BLASPHÉMER EST LÉGAL ET C'EST UNE LIBERTÉ, par Sylvain Desmille (à l'heure où s'ouvre le procès des attentats terroristes de janvier 2015)

Manifestation pour la liberté d'expression, Place Taksim, Istambul, Photo de Sylvain Desmille ©




Manifestation du 18 octobre 2020 Place de la République
en hommage au professeur d'Histoire-Géographie Samuel Paty
assassiné pour avoir osé faire un cours sur la liberté d'expression
et y avoir montré des caricatures de Mahomet. 






RETROUVEZ LE FILM MON ATTENTAT 
DANS SA VERSION INTÉGRALE HD 
SUR YOUTUBE AU LIEN SUIVANT: 






Cet article a été publié  pour la première fois en 2013, dans le magazine smd-mag, à un moment où la liberté de pensée que représente le blasphème était sinon menacée du moins contestée non seulement en France, mais aussi en Europe et dans le monde. Deux ans plus tard, le 7 janvier 2015, les terroristes assassinaient une grande partie de la rédaction de Charlie Hebdo, pour les punir d'avoir publié des caricatures de Mahomet jugées blasphématoires. Leurs assassinats étaient une manière de les censurer. Et effectivement, il en va de toute velléité de censure comme d'une tentative d'assassinat, symbolique et / ou réelle.  Cinq ans après, s'ouvre ce  mercredi 2 septembre 2020 le procès des attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher. D'où l'envie de remettre en avant sur ce blog cet article, en prenant soin de l'actualiser auparavant. 




A l'époque, sa publication avait provoqué pas mal de réactions, positives et négatives, forcément. Je m'attendais à être insulté, puis que tel était l'état d'esprit du moment. En revanche, j'ai été surpris par toute toute la panoplie d'intimidations, chantages, menaces, y compris de mort (les plus nombreuses). Extrême violence des extrêmes.  En fait, rétrospectivement, je m'aperçois combien déjà à cette époque, avant les attentats de 2015, la montée de l'intégrisme était rapide, intense. Intolérable. Rien de prononcer le mot blasphème suscitait des réaction terroristes: propres à susciter la peur, afin d'interdire la parole. A tout prix, par n'importe quel moyen, par la contrainte, par la force, y compris en tuant. J'espère que ce sera moins le cas aujourd'hui.  Voeux pieux, hélas.

 
En réalité, ce que l'on me reprochait surtout, c'était d'analyser la question du blasphème et non de blasphémer (ce qui aurait alors permis aux détracteurs d'entonner leurs discours stéréotypés sur la liberté religieuse comme motif d'interdiction de tout ce qui conteste la religion et autre cantique des cantiques de la haine...). Mais non, cet article ne blasphème pas. Pour le critiquer, il faut s'attaquer au fonds, d'où j'imagine les insultes et les menaces comme exutoires puisqu'il est difficile pour les partisans du délit de blasphème d'argumenter (typique des sociétés où on privilégie désormais l'avis, l'opinion, à une éducation naguère fondée sur l'apprentissage de la pensée et de la réflexion).  En fait, cet article montre comment le délit de blasphème est souvent utiliser pour brider toute forme de liberté de conscience et surtout pour justifier la censure et la répression politique, idéologique et religieuse, pour imposer des postures morales pourtant contraire à la loi. 

Ainsi le délit de blasphème est utilisé pour discriminer les homosexuel(le)s, au prétexte que les textes religieux les condamnent, alors que la loi des pays démocratiques les protège.  En ce sens, dénoncer et vouloir faire condamner les blasphèmes est une manière de convertir la loi civile à la Loi religieuse (peu importe les religions). Le délit de blasphème devient dès lors un instrument politique, qui cherche à changer la loi civile pour remettre en cause la légalité démocratique, le choix majoritaire, au profit d'une minorité. Et d'ailleurs, en leurs temps, les Nazis s'étaient vantés d'avoir agi de même, d'avoir instrumentalisé la démocratie pour abattre la démocratie en Allemagne dans les années 1930. C'est pourquoi cette petite bulle de liberté absolue doit être protégée, de près. Elle est une brèche que les mouvements anti-laïcs et anti-démocratiques veulent creuser pour s'y engouffrer, abolir et interdire la liberté de conscience, pour convertir la loi qu'ils jugent et qu'ils condamnent comme profane au modèle de la loi divine. 



A cet égard, il importe de rester très vigilant vis-à-vis des terroristes religieux (des intégristes et de toutes les associations, de tous les mouvements dits ultra qui cherchent à imposer leur point de vue par la violence et par la force à tous ceux qui "parlent mal" (étymologie du mot blasphème et expression favorite des gangs pour soumettre celui dont la tête et le regard ne leur reviennent pas, pour imposer leur loi). A ceux-là s'ajoutent les professionnels de la communication politique, qui menacent de porter plainte, qui multiplient les procès précisément pour "justifier" et "rendre justifiable" le délit de blasphème, autrement dit qui prennent prétexte de la liberté d'expression afin d'interdire la possibilité de prendre la parole, qui multiplient les "avis" sur les réseaux sociaux pour interdire à chacun d'avoir un avis. 



Récemment encore, Instagram a censuré les comptes de Laure Daussy et de Coco, deux journalistes de Charlie Hebdo, parce qu'elles avaient publié la Une qui remettait en perspective les caricatures de Mahomet, avec cette précision "Tout ça pour ça".


Instagram a reconnu une "erreur" qui s'expliquerait par  la campagne de "signalements", nouvelle forme de blitz médiatique et véritable politique de censure, arbitraire, hors cadre juridique, au point que l'on peut se demander dans quelle mesure les réseaux dit sociaux ne sont pas devenus des "factions",  autrement dit des groupes de déstabilisation politique et menaçant la démocratie (le terme faction renvoie aux groupes de pression religieux qui menaçaient la paix pendant la Guerre des religions, comme celui dit des "Malcontents", gilets jaunes mais de la Noblesse. Le terme désigne aussi les Seigneurs de la Guerre au Japon, et les SA  d'Hitler juste avant sa prise de pouvoir en Allemagne).




Il y a aussi ceux plus malins et très sournois, qui, au prétexte de proposer une lecture "profane" des religions, au nom de la connaissance et de la compréhension, visent surtout à mettre en avant leur religion, et qui utilisent la dialectique ou la comparaison à des fins prosélytes voire obscurantistes. A cet égard, il devient de plus en plus indispensable d'établir une véritable distanciation et même une séparation entre la sphère religieuse et le domaine publique, politique et républicain, de veiller à ce qu'il n'existe aucun lien ni relation. L'ambition de certains religieux intégristes - qui ne visent qu'à imposer le diktat dogmatique est au contraire de veiller à instaurer un lien de cause à effet, pour convertir l'esprit républicain à la morale religieuse. Les mouvements de la Manif pour tous ont révélé cette volonté très actuelle de convertir la loi républicaine aux fondements religieux - signe peut-être d'une faiblesse du pouvoir politique qui pense le collectif au profit de minorités qui mettent en avant l'opinion personnelle et égoïste,(fondée sur son quant à soi), contre les luttes envers les discriminations et le bien commun. 

Il ne s'agit pas que d'un cas français. Les orthodoxes juifs en Israël et dans certains quartiers de Brooklyn à New York ont fait sécession, et plus encore ont fait le choix de l'apartheid volontaire pour ne pas avoir à respecter les règles sanitaires lors des cérémonies religieuses. Les catholiques conservateurs en Pologne ou en Russie confondent d'une part le droit public et  l'égalité  et d'autre part les dogmes religieux justifiant violence et discrimination. La stratégie est à chaque fois de créer une polémique, un débat de société, pour mettre en avant les préceptes d'une idéologie religieuse - parfois sans trop le dire, et au nom des libertés toujours individuelles et jamais collectives. A cet égard, les Salafistes mettent autant en péril les fondements de l'esprit républicain que les courants défendant une approche laïque de la religion musulmane, même s'ils sont très éloignés des premiers, précisément parce que dans les deux cas, il s'agit de mettre en avant soit un islam politique soit un regard politique sur l'islam. Ils ont beau en principe - mais forcément par principe - s'opposer sur leur vision de l'Islam, l'un et l'autre engagent peu ou prou, a contra et vice-et-versa, le même processus relationnel entre la religion et le politique, la foi et le droit. De plus, les plus intégristes prennent prétexte des conceptions avancées par les seconds pour justifier leur lecture politique de l'islam et accuser ceux qui ne partagent pas leurs vues d'apostasie c'est à dire dans le monde musulman de "blasphème".

En fait, et ce n'est pas un paradoxe, pour lutter contre le séparatisme - cette volonté revendiquée de ne plus faire corps avec la nation, cette idée d'un communautarisme qui refuse d'être à la communauté, au collectif sinon entre-soi, et qui privilégie l'identitaire à l'identité - il importe de marquer une séparation claire entre la religion et le politique, de rompre avec toute forme de prosélytisme, de faire en sorte que tout ce qui est du domaine religieux, de la morale religieuse en particulier, n'interfère d'aucune manière dans le politique. Et c'est à l'Etat, à la République, de veiller à faire en sorte de marquer la rupture en la religion et le politique, de couper une fois pour toute le cordon (ce que les religieux redoutent car alors ils devraient se concentrer alors sur l'expérience et l'analyse de leur foi). Les atermoiements passés sont responsables de la violence, de la rupture, des volontés soit de sécession soit de conversion actuelles. Et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'école est devenu un des lieux de conflits. En témoignent les pression sur les enseignants, des parents comme de l'administration (mais toujours de manière verbales, pour ne pas laisser de trace ni de preuves éventuelles) pour qu'ils évitent d'évoquer l'histoire des religions en classe, de parler de la Shoah,  de faire lire tel ou tel livre et de tous les sujets clivants bien qu'ils soient au programme (mais bien sûr, ce n'est pas de la censure, juste un conseil...). 




L'auto-censure devient dès lors une garantie de paix sociale. Les professeurs d'Histoire-géographie et de Lettres, de SVT et de philosophie se sont retrouvés en première ligne, souvent sans soutien voire mis en accusation par leur hiérarchie et l'administration au prétexte que les signalements des élèves risqueraient d'entraîner le déclassement de l'établissement scolaire ou de faire correspondre les statistiques annuels avec un état de réalité véritable (mais discordant de celui avancé, un peu comme dans les commissariats, la police pousse à déposer des mains-courantes au lieu de plaintes). D'où aussi une certaine hypocrisie: en théorie, les programmes évoquent bien les questions de l'éducation sexuelle, de l'évolutionnisme opposé au créationnisme, de la liberté d'expression, de la laïcité et de la Shoah, mais en réalité, celles-ci sont très peu abordées pour ne pas heurter la sensibilité ou les conviction de certains élèves et éviter les "problèmes", terme générique utilisé pour ne pas avoir à les énoncer ni à les signifier avec précisions. 

La réponse de l'État républicain aurait dû être claire, par exemple en imposant des cours d'histoire religieuse, dans lesquels les religions ne seraient pas du tout analyser de manière religieuse, théologique, mais de manière objective, anthropologique et historique, par exemple en montrant les interférences et en établissant des comparaisons. Cela éviterait de voir certains décrier les fêtes de Noël au prétexte qu'il s'agit d'une tradition chrétienne parce qu'il n'ont pas compris ou voulu entendre que le Jésus des Chrétiens correspondait au prophète Isa, le Messie, dans le Coran. De même, il existe plus de similitudes que de différences entre les orthodoxies juives et musulmanes en partie parce que Mahomet s'est inspiré des premières pour imposer les secondes, en faisant mine ensuite de s'y opposer.  Cette analyse des religions  - qui n'en est en rien une lecture -  permettrait de développer un esprit logique, critique, indispensable à qui, sur le plan individuel et personnel, veut, en son intimité, comprendre les ressors de sa foi, et y adhérer ni par tradition, ni par soumission, mais en conscience. Cette analyse objective, historique et anthropologique des religions, parce qu'elle est détachée du fait religieux, et enseignée par des non religieux (athées ou sans religion)  permettrait de les garder une distance, de le mettre à distance, de couper le cordon ombilical entre la société, le social, la culture - le collectif - et ce qui doit demeurer de l'ordre de l'introspection individuelle. Elle permet surtout d'y voir plus clair et donc de lutter contre tous les obscurantismes en donnant à comprendre ce qui motive et explique les superstitions. Elle est à cet égard une mise en oeuvre des états de conscience, une possibilité de libération et une preuve de liberté. Mais les religieux de toutes les religions s'opposent à cet enseignement scientifique, au prétexte que la religion n'est ni un sujet ni un objet scientifique - de leur point de vue.

Pour les religieux, via les parents qui décident de faire leur loi à l'école, il importe de contrôler la formation des jeunes. Mais on retrouve la même stratégie à l'hôpital, en médecine. Le but est d'imposer un contrôle social et comportemental, y compris par l'intimidation et la violence, la soumission qui se développerait de manière  parallèle et visant à définir ce qui est bien ou mal, ce qui de l'ordre des bonnes moeurs ou non, sans tenir compte des lois de la République, répudiées. Le blasphème, le parler-mal, le parler vrai deviennent des instruments et justification pour placer la morale religieuse - individuelle et communautaire - au dessus de la loi républicaine, par définition collective. Pour discriminer la République, les religieux invoquent la  discrimination culturelle alors qu'en vérité elle n'est que religieuse (mais les intégristes veillent toujours à entretenir a confusion, par la culture entre dans le champ du politique). De plus il ne s'agit pas d'une offense ad nominem: Charlie Hebdo a autant caricaturé le christianisme, que le Judaïsme que l'Islam. Il faut être extrêmement paranoïaque, auto-centré sur son quant à soi et méprisant pour les autres, et surtout de mauvaise foi pour  donner à croire que les dessinateurs s'en prendraient spécifiquement  à la religion musulmane, surtout quand les caricatures visent surtout les islamistes. 



C'est tout le contraire de l'esprit de blasphème, du moins tel qu'il a été défendu par les Lumières, puis débattu dès les débuts de la Révolution française au moment de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Abrogé en 1791, rétabli en 1814 (on parle alors de délit de Sacrilège, ce qui n'est pas tout à fait la même chose), le délit de blasphémer est définitivement supprimé par la loi du 29 juillet 1881, relative aussi à la liberté de la presse, c'est-à-dire à la liberté de conscience et de parole, à l'interdiction de la censure (le délit de blasphème est une censure). Il s'agit d'une liberté fondamentale rare. A cet égard, il serait bon de rappeler que le blasphème est non une attaque contre la religion (sens négatif) mais avant tout et surtout une liberté d'expression et de conscience (sens positif). 

L'USCIRF (agence fédérale américaine chargée de la liberté religieuse) a recensé soixante et onze pays qui punissent encore de nos jours le blasphème, par uniquement formellement, mais aussi par des peines d'emprisonnement, des coups de fouet ou du travail forcé (esclavagisme) et même la condamnation à mort. En Afrique, seuls 6 % des pays pénalisent le blasphème. En Europe et en Asie Pacifique, ils sont respectivement 16 et 18% ( le délit existe mais la loi est en revanche très rarement appliquée, cf. Tour d'Europe du délit de Blasphème,). Ils représente un tiers des États d'Amériques (Nord et Sud) et 70% des pays de culture islamique (Afrique du Nord et Moyen-Orient). Il ne faut dès lors pas s'étonner si entre 1999 et 2011 les cinquante-sept pays de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) ont tenté d'imposer à la commission des Droits de l'Homme de l'ONU le concept de "diffamation des religions". Face au refus des autres pays, ils ont alors préféré changer de terminologie. Le délit de blasphème réunit alors les concept plus généraux - trop généraux - de "lutte contre l'intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination...". 




C'est une stratégie plutôt maline: la généralisation  et la confusion des genres permettent d'accroître la pression et les attaques, médiatiques et politiques (d'où aussi les propos de la ministre française de la Justice, Mme Nicole Belloubet, au moment de l'affaire Mila de 2020). L'ambition est de convertir les esprits en faisant soit disant appel à leur bonne conscience. On ne parle plus de blasphème mais "d'incitation à la haine" au prétexte que c'est comme ainsi que les religieux le "ressentent". Et ceux là même qui manifestaient Place de la République en affirmant "Je suis Charlie" sont désormais parmi les premiers à dénoncer le blasphème.

Cette nouvelle stratégie de l'intolérance s'est clairement exprimée suite à l'assassinat de Samuel Paty,  professeur d'Histoire-Géographie décapité en octobre 2020 pour avoir osé montrer des caricatures de Mahomet dans un cours sur la liberté d'expression, quand, en riposte, des journaux ont décidé de republier et des enseignants de montrer  et les municipalités de projeter les dessins controversés. Le Conseil des Sages Musulmans basé à Abou Dhabi a twitté qu'il "rejette vivement l'usage de la liberté d'expression"et se dit "prêt à poursuivre quiconque offense l'islam et ses symboles" comme si leurs décisions primaient sur les lois de la République (en fait le CSM s'en moque totalement, la présence d'un culte musulman en France justifie son ingérence, alors qu'elle condamne toute ingérence extérieure dès qu'il s'agit de faire respecter les droits de l'homme et la liberté d'expression. En ce sens, le Président du CFCH (Conseil Français du Culte Musulman), Mohammed Moussaoui fait explicitement écho aux positions prises à Abu Dhabi lorsqu'il déclare qu'il faudrait limiter certains droits voire y renoncer, comme (en particulier) la liberté d'expression, au nom de la préservation de l'ordre public. Mais qui propose aux Musulmans "d'avoir le droit de tuer des millions de Français" sinon l'ancien premier ministre malaisien Mahathir Mohamad dans un tweet du 29 octobre 2020 aux allures de Fatwa. Il s'agit d'un appel aux assassinats de masse prémédités, délibérés, génocidaires car ciblant une catégorie spécifique de personnes, qui évoque le génocide perpétré par les Turcs contre les Arméniens. À noter que cet appel n'a pas été d'emblée enlevé par le réseau social, mais plusieurs heures plus tard et encore à la demande expresse des autorités françaises. Sauf la phrase "polémique", le texte de l'ex premier ministre malaisien n'a pas été retiré dans son intégralité, et donc a été lu par plus d'un million de personnes, ce qui pourrait faire du réseau social un promoteur et donc un complice de crime contre l'humanité si ne serait-ce qu'un seul Français est assassiné suite à ce tweet (cf. Dans un tweet un ancien premier ministre malaisien appelle à tuer des millions de Français.).  

Autrement dit, si vous ne voulez plus d'attentats, d'actes terrorismes,  de boycott ni de manifestations, il faut interdire la liberté de blasphémer, de se moquer, de rire, et toute possibilité d'esprit critique, non seulement de Mahomet mais aussi de tous ceux qui interdisent toute contestation de l'ordre établi et de leur autorité, à l'image du président Erdogan en Turquie.  



Mais  soyons clair, le blasphème n'est pas une incitation à la haine. Il est plutôt un moyen pour susciter des états de conscience. Le blasphème n'est pas non plus un racisme, ni une stigmatisation, ni une forme de discrimination comme voudraient le donner à croire ses détracteurs. En revanche, ceux qui veulent interdire le blasphème sont les premiers à inciter et à distiller la haine, à pointer du doigt pour condamner à mort. Le prouvent les attentats contre Charlie Hebdo et l'assassinat d'un professeur d'Histoire-Géographie le 16 octobre 2020 d'un collège de Conflans-Saint-Honorine, décapité pour avoir osé faire un cours sur la liberté d'expression et montré une des caricatures de Mahomet (en ayant pris soin de faire sortir les élèves musulmans pour ne pas les choquer, précaution qui est déjà en soi une défaite des principes républicains).  Et déjà, on imagine les propos de ceux qui vont dire qu'il l'avait bien cherché, que c'est normal de l'assassiner et de la décapiter, exactement comme on considère normal de ne pas parler de la Shoah dans les établissements scolaire pour ne pas susciter des propos antisémites d'une partie des élèves et d'avoir en plus à les gérer (et de "conseiller" de ne pas "provoquer" des "polémiques" à cause des "susceptibilités" des uns et des autres - d'ailleurs ce professeur a-t-il été soutenu par l'administration après les menaces émanants des parents dont les enfants n'avaient pas vu la caricature mise en cause). 






Selon l'USCIRF (cf. Rapport de l'USCIRF de 2017 sur le Blasphème ), l'utilisation des lois anti-blasphème est aussi un bon moyen pour certains pays d'étouffer toute dissidence, et de limiter la liberté religieuse, enfin celles des autres religions ou des religions des autres. Les États et les autorités religieuses s'érigent en arbitres de "la Vérité", déterminant ce qui est pour eux, subjectivement, offensant  au sacré. Ils interdisent surtout tout débat nuancé sur le ou les religieux, tout dialogue entre religions et avec les non-religieux. Le délit de blasphème est un moyen de discriminer, de créer des apartheids comme au Pakistan où la communauté chrétiennes a fait l'objet de plusieurs pogroms car accusée de blasphémer, c'est-à-dire de ne pas se convertir à l'Islam en l'occurence, d'être et pire que tout de vouloir rester chrétienne. Mais il peut en aller de même des Chrétiens vis à vis des Musulmans, des Juifs orthodoxes vis à vis des laïcs Israéliens dans la mesure où chaque monothéïsme se conçoit comme un totalitarisme (il ne peut y avoir d'autres religions puisqu'il n'existe qu'un seul dieu, le leur). En réalité, le seul but de toutes ces attaques est d'obtenir un jour, une fois une condamnation. De jeter l'opprobre. De punir les blasphémateurs. D'interdire la parole.





En 2014, le rédacteur en chef du Jakarta Post a été accusé de blasphème pour avoir publié une caricature (mais officiellement non parce qu'il critiquait le pouvoir indonésien). La même année,  en Mauritanie, Mohamed M'Kheitir a été condamné à mort pour avoir publier un texte jugé blasphématoire sur internet parce qu'il remettait en question le système des castes dans le Coran.  En 2016, la poétesse égyptienne Fatima Naoot a été condamnée à trois ans de prison pour avoir osé critiquer sur Facebook le sacrifice des animaux pendant la fête de l'Aïd al-Adha. En 2010, Asia Bibi,  jeune chrétienne pakistanaise, avait été elle aussi condamnée à mort pour blasphème après avoir pris de l'eau dans un puits musulman. Elle a été finalement expulsée vers le Canada après neuf ans d'emprisonnement. Junaid Hafeez, professeur à l'Université Bahauddin Zakariya de Multan au Pakistan, n'a pas eu cette chance et a été condamné à mort en 2019. Un Malaisien a lui aussi été condamné en 2019 à dix ans de prison pour avoir "mal parler" du prophète Mahomet sur des réseaux sociaux. 

En fait, on assiste à une inquiétante montée en puissance des affaires de blasphème en particulier dans le monde musulman (Egypte, Bangladesh, Turquie, Malaisie, Indonésie pays pourtant officiellement laïc). Il s'agit parfois de se débarrasser d'un adversaire politique (Cf. l'affaire de l'ancien et très contesté gouverneur de Jakarta, Basuki Ahok Tjahaja Purmana). Le plus souvent de désigner un bouc émissaire pour maintenir la pression (la haine et la peur) sur les populations ou détourner leur attention en lynchant les blasphémateurs. Contester la parole officielle (celle du prophète et des dirigeants politiques), interroger les diktats, oser poser des questions à son professeurs de théologie en Malaisie suffit à vous envoyer en prison. Cela en 2017...

Le progrès n'est pas forcément en avant.

Mieux vaut rester vigilant.

Bonne lecture

Sylvain Desmille, Paris 2 septembre 2020.









TEXTE INITIAL



L’incendie criminel contre Charlie Hebdo, la censure, la condamnation par les tribunaux voire la destruction d’oeuvres jugées hérétiques même dans des Etats laïcs ne sont qu’un énième avatar des croisades menés par les intégristes religieux de tous bords contre le droit de blasphème, symbole depuis les Lumières et la Révolution française des luttes contre l'obscurantisme et des droits de l’homme et des citoyens. Ce n’est pas un hasard si les principales victimes en sont les artistes et les diffuseurs d’oeuvres d’art - sentinelles et veilleurs placés aujourd’hui aux avant-postes plutôt qu’en avant-gardes de la liberté d’expression. Sommes-nous confronter à une nouvelle volonté d’établir une censure concertée, compréhensive, mondialisée - véritable régression légale, morale et mentale y compris en Occident ? 


Dans la Tunisie nouvellement libérée, ce 7 octobre 2011, la diffusion du film d’animation Persépolis de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, provoque la colère des islamistes salafistes. Une semaine plus tard..., une fatwa est émise et des manifestations très bien organisées soulèvent les rues de Tunis. Chauffée à blanc par des Imams, la foule réclame justice, c’est-à-dire vengeance à l’encontre de Nabil Karoui, directeur de la chaîne de télévision privée Nessma, jugé coupable d’avoir autorisé la diffusion du film. Un groupuscule saccage et incendie sa maison. La famille a juste le temps de s’enfuir par derrière, sauf une domestique lynchée par les furieux. Quelques heures plus tard, le directeur de Nessma est convoqué par un juge et sommé de s’excuser pour avoir porté “atteinte au sacré” en ayant autorisé la diffusion d’une séquence jugée blasphématoire parce qu’elle représentait le dieu des Musulmans sous l’aspect d’un vieillard à barbe blanche. En fait, si Mahomet, s’inspirant une nouvelle fois des dogmes juifs, interdit en théorie toute représentation de la divinité, c’est la nature même de la figure présentée par Marjane Satrapi qui est contestée. Son Allah ressemble en effet trop à celui des Chrétiens, tel que le peint Michel-Ange sur les murs de la Chapelle Sixtine ou encore Nicolas Poussin dans le Printemps. Pire ! ce sont ses faux airs de Père Noël, symbole du consumérisme américain, qui choquent le petit peuple des grands croyants tunisiens. Mais peut-être est-ce précisément ainsi qu’une enfant de Téhéran se figurait par assonance ce Dieu invisible auquel elle voulait s’adresser ?  

En fait, lors de la sortie du film, en 2007, personne ne s’est ému de cette séquence considérée aujourd’hui comme sacrilège. Le long-métrage reçut même le prix du jury au  Festival de Cannes avant d’être sacré meilleur premier film lors de la cérémonie des Césars en 2008. Il fut même nommé aux Oscars. De plus, si la République islamique d’Iran a émis des réserves sur le tableau que le film brosse de la révolution islamique, elle n’en a jamais interdit la diffusion. Et d’ailleurs, la fatwa du 14 octobre 2011 ne vise pas le film lui-même ni leurs auteurs comme cela avait été le cas en 1989 pour le roman de Salman Rushdie, Les Versets sataniques, mais bien plutôt le directeur et sa chaîne de télévision réputée laïque. 
  

Le blasphème, 
prétexte de la nouvelle terreur médiatique. 

Le caractère blasphématoire des oeuvres d’art participe toujours d’une logique médiatique. Pour les créateurs, il importe de faire parler pour mieux se faire connaître, parfois en espérant que la polémique masque la pauvreté de l’oeuvre comme du discours. Organisé avec le concours du Musée d’art contemporain de Montréal, le débat de la Vie des arts consacré en 1993 à la censure, après les affaires Mapplethorpe (pour motif pornographique) et Serrano (pour motif anti-religieux après  son Piss Christ, déjà) montrait que la pire des sanctions pour un artiste était l’indifférence. L'indignation dont témoignent les accusations de blasphème comme les controverses ont toujours été des signes que l’art en heurtant les consciences fait bouger les esprits. 



La photographie
 Piss Christ d'Andres Serrano, 1987.

Pour les détracteurs aussi accuser une oeuvre d’être blasphématoire est un bon moyen de faire parler d’eux. Tel fut le cas de l’association Civitas qui, en avril 2011, à Avignon, a mené croisade contre l’oeuvre de l’artiste américain Andres Serrano, intitulée Piss Christ, et ce après quatre mois d’exposition sans incident...

Aujourd’hui, les intégristes religieux optent pour une autre stratégie. Ainsi, plutôt que de lutter contre une idée, ils cherchent à influencer et en contrôler la diffusion, en provoquant la destruction ou la faillite des organes de communication.  Car la question n’est plus celle de la forme ni du fonds, jugés pour ce qu’ils sont: un prétexte. Dans un monde où prime la communication mondiale, la meilleure façon d’éradiquer un ennemi consiste à le priver de diffusion. 

A cet égard, les réseaux sociaux semblent de manière délibérée faire le jeu et prendre partie pour les intégristes et les extrémistes. Il suffit d'un signalement pour réduire la visibilité d'une oeuvre, d'une video, d'une archive même. Un très grand nombre de signalements entraînent la fermeture du compte. Sans qu'il y ait une enquête contradictoire. Et souvent de manière très discriminatoire. Il suffit qu'il soit fait mention d'homosexualité, d'une images montrant des hommes ou des femmes s'embrassant pour justifier un signalement de manière hypocrite et détourée "au nom de la protection de l'enfance" ou de manière plus explicite en vertu des convictions religieuses. Les recours sont quasi impossible (les plateformes comme Youtube laissent l'équivalent d'une phrase pour s'expliquer en appel....). La censure est immédiate (limitation d'âge). Univoque. Elle est pire dès que ce sont les algorithmes qui sont en charge de l'effectuer - de manière soit disant objective mais jamais neutre. Les oeuvres d'art reconnues mondialement comme Origine du monde de Courbet ou même la Vénus de Milo sont éliminées au prétexte que l'une montre un sexe féminin et l'autre des seins.  

Les actions punitives sont aussi juridiques, et médiatisées pour susciter un climat de terreur. En 2007, en Russie, les directeurs du Musée Sakharov (sic) et de la galerie d’État Tretiakov sont traînés par l’archiprêtre orthodoxe Vsevolod Chapline devant le tribunal de Moscou pour avoir organisé une exposition “d’art interdit”, jugé dégradant pour l’Eglise, et ce, alors que le délit de blasphème n’existe pas en Russie ! 

L’incendie du siège de Charlie Hebdo dont le numéro du 2 novembre 2011 s’attaquait à la charia apparaît comme un acte de guerre médiatique en bonne et due forme. Le but visé est la destruction du QG et par là-même du support, un peu comme si au XVIIIe siècle les autorités de censures au lieu de poursuivre Voltaire s’étaient attachées à emprisonner ou à tuer son éditeur et les libraires qui en vendaient les livres. Quelques mois après, c’est au tour de la page Facebook de Charlie Hebdo de subir une attaque massive de spams islamistes, haineux, antisémites, insultants et surtout menaçant à l’encontre de l’hébergeur du site et aujourd’hui du Journal Libération qui a décidé de soutenir son confrère. 

Cet attentat par les flammes n’est pas un cas isolé. Ainsi, avant de s’en prendre au domicile du directeur de la chaîne Nessma, les Salafistes tunisiens avaient tenté de mettre le feu au siège de la télévision, pour le transformer en un gigantesque autodafé. En 1988 déjà, un groupe d’intégristes catholiques avaient incendié le cinéma Saint-Michel pour protester contre la projection de La dernière tentation du Christ, le film de Martin Scorsese. En 2011, après Toulouse, à Paris, des catholiques traditionalistes de l’association Civitas n’ont de cesse de perturber à défaut de pourvoir interdire les représentations de la pièce Sur le concept du visage de Dieu., obligeant  le directeur du Théâtre de la Ville de “s’expliquer” sur la tenue de l’oeuvre de  Romeo Castellucci.

Ainsi, au feu attractif du phare d’Alexandrie succède celui répulsif des bûchers de Jacques de Molay et de Marguerite des Prés  l’hérétique, ceux ordonnés à Florence par Savonarole et celui de François-Jean Lefebvre de la Barre condamné pour blasphème à être brûlé avec un exemplaire du Dictionnaire philosophique cloué sur la poitrine... 

Ces dernières années, la stratégie des intégristes religieux s’attache à attaquer moins le sujet de l’oeuvre jugée, quoi qu’il en soit, blasphématoire qu’à condamner les médias qui donnent à voir une représentation non conforme de l’image qu’un vrai croyant se doit d’avoir de son dieu. C’est pourquoi les appels à la censure vise en particulier les secteurs de la publicité, de la presse et de l’art. Dès 1999, les campagnes publicitaires d’Olivier Toscani pour l’entreprise italienne Benetton avaient créé le buzz en provoquant la polémique. Si la campagne représentant des bras tatoués HIV positif ne fut pas interdite malgré ses ambiguïtés, en revanche, celle baptisée Kissing Nun fut censurée en France et en Italie, mais primée au Royaume-Uni... Signe des temps, lorsqu’en 2011 Benetton réitère la provocation avec sa campagne intitulée Unhate qui montre le Pape Benoit XVI embrasser sur la bouche Ahmed Al-Tayeb, l’imam sunnite de l’Université Al-Azhar du Caire, face au concert des protestations vaticanes, c’est la marque décide de retirer l’image  contestée de sa propre initiative

En effet, la question posée par la censure pour motif de blasphème devient un enjeu autant spirituel qu’économique. En attaquant le médium qui montre les oeuvres sacrilèges, les instances religieuses cherchent sinon à les mettre en faillite du moins à limiter leurs bénéfices. Ainsi, lors de l’affaire dite des caricatures de Mahomet, c’est l’ensemble du peuple danois et des entreprises nationales qui furent pris pour cible sous prétexte que le gouvernement n’avait pas interdit le journal. 

Dans un monde où il est important de séduire le plus grand nombre, toute image perçue comme négative même par un groupe minoritaire risque de détourner les annonceurs des publications et les clients des magasins. Car aux yeux des entreprises, les croyants sont aussi des consommateurs. Le magazine Charlie Hebdo double certes ses ventes lorsqu’il publie des caricatures de Mahomet, mais il ne pourra survivre économiquement si ses locaux sont incendiés plusieurs fois de suite. Question de survie. C’est ainsi parce que les troubles à l’ordre public menaçaient la bonne tenue  donc l’équilibre économique du festival d’art contemporain de Toulouse Printemps en Septembre, qu’en octobre 2012 l’oeuvre d’art Technologia de Mounir Fatmi fut tout bonnement retirée “d’un commun accord avec l’artiste et en signe d’apaisement”. Enième remake des rotoreliefs de Marcel Duchamp, cette installation projetait des versets calligraphiés du Coran sur le sol du Pont-Neuf reliant le quartier Esquirole à celui de Saint-Cyprien. Elle fut perçue comme une provocation  par et envers les Musulmans qui ne pouvaient concevoir qu’on pût marcher publiquement et impunément sur les écrits de Mahomet. Paul Ardenne, directeur du Festival et l’artiste Mounir Fatmi, officiellement soucieux de ménager les susceptibilités des uns et des autres, n’ont-t-ils pas plutôt préféré désamorcer la bombe médiatique qui risquait d’exploser en tirant la leçon de ce qui s’était passé quelques mois plus tôt en Tunisie ? 




En juin 2013, une trentaine d’artistes tunisiens ont manifesté devant le ministère de la Culture contre un gouvernement qui les a estimés responsables et coupables des violences perpétrées pourtant à leur encontre par les extrémistes islamistes. Reçus par le Ministre de la Culture Medhi Mabrouk, celui-ci leur a fait par de son intention de porter plainte non pas contre les artistes mais contre les organisateurs de l’exposition Le Printemps des Arts pour avoir montrer des oeuvres portant “atteinte au sacré”. Le tableau de Mohamed Ben Slama représentant une femme à demi nue avec des hommes barbus en arrière plan provoqua la colère des Salafistes. S’en suivirent une série d’émeutes dans plusieurs villes de Tunisie. Loin de soutenir la liberté d’expression ou soucieux de maintenir un semblant de paix publique, le gouvernement dénonça les provocations artistiques. Il n’avait pas plus réagit après l’agression du cinéaste Nouri Bouzid en avril 2011, ni contre le saccage par les Islamistes du cinéma Africart en juin à Tunis au prétexte qu’il accueillait une manifestation organisée par des intellectuels pour dénoncer les atteintes porter à la liberté d’expression dans le pays. Quelque mois plus tard, en octobre 201, le juge convoque non seulement le directeur de Nessma mais aussi les techniciens qui ont permis la diffusion de Persépolis, considérés comme co-responsables d’avoir porté atteinte au sacré !

Les affaires de blasphèmes ne concernent pas que la Tunisie, symbole des “révolutions arabes”. En janvier 2013, la revue du Collège des Beaux Arts de Lahore au Pakistan est interdite de publication et sommée de retirer de la vente toutes les revues où figurent les peintures de l’artiste Muhammad Ali représentant des imams gays. Déjà en février 2008, l’iranienne Sooreh Hera avait vu ses photographies montrant des couples gays affublés de masques de Mahomet censurées par le Gemeentemuseum situé au Pays-Bas, à La Haye, pourtant siège de la Cour internationale de Justice et de la Cour pénale internationale !


Photographie de Sooreh Hera ©




En Avril 2013, le célèbre pianiste et compositeur turc Fazil Say est condamné à dix mois de prison avec sursis par le tribunal d’Istanbul pour avoir repris sur twitter des vers du poète persan du XIe siècle Omar Khayyam connu pour son épicurisme. Même si la peine fut par la suite annulée, il s’agit d’un avertissement avant la mise en scène de son opéra Sivas prévu en 2014 et commémorant le drame où trente-sept intellectuels moururent dans leur hôtels incendiés par des intégristes le 2 juillet 1993. Il s’agit en effet d’une pratique classique des autorités turques. Ainsi, déjà condamné une première fois à une peine avec sursis, l’écrivain turc d’origine arménienne Sevan Nisanyan doit faire appel de sa peine en mai 2013 à plus d’un an de prison ferme pou ravoir “insulté les valeurs religieuses d’une partie de la population” turque sur son blog: “Se moquer d'un dirigeant arabe qui, des centaines d'années plus tôt, a prétendu être entré en contact avec dieu et en a tiré des profits politiques, économiques et sexuels n'est pas une incitation à la haine, c'est un test basique de ce qu'on appelle la liberté d'expression", avait écrit l'accusé.

En réalité, ces émeutes démontrent que si au début la question du blasphème concernait les représentations d’Allah et de son prophète ou encore le Coran, à force de donner “raison” aux intégristes, de plus en plus confiants et affirmés dans leur bon droit, se percevant eux-mêmes comme des justiciers et non plus comme des victimes justiciables, ces derniers en profitent pour s’attaquer à tous ceux qui voient, pensent, estiment différemment qu’eux-mêmes. Ces nouveaux prophètes développent alors un climat de terreur destinée à changer les constitutions démocratiques pour les soumettre à leur propre conception de l’Islam. En juin 2013, les miliciens du Front Al-Nosra, des rebelles qui luttent contre le régime syrien, capturent un adolescent d’Alep, âgé de quinze ans qui aurait blasphémé, le fouette puis l’exécute pour l’exemple - laissant présager des suites s’ils parviennent au pouvoir. En Grèce, où le délit de blasphème existe toujours, le parti néo-nazi Aube Dorée a porté plainte contre un jeune homme de vingt-sept ans pour avoir publié sur sa page Face Book une caricature du Starets Paisos, un saint très populaire.  Il s’agit d’un avertissement: les extrémistes n’entendent pas que l’on conteste leur ordre. Ce processus rappelle les tactiques de propagande et les actions menées en Allemagne dans les années 1930. D’où la nécessité d’agir au plus tôt, avant que les détracteurs qui dénoncent le blasphème n’en viennent à subvertir pour mieux convertir les fondements des démocraties. 

Les révoltes de la place Taksim à Istambul en juin et juillet 2013 ont montré qu’une partie de la jeunesse entendait défendre les droits acquis depuis la politique laïque ouverte par Mustafa Kemal en Turquie mais remis en cause par le gouvernement islamiste de Tayyip Erdogan. Elles évoquent aussi bien les grandes manifestations de 1968 que celles de la Place Tien An Men en 1989. Elles préfigurent peut-être une troisième vague de démonstrations sur la place Tahrir du Caire, après celles qui ont provoqué la chute d’Hosni Moubarak et de Mohamed Morsi. En Algérie, à Tizi Ouzou le 4 août 2013, cinq cent Algériens ont mangé, bu de la bière et fumer en public en plein ramadan pour dénoncer le climat de terreur exercé à l’encontre de tous ceux qui ne jeûnent pas, restaurer la séparation entre la sphère privée (celle de la religion) et publique et montrer leur détermination face à l’Islamisation du pays comme en témoigne la condamnation, en 2011, de Siagh Krimo à cinq ans de prison par la Cour pénale du district de Djamel à Oran. Le fait seul qu’il ait  cherché à partager avec un voisin sa foi chrétienne, donc contraire à l’Islam fut jugé blasphématoire... 


Visages des victimes accusées de blasphème 
(partie 1):




Asia Bibi


Abdel-Nour





















Siagh-Krim

Hamza Kashgar























Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Le délit de blasphème ne vise pas en effet uniquement les laïcs ou les athées. Il est aussi un instrument destiné à raviver les guerres religieuses. Tout monothéisme est un totalitarisme dans la mesure où son dieu est unique et règne sur la totalité de la création. L’existence même d’une autre religion constitue en soi un blasphème. Au Pakistan, la jeune chrétienne Asia Bibi a été condamnée en 2010 à la peine capitale pour avoir prononcé le nom du prophète Mahomet alors qu’elle n’était pas musulmane... En 2011, c’est au tour de Rimsha Masih, une adolescente d’un quartier pauvre d’Islamabad d’être arrêtée pour avoir brûlé un livre qui aurait contenu  des verset du Coran. Analphabète et déficiente mentale, elle fut accusé à tort par l’Imam parce qu’elle était chrétienne. Convaincu d’avoir lui-même glissé les pages du Coran dans le feu pour faire accuser la petite fille, il fut néanmoins acquitté... Toujours au Pakistan, un jeune Chrétien a été condamné en juillet 2013 pour avoir  écrits des SMS blasphématoires depuis son téléphone portable, et bien qu’il n’en existe aucune trace... En Egypte cette fois, en juin 2013, Abdel-Nour, une enseignante chrétienne copte a été condamnée à verser une amende de quatorze mille dollars soit disant parce que trois élèves de dix ans d’une école de Louxor s’étaient plaints que l’enseignante avait manifesté une sorte de dégoût en parlant de l’Islam en classe... Ce qui constitue en vertu de la nouvelle Constitution égyptienne un délit de blasphème... Furieux de la l’indulgence du verdict, les Islamistes ont protesté devant le Palais de Justice... Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Deux jeunes Chrétiens âgés d’une dizaine d’années ont même été arrêtés pour mépris et blasphème envers l’Islam avant d’être relâchés sous la pression des ONG. 

Tous ces cas ne doivent pas être considérés comme marginaux ni comme des épiphénomènes. D’abord, ils témoignent de toutes les conséquences qu’entraînent la reconnaissance d’un délit de blasphème pour la liberté d’expression. Ensuite, ils sont autant d’indices d’un changement de paradigme à l’échelle planétaire. Le délit de blasphème transcende et dépasse les frontières: en 2012, suite à un mandat d’arrêt émis par Interpol !, la Malaisie a livré à l’Arabie Saoudite le journaliste et blogueur Hamza Kashgari accusé d’apostasie et pouvant à ce titre être condamné à mort.  Ainsi, chaque manifestation médiatique dénonçant un blasphème d’un bout à l’autre de la planète  est un moyen destiné à réaliser une révolution globale du statut de la liberté d’expression. Le nouveau principe visera non à pouvoir tout dire mais à devoir rien dire. 


Faire ou non reconnaître le délit de blasphème.


À première vue, toutes ces entreprises de diabolisation, de dénonciations et surtout de mise en accusation vise à établir un climat de terreur classique. Dans son livre publié en 2012, Joseph Anton, l’écrivain et essayiste Salman Rushdie  raconte sa vie  aux aboies depuis la fatwa lancée par l’Ayatollah Khomeiney après la publication en 1989 des Versets Sataniques. De même, Kurt Westergaard, l’auteur danois des caricatures de Mahomet est toujours contraint de vivre sous protection policière, tout comme Robert Redeker après la parution en 2006 d’une tribune dans Le Figaro et intitulée Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?   

Ces menaces de mort ne sont pas que des effets de langage.  Le 4 novembre 2004, le très polémique réalisateur néerlandais  Théo Van Gogh, déjà condamné pour ses propos antisémites et antichrétiens, est sauvagement assassiné par Mohamed Bouyeri. L’assassin n’avait pas toléré que dans son court-métrage, Submission, Theo Van Gogh montrât le corps nue d’une musulmane sur lequel avaient été écrits des versets du Coran ni que les femmes du film s’adressassent directement à Allah le miséricordieux pour lui reprocher leur soumission....




Avertis des risques qu’ils encourent, tous les acteurs, auteurs, journalistes, rédacteurs en chef, diffuseurs, techniciens, hébergeurs, sont priés d’y regarder désormais à deux fois et à pratiquer une sorte d’auto-censure préventive, très politiquement correcte pour ne pas choquer “les esprits” et forcément de convenance assez lâche pour ne jamais avoir à trancher le noeud gordien des questions de foi. D’aucuns décident parfois de prendre les devant en collaborant avec les intégristes. Ainsi, Facebook a donné le nom et les coordonnées du jeune Egyptien qui avait blasphémé contre l’Islam. Déféré devant le tribunal du Caire en octobre 2011, Ayman Yousser Mansour a été condamné à trois ans de prison pour avoir “intentionnellement insulté, attaqué et tourné en ridicule le noble Coran et la vraie religion islamique”, dixit la sentence. Le même Facebook a décidé de censurer la page de Charlie Hebdo après l’attaque des Hackers turcs sous prétexte que ces derniers y avaient trop proféré d’insultes ! comme si désormais c’était aux victimes soupçonnées de blasphèmes d’être punies pour satisfaire les desiderata des intégristes.



Visages des victimes du délit de blasphème 
(partie 2).




Salman Rushdie



Rimsha Masih



Sevan Nisanyan


Cette tactique d’attaques ciblées, récurrentes à moyenne échéance, et avec des degrés d’intensité très étudiés, s’est avérée plutôt payante. À force de jouer le double jeu du terrorisme et de l’apitoiement, de l’insulte haineuse et de la victimisation, l’opinion publique et par voie de conséquence des politiques se sont montrés moins prompts à défendre la liberté d’expression, considérée comme acquise, qu’à “reconnaître” et “comprendre” l’émoi de ceux qui se sentent "salis et calomniés" jusque dans leur “convictions” religieuses. En Tunisie, les principaux partis politiques ont condamné les violences contre Nabil Karoui et la chaîne de télévision Nessma... tout en rappelant le respect des valeurs de l’Islam... Même discours et même limites en France. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), qui avait demandé en 2006 au Président Jacques Chirac une loi anti-blasphème pour condamner les caricatures de Mahomet, réaffirme, bien sûr, son attachement à la liberté d’expression... mais aussi rappelle dans son communiqué  que “ces publications, loin de servir la paix et la cohésion sociale, cherchent à s’en prendre à un symbole de la foi de près d’un milliard et demi de musulmans dans le monde...” Et on s'étonne, après le succès de l'opuscule de Stéphane Hessel, que les autorités et les médias se montrent si circonspects et peu enclins à s'indigner contre les atteintes portées à la liberté d'expression et de blasphème, préférant même donner la parole (et le champ libre) à ceux qui "s'indignent" contre les sacrilèges et professent des menaces de morts - preuve qu'ils n'ont pas lu ou pas compris le sens du message d'Hessel

Cette justification par le poids du nombre n’est pas anodine. A la liberté d’expression garantie et défendue par la loi française, l’UOIF semble opposer la grande communauté des Croyants dont le nombre global est forcément majoritaire face aux soixante-quatre millions de Français toutes religions confondues. Comme s’il existait deux poids deux mesures au principe universaliste de la liberté d’expression selon que l’on se place du point de vue du droit français ou de l’ensemble des Musulmans. Cette mauvaise foi dont témoigne le communiqué officiel de UOIF fait écho aux désirs de ceux qui veulent faire reconnaître le blasphème comme un délit universel, et même transcendantal, dans la mesure où il porte atteinte à la bonne conscience et à la tranquillité d’esprit de tous les croyants, nationaux et étrangers.  Ainsi, en 2008 et 2009, une minorité de pays membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, comprenant tout de même les pays de la conférence islamiques, mais aussi la Russie, l’Afrique du Sud, la Chine et Cuba !  ont tenté de faire voter une motion de “diffamation des religions” qui amalgamait critique des religions et racisme ! Un peu comme si se moquer de l’Islam équivalait forcément à être anti-arabe puisque Mahomet l’était, et ce sans même tenir compte que le premier pays musulman dans le monde se trouve être l’Indonésie qui est loin d’être arabe ! 

Cette cette tentative de faire reconnaître le délit de diffamation des religions a échoué au niveau international. Toutefois, les Etats religieux ne désarment pas. En 2012, le Quatar a développé un nouveau projet de législation internationale destiné à interdire l’insulte aux religions et qu’il entend faire voter par l’ONU. Parallèlement, au Liban, le patriarche maronite Béchara Raï s’est joint aux des responsables chiites et sunnites pour demander que l’ONU vote une résolution anti-blasphème. Signe d’espoir alors que grandissent les ombres - et il faut bien s’en contenté - le grand mufti d’Egypte Ali Gomaa a déclaré en 2012 dans Le Monde que le Prophète n’aurait sans doute pas réagi aux provocations ni aux caricatures. mais il est vrai qu’il s’adressait à un public occidental et que sa position reste marginale et liée au contexte général. 

La tendance en réalité est plutôt négative pour les défenseurs du blasphèmes et de la liberté d’expression. Même en Europe, force est de constater le retour d’une certaine intolérance légale. En Allemagne, alors que l’ancienne République Démocratique Allemande autorisait le blasphème (sauf contre la sacro-sainte idéologie communiste), après la réunification, l’article 166 du code pénal, le Gotteslästerungsparagraph, punit toujours le blasphème d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement, s’il entraîne un trouble à la Paix civil -  peut-être pour se garantir contre un retour des antiques guerres de religions entre les Protestants du Nord et les Catholiques du Sud. En Espagne, l’article 525 datant de Franco, est encore plus restrictif puisqu’il interdit “les attaques portées au dogme religieux, croyances et cérémonies”. En 2005, dans La libre expression n’est pas une offenseSalman Rushdie s’est opposé au projet du gouvernement britannique visant à définir le crime de haine raciale et religieuse. En Irlande, enfin, le blasphème est redevenu un délit depuis le 1er janvier 2010 pouvant coûter jusqu’à 25 000 euros d’amendes ! et ce alors que la liberté d’expression est garantie par la convention européenne des droits de l’homme... Paradoxe ? Hiatus ? 

Parfois, le blasphème est aussi un moyen de déborder son cadre strictement religieux pour conduire des attaques contre les progrès réalisé par la révolution sexuelle. Les associations qui condamnent le blasphème sont souvent les mêmes qui dénoncent le caractère pornographique de telle ou telle exposition et qui font pression sur les autorités pour qu'elles exercent une censure. Tel fut le cas en 2000 au moment de l'exposition Présumés innocents organisée par le Musée d'art contemporain de Bordeaux. Elle fut jugée pédophile par l'association catholique de protection de l'enfance La mouette, dans la mesure où elle représentait les enfants de manière attentatoire et blasphématoire au principe que l'enfance et les enfants étaient devenus un sujet tabou. Le procès qui s'en suivit dura dix ans et se solde par un non-lieu. Tirant la leçon, en 2010, désireuse d'éviter toute polémique, la Municipalité de Paris interdit au moins de dix-huit ans l'exposition de Larry Clark présentée au Musée d'art moderne de Paris. La censure devient dès lors préventive, à l'instar de l'oeuvre de Mounir Fatmi qui, après ses déboires à Toulouse, dut se retirer de l'exposition présentée en octobre 2012 à l'Institut du Monde arabe. Sleep n'était pourtant qu'un remake de la performance cinématographique d'Andy Warhol réalisée en 1963. Seulement à la place de John Giorno, c'était Salman Rushdie qui tenait le rôle du dormeur... 




Quoi sous le voile: pénis ou vierge ?
 Photographie de Sylvain Desmille ©


En ce sens, les polémiques autour du voile islamique sont intrinsèquement une question sexuelle et religieuse. Et lorsque une autorité prétend enlever le voile des femmes non consentantes pour garantir leur liberté sexuelle et leur droit à l’exercer, les communautés crient au blasphème. La violence des émeutes à Trappes en juillet 2013 après le contrôle d’une convertie portant le voile intégral en infraction avec la loi française, témoigne du caractère ô combien sensible de la question. En fait, peu importe de savoir si les converties à l’Islam se voilent parce qu’elles ont honte de ne pas être une musulmane pure souche: cela relève de la psychanalyse. Plus important est de déterminer dans quel mesure l’exercice d’une liberté de conscience religieuse individuelle devient une forme de prosélytisme,  voire de provocation, dès lors qu’elle s’affiche dans l’espace public en qualité d’icône, au sens religieux du terme, c’est à dire d’image sacrée ? Comment, à l’inverse, peut-on accepter, en vertu de la tolérance religieuse qu’une femme soit accusée d’être un sujet de blasphème, et à ce titre victime de violences verbales et physiques au prétexte qu’elle refuse d’être voilée, ou assume une sexualité  “sexuelle”, à la différence des femmes dont le voile les assigne à leur sexe en les protégeant de la sexualité des hommes (une femme voilée est un objet tabou) et en leur interdisant toute sexualité non conforme à la religion (en principe) ?  Est-ce à dire également qu’une femme voilée qui ne porterait plus le voile serait moins musulmane pour autant ? car moins soumise ou plus libre ? Que sa foi serait moins forte ou différente ? Est-ce à dire alors que dans l’Islam l’apparence définit le statut et l’état d’être ? 

La question du blasphème peut aussi revêtir un aspect non seulement sexuel et religieux mais également politique à partir du moment où le culte de la personnalité interdit toute forme de provocation vis-à-vis des dirigeants politiques en place. Ainsi, après une performance contre Vladimir Poutine dans la cathédrale du Christ-Saint-Sauveur de Moscou, en mars 2012, le groupe féministe punk des Pussy Riot est arrêté pour avoir profané l'autel et blasphémé en exécutant un "Te deum punk". Trois des membres ont été condamnées à deux ans de détention en camp pour "vandalisme motivé par la haine religieuse" - alors qu'en réalité, il s'agissait de dénoncer l'homophobie du pouvoir russe.


D'ailleurs, en septembre 2013, prétextant appliquer la loi récemment promulguée qui punit "la propagande homosexuelle devant mineur", les autorités russes ont saisi deux toiles. La première, de Konstantin Altounine, montre le Président Vladimir Poutine et le Premier Ministre Dimitri Medvedev travestis en femme et portant nuisette. Le second tableau, intitulé Confrontation entre la Russie et les Etats Unis, de Vera Donskaya-Khilko, représente Vladimir Poutine et Barak Obama nus et avec des sexes turgescents. Le Musée du Pouvoir (un espace alternatif) et le Musée de l'érotisme, tous deux sis à Saint-Pétersbourg, ont été fermés par la police et Konstantin Altounine a demandé l'asile politique à la France. 




Confrontation entre la Russie et les Etats-Unis
, un tableau de Vera Donskaya-Khilko 
exposé à Moscou et dont la copie dut saisie par les autorités russes de Saint Pétersbourg en septembre 2013.


Indignez-vous ! Blasphémez !
Contre le délit les intégristes, le défi de l’intégrité. 



L’ambiguité est souvent le fait des latitudes offertes par le droit. En fait, il n’y a qu’aux Etats-unis et en France où le blasphème est reconnu comme une manifestation légale de la liberté de conscience et de la liberté d’expression. Ce n’est pas un hasard. Ces deux pays ont été les premiers à intégrer dans leur code de lois l’esprit des Lumières, contre l’obscurantisme, la superstition et le terrorisme religieux. L’article 1 de la Constitution américaine de 1776 garantit la liberté d’expression sous toutes ses formes et tous ses dires. Et si dans les années 1950, le maccarthysme en a limité un temps la portée, le jugement  Joseph Burstyn contre Wilson a déclaré une fois pour toute  inconstitutionnelle la censure, en refusant d’interdire le film The Miracle de Roberto Rossellini, jugé par ses détracteur “vil, blessant et blasphématoire.” En France, après le dépôt d’une plainte par l’UOIF, la Grande Mosquée de Paris et la Ligue islamique mondiale contre la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo, le jugement de relaxe confirme que “dans une société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu’elles soient”. 

Il est vrai qu’en France, la liberté de blasphémer est indissolublement reconnue en 1789 par les article 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle est réaffirmée par la Loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, qui associe au blasphème les notions d’autonomie de l’individu et de sa liberté de conscience. Elle garantit à ce titre l’inviolabilité de la sphère privée et du for intérieur et protège chaque concitoyen contre l’intrusion transcendantale des religions sauf si celui-là décide de s’y soumettre de son plein gré. Surtout, elle entend privilégier la notion d’éthique, c’est-à-dire de libre acceptation des valeurs et des droits, perçue comme un acte de conscience en soi et une manifestation du libre-arbitre et ce en réfutant le diktat de la morale religieuse, c’est-à-dire la soumission du corps social aux dogmes et autres droits canons. Autrement dit, la loi de 1905 défend l’intégrité contre les intégrismes, et chaque individu contre les velléités totalitaristes des religions qui se définissent et se justifient au nom d’un droit divin unique, forcément supérieur à celui des démocraties, jusqu’à l’émergence d’un droit démocratique et laïque mondial... Le blasphème apparaît dès lors comme l’étalon qui permet de mesurer les degrés de la liberté de conscience et de parole dans nos sociétés. 

À l’inverse, la montée en puissance des attaques contre ce droit est un indice de l'intolérance et de la censure religieuse qui les menace. Comme les Nazis en leur temps, les partisans du délit de censure savent très bien utiliser les ressors de la dialectique pour renverser l’argumentaire à leur avantage: la restriction des libertés revendiquée par telle ou telle religion est et doit rester une manifestation de leur liberté fondamentale !  En critiquer les dispositions, c’est dès lors leur porter atteinte. Ainsi lorsque Monseigneur Lustiger en appelle dans Le Figaro du 31 octobre en 1991 "au respect et à la protection des communautés chrétiennes qui se sentent humiliées ou agressées par les blasphèmes et autres publications provocatrices qui ridiculisent leur foi", nul ne s’étonne qu’il va à l’encontre de la  loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, en cherchant à confondre la notion d’identité religieuse transcendante à l’universalité de la liberté individuelle de conscience du droit français.   

En marquant une césure entre le monde civil et l’univers religieux, les lois révolutionnaires et républicaines visaient également à maintenir la paix sociale. Leur  volonté était d’éviter la concurrence des religions entre elles. Ainsi le délit de blasphème était reconnu, sur le plan judiciaire, chacune pouvait accuser l’autre d’hérésie.  Sur le plan légal et démocratique également, chaque religion n’aurait de cesse de réformer la loi civile à son image, comme c’est le cas avec la charia en  Libye après la chute de la dictature laïque Kadhafi. Dans un état où une religion domine et interdit d’existence toutes les autres comme ce fut le cas sous la Monarchie absolue française et de nos jours en Arabie Saoudite, cette domination de la morale et droit religieux implique la soumission et la privation de la liberté de penser des individus. En revanche, dans un Etat où plusieurs religions qui se reconnaissent chacune seule véritable parce qu’elles sont celles d’un dieu unique, la compétition dogmatique risque de susciter des radicalités et  d’entraîner le retour des guerres de religions. À ce titre, en Egypte et en Indonésie, en Turquie aussi, les menaces et les agressions contre les communautés chrétiennes préfigurent du pire.

Le droit de blasphémer serait-il la meilleure garantie contre ces chocs des cultures et des civilisations que d’aucuns prophétisent ? En tout cas, si les Etats du Printemps arabe le reconnaissaient, cela marquerait une réelle avancée, dans la mesure où la démocratie pourrait s’exercer sans limite. De même, dans les pays occidentaux, ne pas avoir à défendre le droit de blasphémer témoignerait de la bonne santé de nos démocraties. Or c’est de moins en moins le cas. Le fait même que Marine Le Pen, présidente du Front national, alors qu’elle lance une OPA sur la laïcité comme son père l’avait fait sur le patriotisme, refuse d’évoquer la liberté de blasphème dans sa condamnation de l’incendie de Charlie Hebdo est révélateur en soi. Sans doute ne veut-elle pas choquer une partie de ses troupes, fondamentalistes chrétiens, qui défendent le combat de l’association Civitas lors des affaires Piss Christ et Sur le concept du visage de Dieu. Car défendre le blasphème, c’est lutter au nom de la tolérance pour que la liberté de conscience et d’expression puisse toujours être le serment fondateur de notre société. Un combat d’avant garde. 


Sylvain Desmille ©








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