où ils ont les mêmes droits, ou plutôt leur différence sexuelle n’en fait plus des êtres différents, anormaux. Gays et hétéros sont différents (sexuellement) sans être vraiment différents, ou plutôt leur différence est désormais une indifférence de réciprocité. Pas pareils sans être dissemblables. Mêmes sans être identiques. 


Par ailleurs, il n’est pas non plus tout à fait honnête de réduire l‘acculturation à une assimilation, c’est-à-dire de croire qu’elle entraînerait forcément la disparition des modèles dominés happés et réduits en poussière par le modèle dominant. C’est assez simpliste et faux, sauf en cas de dictature d’une violence extrême à l’instar de ce qui s’est passé au Cambodge du temps des Khmers rouges. 


L’acculturation est en réalité un processus résultant d’un contact continu et direct entre groupes d’individus, pas forcément immigrés ni d’origine étrangère (Cf. l’acculturation des provinciaux dans le modèle républicain français via l’école et la langue, celle des bretons et des auvergnats à Paris, des gays dans l’espace public (le ghetto, les quartiers) et privé). Ce processus peut conduire à différentes situations transitoires puis/ou définitives (à l’instar des sub et contre cultures artistiques qui se définissent d’abord en opposition avant de devenir des références reconnues et d’être pérennisées dans les musées). L’identification d’un décalage culturel réciproque, la résistance des groupes qui veulent conserver « leur modèle » respectif et enfin l’intégration est le schéma le plus classique. Il s’effectue sur plusieurs générations (cf. l’intégration des populations d’origine italienne, polonaise, portugaise, asiatique). Cette intégration peut aboutir à une assimilation sans que celle-ci entraîne la disparition d’un des deux modèles culturels (les références persistent, les relations avec le pays d’origine perdurent, parfois les langues cohabitent). L’acculturation des populations asiatiques en est sans doute l’un des meilleurs exemples. Cette intégration peut aussi être forcée (cf. l’inculturation chrétienne, la colonisation, la révolution bolchevique ou encore l’acculturation des esclaves aux États-Unis). Elle peut être même négative (cf. la ségrégation ou l’apartheid, systèmes dans lesquels les groupes sont « intégrés » (en étant un rouage économique du système)  mais à condition d’être mis à l’écart, comme dans les États-Unis des années 1950-60).


Toutefois, pour être opératoire l’acculturation doit être acceptée par toutes les parties, autrement dit qu’elle ne doit pas être ressentie comme une déculturation, une perte d’identité et de diversité. Cette acceptation peut être facilitée par des références communes (religieuses, historiques, linguistiques, culturelles), mais il ne s’agit pas d’une condition sine qua non (Cf. l’intégration des Asiatiques ou des communautés juives). En revanche, l’idée qu’il existe un passif entre les communautés peut ralentir ou conduire à un rapport de force voire à l’échec de l’acculturation. Les guerres de religions (entre Chrétiens et Musulmans), la colonisation et la décolonisation, le poids de l’histoire peuvent être mis en avant pour justifier une forme de résistance, symbolique et idéologique, de principe et par principe. 

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