PARIS 90'-2000. Photographies et textes de Sylvain Desmille©

Fauteuil bleu, nuit claire (© Sylvain Desmille)

A l'occasion de 100 000 vues suivies de mon blog, cet article  présente en avant première des extraits et photographies de mon prochain livre Paris 90'-2000. J'espère d'ici fin juin vous présenter une version pdf achevée, téléchargeable via un lien disponible sur cette page. Mais voici un avant goût. Bonne lecture. Sylvain Desmille.


INTRODUCTION


Comme s’il en avait été de cette légèreté, l’efflorescence d’un seringa cette neige au bord d’été. Quand les branches se courbent sous le poids des pétales. Les senteurs chahutées au fur et à mesure que la lumière décroît, s’attrapant par la manche comme on tire sur la corde et s’évadant dans un croche-pied. Comme s’il en allait de cette décennie 1990-2000, un éphémère, précisément, cette possibilité d’un lâcher-prise le laisser-vaguer. De se laisser aller. Un peu plus loin. un peu trop loin. Sur les marges. Dans les palais de l’industrie désertés. Dans les forêts et au coeur des forêts dans les forts et les piscines désaffectées. Sous extasy - bonbons bouddha du bout de la langue le le goût des doigts soudain perceptibles, puis le coeur basculé dans un bain de digitales:  les immeubles sont des arbres, dès que vous penchez votre tête par la portière de la voiture, ils s’enchevêtrent puis s’entremêlent comme les lances dans les batailles de Paolo Ucello puis il se plantent, littéralement, à la racine, d’un terre à terre le monde de l’art, tantôt bûcher des vanités le briquet bic pour enflammer Jean d’Arc tantôt mikado de pilotis géants dressés sur leurs pattes arrières pour retenir le ciel. Mais l’échafaudage des rêves s’évapore comme les paillettes d’or dans la boule à neige. L’empreinte des pas reste tandis que l’ombre s’en va à grande enjambée au plus lointain.


Difficile de donner à entendre la légèreté d’une époque où il était encore possible d’inventer les mots qui ne seraient jamais porteurs de destin. Sur les lèvres et à la fleur de la peau, d’y lécher le sel des évaporations enchantées. Les abracadabra et les prières très anciennes des papyri égyptiens. « Passe tu es pur ! » chantonnait à Mozinor l’homme à la tête de chien devant lequel nous devions passer comme on égrène un chapelet. « Pur ? » Mes mains restaient tâchées de sperme et de sang. Le Sida rôdait dans tous les coins. De rue et de tombes. Certes, l’hécatombe commençait à ralentir, depuis que tout le monde appliquait peu ou prou les gestes barrières, « T’as une capote ? », autant par souci de soi que par respect envers l’autre, par peur et suspicion aussi. Il n’existait pas de remède miracle et les chances de survie n’étaient pas encore garanties. Et peu importait l’âge, l’origine, ou ce qu’on n’appelait pas encore les prédispositions génétiques. La mort rôdait. Et elle avait un corps. Elle était une caresse, et un sourire. Elle avait le goût des baisers qui glissent et qui s’inclinent. Elle était une nuque, juste là où les mèches pointées de sueur risquaient de s’enflammer. « T’as une capote ? «  « Oui, bien sûr. » « Cool ».  La mort mateuse affichait un rictus de circonstance, puis s’éclipsait. « T’as des capotes ? «  « Oui, bien sûr » L’empreinte de nos pas restent tandis que l’ombre s’en va à grandes enjambées dans le lointain. 


En retrouvant les pellicules photographiques de cette époque, j’ai l’impression d’y restaurer un regard en négatif, en contre-jour. Comme si les yeux qui les avaient prises appartenait à une autre époque c’est-à-dire à un autre corps. Je les perçois comme les bandelettes de ma propre momie, et certaines comme des amulettes de ma jeunesse. Les boules de mie de pain du Petit Poucet. Il faut toujours suivre comme son ombre ses fantômes. 


Moi sans moi, autoportrait, ou On a plus de cheveux quand on est jeune. ©Sylvain Desmille

Les années 1990-2000 ont été une période de transitions, d’entre-deux, un peu comme on fend une foule, les deux rives de la Mer rouge à l’unisson. Tout a commencé le 9 novembre 1989, par la Chute du Mur de Berlin, les Niagara falls de l’Histoire, la domination arrogante de l’idéologie néo-libérale, la globalisation en guise de mondialisation, l’avénement d’Internet comme système. Elles se sont achevées  symboliquement le 11 septembre 2001 - et un peu plus tard si on prend en compte les conséquences des attentats contre le World Trade Center. L’Histoire avait repris du poil de la graine - guerres, crises économiques, critique d’un système devenu systématique - elle poursuivait son petit bonhomme de chemin.   Mais il y eut pendant une douzaine d’années comme une période de latence, de suspension, de liberté aussi, passage d’un XXe siècle qui n’était plus à un XXIe siècle qui n’était pas encore, où les masques s’envolaient comme une poussière de seringa au vent.


Cette transition correspond aussi à la disparition progressive de la photographie argentique - celle des appareils qui grinçaient quand on les réarmait - bientôt remplacés par les premiers appareils photos numériques. J’ai en fait très tôt l’acquisition d’un et, à dire vrai, je l’utilisais de manière complice et complémentaire avec mon vieux Nikon traditionnel. Il n’était pas question de les opposer l’un à l’autre, le grain contre le pixel, de même qu’il aurait été stupide de mettre en concurrence le tirage argentique et les Polaroïds ou d’établir une échelle de valeur. Bien plus tôt, André Kertész avaient compris tous les ressorts et opportunités qu’offrait l’innovation technologique des Polaroïds en leur temps. J’imagine qu’il aurait été l’un des premiers à faire des images numériques s’il en avait eu l’occasion, ne serait-ce que par curiosité. 


A la recherche de Misstic, © Sylvain Desmille.

Impression soleil levant, Adolescence, © Sylvain Desmille.


Les premiers appareils numériques n’étaient pas encore dans la course exponentielle aux pixels. A cet égard, les images des années 1990 diffèrent de celles d’aujourd’hui, médicalement au point d’en devenir pathologiquement précises. A l’époque, la vision qu’ils autorisaient était moins microscopique et plus myope. Mais les limites techniques permettaient ainsi de développer une écriture qui faisait écho à l’esprit du temps. C’est d’ailleurs étrange de voir souvent la correspondance qu’il existe entre la technologie - le faire image - et la représentation à laquelle elle renvoie. Entre la poétique et sa poésie. 


Les photographies que je présente ici témoignent parfois de cette texture particulière, tout à la fois bras levés des lumières, déhanchement des couleurs, mise au point mais pas très nette, rendu tremblé mais plus à cause des vibrations que des tremblements Je l’assume totalement. 


A l’époque, la révolution technologique était une vraie libération, dégagée du diktat des algorithmes dont on ne soupçonnait même pas encore l’existence. La vitesse de transmission était bien trop lente pour compulser, trier et analyser en temps réel toutes les données afin de les manipuler. Transmises par le nouvel internet, une image apparaissait sur l'écran par morceaux, de bas en haut. Sur les premiers « salons de rencontres »  il fallait parfois attendre cinq minutes pour savoir si le mec était ou non bien monté. C’est long cinq minutes. Mais le temps des années 90 n’était pas tant compté que décomptés. Comme un compte à rebours, jusqu’à l’explosion du Boeing dans la première des Tours jumelles. 


Le numérique permettait aussi de pouvoir oser plus, en s’affranchissant des coûts importants et en se libérant des carcans techniques de la photographie argentique. Il était surtout désormais possible de contrôler toute la chaine de production, sans faire appel à un tiers (chambre noire, tireur aux doigts d’or, matériel de développement). C’était aussi cela l’esprit du temps: pouvoir tout faire soi-même, artistes et artisans, at home comme les compositeurs de musique techno, il suffisait de peu - d’un ordinateur, d’un matériel d’impression pour créer un nouveau son.


Les photographies que je présente ici ne sont pas des illustrations du Paris des années 1990-2000, un brin nostalgique, clichés attendus de la Ville Lumière et de ses monuments, capitale festive et romantique, au charme éternel et aux habitants tour à tour et tout à la fois séducteurs et antipathiques, complaisants et égoïstes, arrogants et hypocrites, satisfaits et frustrés, narcissiques mais toujours prompts à rejeter leur propre responsabilité sur les autres. Elles ne sont pas des chromos de série américaine (du genre Emily in Paris sur Netflix), pseudo-authentique (selon l’Image - le Faire Image - que les Américains et à travers eux le reste du monde s’en font. Elles essaient juste de capter ce qui en fut l’air: du temps, d’une époque, d’une jeunesse aussi, de ma jeunesse également, pas tellement emblématique, du moins telle qu’on se l’imagine, rétroactivement, pour tout ce qu’elle représente, du corps et des corps. 


A cet égard, on pourrait dire que ces photos ont été réalisées en conjonction: passage de ce qui n’était plus une adolescence vers ce qui n’est pas encore tout à fait l’âge adulte, d’une époque le cul entre deux siècles, temps d’un deuil contraint - le XXe siècle est mort  d’un coup, sans prévenir, crise cardiaque et Accident Vasculaire Cérébral, un trou dans la tête après s’être tiré une balle dans le pied - enthousiastes d’avoir à tout reconstruire mais sans parvenir à imaginer comment pourrait être le monde de demain à l’aune de celui qui fut. C’est pourquoi, il est important de les considérer pour ce qu’elles sont, un rite de passage, subjectives dans l’objectif, objectives pour ce qu’elle montrent aujourd’hui du sujet.


Certaines des ces photographies ont été montrées dans l’exposition  « Paris aveugle » qui s’est tenue à la Maison des Arts en novembre-décembre 2012. La composition du livre peut évoluer en fonction des négatifs que j’ai entrepris de recenser. 

Sylvain Desmille ©




Paris 90, diptyque part 1 © Sylvain Desmille

Paris 90, diptyque part 2 © Sylvain Desmille

Bric-à-brac et bris de glace. Les livres prennent le soleil pour en ôter cette odeur de peau morte qui flotte à la sur-face du lait après l’inondation. 1989. Je déménage. Paris. Seul. Fin d’un temps. Fin d’un monde. De mon monde. L’été grignote les doigts. Personne ne se doute encore des bouleversement qui vont survenir d’ici peu: Fin du monde ou fin du Monde ? 


Nouveau monde. Indépendance. Solitude. Mon extase. Plus de temps d’avoir du temps, sinon à le gagner, à le perdre, gratuitement, à le claquer, littéralement, à m’ennuyer volontairement, délibérément, à vivre en faisant sans cesse tourner le barillet de la roulette russe. Comme le Petit Poucet, je sème  derrière moi des petits cailloux blancs mais c’est pour ne jamais retrouver mon chemin. 


Temps où je prends le temps d’avoir un corps. Tantôt à mon corps défendant - le matin, l’anti-Narcisse dans le miroir qui tire la langue. Tantôt comme l’eau qui entoure les glaçons. Tantôt à mon corps consentant, descendant, remontant. Si le funambule s’envoie en l’air, c’est toujours en regardant où il met les pieds.  


Troca 1 ©Sylvain Desmille


Troca 2 ©Sylvain Desmille


THE END, À SUIVRE...


9 Novembre1989. Le Mur de Berlin est encore debout et pourtant il vient de tomber. On l’espère, mais ce ne sera que plus tard qu’on dira qu’on s’en était douté. Temps maussade cette après midi-là sur Paris. Nuageux, mais sans précipitation. La nuit est tombée d’un coup sec, comme le rideau métallique de la boutique d’en face. C’est une nuit sans prétention, mais très froide. Le vent tord le bout du nez et fait claquer des dents d’un simple claquement de doigts. Un temps d’anticyclone et de révolutions. 


C’est étrange de se souvenir du temps qu’il faisait le jour où bascule l’Histoire. Tête la première. C’est un peu comme se rattraper à la branche de l’arbre et qu’elle casse. Entre les mains et sous les pieds. Difficile de comprendre aussi ce qui se passe, exactement, quand le le fil du rasoir s’impose dans le vif du sujet. Je comprends bien en regardant Christine Okrent présentée une édition spéciale du journal télévisé que quelque chose est bel et bien en train de se passer, là, (en direct), sous nos yeux, mais c’est un peu comme si toute cette foule qui casse ou qui escalade le Mur, toute cette surprise et ces traversées d’Est en Ouest, toute cette joie dans ces applaudissements, toute cette Image représentaient la très mince couche caramel de la crème brûlée cassée à la petite cuillère. Je perçois une chaleur de magma sur les joues rougies des manifestants. Ivresse de l’ivresse, du schnaps et de la vodka. Le Mur ressemble à cet instant précis à une ligne de crête et à ligne d’étiage entre le sec et l’humide du spéculoos que l’on vient de tremper dans le café. Dur et friable. Émotions: vibrantes, vivaces, véritables. D’ici quelques jours la force tectonique mise en oeuvre va faire tomber des pans entiers du Mur. Et à chaque fois, je me demande combien de dominos express vont s’écrouler à leur suite. Déconstruction / construction. Stupéfaction / Spéculation. Les Russes vont-ils envoyer leurs chars mater cette libération des uns et cette rébellions des autres ? On le redoute. Quelques mois auparavant, le gouvernement chinois avait envoyé les chars déloger les étudiants pro-démocratiques qui occupaient la Place Tian’anmen à Pékin. Les soldats avait achevé le massacre. Serait-ce la même histoire qui allait se reproduire à Berlin ? Les apparatchiks du Parti communiste chinois avaient d’abord laissé faire, laissé aller au point de susciter une possibilité d’espérer, une chance d’y croire… Puis une fois les « rebelles » et autres « provocateurs » « agents de l’étranger » identifiés, ils avaient lancé la répression, puis déporté par milliers les « Fauteurs de troubles »dans des camps de rééducation. Nombreux  avaient été jugés et aussitôt exécutés, d’une balle dans la date, afin de conserver intacts les organes aussitôt prélevés pour être transplantés, disait-on, afin d’assurer une survie de mille ans des vieux dirigeants chinois.  Berlin, l’Europe allaient-elles devenir le réceptacle d’un nouveau bain de sang ?  Etions-nous au bord d’une guerre nucléaire mondiale ? Plus le Président de l’Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev semblait laisser faire sans réagir, et plus l’inquiétude s’accroissait. Mais le mouvement était-tel que rien ne semblait plus pouvoir l’arrêter...  On se rendait compte que le Mur de Berlin n’avait été rien de moins qu’un barrage. Et il venait d’éclater. Après la Pologne au mois d’août, la grande vague démocratique bousculait et chahutait la Yougoslavie, soulevait les pays Baltes, déferlait en Allemagne de l’Est, se répandait en Bulgarie, en Tchécoslovaquie, en Roumanie. Un peu plus d’un mois après le début des « évènements »,  le 25 décembre 1989 le couple de dictateurs roumains Nicolae et Élena Ceausescu était jugé, condamné et exécuté en une seule journée. Joyeux NoëL. Une semaine plus tard, la peine de mort était abolie en Roumanie. 


Bataille pour la fin du monde, Détail d'un Sans titre de Claudine Drai ©Sylvain Desmille

Delacroix sans la croix, ©Sylvain Desmille.


Dans la salle de boxe, ©Sylvain Desmille.


Fin d’un temps. Fin des temps. Fin d’un monde. Fin du monde. Qui aurait pu se douter qu’avec l’année 1990 allait commencer non pas une nouvelle décennie mais un nouveau siècle. La « Parade » de Jean-Paul Goude pour célébrer le Bicentenaire de la Révolution française avait bel et bien enterré ces foutues années 1980. Aux Etats-Unis, le son qui surgit dans les tréfonds de Detroit annonce un souffle de renouveau: Kaos, the new Définition of Love. 


Les années 1990 sont d’abord celles d’une déglutition, d’un déboîtement et d’un emballement. Les évènements se bousculent comme une foule prise de panique dans un goulot d’étranglement. Ils se chevauchent, s’agglutinent, se piétinent, se compressent jusqu’à perdre connaissance. Impossible de savoir exactement où conduit leur fuite en avant. Rétrospectivement, l’histoire des décennies précédentes apparaissent plutôt pépères. La Guerre Froide, le bien et la mal, la subversion et la trahison, le pour et le contre, toute cette dialectique avait le mérite d’être claire, de fixer les repères, de tracer des frontières. L’époque avait été bien bornée burnée. Les face-à-face se jouaient toujours à pile et face. Sans trop de mauvaise surprise. Gagnant ou perdant, on savait toujours à quoi s’attendre. Mais voilà, à peine le seuil de la nouvelle décennie franchi, c’est peu comme si nous nous retrouvions chahutés dans la boule à neige et que chacun attendait que les paillettes retombent… … … … En réalité, mieux ne valaient pas trop lever les yeux au ciel. Pris de fou-rire, les dieux hémophiles s’étaient coupés les veines au dessus de nos têtes. Les couchers et les levers de soleil laissaient désormais planer à leur suite l’odeur métallique du sang. 


1990. Le dirigeant de l’URSS, MikhaIl Gorbatchev reçoit le prix Nobel de la paix. Ah ah ah. Un peu comme s’il recevait un Oscar d’honneur, pour l’ensemble de sa carrière, ou à titre posthume. C’est très sérieux. Mais franchement, c'est drôle aussi. Qu’un dirigeant de l’Union soviétique reçoive un prix Nobel de la Paix prouvait bien que les temps étaient en train de changer pour de bon. 


1990. Les troupes irakiennes de Saadam Hussein envahissent le Koweit. Pour la première fois, un État conteste non pas la colonisation (les principes, les valeurs, l’idée) mais les frontières établies, tracées-fixées, par les anciennes puissances colonisatrices. C’est un peu comme si Saadam Hussein remettait en cause non pas tant l’Histoire (il cherche au contraire à s’y inscrire en en infléchissant le mouvement) mais l’histoire vue à travers le prisme occidental, juste en prétendant restaurer les frontières antérieures à la colonisation. Peu avant cette invasion, le 20 avril, cent mille personnes ont défilé dans les rues d’Alger pour exiger l’instauration de la charia en Algérie. Les élections communales qui suivent portent au pouvoir le Front Islamique du Salut (le FIS) . Ce dernier conteste la légitimité et l’existence même de la république laïque, dont les membres ont certes combattu la colonisation, mais dont du coup, ils ont eu partie liée, même si c’est pour la détruire. Le FIS entend revenir à l’Algérie d’avant la colonisation. Il ne veut pas réécrire l’histoire, car ce serait maintenir un lien avec le monde occidental - c’est à dire ses valeurs, ses principes, ses dogmes, ses affections et ses infection, ses affectations, son ressenti, sa philosophie. Le FIS cherche à la court-circuiter, pour rétablir une continuité entre le monde d’avant et aujourd’hui, restaurer le calendrier l’Hégire en niant purement et simplement  l’intermède du calendrier romain, comme si cette histoire, celle de l’autre (et donc l’autre lui-même) n’avait jamais existé. Les nouveaux maires islamistes remplacent aussitôt la devise « Par le Peuple et pour le Peuple » inscrite au fronton des mairies par celle de « Commune islamique ». Le 27 décembre 1990, quatre cent mille partisans du pouvoir en place défilent pour défendre « la démocratie ». La guerre civile algérienne vient de commencer.


1990. La plupart des pays d’Afrique instaure le multipartisme et la paix est en passe d’advenir, enfin, au Cambodge. La réunification allemande est entreprise à marche forcée. Elle est d’abord monétaire - et donc se dessine sous les auspices du libéralisme devient politique, effective, réelle le 3 octobre. La volonté est là aussi de revenir à la situation antérieure, avant la Guerre Froide. Un peu comme si à partir des années 1990 l’histoire avançait certes, mais à reculons, à la moonwalk. Comme si la révolution qui était en train de se produire n’était pas changement, progrès, évolution mais retour en arrière, torsion sur soi. Comme si la référence importait plus que la différence. Comme si le monde d’après appelait moins la survenue que la re-venue d’un monde d’avant, mythologique, idéalisé. Comme si le mot même de révolution devait être pris dans son sens astronomique et non politique.


1990, je suis en Arabie Saoudite au moment où Saddam Hussein envahit le Koweit. 1991, je franchis clandestinement la frontière birmane pour rencontrer les opposants à la junte militaire et me fais attraper par les soldats… Cette année là, prix Nobel de la paix est décerné à Aung San Sur Kyi,   placée en résidence surveillée après que son parti, la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND)  a remporté les élections législative à une écrasante majorité (58,7% des voix). Je suis en Thaïlande au moment du coup d’État perpétré par le général Suchinda Kraprayoon.  Je l’avais rencontré l’année précédente à Nakhon Phanom. L’hôtel où je séjournais s’était retrouvé d’un coup envahi par tout un groupe de généraux et militaires réunis en séminaire (plutôt en conciliabules). Intrigué de voir un étranger présent - et sans doute depuis longtemps - dans cet hôtel, il m’avait invité à boire « à la thaïlandaise » c’est-à-dire en s’enivrant à mort, sans doute pour me faire parler. Ma jeunesse alors faisait bouclier. L’incongruité de la situation rendaient les discussions sympathiques. Nous nous sommes retrouvés deux autre fois, et le jour de son départ il m’a donné sa carte de visite. Autant dire que ma notoriété s’est immédiatement accrue auprès du personnel de l’hôtel et même de la population locale.  Ce fut l’année suivante que j’ai compris que lui et les autres généraux étaient alors en train de préparer leur coup d’État. Suchinda Kraprayoon ne resta pas au pouvoir très longtemps. Les manifestations de mai 1992, qui firent une centaine de morts parmi les étudiants, provoquèrent le désaveu du roi et entrainèrent sa chute. Il dirigea ensuite l’une des principales firmes de télécommunications de Thaïlande. 1991. Je suis en transit à Moscou au moment où des généraux tentent de renverser Mikhaïl Gorbatchev. La vieille garde accuse son programme de réformes et d’indépendances de menacer l’intégrité - le centralisme - de l’URSS. C’est vrai. Le 25 décembre 1991,  Gorbatchev démissionne. Le lendemain est entériné la dissolution de l’URSS. Le drapeau soviétique est remplacé au sommet du Kremlin par le drapeau russe pré-révolutionnaire. La encore, prévaut l’idée sinon de revenir à un monde d’avant, du moins à une antériorité. Il ne  vient pas à l’esprit d’inventer quelque chose de vraiment nouveau. Peut-être dans une période de confusions et de manques de repères, prise par surprise et donc qui n’a pas eu le temps d’anticiper - autrement dit d’être à l’origine ni de produire l’événement - de se rassurer en recherchant des bases plus anciennes, quitte à les fantasmer. 


©Sylvain Desmille.

©Sylvain Desmille.

©Sylvain Desmille.

©Sylvain Desmille.

En tout cas, même si je n’oeuvre pas pour l’histoire, j’ai l’impression d’y faire corps. Comme si l’époque était un drap humide plaquée sur ma peau blanche, les tétons dressés à chaque holà de vent. J’aime ce frisson fugitif, qui semble repousser le métal de l’intérieur. C’est comme si le temps s’accélérait, comme si l’espace se dilatait et se contractait tour à tour et en même temps, comme si la terre elle-même tournait sur elle même, toupie vrombissante mais qui finit toujours par se rétamer. Je pense que cette précipitation - ce pas précipité, mais comme on parle d’un précipité chimique, a contribué à faire faire ressentir ce que pourrait être la mondialisation - la globalisation. Cette accélération du temps qui réduit l’espace d’autant évoque le Rotor, cette attraction de la fête foraine, sorte de centrifugeuse géante qui vous plaque sur la paroi  puis qui vous fait glisser vers le haut. Il est impossible d’échapper à cette force. Sa dynamique vous paralyse. 


A la vérité, tout semblait évoluer partout si vite qu’il était difficile d’échapper, où que l’on se trouvât, à l’évènement. Plus encore peut-être si on bougeait. Dans les années 1990, le mouvement appelle et impose de se confronter au mouvement. Un peu comme si les plaques tectoniques de l’histoire faisaient les montagnes russes: difficile de garder le rythme donc l’équilibre sans s’adonner à la danse de Saint-Guy. 


Soyons honnête. Tout ce qui m’arrive alors survient par hasard. Et souvent, lorsque je me retrouve les pieds en plein dans les événements, c’est pour me rendre compte que je le subis plus que je le comprends. Ma vision est trop au ras du sol. Parcellaire. Du putsh de Moscou, je n’ai vraiment vu que quelques blindés circuler dans la ville et les magasins d’État dégorger de caviar et de saumon, produits destinés à l’exportation et réquisitionnés pour remplir les rayons - payable en roubles ! Un peu plus tard, des grandes décisions de principes prises, par exemple, lors de la conférence de Pattaya en 1991, j’en ai surtout compris les implications concrètes sur le terrain: la fin de la Guerre froide et la Paix au Cambodge imposaient la fermeture de tous les camps de réfugiés en Thaïlande. Des personnes qui avaient passé dix ans, parfois, plus à attendre un laisser-passer pour l’Occident (la France leur avait fermé ses frontières dès 1982), dont les enfants étaient nés et avait toujours vécu dans un camp, étaient encouragés - avec bienveillance - puis contraints - par bienséances - de regagner leur pays par milliers, Je pense que leur retour en masse a contribué à briser le mythe - le fantasme - de l’Europe et des Amériques comme Terres de survie et d’accueil, de renaissance. Pour beaucoup le grand Est (l’Occident se trouve à l’est du point de vue asiatique) a aussi cessé d’être un modèle, un repère. Il restait une promesse mais plus personne ne pouvait se fier à sa parole. Et quand on cesse de croire, ce sont le mépris ou la haine qui l’emportent. 


1991. Début de la guerre dite des Balkans appelée également guerres de Yougoslavie qui firent au moins 140 000 morts. Les Serbes attaquent la Slovénie qui fait sécession en 1991, puis s’en prend à la Croatie qui revendique son indépendance (1991-1995), puis contre la Bosnie-Herzégovine (1992-195) et enfin le Kossovo (1998-1999), toujours pour les mêmes raisons. Les Serbes justifient les massacres de masse qu’ils perpétuent, les nettoyages ethniques, les viols systématiques, les destructions de villes comme Vukovar, Dubrovnik et Sarajevo, au nom du nationalisme territoriale fondé sur la notion d’ethno-État. Là encore, il s’agit de restaurer le temps d’avant associé à l’idée de la terre des gens d’avant, même s’il existait déjà des brassages de populations.  En fait, ce temps d’avant est plus un fantasme, un mythe. C’est pourquoi les Serbes n’hésitent pas à ré-écrire l’histoire afin qu’elle justifie leurs crimes, à leurs corps attaquant et non pas défendant. A cet égard, il s’agit plus d’une mythographie que de l’élaboration d’une véritable mythologie. C’est un peu comme si l’accélération du temps rendue perceptible par la précipitation et les réactions en chaine des évènements - intelligibles mais aussi, souvent, incontrôlables - imposait de concevoir l’avenir non en fonction du présent au regard d’un passé considéré à la fois comme un point de fuite et une mise en perspective. Un peu comme si les années 1990 étaient en train d’inventer un nouveau temps, entre passé postérieur et irréel du présent. Mais peut-être était-il justement indispensable (indice-pensable) d’irréaliser le présent pour commettre ces meurtres de masse, un peu comme si les assassins tuaient vraiment mais en revêtant l’armure mythologique d’un personnage de jeux vidéos. 


Je m’aperçois que j’utilise beaucoup la locution conjonctive « comme si », qui fonde l’analogie comme une fiction d’approximation, sans doute parce qu’elle correspond bien à ces années 1990, décennie de l’incertain, pendant lesquelles chacun a fait comme s’il comprenait tout, maîtrisait tout, même si à chaque pas se dérobait la marche de l’escalier.  Le temps du sablier était celui des sables mouvants, gluants, comme la pâte vert fluo slime, visqueuse et élastique à souhait, qui colle aux doigts comme l’ombre aux talons. 



©Sylvain Desmille.


©Sylvain Desmille.

©Sylvain Desmille.


1992. 1993. 1994. D’un côté les présidents américains George Bush puis Bill Clinton multiplient les traités avec le président russe Boris Eltsine pour accélérer leur programme de réduction des armes nucléaires, symboles de la Guerre froide, de la force de dissuasion qui faisait planer au dessus de nos têtes l’épée de Damoclès au allures de champignon atomique et qui entretenait la peur d’une fin du monde sinon probable du moins possible. De l’autre, les armes traditionnelles reviennent en force sur le terrain pour massacrer les populations civiles, principales victimes des guerres du XXe siècle, depuis Guernica. 1992, les attentats et attaques terroristes perpétrées par les Islamistes se multiplient en Algérie. En Inde, les extrémistes hindous détruisent la mosquée d’Ayodhya, action qui entraînent des violences intercommunautaires et des tueries inter-religieuses. En 1994, au Rwanda, suite à la mort du président Juvénal Habyarimana  dont l’avion a été abattu par un missile, les Hutus massacrent en masse les Tutsis qui rassemble la seconde grande ethnie du pays. Ce génocide éclair durent trois mois pendant lesquels sont perpétrés les pires crimes contre l’humanité. Entre 800 000 et un million de Tutsis sont systématiquement mis à mort, le plus souvent à coups de machette. Les assassins la lèvent juste pour saluer les convois des militaires français - sous drapeau onusien - qui roulent à toute berzingue. 


La responsabilité directe ou indirecte, par omission, de la France a très tôt été évoquée, en particulier de François Mitterrand dont l’un des fils aurait été « en affaire » au Rwanda, plaque tournante à l’époque d’un trafic permettant de contourner l’embargo international contre l’Irak et donc de fournir des armes à Saadam Hussein, murmurait-on… S’il n’existe même qu’une incertitude de vérité, peu importe qu’on ait voté pour la réélection de Mitterrand ou non - de toute façon, au moment du génocide (la France était en cohabitation gauche-droite), processus démocratique oblige, chaque Français est coupable à défaut d’être responsable du génocide des Tutsis. Chaque Français - moi le premier - a le sang sur ses mains d’un million de Rwandais, de femmes et d’enfants découpées morceaux et dont les Hutus ont laisser les corps mourir dans les églises et les écoles où leurs victimes s’étaient réfugiées.


Là encore, il s’agissait pour les Hutus de revenir à une époque d’avant la colonisation du territoire par les Belges. Appliquant l’ancien adage « diviser pour mieux régner », les Occidentaux avaient favorisé les Tutsis, minoritaires, au détriment des Hutus, prenant soin d’attiser leurs rancoeurs. L’indépendance du Rwanda avait précipité leurs désirs de revanche et de massacres. Le génocide Rwandais s’inscrit comme l’aboutissement de ce processus. Mais là encore, il s’agit d’un temps d’avant fantasmé, dans lequel les Tutsis n’auraient jamais plus existé, et c’est bien pour réaliser cette mythologie que les Hutus  avaient tout fait pour les annihiler. 


C’est à cette époque, en 1992 précisément, que le chercheur américain en sciences politiques Francis Fukuyama publia son essai sur La fin de l’histoire et le Dernier homme. Selon lui, la fin de la Guerre froide marquait la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme sur toutes les autres idéologies politiques, c’est-à-dire sur le socialisme historique et le communisme. Sa fin de l’histoire ne signifiait pas l’absence de conflit (ils n’avaient jamais été aussi nombreux, violents et importants que depuis la fin du bloc socialiste) mais la suprématie absolue de la démocratie libérale qu’il percevait comme l’horizon indépassable de notre temps. Un peu comme s’il élevait la démocratie libérale en nouvelle religion du dieu unique, l’essor de la mondialisation - globalisation - assurant et démontrant son totalitarisme. 


L’euphorie eschatologique de Fukuyama fut à l’origine d’une sorte d’hystérie collective. A l’époque. Comme la nature a horreur du vide, sa thèse avait le mérite de combler le trou noir laissé par l’effondrement de l’empire communiste sur lui-même et de l’idéologie socialiste à son prolongement. Le fait que seule restait en lice la démocratie libérale en faisait le grand vainqueur sinon par KO (par chaos) du moins par abandon (renoncement et renonciation, résignation et démission, désertion et capitulation, abdication et reniement, concession et abjuration, désaffection et reddition - apostasie et euthanasie). Tout cela du point de vue Occidental, du prisme américano-européen et du point de vue narcissique de pays (économies ? nations ? ) qui avaient déjà été converties (qui avaient dû se convertir) au néo-ultra-libéralisme et à la sociale démocratie, souvent plus par nécessité  que de leur plein gré. En 1992,  plusieurs gouvernements avaient demandé à leurs citoyens de se prononcer par référendum pour ou contre le Traité de Maastricht qui créait l’Union européenne, mais chaque fois que le vote fut négatif, comme en France, les mêmes gouvernements n’en tinrent pas compte, considérant que leur mauvais vote n’avaient été qu’un erreur - ce vote est important car il marqua la cassure du lien entre les citoyens et la représentation nationale, et jeta le discrédit sur le principe de représentativité démocratique ( le « système » opposé aux « valeurs »,  les « élites » opposées « au peuple » (populisme), « la culture » opposée à « la nature », le discours, le logos, opposé aux sentiments, « la raison » opposée à l'instinct). 


En réalité, la conversion des économies russe et chinoise au libéralisme n’entraîna pas l’avènement de la sociale démocratie. Les nouveaux capitalistes  russes se comportèrent comme des seigneurs de guerre, des oligarchies qui rappellent le temps des principautés au Xe siècle en Europe, bientôt tenus en laisse par le régime autoritaire et autocratique de Poutine. Quant au Parti communiste chinois, il réussit à concilier à la fois les prédictions de Huxley dans Le meilleur des mondes et celles de Orwell dans 1984 à savoir: le bien-être économique via la consommation de masse et le progrès technologique (dimension individuelle, voire individualiste), mais tributaire d’un contrôle social extrême (extrémiste) et autoritaire, via la consommation de masse et le progrès technologique selon l’adage: qui est bien sage, bien obéissant a le droit de consommer et de s’enrichir. En fait, la Russie, la Turquie de Erdogan, et plus encore la Chine démontrèrent qu’il n’existe pas a priori de corrélation entre libéralisme économique et liberté politique (comme le prêchent les Libertariens). 


Mais bon, il fallait en même temps être un peu naïf, ingénu, candide, frénétiquement (donc délibérément) optimiste pour y croire. Après tout, dans les années 1920-1930, les fascistes italiens et les nazis allemands, à l’origine plus partisans d’une certaine forme de socialisme (économie étatique)  s’étaient déjà convertis au capitalisme, mesurant moins le pour et le contre que le rapport risques-bénéfices dont ils eussent pu profiter. Mais bon, c’était aussi cela les années 1990, une inquiétude proportionnelle à l’enthousiasme qu’elle suscitait précisément pour la juguler, un peu selon le principe des vases communicants. Flottait malgré tout l’idée d’un possible, très encadré certes, sous contrôle (expression favorite des pouvoirs politiques de l’époque, alors même que les fondations s’effritaient entre nos doigts en éventails et se dérobaient sous nos pieds ). Mais bon, il existait  tout de même une fenêtre de tir. Peut-être  même (sans doute ? ) ce « possible » était-il plus fort qu’un simple voeux pieu piqué d’ex-voto comme les ailes du papillon sur la planche de l’entomologiste. 


Je ne me souviens plus de son nom, mais je l'ai vue il n'y a pas longtemps dans un pub pour du chocolat ©Sylvain Desmille.


Au Louvre ©Sylvain Desmille.


Pierre ©Sylvain Desmille.


LA MÉMOIRE DE L'EAU


En 1988, un an avant la Chute du Mur de Berlin, le chercheur en immunologie Jacques Benveniste  produisait une théorie donnée comme révolutionnaire selon laquelle l’eau qui aurait été en contact avec certaines substances  en conserverait une empreinte, une trace, un indice alors même qu’elles ne s’y trouveraient statistiquement plus. La théorie dite  de la mémoire de l’eau tenterait à prouver le souvenir d’une présence absente. Ce compte-rendu d’expérience aurait eu pour but de valider l’efficacité des traitements homéopathiques précisément fondés sur la dissolution des principes actifs à des niveaux infinitésimaux. Les polémiques que suscita cette théorie traversèrent les années 1990 - l’eau pouvait-il retenir des réseaux ordonnés de molécules pendant plus d’une faction de nanosecondes ? Au final, l’hypothèse de Benveniste a été jugée comme non valide, en 2020. 


A dire vrai, peu importe que la théorie de la mémoire de l’eau ait été fondée ou qu’il s’agisse juste d’une fraude et d’une tricherie. L’idée était belle et poétique. Magique et intrigante. Attirante par son extravagance. J’aimais cette folie que tout conservât en soi une trace - quasi inexistante - un souvenir, un vestige, de ce qui l’a touché, frôlé, traversé, effleuré. Chaque goutte d’eau pourrait conserver un indice de chaque image qui se serait reflétée à la surface du fleuve ou de la rivière, de la source, du torrent et du ruisseau. Les océans apparaîtraient alors comme l’immense réservoirs de tous ces souvenirs, liés entre eux par le sel comme la civette fixe les composants des parfums. J’imaginais surtout qu’il pourrait en aller aussi de toute chose et pas seulement de l’eau. De chaque pierre touchée, de chaque bout de bois, de chaque parcelle de terre, et même de l’air même respiré encore et encore. Il suffirait alors de poser sa main sur un mur pour être soi-même traversé par tous les souvenirs de tous ceux qui l’ont touché, qui s’y sont adossés,  ou encore de serrer une monnaie antique pour partager les souvenirs de tous ceux qui se la sont passés de main en main comme un passage de témoin. 


D’une certaine manière, cette théorie remettait en cause la conception linéaire de l’histoire, fondée sur des relations de causalités, de processus. Chaque souvenir conservé dans la goutte d’eau - par la goutte d’eau - était comme un des électrons tournoyant autour d’un noyau qui n’aurait été en fait que le précipité de ces mêmes électrons, un peu comme si le noyau solaire étaient en réalité composé de toutes les planètes qui l’entouraient - ce qui est un peu le cas quand elle se font aspirer au final par son trou noir. Et si l’histoire avait dominé le XXe siècle, peut-être que son effondrement sur elle-même à la suite du Mur de Berlin imposait de l’appréhender désormais en tant que mémoires. Comme si l’histoire n’était plus une ligne - un sens, une direction  -  mais plutôt une sorte de de bibliothèque composée de millions de livres, de pages, de lettres, mais aussi de pages tournées, lues, ressenties, comprises ou non, mémorisées ou non.  ou encore, comme s’il s’agissait flux sanguin dont chaque globule serait une mémoire, individuelle car individualisée, personnifiée car personnalisée. La mémoire collective n’aurait plus rien à voir avec la mémoire collectivisée par les idéologies du XXe siècle. Il s’agirait plutôt d’une mémoire collectée, recueillie, addition de toutes les mémoires, donc forcément contradictoires - à moins de considérer chaque mémoire comme l’expression d’une pensée unique, totalitaire dans la mesure où la totalité des mémoires ne tolérerait aucune différence qui la contredirait dans son essence.  Penser l’histoire post Guerre Froide reviendrait donc à résoudre un enchaînement (un déchaînement) de paradoxes. On parlerait moins d’événements que de situations que l’on pourrait représentées chacune comme une pierre précieuse dont chaque facette correspondrait à un angle d’approche (de réception) et à point de vue. C’était sinon révolutionnaire en tout cas assez fantasque de penser à l’époque cela. Ce n’est plus cas depuis que les algorithmes collectent les milliards de données laissées par les utilisateurs d’internet et des réseaux sociaux. 


©Sylvain Desmille.


©Sylvain Desmille.

©Sylvain Desmille.

L’Histoire devait-elle être perçue comme une accumulation ou une dissolution ? Comme un mouvement - un processus - ou une précipitation ? Un conglomérat  - un agrégat - ou une stratification ?  En fonction d’un centre - d’un rayonnement - ou d’une certification ? En décrétant la fin de l’Histoire,  Fukuyama  permettait de ne plus à en avoir à en penser la complexité. C’était si simple - simpliste, simplet. Pour résoudre le problème, il suffisait de l’éliminer - un peu comme lorsqu’enfant ferme les yeux en se disant que s’il ne voit pas la catastrophe arriver elle ne peut advenir. En revanche, sa thèse imposait à l’économie libérale de devenir le principal rouage de ce qu’on appellerait désormais non plus l’histoire mais « le système » régi pour l’essentiel par la loi du marché. L’histoire se fondait sur l’idée d’un mouvement, d’une dynamique, d’une évolution (révolutionnaire ou non, bonne ou non). Le système, lui, impose plutôt l’organisation et la coordination d’éléments et de pratiques mies à son service et pour son intérêt. Et si l’une et l’autre interroge le jeux des forces, l’histoire interroge les différences alors que le système se pense en tant que globalité. L’histoire induit le temps et l’espace au regard l’un de l’autre, alors que le système réduit l’espace au temps dans une même unité. L’histoire accède au hasard alors que le système ne reconnait que sa propre nécessité. 

A cet égard, les années 1990 ont été propices à une réflexion historique intense, non seulement sur l’histoire de ce qui a été mais aussi sur l’histoire de l’histoire. Les travaux de la Ve section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, à la suite des études de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, ont permis d’appréhender le monde antique, de considérer et de voir la Grèce ancienne d’une manière nouvelle et différente, et certainement plus juste, en confrontant toutes les propositions que pouvaient apporter son étude à travers le prisme de la linguistique, du structuralisme, de l’archéologie, de l’anthropologie, de l’histoire de l’art, de la littérature, de la philosophie, des sciences naturelles et physiques voire de la psychanalyse, le tout avec la rigueur - chronologique - de l’historien. Les questions posées en fonction de telle ou telle approche permettait de répondre à celles apparues chez telles ou telles autres. Je me rends compte aujourd’hui combien cette anthropologie historique eût pu développer une perspective quasi existentielle de l’histoire si les spécialistes des autres périodes avaient appliqué cette méthode, mais qui nécessité une certaine curiosité d’esprit, beaucoup de connaissances donc de travail et d’efforts. C’était moins dommage que dommageable, mais révélateur d’une époque et qui doit donc être perçu et analysé comme tel. En tout cas, pour moi c’était complètement émoustillant et jouissif. 

Tout est en train de changer. Les Anciens concevaient l’histoire comme cyclique. Les Modernes comme linéaire (Hegel, Marx). Désormais, elle est rétroactive. Nos contemporains ne l’appréhendent plus qu’au regard des considérations «  du moment », (moins morales que moralistes) imposées par la situation, au gré de l’actualité, au présent et à présent. Auparavant, on tirait des leçons de l’Histoire, désormais on fait la leçon à l’Histoire - en oubliant que l’Histoire s’est aussi et toujours l’histoire de l’Histoire. Parce qu’on la soupçonne de n’avoir pas dit toute la vérité, on l’accuse a priori d’avoir menti - sur toute la ligne ? Toute omission impose sa condamnation. Même si souvent c’est par inculture, paresse, ou parce qu’on n’a pas pris la peine de tout lire qu’on la condamne… On lui impose de se convertir aux considérations d’actualité, aux avis et aux opinions, au diktat du contexte ( mais sans jamais faire l'effort de la contextualisation). Au risque d’en remettre moins en question qu’aux oubliettes des pans entiers, décrétés non idéologiquement correct, d’abattre des statues  - les Bouddhas de Bâmiyân détruites en 2001 par les Talibans, la statue de Christophe Colomb au cours des manifestations Black Lives Matter de 2020 - signe que les symboles se substituent désormais aux faits, que le ressenti prime sur la raison. Mais je m’interroge encore. La genèse de cette nouvelle approche idéologique a-t-elle pris racine sur les ruines du Mur de Berlin ou sur celle du Wolrd Trade Center ? 


J'étais là, tu étais là, elle était là, il était là, on était là - vraiment ? ©Sylvain Desmille.


PROMENADE EN VILLE


1992. Des heures durant, je me promène dans Paris, j’y déambule en funambule, mais toujours à marche forcée. Pas trop mon truc, les flâneries romantiques, ses faux-beaux airs, satisfaits et complaisants, affectés et méprisants. Je suis plutôt du genre « droit au but » pour la marche (pour le reste, c’est l’inverse, je serai plutôt du genre circonvolution de circonvolutions). Non, je ne m’accorde aucune pause-postures, gentiment adossé à la rambarde, le regard vague au vague à l'âme. Je méprise même toute cette simplicité tellement parfaite à force d’avoir été étudiée, répétée jusqu’à devenir un automatisme: léger haussement du port de tête afin de l’aligner bien dans le vent. Et en même temps, je dois bien reconnaitre une certaine admiration envers ceux qui ont la faculté, le talent inné, d’assumer leur prestance, avec légèreté et parfois avec élégance. Il y aurait presque un rien du tireur à l’arc zen dans le Narcissique, l’un a les yeux rivés sur sa cible comme l’autre sur lui même.


Peut-être parce qu’enfant je passais tous mes week-ends à la campagne, à me tordre les chevilles dans les labours ou me les faire lacérer par les chaumes, j’ ai toujours préféré pratiquer la marche péripatéticienne, stoïcienne et cynique. Celle qui consiste à savoir où l’on va mais pas forcément comment, ou qui sait comment mais sans avoir où ses pas la porte. Comme Diogène le chien, je traverse la ville en tenant une lampe allumée à la main (et peu importe si j’ai l’air débile ou carrément con, mais j’aime le bruit de la mèche qui crépite chaque fois que l’huile ou le cire fondue manquent de la submerger - ‘Fais un peu attention mon garçon »). Je ne la ressens pas, je la renifle - et toutes ses odeurs même les plus intimes, les plus nauséeuses les plus nauséabondes sont des Saint-Chrêmes. Odeurs de détergents, d’acétone et d’eau de Javel jetée comme un baquet de détritus par dessus bord. Odeurs d’urines ressassées comme la serviette roulée sur elle-même pour entrer dans son rond. Odeurs de feuilles mortes au jardin du  Luxembourg, d’herbes foulées-écrasées aux Buttes Chaumont. Odeurs des bosquets aux Tuileries, qui puent après l’averse et plus encore après l’orage. Odeur entêtante et apaisante des tilleuls  au mois de juin et de l’or au bout des piques du Palais Royal. Odeurs métalliques des fumées des pots d’échappement auxquelles il est difficile d’échapper. Odeurs des sueurs, parfums et adoucissants. Odeurs de la fumée de cigarettes et du tabac froid contre lequel on se frotte comme les deux mains entre la baguette pour faire du feu. Odeur des bouches, des sexes, des cheveux, des corps à corps. Odeur des pollens et des éternuements. Odeur des gens.  


Chaque odeur attire le regard. Elle implique le rapprochement - le close up - ou impose l’éloignement - le grand angle. Le zoom et le dézoom. Le plan fixe - pas bouger ! Le pas de danse ou le sursaut de côté - quand on veut éviter de marcher dans une merde aperçue vraiment juste au dernier moment. A cet égard, mes photographies sont souvent des photographies d’odeurs, souvent fugitives et très intimes. De linges frais comme les linceuls. Elles ponctuent les chemins de ma mémoire comme les figures du kaléidoscope dessinent des labyrinthes chaque fois qu’on le tourne et qu’on le secoue, la nappe au vent des repas sans fin. Tant point, tantôt tiret. Associées les unes aux autres, elles délivrent des messages secrets en morse mais sans morsure. Il suffit parfois de les bouger, de les assembler autrement pour apercevoir le grand X de la carte au trésor (il marque toujours l’emplacement d’un chausse trappe). 


L’odeur de la ville apprend à désapprendre de la ville. A la déconstruire en en démultipliant les points de fuite et les renversements perspectives - top chrono, et toujours en un peu moins de trois minutes pour éviter de trop cuire l’oeuf à la coque. La ville devient un espace imaginaire: une conjonction, allitération et assonance d’images parcellaires ou frappée comme la décalcomanie. Il suffit de rouler la mie de pain en boule pour qu’elles entrent tantôt en résonance, tantôt en dissonance. Les rues ne sont plus simplement des rues depuis que j’y marche en aveugle, c’est-à-dire en établissant ma propre grammaire de repères. Chaque coup de cane frappe la cible en plein centre - ou tout du moins au niveau du coeur. Et lorsque je me perds, c’est toujours avec un compas dans l’oeil. Je prends soin de bien regarder ses monuments, en face et de biais, sur tous les angles et depuis tous les côtés, afin de me libérer de leur présence, ne plus les voir comme un touriste. Je préfère me fier à leurs ombres. J’arpente là ville comme dans le souvenir que j’en ai gardé, comme si elle avait disparue, comme un archéologue qui peut voir les constructions très anciennes à partir de simples traces de fondations. Et peut-être est-ce précisément cela photographier: ne pas prendre des photos mais se faire voyant, c’est-à-dire témoigner de la réalité en ne se contentant pas uniquement du rée, ou plutôt ne montrer que le réel mais de telle manière qu’il pourrait rendre voyant celui qui en regarde la photographie. 


Je marche, passe et repasse, car je ne veux plus du regard de celui qui veut voir, qui pense l’image comme un faire image, soit en reproduisant les stéréotypes des belles images, celui qui s’approprie le déjà vu, soit en se mettant en scène pour attester de sa présence à l’instar de la culture selfie d’aujourd’hui, soit en ayant en tête l’idée de la belle image, du cliché « artistique » « personnel », mises en scène des contrastes qui sont rarement des mises en perspectives, technique parfaitement maîtrisées des noirs et des blancs qui « parlent » et surtout qui « disent », mais à la manière des écoles d’éloquences qui privilégient l’aspect, l’apparence, la forme au fonds. Peu importe ce que tu dis, ce dont tu parles si tu te donnes les moyens de convaincre. 


A l’époque déjà, je perçois la photographie plus comme un témoignage documentaire et une méditation, des fragments de silence, qui invitent au faire-silence, à ce confronter à cette matière du silence, avec ses bruits, ses rumeurs, ses éclats de voix et de lumières. Je m’astreins à désapprendre à voir pour discerner les petits riens, non pas ce qui est caché mais ce que l’on ne regarde jamais, ce qui reste aux yeux de beaucoup comme insignifiant, pas digne d’intérêt (expression de plus en plus courante et qui dit tout du regard contemporain). Je m’attache à ce que l’on ne veut plus voir aussi, aux rebuts et à ce qui rebute. Plus à ce qui détonne qu’à ce qui étonne.  


Alors, je tourne en rond dans la ville, tantôt dans le sens des aiguilles d’une montre tantôt à contre-courant du flux des voitures. Toujours en aller et jamais en retour. Je suis la piste du Minotaure dans son labyrinthe, tout en sachant pertinemment que ce n’est qu’à ma propre ombre à qui j’essaie d’échapper. Et j’aime cette impression de dissolution diffuse. J’apprends à faire corps avec la ville par capillarité. Les principales artères - les grands axes - sont des veines caves. Les voitures sont des globules rouges et blancs. Les lacis des ruelles qui s’en échappent et qui s’y déversent sont des veinules, le traits concentriques de mes empreintes digitales. Les murs des immeubles sont mes muscles. La pollution mes poumons. Ma matière est sans ossature. Seule la Seine en crue me sert de colonne vertébrale: la pointe du Vert Galant est mon nombril: l’amarre larguée de mon cordon ombilical. Le bateau mouche s’en va. Bon vent. 


Tous les sapins de Noël sont des buissons ardents ©Sylvain Desmille.



Courbet or not Courbet ? ©Sylvain Desmille.


Squelette de neige, la baleine s'est échouée sur les marche de Saint Sulpice ©Sylvain Desmille.


Un bord des bords de Seine ©Sylvain Desmille.


PHOTOGRAPHIE NUMÉRIQUE


Morceau de pellicules, flexible comme ma jeunesse, le corps qui tire et qui s’étire, à bâbord et à travers. J’aimais cette idée d’une alchimie des sels d’argent qui s’irradient à la lumière, cette matérialisation de l’image contact, au contact, faux contact, de l’image matière, des poussières et des éraflures, des gouttes d’eau comme une main ancienne plaquée sur la paroi de la caverne, en positif, en négatif, et qui se retire dans la haute mer le refrain. J’aimais ce mot d’exposition comme une transhumance, le va et le vient, d’une ombre à sa lumière qui tantôt l’allonge tantôt la rabougrit. Les passe-passe magiques au moment du tirage, jeux de mains, jeux de vilains. J’aimais les chutes de pellicule, comme l’oracle dans le gâteau chinois, cette amorce comme  la radeau de la Méduse, ce voilà-donc-tout-ce-qui reste avec ces chiffres percés à jour comme le tatouage. 


Et puis, dans les années 1990, des appareils photos numériques grand public ont commencé à être commercialisés. (le tout premier était  sorti en 1989, avec la Chute du mur de Berlin). Les sels d’argent ont laissé la place aux pixels comme un filon tari dans la bâtée. On s’est mis plus à à vanter la qualité de la définition que celle de l’exposition. L’image était moins une saisie - un saisissement - qu’une capture - une captation. L’image ancienne imposait un délai - un doute, une surprise, une transmutation, même avec les Polaroïd. L’image digitale se révélait immédiatement - dans sa propre immédiateté - en direct, face au sujet ou au motif sans plus de distance, cet étirement qu’imposait jusqu’à présent la temporalité du développement et du tirage. D’ailleurs le téléchargement rend caduque, la matérialisation de l’image, opération qui était indispensable du temps de la photographie-papier. L’image-pellicule n’existait vraiment qu’à partir du moment où on la tirait. Et il en allait de ce passage du négatif au positif presque comme d’un rite d’initiation, qui imposait soit l’intervention d’un tiers soit l’acquisition d’un savoir et d’une pratique. Ce n’est plus nécessaire avec le numérique: l’image est à la fois son sujet et son objet. Elle est à cet égard moins substance qu’existence, je veux dire par là qu’elle n’a pas besoin de se matérialiser pour exister en tant que tel. 


Les professionnels de la photographies ont vu d’un mauvais oeil l’avènement de l’image numérique. Il s’agissait d’une innovation technologique porteuse en soi d’une révolution non seulement touchant à la nature même de l’image mais aussi susceptible de redéfinir notre rapport à celle-ci. Il y avait de la querelle des Anciens et des Modernes dans l’air. Je m’en suis rendu compte en fréquentant un temps la galerie d’Agathe Gaillard, la première à avoir exposé des photographies en France en tant qu’oeuvre d’art. A cet égard, elle avait déjà été confronté à une de ces querelles et s’était rangée résolument du côté des Modernes. Un vieux photographe, connaissance de mes parents, m’avait indiquée la galerie. J’étais jeune, nous traversions Paris petits pas ensemble, et de temps en temps, il saisissait son appareil pour prendre un cliché: « C’est joli » se contentait-il de dire. Tout déclic est un point à la ligne. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai attendu plusieurs années avant de pousser la porte de la galerie du 3, rue du Pont Louis Philippe dans le IIIe arrondissement - à la vérité, c’est en passant devant que je me suis rappelé le conseil du vieux photographe - et puis, de filer aiguille, grâce à Agathe, j’ai peu à peu compris, sur le tas, de manière empirique et subjective, d’exposition en exposition, ce que c’était une photo, sans être toujours capable de la définir vraiment, tant il existe de variantes. En revanche, j’ai réalisé très vite la différence qu’il existe entre une image et un tirage, l’importance de la matérialité de l’image, de son grain de peau. Le numérique a fait oublier cette dimension. D’où la nécessité d’introduire le corps de l’image dans l’image digitale a priori dématérialisée , je veux dire, d’induire la chair - la dimension du tirage -  dans sa représentation, et de précipiter l’image en tant qu’objet dans le sujet, de maintenir le lien d’un corps à corps. 


J’étais un jeune homme plutôt discret, voire timide, sur le qui-vive mais en prenant soin de rester à la périphérie du sujet, pour avoir assez de recul pour le contempler et l'appréhender. Au risque de paraître fadasse, je n’ai jamais été de ceux qui donnent leur avis comme s’il avait forcément de l’importance au seul prétexte qu’il émanait d’eux. Qui l’impose juste pour se sentir exister et dominer, c’est-à-dire faire taire les autres. En revanche, j’aimais écouter les photographes qui passaient à la galerie, le précieux  Édouard Boubat, l’inquiète et souriante Erica Lennard, le doux et brulant Alvarez Bravo, le moustachu Jean-Philippe Charbonnier, l’Américain Ralph Gibson,  Le Français Vincent Godeau, le distancié Marc Riboud, le sympathique et talentueux Philip Heying, l’ami Pierre Reimer, le jovial Jean-Claude Larrieu et bien sûr, mon chouchou, le thomesque Bernard Faucon (ses photographie me glaçait et m’échauffait le sang / le sens/ les sensd’un même mouvement). J’aimais leur curiosité précise, un oeil toujours en close up et l’autre en grand angle. 


Finalement, c’est au cours des années 1990 que j’ai pris mes distances de la galerie. C’est en écoutant Faucon, et après une de ces expositions influencées par les ors de la Thaïlande que j’eus envie de partir en Asie Quand on en attend trop il arrive toujours ce point focal où on comprend q’il n’y a plus rien à en attendre aussi. Mais ce passage par la Galerie m’a marqué comme un rite initiatique. Et puis je n’avais pas envie de participer à une énième polémique liée à l’avénement du numérique. Je voyais déjà le topo: il en irait de la photographie argentique comme du son associé au disque vinyle et tous les deux vent debout contre la froideur du digital. Je n’ai jamais rechigné à changer d’époque, je trouve même toujours cela plutôt excitant, qu’on y perde ou qu’on y gagne, il y a toujours quelque chose à en tirer.  En plus la photographie numérique permettait de se libérer des tiers - comme photographe de la boutique qui regarde vos photos et planches-contacts avant de les glisser dans la pochette, ou encore le tireur. Plus besoin de tout ce matériel de développement - la chambre noire. Un peu comme les compositeurs de la musique techno qui créait chez eux, dans leur home-studio, il suffisait d’avoir un ordinateur, un logiciel de retouches, une imprimante pour être entièrement autonome - un peu comme les tous premiers photographes. D’ailleurs, en conjuguant encres et papiers il était même possible de retrouver  es procédés anciens, comme le fameux tirage au charbon. Ainsi, si les photos perdaient effectivement un peu de chair, il était aussi possible de leur insuffler une âme. J’aimais cette liberté - cette libération plutôt - cette autonomie et cette indépendance. Vu d’aujourd’hui, je pense que cette capacité de pouvoir tout faire en soi, chez soi, fut la grande révolution des années 1990. Elle avait été rendue possible grâce aux évolutions technologiques, perçus encore comme un facteur de progrès et non de simple confort. L’avènement de « l’ère numérique » imposait plus qu’un changement d’habitude. Dans les années 1990, le home made home était surtout promu par les artistes-artisans. Dans les années 2000-2010-2020, il est devenu un principe économique, avec d’un côté ses références hippies au « fait main» et de l’autre la promotion du statut de l’auto-entrepreneur qui permet de ne plus avoir à salarier ceux que les plateformes et autres applications  exploitent, les privant de tous les droits acquis de hautes luttes et de longues dates. Il avait suffit d’un clic pour les faire disparaître d’un coup de baguette magique, revenir à une préhistoire économique, quand les ouvrières du textiles travaillaient à la maison au XVIIIe siècle, payées à la pièce comme on rétribue les « journalistes » à la pige. Pour la nouvelle économie participative, collaborative et solidaire, c’était tout bénéfice. Les nouveaux entrepreneurs soumis à la bienveillance des plateformes qui les exploitaient étaient réputés libres de travailler à leurs conditions au non. Et elles mettaient la pression sachant qu’il n’y a pas pire servitude que d’être à son propre maître.


Autoportrait, ©Sylvain Desmille.



Allumez le feu, ©Sylvain Desmille.

Narcisse ©Sylvain Desmille.


Auto-portrait ©Sylvain Desmille.


Vu le nombre de titres présentsd ans cette photo, mieux vaiu l'intituler "sans titre" ©Sylvain Desmille.



C’est dans les années 1990 que j’ai eu l’intuition que chaque photographie pouvait être appréhendée comme un lexique et une grammaire. Elle pouvait être tout à tour et tout à la fois un nom, un adjectif, un verbe, une préposition et une proposition, une concordance de temps et d’espace, un accord comme on parle de celui produit par l’instrument. Elle pouvait être une phrase mais aussi un récit, un poème, un roman parfois.Tout dépendait de comment on les associait les unes aux autres, de manière implicite ou explicite, côte à côte ou face à face,  ou encore en fonction d’une prosodie, en rimes croisées, embrassées ou suivies. Elle pouvait être une notait un air de musique. Tout dépendant des combinaisons. A cet égard, un livre de photographies ne devait pas être considéré comme une collection d’images, mais comme un récit dont chaque photo était à la fois un chapitre et un élément. Il suffisait de changer leur ordre pour transformer entièrement l’histoire et le propos. Le roman se métamorphosait en essai, les petites histoires en livre d’histoire, la Guerre de Troie en Odyssée et le Pantoum en Haikou. Et le tout en silence. 


D’une certaine manière, il en irait du livre photographique comme d’un morceau de musique techno. Chaque photo serait à la fois un sample - une captation de la réalité - et une séquence. L’organisation des séquences, leur conjonction et leur compulsion définirait le rythme. il suffirait de remixer les photos-samples-séquences pour créer un nouveau morceau.


Celui qui croyait prendre, ©Sylvain Desmille.


Les jeunes qui ont le même âge que j’avais au moment où est tombé le Mur de Berlin n’ont qu’une très vague idée de ce que cet événement a pu signifier à l’époque, de sa portée géopolitique et de la réaction en chaîne qu’il a précipité. La Guerre froide est pour eux une abstraction, un sujet du Baccalauréat ou des concours pour les Grandes écoles (à l’époque, il fallait passer un concours avec dissertation pour entrer à Sciences Po’ Paris - si, si, l’Institut d’études politiques était considérée comme une Grande école qui préparait à de plus grandes encore comme l’ENA - incroyable, non ? Enfin, aujourd’hui ça fait très XXe siècle tout ça). La destruction les deux Tours jumelles du World Trade Center dont l’intensité symbolique est à la mesure de la chute du mur de Berlin (il faisait très beau en France ce 11 septembre  2001) est un peu plus présent dans l’esprit des Milleniums, mais plus à cause des attentats terroristes qui en sont une des conséquences toujours d’actualité. Et à dire vrai, la destruction du Mur de Berlin tend aussi à devenir pour moi une abstraction, plus un sujet d’étude qu’un événement vécu. Il appartient à ma jeunesse, c’est-à-dire à celui correspond précisément à une abstraction. Un passage, une transformation, une désertion. Quand je regarde les photos qui me représentent à l’époque, ce n’est comme si je ne m’y reconnaissais pas, mais plutôt comme si je ne m’y identifie plus. Ce moi est celui d’un autre, le reste de ce qui n’est plus. Pas vraiment un fantôme, plutôt le spectre d’un éclat de lumière venue du fin fond de l’espace et depuis longtemps disparue quand il ricoche sur la terre.  L’image de mon corps n’est plus celle de mon corps et c’est bien pourquoi puis en disposé comme du cadavre d’Hector trainé derrière le char d’Achille, le cobaye des cours d’anatomie, écorché, dépecé sur la table d’autopsie. 


Toutefois, lorsque j’examine les portraits de mes amis de l’époque, pris à l’époque, c’est étrange, mais j’ai l’impression de les revoir au moment même où j’en ai fait leur photographie. Comme si elle me ramenait à leur présence, à ce temps d’avant, qui doit pourtant leur être tout aussi étranger que le mien l’est pour moi. La photo me place en face d’eux, à leur proximité, à leur affinité, à leur amitié. Non que j’ai à nouveau  seize, dix-huit, vingt, vingt deux ans et plus. Mais comme si nous étions à nos seize, dix-huit, vingt, vingt-deux ans et plus. « Aboli bibelot d’inanité sonore »: il me semble enfin comprendre le vers de Mallarmé. Et c’est un peu comme si le corps disparu - celui de ma jeunesse - se réinventait dans mon corps actuel, précisément à leur présence. Morceau par morceau. Substance par substance. Corps après corps. En Instance et par insistance. Corps à corps comme le tee-shirt devenu trop serré. Ce n’est pas une sorte de résurrection - je ne sens pas l’odeur de Lazare ni sur moi - plutôt d’une correspondance, par assonance et dissonance, allitération et distorsion. Leur portrait fait émerger mon auto-portrait, comme le Narcisse de la légende, non pas celui qui tombe amoureux de lui-même - Freud n’a rien compris, ou pire, il perverti le mythe - mais d’une image qu’il perçoit comme celle d’un autre, de l’Autre et qui n’est en rien le reflet de lui-même. Je ressens à nouveau ce que j’avais éprouvé à l’instant exact où j’avais pris la photo. Et c’est comme si toute cette époque remontait les fibres jusqu’à la surface de ma peau, grâce à eux, à travers moi. 


Félicien,©Sylvain Desmille


©Sylvain Desmille


©Sylvain Desmille

©Sylvain Desmille

Jérôme Pacman ©Sylvain Desmille

Claudine Drai, ©Sylvain Desmille

Yorick ©Sylvain Desmille

Yorick était le gars parfait. Un garçon formidable. Simple, mais dans le meilleur sens du terme, pas simpliste ni simplet, juste « pas compliqué dans sa tête » comme on disait à l’époque, franc du collier et plutôt direct. Nos conversations ne cassaient pas trois pattes à un canard mais ne tournaient jamais en rond. Le genre de pote avec lequel on prend plaisir à passer du temps et plus encore à en perdre. A traîner sans pour autant s’étreindre. C’était un mec sympa-sympathique. Qui se prenait pour un enfant de la balle au prétexte qu’il avait une part de sang tzigane. Il s’enfuyait à tout bout de champ, mais revenait toujours avec toujours le sourire, mais comme s’il avait une cigarette maïs au bec. Yorick était une présence charnelle et charmante. Il avait le sens de la dérision, mais pour mieux contrôler ce que d’aucuns pouvaient colporter sur lui. Joueur mais pas bluffeur. Il semblait toujours sûr de lui-même, sans affectation ni en être infecté. Désintéressé mais pas dénué d’intérêt. C’est ce qui me plaisait en lui. Il aimait bien traîner avec moi en sachant pertinemment que j’étais gay mais il se disait hétérosexuel -  personne n’est parfait - sans jamais la ramener pour autant. Ni m’imposer ses copines. Et j’aimais bien d’être en face à face avec lui sans avoir à être en cache-cache pour autant. Nous étions en confiance, tout en gardant nos distances, et comme au théâtre, nos confidences à voix basse n’étaient jamais murmurées. Complices, c’est-à-dire honnêtes, oui, mais pas au point de complicités ni de réciprocités. C’est peut-être la raison pour laquelle nous nous sommes peu à peu perdu de vue. Pourtant je crois que Yorick avait un de ces corps qui ne parviennent jamais à être une silhouette non à cause de sa beauté, de sa force sensuelle, mais parce qu’il avait de la personnalité. C’est pourquoi aussi j’ai regretté son effacement.Pourtant, nous nous sommes croisés une dernière fois, sur le chat de rencontres Caramail, dans le salon « Gay ». Conversations. Photos. Surprise. Silence. Définitif. Yorick cherchait un coup. 

©Sylvain Desmille

Hugo Marsan ©Sylvain Desmille


J’adorais quand Félicien me prenait entre ses bras et me soulevait. Cette impression de ne plus toucher terre. Littéralement. Puis il me reposait tout doucement. Il était comme cela, Félicien. Tout en force et en précaution. Une bulle de jovialité et de délicatesse… A l’époque, il fabriquait des sortes de mobiles, un peu à la Calder, tout en finesse, légèreté et précision. Les fils de métal dessinaient les contours de mondes imaginaires dès qu’ils entraient en contacts avec l’air ou sur la pointe des pieds pour atteindre l’espace. Funambules avec un petit vélo dans la tête, ses sculptures étaient un peu à son image. L’autre jour, alors qu’il faisait prendre l’air à ses enfants, il m’a envoyé par MMS une photo prise depuis l’escalier de Montmartre, celui juste devant l’immeuble où j’habitais. Un sorte de trait d’union, pour réunir nos souvenirs au temps qui passe. L’ici d’avant au maintenant. C’était une jolie attention, comme seuls en sont capables les gens qui savent faire attention et qui prennent attention. Car nous ne sommes pas restés en correspondance, sinon par ricochets et comme en écho, et très lointain,  Félicien et moi nous avons toujours été en promenade.

Félicien ©Sylvain Desmille


Comment rendre le goût d’une époque ? Pas en rendre compte. Mais en éprouver le goût ? Etre à cette intimité. Là. Hic sans nunc. Comment faire en sorte que les photographies ne soient pas que des témoignages, des images d’archives, des nostalgies, mais qu’elles nous placent à leur époque ? A cette époque. Là. Nunc sans hic ad hoc. Sinon par hoquet: le ricochet.  Comment faire en sorte que l’image réalise ce corps à corps. Sans plus de vis-à-vis ni même de face-à-face ? Sinon à corps perdu. A corps et à cris. Mais sans cris. Quand les corps ne sont plus que des alluvions de silences qui se dispersent dans leur propre silence. Tout doucement. A eau et à huile. A Feux et à cendres. A corps et à cric. A jamais, mais pas vraiment. Pas à pas et pas vraiment. Comment être à cette sympathie. A cette haleine. A cet allène, le diamant brut du ricochet.


Comment se rendre - comme on rend les armes comme on rend son âme, à genoux devant la cuvette des toilettes - comment se rendre donc, à cette époque, donc, qui ne fut pas si différente des autres, finalement, c’est toujours la même petite lumière depuis la nuit des temps, depuis la première image dessinée tout au fond de la caverne, l’imposition des mains. Corps à corps. Main à main. Demain, deux mains, qui se serrent, corps à corps, l’air de rien. Epoque de ma jeunesse comme toutes les époques traversées par des jeunesses, les gouttes de pluies qui tracent leur chemin sur la vitre embuée comme l’encre qui glisse et qui s’écroule au corps à corps des parchemins. Epoque terrible et pas terrible. Epoque des bouts de seins à bout de souffle et bout en train. Des bouts de sens en flaques de sang: les BPM du coeur à la tête le va et le vient qui va et vient et qui revient au creux des reins comme le pied qui dépasse de la case de la marelle.


©Sylvain Desmille


©Sylvain Desmille


©Sylvain Desmille

Il est difficile de trouver le mot qui correspondrait le mieux à une époque, de la ressaisir sans trop l’y réduire. Celui qui me vient à l’esprit - qui tourne en rond comme un hamster dans ma tête - pour tenter de rendre compte des années 1990 est celui de précipitation. Pas dans le sens classique de « hâte » impulsive et soudaine, un rien désordonnée, parfois bâclée, même s’il y avait un peu de tout cela à cette époque, ne serait-ce que pour suivre le rythme des soirées en clubs et des raves. Plus juste me semble son acception scientifique, qui en chimie correspond « à l’action par laquelle un corps en solution se sépare de son solvant et se dépose au fond du récipient »  selon la définition du Larousse. La précipitation revêt même une dimension quasi alchimique quand elle « permet d'éliminer les poussières ou brouillards contenus dans un gaz en leur communiquant une charge électrique et en les soumettant à un champ électrique qui les amène à se déposer sur un collecteur » - un peu comme le bâton de verre que l’on frotte sur la manche de son pull pour abstraire et attire les particules élémentaires. J’aime bien cette représentation de ce geste qui projette, la boule de pain sur le marbre, cette lente constitution du dépôt comme les paillettes au fond de la boule à neige, la retombée des vases. Cette idée du mouvement, des substances en suspension, de ce trouble du solide dans le liquide, puis de la retombée du résidu, plus ou moins lente comme une aimantation, cette solution possible de l'insoluble.  Précipité blanc mais qui noircit à la lumière, jaune, vert ou rouge, selon les oxydes et les sulfate mercuriques et les ions, précipité gélatineux ou rouille, Mur de Berlin précipité, rythmes précipités dans la musique techno, mots précipités dans le rap, finalement toutes ces incidences correspondent bien aussi aux années 1990.  









Il existe une correspondance entre les exercices d’admiration et les examens de conscience de type jésuite. Difficile d’accorder son admiration sans avoir au préalable interroger la nature profonde non seulement de l’oeuvre mais aussi de l’homme ou de la femme  qui l’a créée. Sans avoir interroger également notre propre lien à l’oeuvre en question, pour savoir si on s’en montrer digne, à notre échelle s’entend. Ma génération avait, il me semble, encore le sens des maîtres, grâce aux quels il était possible d’apprendre à réfléchir et d’avoir les moyens - les instruments - de se penser. Toute admiration se devait d’être critique dans la mesure où elle nous imposait de faire notre propre auto-critique. Cela permettait de ne jamais tomber dans le culte de la personnalité ni dans un narcissisme de complaisance à travers une identification illusoire envers la personne ou l’oeuvre admirée. Ma première admiration fut pour Robert Antelme à qui avec l'âge je finis par ressembler, physiquement. Adolescent, j'apprenais par coeur des passages de L'espèce humaine, comme dans l'Antiquité on apprenait par coeur l'Iliade et l'Odyssée.  C'est grâce à ce livre que j'ai compris aussi ce que pouvait être - ce que devait être - le documentaire, plus qu'un genre en soi, une expérience intellectuelle de vie et de survie. Puis très vite, il y eut Tacite dont les mots éclaboussent comme des gouttes d’eau teintées de poissons et auréolées d’acides. Il y eut Rimbaud que j’ai toujours perçu comme le premier de la classe arriviste mais qui ne parvient jamais à rien, loser total et génie absolu. Il y a eu aussi une Soeur qui travaillait pour une organisation humanitaire chinoise dans un des camps de réfugiés laotiens, et que je n’ai jamais vu faire le moindre prosélytisme, ni même entendu prononcer le mot de Dieu, je crois. Elle n’était qu’abnégation, souci de l’autre et plus encore des autres - je crois. Tous les soirs, je la raccompagnai au seuil de sa maison sans jamais y entrer, puis j’allais lire Proust à l’hôtel - Germantes sur les bords du Mékong, c’était être être au coeur et de plein pied dans La Recherche  Il y eut aussi Jean-Pierre Vernant, grâce auquel j’ai commencé à comprendre ce qu’interroger signifiait, à écouter pour entendre, à douter des preuves comme des évidences, à devenir poreux. Tous étaient des honnêtes hommes, je veux dire, qu’ils veillaient à rester honnêtes en toute circonstance dès que cela touchait à l’être dans l’être humain. Tous étaient moins une somme qu’un conglomérat d’états de consciences unis entre eux par une certaine joie de vivre à la volonté de fer.  Leur radicalité légère, leurs exigences heureuses me servirent à la fois de béquilles et de modèles. Un peu plus tard, il y eut aussi le peintre Jean Rustin que je rencontrai dans son atelier de Bagnolet et pour l’oeuvre duquel j’ai éprouvé un vrai coup de foudre artistique, intellectuel et humain: le peintre faisait on ne peut plus corps avec les modèles qu’ils représentaient. Les années 1990 furent également celles où je trébuchais dans quelques cercles dit littéraires. J’y ai bien connu - et trop peut-être, comme tout le monde - le poète Jean Ristat, et Michel Houellebecq avant Houellebecq, informaticien à l’époque, qui faisait lui aussi ses classes dans la revue Digraphe et envers qui je n’ai pas eu que des proximités de politesse mais jamais d’affinités de polarité - ses embrassades étaient moites (rares sont ceux qui aiment conserver des témoins de ce qu’ils étaient avant de connaître la notoriété, des regards qui ont connu la réalité avant l’Image,  je le conçois volontiers). Je n’ai jamais eu d’admiration envers ces derniers, de l’affection, de la complicité parfois, de la connivence, de l’intérêt, c’est certain, mais de l’admiration, en conscience, non jamais. 


Jean Ristat © Sylvain Desmille


Houellebecq avant Houellebecq © Sylvain Desmille


Houellebecq avant Houellebecq © Sylvain Desmille


Geneviève Clancy et Jean Ristat © Sylvain Desmille



Bruits des années 1990


Son du combiné téléphonique décroché puis raccroché.


Son des touches sur lesquelles ont appui et grincement de celles qu’on fait tourner dans le sens des aiguilles d’une montre. 


Son de la disquette informatique ou du CD-Rom quand on l’insère dans l’ordinateur ou le lecteur et qu’il commence à la lire.


Son de la cassette vidéos quand elle entre et s’accroche dans le magnétoscope. 


Son de la roue permettant de faire avancer la pellicule de l’appareil jetable.


Son des premiers jeux vidéos, petite musique des Game boy et des consoles Atari et Play Station One


Son des portes qui grincent lorsqu’on entre et qu’on sort des cabines téléphoniques


Son qui indique la connexion de la ligne de téléphone au 3615 du minitel. 


Tous ces sons technologiques, comme des solitudes et des liens possibles - la corde du funambule dans le code digital - des promesses de conciles et des réconciliations. Sons de porte voix, sans voix. Sons d’une époque et d’un ailleurs portés disparus.



© Sylvain Desmille

© Sylvain Desmille


© Sylvain Desmille


© Sylvain Desmille

© Sylvain Desmille


J’essaie de comprendre quand tout à commencer, c’est-à-dire comment. Avant la chute du Mur de Berlin, jusqu’en 1989, le monde était simple à force d’être simpliste. Comme dans la première trilogie Star Wars, celle sortie dans les années 1980, il y avait d’un côté le bien et en face à face l’Autre, c’est-à-dire son opposé. Pour les Américains, les Soviétiques étaient le Mal, et inversement. Le monde tournait alors autours de deux polarités  Est-Ouest, soviétique et américaine, avec l’Europe pour trait d’union et fissure. Les lois de l’attraction imposaient ses oppositions. On était pour ou contre. Les parapluies nucléaires nous protégeaient de la pluie de bombes mais uniquement comme une épée de Damocles le peacemaker de nos peurs atomiques. Les lois de l’attraction imposaient ses oppositions.


Après la chute du Mur de Berlin et surtout la fin de l’URSS et de l’empire soviétique, il y eut d’abord un temps de stupéfaction. D’attente. Etait-il possible que les Etats-unis, « le monde libre », les démocraties qui ne s’étaient jamais qualifiée de » populaires » - tout un symbole - aient vraiment remporté la partie et raflé la mise ? Poker-face et joker. Mais ce n’était pas tant une puissance qui avait fait rendre gorge à une autre qu’un système économique - le néo-libéralisme reagano-tatchérien - qui avait eu raison du modèle socialiste. C’est l’économie qui avait mis à mort l’URSS. La disparition du régime communiste ou plutôt sa conversion à l’ultra-libéralisme prouvait l’assujettissement des États, du politique, à l’économie. Et d’ailleurs ce n’était pas tant l’Amérique qui s’imposait dans les anciennes sphères d’influence soviétique que l’économie libérale qui y triomphait. A cet égard, la Chine accomplit sa révolution - conversion - économique sans rien changer au régime politique communiste. La mondialisation - la globalisation selon la terminologie outre-Atlantique - était économique, pas politique. Dans l’ex-Yougoslavie, la démocratie ne se substitua pas ipso facto au pouvoir pro-soviétique, bien au contraire, les guerres civiles portées par des régimes autoritaires cherchaient à redessiner les frontières, par le génocide et le déplacement des populations, au lieu de les abolir. Chaque pays satellites de l’ex-URSS comme les Républiques Baltes veillaient à restaurer leur souveraineté territoriales et identitaire, y compris l’Allemagne.


L’Occident, l’Europe, la France étaient persuadés de la victoire voire de la suprématie des forces dites progressives et démocratiques, dernière étape avant l’avènement d’un monde transnational (comme les multinationales), unis et sans frontière. Aucun des trois n’a voulu prendre la mesure des mouvements conservateurs et nationalistes qui se renforçaient au fur et à mesure qu’on vantait la suprématie du Système-monde - en partie parce qu’aux Etats-Unis, le néo-libéralisme économique s’était appuyé sur les mouvements ultra-conservateurs. En France, dès les années 1980, dès 1983, suite à la conversion - à la soumission - du gouvernement socialiste à l’économie libérale, on avait assisté à la monté en puissance de l’extrême-droite. La même année, le Front National s’emparait de la ville de Dreux, tout un symbole. En 1990, alors que le Mur de Berlin commençait juste à être réduits en morceaux afin d’être vendus comme souvenirs, la profanation du cimetière juif de Carpentras par des néo-nazis avait suscité l’effroi et l’émoi. J’étais un de ceux qui avaient défilé en nombre à Paris pour dénoncer ce crime, contre l’Histoire, la Mémoire et le respect. Mais il est vrai aussi qu’à la même époque l’Histoire elle-même était remise en question. D’un côté, Francis Fukuyama était( rétrospectivement) apparu comme un prophète depuis qu’il avait prédit dans un article du National interest, quelques mois avant la Chute du Mur de Berlin, la Fin de l’Histoire à savoir la fin de la guerre froide et la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme. Il s’inspirait surtout des théories d’Alexandre Kojève… De l’autre, au prétexte de déconstruire le discours historique « classique », de réviser l’Histoire « officielle », de la démystifier pour la démythifier, d’être iconoclaste, le négationnisme se déploie au long des années 1980 et 1990, marqué en France par "l’Affaire dite du détail », propos de Jean-Marie Le Pen, président du Front National, affirmant en 1987 que « les chambres à gaz n’étaient qu’un détail de la Deuxième guerre mondiale » ou encore par les prises de position du pseudo-historien Robert Faurisson qui va jusqu’à contester l’existence même du génocide nazi, et ce en mettant en avant une démarche hyper-critique à l’instar des complotistes contemporains. 


En France, l’audience du Front national s’est accrue très rapidement et parallèlement à l’effondrement du bloc soviétique. Tous les partis communistes nationaux furent entraînés dans cette chute. Jusqu’alors, ils avaient représentés l’Adversaire, l’Ennemi, l’Autre. Les comportements étant difficiles à faire évoluer, il importait de les remplacer - par confort d’esprit, habitude et stratégie politique. Difficile d’exister en soi quand votre programme se fonde a contrario de l’Autre, quand vous n’exister non par vos idées mais à la différence de celui qui se trouve en face à face. D’autant plus, qu’en France du moins, les cohabitations successives entre présidence de gauche et gouvernement de droite, puis inversement, ont brouillé les clivages et donné l’impression d’une politique du pareil au même, du moins sur le plan économique et diplomatique. Les frontières périphériques désormais ouvertes avec l’étranger, il importait d’en restaurer à l’intérieur, à la périphérie de l’éventail politique, quitte à mettre les extrêmes au centre du discours, des enjeux et des préoccupations, à lui donner de l’importance.  


Ce processus n’est pas propre à la France, loin de là. Les années 1990 ont vu se multiplier les guerres intestines et civiles. En 1995, l’attentat dit d’Oklahoma City fut l’acte terroriste le plus destructeur sur le sol américain jusqu’au Attentat du 11 septembre 2001. Il fut perpétré non pas une puissance étrangère mais par des opposants au gouvernement fédéral de Washington, comploteurs complotistes, qui, au nom des libertés individuelles, refusaient toute intervention, contrôle ou pouvoir de régulation de l’Etat souverain. En Afghanistan, moudjahidins et talibans, qui avaient lutté de conserve contre les Soviétiques, s’entre-déchirent pour prendre le pouvoir. Les guerres dans l’Ex-Yougoslavie, de 1991 à 2001, entre la Serbie, la Croatie et le Monténégro tuèrent trois 300 000 personnes dont deux tiers de civils. La guerre civile algérienne opposant l’État à l’opposition islamiste dit entre 60 000  et 150 000 victimes. En 1994, au Rwanda, le bilan génocide des Tutsis par les Hutus s’éleva à au moins 800 000 victimes massacrées en trois mois. A cela, il faut ajouter les 350 000 morts des guerres de Tchétchénie, les 150 000 de la guerre civile au Liberia, les 100 000 morts du conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée, lles 4 millions de victimes souvent mortes de faim pendant la Deuxième guerre du Congo… 


Le nouveau monde devait être globalisé, c’est-à-dire aux entreprises délocalisées vers les nouveaux marchés, sans plus de frontières ni d’Etats sinon unis par le Nouvel ordre économique mondiale… et pourtant, jamais la question de la frontière, de la nouvelle frontière, des lignes et des points de vue n’a été à ce point au centre des préoccupations. La Guerre dite du Golfe est assez symbolique à cet égard du grand trouble des années 1990. A l’origine, il s’agit d’une question de frontières: l’Irak de Saddam Hussein envahit le 2 août 1990 le Koweït pour récupérer une partie de son territoire, riche en pétrole, qu’il a toujours revendiqué depuis que les découpes des puissances coloniales l’avait attribué à son voisin. Une Coalition internationale, dirigé par les États-unis auto-proclamés « Gendarmes du monde » depuis l’éradication de l’Union soviétique, reprend les territoires conquis par les troupes de Saddam Hussein et envahit à son tour l’Irak, transformé après sa défaite en une sorte de protectorat américano-onusien. Mais la révolution n’est pas dans le retour à l’ordre colonial. En fait, toutes les dictatures laïques du proche et moyen Orient sont critiquées  par les démocraties occidentales, qui, pour les renverser cherchent le soutien de certains régimes religieux islamistes, qui ont le mérite à leurs yeux de n’être ni de gauche ni de droite, et surtout de n’avoir pas cherché le soutien de l’Union soviétique ne serait-ce que comme moyen de pression ou de chantage pour obtenir ce qu’ils voulaient de l’occident. En Algérie, les islamistes s’opposent par la force au pouvoir en place depuis la décolonisation, alors qu’en Turquie ils préfèrent oeuvrer par la ruse en utilisant les ressorts démocratiques défini par le très laïc Ataturk pour imposer leur gouvernement religieux autoritaire dans un second temps. L’Occident soutient alors Erdogan contre l’Iran… C’est un peu comme dans la deuxième trilogie de la Guerre des Étoiles qui sort à la fin des années 1990: la frontière entre le bien et le mal est devenue floue et réversible, l’Élu de la force est le bras armé de son côté obscur, la gestion de l’immédiat empêche la République de définir des visions à long terme, ou fait le jeu de ceux qui en une à dessein…  




© Sylvain Desmille


GAY 90'


Le 17 mai 1990, l’Organisation mondiale pour la Santé, l’OMS, décide de retirer l’homosexualité de la liste des maladies mentales. Il faudra encore deux ans pour la France finisse par accepter de ne plus considérer l’homosexualité comme une pathologie psychiatrique, soit dix ans après sa dépénalisation en 1982 grâce à la Loi Badinter. Les gays n’étaient plus des fous, des dégénérés, des rebuts de la société, des moins que moins que rien, du moins officiellement. Certes, il faudrait encore pas mal de temps pour tourner la page des bréviaires psychanalytiques, rubriques Narcissisme, Immaturité et Perversions, pour qu’on cesse de vouloir nous soigner, à l’aide de traitements homéopathiques et de thérapie génique, mais bon, il était enfin possible de porter plainte contre les agresseurs qui se mettaient toujours à plusieurs pour casser du pédé comme s’il s’agissait d’une bénédiction. Auparavant l’homosexualité était un crime, c’était au tour de l’homophobie désormais.


En fait, cette date symbolique du 17 mai ne m’a pas marqué sur le coup à l’époque. Elle entérinait un changement d’état d’esprit, de regard vis-à vis-des gays à l’oeuvre depuis les années SIDA. Dans les années 1990, l’épidémie était toujours très présente, mais elle faisait un peu moins peur. Un peu. Il suffisait de rester vigilant, sur le sperme et le sang, de mettre des préservatifs pour éviter d’être contaminé. Les premiers traitements promettaient de retarder l'irrémédiable, et peut-être de plus en plus longtemps,  de repousser l’échéance non plus à  la mort mais pourquoi pas à vie.


Même si je n’appartiens pas à la génération des premiers militants, tués en hécatombes par le SIDA, qui avaient lutté pour la libération des gays, j’ai éprouvé dans ces années 1990 la joie d’assister à la fin - progressive mais réelle - d’une discrimination. Sans esprit de revanche. Sans la concevoir comme un dû non plus. Sans qu’elle m’apparaisse comme une normalisation, un retour à la normale, expression que je vomissais car  ce que d’aucuns avaient estimé être la normalité - la moralité - avait servi et servait encore dans de nombreux pas à nous bannir la « bonne société » et à nous persécuter. Je ne cherchais pas ni ne voulais être « normal ».  D’autant qu’on nous avait suffisamment rappelé que nous étions « contre-nature » que je me défiais de tous ces beaux discours sur les justifications « naturelles ».  Non, je me définissais comme un être de culture car c’est la culture qui permet de s’affranchir des diktats de la nature, de contrecarrer la loi de la jungle, autrement dit qui permet de faire société humaine. Je refusais de me considérer comme une erreur de la nature, une abomination et une malédiction divine plus encore d’être un fruit du hasard,  d’être « comme ça ». Non, je n’étais pas comme ça, mais comme ci.  Car si on ne choisit pas d’être homosexuel - je puis le concevoir-  je préfère dire et me dire qu’on choisit d’être gay (du moins dans les années 1990). Je voulais choisir d’être une abomination et une malédiction divine. C’est aussi pour quoi, je refusais la bienveillance de ceux qui vous l’accordaient, toujours par condescendance (pléonasme), comme les charitables dames patronnesses envers leurs pauvres ou encore les maîtres envers les domestiques - car la bienveillance fonde toujours un rapport de domination.  Je méprisais toute cette tolérance de bonne conscience mais de mauvais foi. Je n’avais aucune envie d’être « toléré ». Je ne voulais pas être « comme tout le monde », mais être comme tous au monde. Je recherchais cette sorte d’indifférence qui ne respectait ma différence. Une simplicité, une légèreté - c’est-à-dire une justice. Car la vraie justice est celle qui s’exprime lorsqu’il n’est plus nécessaire d’y avoir recours. 


Le succès des gay pride des années 1990 a été un indice de cette évolution des états d’esprit. Certains militants ont certes critiqué sa dimension de plus en plus commerciale, son côté « mode », mais ils reflétaient aussi le rayonnement des entreprises et du modèle gays dans les opinions publiques. Pour une fois les homos étaient perçus comme positifs. Ils ne faisaient plus ni pitié ni peur !


Je pense que cet emballement  envers l’homosexualité s’explique aussi par le déplacement qui s’opère  au cours des années 1990  du social vers le sociétal. La domination du modèle capitaliste après la Chute du Mur de Berlin semble sinon mettre un terme du moins mettre entre parenthèse les grandes questions sociales, sujets et objets de combat depuis les années 1920 et jusque dans les années 1970. Le mot même de prolétariat tend à s’effacer dès les années 1980 puis à disparaître au long des années 1990.  On évoque plus les ouvriers comme une parmi les multiples CSP (les Catégorie Socio-Professionnelles)  et non en tant que classe sociale, c’est-à-dire comme un corps constitué défini par un travail, une culture, des aspirations et des revendications, une idéologie. En France, ce fut le gouvernement socialiste de Laurent Fabius qui réduisit le mouvement ouvrier en peau de chagrin, précisément, en en arrêtant net le mouvement (la dynamique), d’abord en fermant symboliquement les mines, plus rentables, puis en laissant aller les usines de la délocalisation en délocalisation. Les privatisations des gouvernements dits de cohabitation ont accéléré ce processus porté lui-même par le néo-libéralisme triomphant des années 1980 et les théories de la dérégulation. 


Parallèlement, comme la Gauche pouvait de plus en plus difficilement incarner un mouvement ouvrier en perte de vitesse, voué à disparaître à brève échéance, de conserve avec la fin de l’industrialisation en France, elle a cherché à déplacer les problématiques au prétexte de les re-problématiser, en y incluant la question des origines des ouvriers, autrement-dit, en les considérant de moins en moins comme des ouvriers et de plus en plus comme des immigrés, posant de facto la question de leur « intégration »,  et non seulement de leur représentation mais aussi de leur représentativité. Comme s’il important non plus de les concevoir comme des Français en devenir, via la naturalisation, ou de naissance, mais comme des Français qui ne le seraient plus désormais qu’à part et non plus entièrement. Il s’agit d’un changement de paradigme majeur. L’idéologie socialiste et communiste « historique » avait toujours pris soin de mettre en avant le statut des ouvriers, sans établir de distinctions ethniques. Les ouvriers italiens, polonais, algériens, portugais, vietnamiens avaient lutté ensemble en tant que classe ouvrière, unis par des convictions et une idéologie communes, nationales et transnationales. Tous se reconnaissaient, se définissaient en tant qu’ouvriers, soumis aux mêmes tâches, partageant la même condition. Ce pourquoi on peut dire que le socialisme de combat, l’union dans les syndicats furent un facteur d’intégration républicaine en France. Car à partir du moment où chacun se considérait d’abord et se définissait  avant tout comme ouvrier luttant solidairement pour de nouveaux progrès sociaux en France, il était plus facile de se percevoir comme français, surtout à partir du moment où les revendications et les luttes devenaient des acquis. Mêmes les désaccords entre classes sociales étaient à leur manière des traits d’union…


Ce processus - ce cercle vertueux - a été remis en cause par la crise et surtout par la récession économiques des années 1970-1980. Le travail cesse d’être une valeur, une qualité, un principe, un souci, une fierté - l’amour du travail bien fait. Il est juste perçu comme un prix, un rendement, une variable d’ajustement. Plus les entreprises licencient et plus le cours de leur action augmente. La valeur du travail n’est plus qu’une valeur-travail. Cette dernière a d’ailleurs de moins en moins de prix que le chômage de masse s’installe en France. L’ouvrier cessant d’être un travailleur, il perd une partie de son statut social et donc de cette identité qui avait été un facteur de l’intégration « à la française ». La diminution progressive puis de plus en plus rapide du nombre des ouvriers, qui une fois licenciés ne parviennent plus ou très difficilement à retrouver un emploi d’ouvrier aboutit à la donner l’impression d’une disparition de cette classe sociale, toujours présente mais plus vraiment représentative, un peu comme ce qui était arrivés aux paysans. D’où le sentiment aussi - la frustration  pour un grand nombre d’entre eux d’être passés de la lutte des classes à un forme de déclassement social, non seulement pour eux et  mais aussi pour leurs enfants. C’est aussi la fin d’une transmission - de principes, de valeurs - une rupture majeure d’identité.


Le pire pour les ouvriers est que leur disparition a été perçue comme « positive » par la Gauche « théorique ». Car pour elle la robotisation des usines impliquait la libération de l’ouvrier naguère aliéné à la chaine de production. Et sans doute cela aurait été bel et bien un progrès si les ouvriers ne s’étaient pas retrouvés au chômage de longue puis très longue durée, sans perspective d’avenir. Non plus aliénés certes, mais désormais assistés. Non plus prolétaires mais en voie de paupérisation. 


Cette crise puis cette perte d’identité de classe a suscité des mouvements de crispations identitaires compensatoires. La montée continue du Front national dans les années 1980 et plus encore dans la décennie 1990 suite à la chute du Parti communiste français, consécutive à la fin de l’URSS,   en fut une manifestation. Elle explique en partie aussi le renforcement des communautarismes identitaires fondés sur l’origine culturelle. L’ouvrier devient - c’est à dire qu’il est perçu comme - un immigré, et rien qu’un immigré. De génération en génération (alors qu’ils étaient tous français à égalité et fraternellement) . La gauche a eu une part de responsabilité dans cette radicalisation et ce processus d’enfermement, notamment pour des nécessités électoralistes. C’est pour cette raison aussi qu’elle s’est engagée auprès des nouveaux mouvements sociaux dont les revendications étaient moins économiques que civilisationnelles. Comme les partis dit de la « Gauche de gouvernement » avaient été les premiers à développer une politique socio-économique d’inspiration néo-libérale, et ce dès 1983, ils leur étaient difficiles de continuer à promouvoir des théories vraiment socialistes, à contre sens qui plus est d’un contexte marqué par l’effondrement du communisme partout dans le monde. Il était cependant indispensable que la Gauche portât la bannière de l’idée de progrès, même s’il s’agissait juste de la mettre en scène, ne serait-ce que pour se différencier des partis de droite, qui, eux, renforcent dans les années 1990 leur image de conservateurs. Un peu comme si le clivage droite-gauche en France suivait la dichotomie américaine…


Il existait trois grands nouveaux mouvement sociaux issus des années 1970:  le mouvement écologiste (environnemental), le mouvement féministe, et le mouvement des luttes homosexuelles. Durement frappé par l’épidémie du SIDA, ce dernier va  mener des combats tout au long des années 1990 pour une plus juste et réelle égalité des droits des gays. Car la « libération » ( la dépénalisation de l’homosexualité)  de 1982 n’avait pas mis un terme aux discriminations que subissaient les gays. Mais ce qui plaisait aussi à la gauche, c’est que la question de l’égalité des droits civile pour les gays dépassait la question sociale et revêtait une dimension sociétale, autrement dit elle induisait un mouvement, un élan, une dynamique, un changement des états d’esprit et des états de conscience, un changement de regard et une visibilité nouvelle. En plus, ce qui apparaissait comme des « nouveaux acquis » n’impliquait que la reconnaissance d’acquis déjà existants. En réalité, « la révolution » gay n’était qu’une normalisation, mais qu’il était facile de faire passer comme une volonté de justice sociale. 


A cet égard, les années 1990 ont marqué un tournant dans la reconnaissance non seulement des droits des gays mais aussi de leur existence, de leur représentation dans la société française. Elles ont permis un véritable travail de fond et contribué à les changements en profondeur. Le communautarisme gay a connu son apogée pendant ces années là. A cet égard, il s’inscrit dans le mouvement général, autant qu’il s’en distingue - ou qu’on veille à ne pas l’y confondre. Laïc, progressif, libératoire, libertaire, universaliste, transversal et transnational, le mouvement LGBTQ+ ne devrait rien à voir avec ceux qui promeuvent les crispations identitaires, les conservatisme moralisateurs et les intégrismes religieux, tous ennemis jurés les uns envers les autres mais se retrouvent toujours pour combattre les gays. En témoigne la guerre haineuse et homophobe qu’ils ont mener contre le Pays en 1999. 



Gay Pride © Sylvain Desmille



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© Sylvain Desmille



 LA GAUCHE EST MORTE, VIVE LA GAUCHE


Il est rare qu’une date précise marque un tournant. Telle fut le cas du 21 mars 1983, qui signe la mort du socialisme en France, suite au « tournant de la rigueur » promu par Jacques Delors au sein du gouvernement Mauroy. Cette politique était certes nécessaire après l’échec du plan de relance mis en place dès l’investiture de François Mitterand en 1981. En réalité, le choix de l’austérité ou non induisait soit le maintien de la France au sein du Système Monétaire Européen (SME) et donc dans la construction européenne, soit son retrait pour cause de sur-inflation et de déficit budgétaire hors contrôle donc de dévaluation monétaire à très court terme. Le symbole majeur de ce tournant fut la mise en place des privatisations, véritables dénonciation des nationalisations du tout début de mandat, ainsi que la fermeture des exploitations minières. Par ailleurs, le gouvernement du premier ministre Laurent Fabius - qui avait été pourtant un partisan de la poursuite du plan de relance -  accélère à partir de juillet 1984 le déploiement de politiques peu ou prou d’inspirations néo-libérales - ou contraintes de s’y plier - comme en témoignent le désinvestissement public massif et une diminution de l’impôt sur les bénéfices des sociétés. Ce tournant souvent caricaturé comme le revirement de la « Rose rouge » à « la Gauche caviar » témoigne d’une crise de confiance entre ceux qui sont perçus comme une « élite » de la Gauche - mais sans tradition ouvrière - et les socialistes de la base. 


La seconde date est celle du 8 février 2008, jour où le Congrès français réuni à Versailles à l’initiative du président Nicolas Sarkozy a ratifié le Traité de Lisbonne « sur la nouvelle architecture de l’Union européenne » que 55% des Français avaient pourtant rejeté par référendum en 2005.  Ce vote fut perçu comme un contournement et un détournement de la volonté populaire qui s’était clairement manifestée. Surtout, il fut perçu comme un déni et un mépris du référendum, une trahison des représentants du peuple vis-à-vis des citoyens. Cette date marque la rupture du lien de confiance entre les électeurs et ceux qui sont sensés les représenter, appliquer ce pour quoi ils ont été mandatés et non faire le contraire. D’autant que cette trahison a été justifiée par le prétexte que le Traité de Lisbonne aurait été trop complexe, donc mal compris par les électeurs, et que c’est la raison pour laquelle ils avaient mal voté, et donc qu’il était nécessaire à des spécialistes, à des professionnels, à des personnes plus compétentes, mieux qualifiées, d’en discuter entre « gens biens ». C’est pourquoi il est légitime de concevoir que la rupture du lien de confiance  dans le principe de la représentativité démocratique marque aussi sinon la coupure nette du moins le début de la méfiance puis de la défiance de ceux qui élisent envers ceux qui se considèrent comme l’élite élue (et qui justifie cet élitisme par l’élection). Les électeurs ne s’identifient à leurs représentants, pire ils s’en méfient et les rejettent. Cette défiance remet en question tout le processus de la démocratie occidentale, fondée sur l’élection.


Cette défiance ne concernent pas que les politiques mais aussi les syndicalistes, et toutes les élites de classes de manière générale. A partit des années 1990, les syndicats sont de plus en plus souvent dépassés par les évènements. Contraints de suivre les actions la base, perçues comme des manifestions de révoltes et de rébellion, ils ne sont plus à l’initiative des mouvements. Ce renversement du bas vers le haut traduit une crise de confiance vis-vis du centralisme ancien. Les représentants syndicaux sont accusés de ne plus correspondre aux salariés, de se considérer comme (leurs) supérieurs, de savoir tout mieux que tout le monde, d’être plus au fait des situations, de considérer leur complexité avec plus de discernement, de hauteur et de grandeur au point de perdre de vue les échéances vitales de leur base. Leur manque de réactivité, leur tempérance apparaissent de plus  suspectes. Même le dialogue, la négociation sont perçues comme des signes - des preuves - de leur collusion, de leur suffisance, de leur traitrise. Le mouvement des Gilets Jaunes en 2020 marque l’apogée de cette défiance, et cristallise l’impossibilité de toute forme de dialogue. 


Le mouvement des Gilets jaunes de 2020 a certes catalysé la violence d’une partie de la jeunesse, mais il a rassemblé aussi  dans ses rangs une grande partie de celle des années 1990. C’est à partir de cette décennie que l’on observe d’une part la fin de la transmission générationnelle syndicale - le nombre des jeunes se réduit en peau de chagrin, ce qui accélère d’autant la crise de la représentativité donc de la légitimité syndicale et d’autre part une baisse constante de la participation électorale, en particulier de la part des jeunes. Les syndicats estudiantins et même les associations anti-racistes sont eux perçus de moins en moins représentatifs, car trop affilés à des partis politiques, et de plus en plus nombreux sont ceux qui soupçonnent leurs dirigeants de les utiliser comme des marche pied pour atteindre les antichambres du pouvoir, à des fins uniquement individualistes et carriéristes, et non pour défendre les intérêts collectifs des étudiants.  C’est d’ailleurs à cette époque que l’on dénonce de plus en plus la langue de bois, que l’on ne croit plus dans les beaux discours,  que la réthorique idéologique conventionnelle laisse de marbre et fait froid dans le dos. En témoignent, a contrario et paradoxalement, les succès de Jean Marie Le Pen et de son parti d’extrême droite, le Front national, qui rompt avec les « beaux discours » en développant une rhétorique pompeuse et grandiloquente - absolument non moderne - mais ponctuées d’expressions destinées à faire le buzz en provoquant des clashs - stratégie de communication reprise par la plupart des médias aujourd’hui. 


La montée constante du Front national pendant les années 1990 était analysée, à l’époque et jusqu’à peu, comme la manifestation d’une désappointement, d’un mécontentement, d’un discrédit,  d’une sanction, d’une colère, bref d’un mouvement d’humeur exprimé par une partie de la population « en rupture de ban ». Personne ne voulait concevoir que leur malaise  pût être à l’origine d’un mal-être plus profond, qui en plus s’enracinait, à la manière d’un rhizome. Le rationalisme de l’élite au pouvoir s’opposait aux ressentiments et autres frustrations émotionnelles des électeurs du Front national. On ne voulait les concevoir autrement que comme expression sinon d’une forme d’hystérie collective du moins d’une hystérisation de la vie politique (dramatisation dont les partis de droite et de gauche usaient soit pour créer des division soit pour susciter des ralliements) . Les élites politiques répétaient à chaque nouveau résultat qu’elles « comprenaient », qu’elles « entendaient » le mécontentement des électeurs du Front national… Telle était la doxa,, reprise en boucle par les médias. Personne ne voulait concevoir que cette montée révélât une transformation de l’expression du politique en France. Rejeté aussi bien par la Droite que par la Gauche, le Front national s’affirmait comme le parti de la base et des marges, opposé à  une « élite dominante », droite et gauche  d’autant plus confondue  l’une avec l’autre que la succession des cohabitations avait contribué à renforcée l’idée sinon d’une collusion, du moins d’une correspondance, interchangeable et réversible, entre les partis dits de pouvoir. C’est à partir de ce moment qu’apparaît aussi l’expression de « l’entre soi » signe que les élites de classes sont désormais considérée comme formant une « classe de l’élite », une aristocratie et une endogamie d’autant plus opposée au milieu populaire que la possibilité pour cette dernière de changer de condition, de progresser socialement est de plus en plus difficile, en particulier à cause de la démocratisation - du démocratisme - scolaire. La peur du déclassement social en particulier pour ses enfants s’accroît au fur et à mesure que l’école n’apparaît plus comme un ascenseur social, tout simplement parce que l’idéologie n’est plus de promouvoir une verticalité, de valoriser les succès scolaires de quelques uns (d’une élite) mais de faire que le plus grand nombre ait un diplôme moyen. L’élitisme républicain cesse d’être un modèle. Devenir un exemple, meilleur et le meilleur, est discrédité, car discriminatoire et discriminant. Signe de cette révolution, la hausse continue des taux d’admission au baccalauréat fait écho à la baisse continue des taux de participation aux élections. 


Un autre facteur va avoir aussi un rôle déterminant, même si personne ne le subodore encore dans les années 1990, Internet et les réseaux sociaux ne sont en effet qu’à leurs balbutiements. On perçoit la révolution numérique comme un outil, une facilitation. Et s’i elle modifie les usages, elle ne change pas encore les comportements…



© Sylvain Desmille

© Sylvain Desmille


© Sylvain Desmille


© Sylvain Desmille



TECHNO MUSIC

Chaque fois que je questionne des spécialistes de la musique pour savoir qu’elle est le grand mouvement musical du début du XXIe siècle, celui auquel on identifiera la génération Z et celle des Milleniums, porteur d’une nouvelle vague culturelle, aucun n’est capable de m’en indiquer un. Il existe bien des micro-courants, modulations d’évolution aux allures de clapotis, mais elle ne correspondent en rien aux grandes vagues auxquelles s’est identifiée la jeunesse du XXe siècle.  Et encore ! il s’agit la plupart du temps de paraphrases voire de plagiats ( comme l’éphémère tendance des babies rockers), de gloses voire de glossolalies, de nuances « de couleurs », de variations, de copier ancien coller à l’air du temps. Les principales émissions musicales grand public ne présentent plus les nouveaux courants, mais les nouveaux talents. Car désormais l’interprétation prime sur la création. Et d’ailleurs, on parle de re-création récréative, comme si les nouveaux arrangements faisaient de la reprise non pas une redite mais bel et bien une nouvelle oeuvre. 


Le succès de ce genre d’émissions s’explique par le fait que tout le monde y trouve son compte. Elles associent en effet l’idée d’une transmission - d’un partage - à celle d’appropriation.  D’un côté, ceux qui connaissance les chansons originales y restaurent des souvenirs, y retrouvent leurs racines - du temps où ils étaient « jeunes ». De l’autre, les nouvelles générations qui n’ont plus cette culture parce qu’elle n’est plus enseignée (il y a Wikipédia pour cela) ont l’impression d’entendre quelque chose de nouveaux, simplement parce quelles se moquent et ne se soucient pas le moins du monde des références et des anciennes versions. C’est un peu comme si les copies et recopies romaines étaient prises pour être des créations originales - sincèrement - sans que l’on rappelle (ou que l’on sache) qu’il s’agit en réalité et à la vérité de copies d’originaux grecs. Dans ce cas, la sincérité prime sur la vérité et la réalité un peu comme si la nature émotionnelle transcendait la culture désormais. Il y a pourtant beaucoup d’hypocrisie, par exemple quand « l’interprétateur » (et non plus l’interprète) plagie et pille en connaissance de cause une oeuvre en « se l’appropriant » en masquant son imposture soit  en la faisant oublier en jouant sur l’idée de performance (technicité vocale) soit la manipulant grâce à des postures classiques, comme le principe d’inversion appelé aussi contre-pied (quand on  « transforme » une chanson joyeuse en une version dramatique) c’est-à-dire en appliquant des techniques semblables aux figures d’éloquence que l’on enseigne dans les nouveaux cours de rhétorique  - les écoles dites de « l’art » oratoire dans lesquelles la forme prime sur le fond (le but étant de donner les moyens pour justifier tout ou son contraire). 




Mais manipuler une oeuvre est-ce faire oeuvre ? L’interprète est-il aussi un auteur ? Le traducteur est-il un écrivain ? L’acteur est-il Molière ? Le musicien est-il Bach ou Beethoven ? A l’égal de Molière ? Supérieur à Bach et Beethoven ? En fait, la question ne se pose pas dans une société de création. Le fait même qu’on l’énonce ne démontre-t-il pas le fait qu’on n’est plus dans ce schéma, mais dans une société de re-création permanente  ? de retraitement ? A l’instar de ce qui se passe dans le cinéma. D’abord on a commencé à faire des « remake » c’est-à-dire des plagiats d’oeuvres anciennes mais en intégrant toutes les nouvelles ressources du spectaculaire rendues possibles par les innovations technologiques (le film Titanic dans la version de James Cameron de 1997, et Gladiator de Ridley Scott sorti en 2000 sont deux « oeuvres » symboliques de cette évolution). Puis l’industrie hollywoodienne a réalisé des remakes de ses propres remakes. Ainsi en est-il allé des séries mettant en scène les personnages de Batman ou Spiderman. Dans ce second cas, les films se donnent à voir comme une pure redite l’un de l’autre sauf que l’on a changé les acteurs et les effets spéciaux (spécieux) pour donner l’impression qu’il s’agit bien d’un film « nouveau » (mais qui n’est en rien une nouveauté, sauf à considérer que la forme prime sur le fond), plus « moderne » (c’est-à-dire justifié au miroir de sa contemporanéité).  Et comment dès lors interpréter cette mise en abîme ? Serait-elle la manifestation d’une société de la décroissance (pas sur vu toute la débauche d’énergie et le coût des nouvelles version)? qui retraiterait la culture, les oeuvres, comme elle retraite les déchets, et d’abord en les triant (via les algorithmes des réseaux sociaux) ? Ou cette volonté de recréation n’est-elle pas l’indice d’une société d’incréation, qui refuserait d’évoluer, de s’émanciper, de se projeter dans un ailleurs autre que son moment présent ou de tout percevoir en fonction du moment présent, qu’il s’agissement du passé comme de l’avenir. 


Cette nouvelle perception - conception - d’un monde qui perçoit le progrès avec défiance et pour qui la révolution est moins l’indice d’un changement que d’une restauration -  est elle aussi un remake. Elle renvoie aux sociétés d’ordre - dans l’ordre -, figées, comme celle de l’Empire romain et de la royauté. Grâce à elles, les oeuvres très anciennes d’Eschyle, Sophocle et Euripide - vraiment novatrices - nous sont parvenues depuis le Ve siècle avant Jésus-Christ à force d’avoir été jouées et rejouées dans les multiples théâtres construits partout dans l’empire. Mais qu’en est-il des oeuvres dramatiques latines des IIe IIIe IVe Ve siècle après Jésus Christ ? J’imagine qu’il dût y avoir des représentations mémorables, des interprétations époustouflantes, magiques, des mises en scène novatrices de ces textes, mais dont il ne reste rien. Et peu importe si au final elles leur ont permis de perdurer jusqu’aujourd’hui. 


La Rome antique et le Moyen âge sont des époques de gloses (typique des sociétés de juristes), d’interrogations, pinaillements et discussions sans fin sur des textes très anciens (L’Odyssée, la Bible). Elles renvoient à la conception d’un temps - d’une temporalité et d’un ordre - immuable. Tout change quand elles se télescopent à la Renaissance, quand l’Antiquité fait irruption dans le Moyen âge ou plutôt y est précipitée. Il s’agit pourtant de deux liquides de densité semblables mais leur chimie produit une réaction en chaîne qui amorce un mouvement - l’idée du mouvement - et un changement de point de vue - les astres cessent même de tourner autour de la Terre, ronde et non plus plate ! Aujourd’hui nous sommes en train d’assister à l’émergence d’une contre révolution copernicienne: nous ne sommes plus des individus dans un ensemble mais  chacun se perçoit comme le centre de son propre mode autour duquel tout doit tourner, nous ne nous intégrons plus dans un mouvement - l’histoire - mais nous analysons le passé à l’aune de notre présent, et plus encore de notre actualité (en fonction du moment et de nos émotions du moments). Et encore ! quand on éprouve encore de la curiosité pour l’autre que soi  ! De plus en plus nombreux sont ceux qui ne voient pas l’intérêt (leur intérêt) à perdre leur temps - leur époque - à analyser des références ou à acquérir une culture, dans la mesure où seul leur expérience compte. Seul n’existe ce qui surgit hic et nunc, à leur propre génération. Tout ce qui les précède n’existe pas le moins du monde, ou plutôt comme s’il s’agissait d’un monde en moins. Cette conception d’un monde sans passé, où l’histoire commencerait avec soi, et se confondrait à sa propre histoire, à son seul point de vue, est révélatrice d’une perception somme toute très adolescente, narcissique, égocentrique sans être toujours forcément égoïste - même s’il s’agit le plus souvent d’une question de posture - dominée par les émotions (la révolution hormonale, et quand celle-ci est achevée, drogues, alcool, auto-suggestion et auto-conditionnement permettent de la prolonger). 


L’accélération de l’Histoire au XXe siècle expliquerait-elle le désaveu de celle-ci ? La mondialisation (l’espace) et l’essor des moyens de communication (le temps) ont accrue les informations jusqu’à saturation, en les plaçant toutes au même niveau, y compris les avis et les opinions individuelles, au point de produire un trop plein de messages ne laissant plus le temps de leur analyse - ce qui est le propre de l’historien (y compris dans les agences de renseignements comme la NSA américaine). Elles sont devenues de nouvelles valeurs d’échanges, le but étant de rendre les données individuelles de moins en moins personnelles au prétexte de les « personnaliser » afin de cibler- d’individualiser - les services proposés, comme si chaque individu devait rester toujours le même, correspondre au même (on retrouve l’idée de la permanence), comme si aujourd’hui il en allait de l’identité son identification (à l’instar des sociétés adolescentes, des groupuscules lycéens mis en avant par les productions Disney du genre High School Musical  du début des années 2000 et les séries Netflix aujourd’hui, avec d’un côté les bolos et de l’autre les populaires, les geeks et les cancres, les forts en thèmes et les fort en sexe…) comme si chacun devenait à la fois son propre prototype et stéréotype. Toujours au regard de lui-même, de sa propre semblance. Lui et même, en lui-même. 


Entre les années 1990 et 2010, on est passé d’une société de l’information (c’est-à-dire de l’appréhension et du traitement de l’information comme sources et matières de savoir et de connaissances) à une société des informations, c’est-à-dire de production de l’information en masse et pour les masses,  toutes mises au même niveau,  en grande partie parce qu’il n’y a plus assez de temps - de délai - pour classer les dépêches et établir une hiérarchie entre les rumeurs et les potins sur les « people » et les secrets d’État, entre les opinions privées et l’opinion publique, entre les données économiques et les résultats sportifs - comme si toutes devaient figurer en première page du journal et faire les gros titres, à égalité. Comme s’il importait justement de ne plus faire le tri, de tout considérer d’un même oeil, comme si tout était d’égale importance, équivalent et remplaçable. Cet égalitarisme se nourrit du démocratisme ambiant, et inversement. Contribue-t-il pour autant à l’avénement d’un total monde plus égalitaire, plus fraternel, plus libre ? 


En pratique, le flux de production est tel que pour exister en soi une information doit se démarquer des autres (les occulter, les faire disparaître en accaparant tout le temps pour elle), en faisant le buzz, en produisant des clashes, comme ces enfants qui hurlent encore et toujours plus fort que les autres pour attirer et focaliser l’attention. Le but est de produire des informations supplémentaires, par parthénogenèse et ramifications, en opposant les avis et les opinions, en obligeant touts les autres à se taire - et parfois par la menace, par la contrainte - jusqu’à nier l’existence même de ceux qui ne pensent pas comme tout le monde, à refaire l’histoire à sa manière et selon ses convictions (son ego). Dans ces condition, cet égalitarisme ne  serait-il qu’un démocratisme de façade ? instaure-t-elle de nouvelles relations sociales ou ces reconsidérations sociétales, « bienveillantes » et « tolérantes » ne sont-elles pas en passe d’instruire un nouveau totalitarisme ? Celui-ci ne signifierait pas la dissolution de l’individu dans un collectif à l’instar des totalitarisme du XXe siècle, mais au contraire l’avènement de l’individu comme tout, non plus comme identité mais comme totalité (le débat sur le/les genre(s) vise précisément en faisant reconnaître une multitude de genres à abolir la question du rapport à l’identité, non nécessaire à partir du moment où tous les genres sont reconnus à égalité). L’individu total serait dès lors non seulement à sa propre identité mais surtout  une identité propre - son identité propre. 


Mais comment gérer une société dans laquelle chacun ne serait pas tant l’égal de tous mais à sa propre justification, à sa propre unicité, à sa propre totalité, à sa propre liberté, dans laquelle l’avis personnel, l’opinion individuel primerait sur tout et tous, où chacun serait libre ou pas de suivre les lois communes, autrement dit où l’individu relatif - en relation avec les autres - deviendrait un individu absolu (où tous les rapports au différent seraient justifier par des relations d’intérêt, de désir individuels et dans lesquels les autres ne seraient que des instruments, des esclaves nécessaires à son confort, à son bon plaisir, à sa ré-jouissances, à son auto-satisfaction) ? Où chacun se déterminerait - se reconnaîtrait - en valeur absolue (typique des sociétés adolescentes) ? Dans laquelle ses préférences détermineraient les références ? Dans laquelle les relations interpersonnelles s’établiraient dans un entre soi, de quant à soi, où l’autre n’existerait qu’en fonction de la force d’attraction qui l’attirerait vers vous, à la manière d’un électron circulant autour du noyau atomique et par opposition aux autres (ceux qui hors champ), dans lesquelles l’autre n’existerait jamais totalement en soi mais par correspondance, par assonance et résonance, complémentaire certes à la condition de servir vos intérêts.Une société dans laquelle les algorithmes sélectionneraient les partenaires - les ego compatible - chacun en fonction de ses désirs et de ses aspirations - par souci de confort, d’efficacité et gain de temps - pour aller à l’essentiel - à la manière de ces entremetteuses des temps anciens rétribuées pour faciliter les mariages « arrangés » par leurs soins ? Une société dans laquelle la justice  s’établirait en fonction des justifications de chacun ?  où chacun serait juge et parti, son propre juge dans la mesure où seul compterait le jugement personnel, son avis, son opinion ? Dans laquelle on confondrait liberté personnelle et égoïsme ?  liberté de penser et pensée unique (réduite à son unicité, à son quant à soi) ? 



Cette nouvelle société ne percevrait-elle pas le mouvement, le changement, l’évolution comme un facteur de risque pour elle-même? D’où son rapport complexe et perplexe à l’histoire. Celle-ci implique en effet de s’interroger sur ce qui est différent de soi, de porter un regard sur l’autre et sur l’ailleurs - ce qui n’existe plus, ce qui était différent - donc de reconnaitre une altérité, d’admettre la possibilité que les sociétés changent, que le rapport de l’homme au monde et des hommes entre eux évolue. L’historien n’a pas à dire s’il s’agit d’un progrès ou non mais de comprendre et de faire entendre les processus qui expliquent ces changements. Il n’a pas à porter un jugement de valeur. Son absolu est le relatif, de relater la relativité. D’une certaine manière, il est celui qui nie l’idée de permanence - même s’il étudie les sociétés anciennes dites de permanence (qui correspondent souvent à des sociétés religieuses des dieux uniques) A contrario, ce n’est pas un hasard si l’histoire a été mise sur le devant de la scène par les sociétés du changement, et en premier lieu par l’Athènes démocratique du Ve siècle avant Jésus-Christ ou encore l’Europe - la France - post royaliste. A l’inverse, si on a cru que la révolution technologique digitale allait conduire à une accélération de l’Histoire au XXIe siècle, en fait, on assiste plutôt à sa décélération voire à sa contestation aujourd’hui. Le fascisme de l’égoïsme, ce nouveau totalitarisme, impose en effet de tout voir à partir de soi, à travers soi, au regard de ses considérations personnelles et au prisme de ses émotions, de ses envies. Il considère chacun comme le point de départ et d’aboutissement, l’alpha et l’omega et réduit l’histoire à l’histoire de chacun vue par chacun et réduite à chacun. La relation de l’un aux autres se réalise par association et non par intégration dans la mesure où prime l’intégrité personnelle. 


En 2020, le mouvement mondial de destruction des monuments après l’assassinat de George Flyod aux Etats-Unis illustre bien cette (r)évolution. On peut tout à fait comprendre le besoin symbolique, idéologique et politique de déboulonner (dans tous les sens du terme) les statues des promoteurs du racisme et de l’esclavagisme. Plus problématique - et symptomatique - est l’abattage de celles représentant Christophe Colomb (au prétexte que c’est lui qui est à l’origine de l’arrivée des Occidentaux - de l’homme blanc - aux Amériques donc qu’il seraient par voie de conséquence responsable des suites qu’auraient entraînées ses expéditions donc de l’esclavage et du racisme) ou encore des anti-esclavagistes blancs (comme si seuls les minorités victimes de l’esclavage avaient le droit - la légitimité - de se déclarer anti-racistes et anti-esclavagistes). Un peu comme si désormais on préférait    tout considérer en fonction de son actualité, de ses ambitions et non plus appréhender l’histoire en replaçant les événements dans leur contexte, au regard des sociétés et des cultures de l’époque - ce qui implique de s’intéresser à l’autre, de prendre soin d’analyser la culture de l’autre, de la prendre en considération, de s’effacer aussi. Dans ce nouveau rapport, l’histoire n’est plus interrogé comme mouvement, processus, mais en fonction du point de vue contemporain, nouveau centre de l’espace-temps ( symbolisé  à Delphes par l’omphalos,  umbillicus en latin, le nombril).  Le présent n’est plus le résultat - la suite logique - d’un passé. Le passé est perçu à partir du présent, jugé a priori et aussitôt condamné . D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il est présentifié.  


La société des informations serait-elle en train de tuer l’histoire ? Celles-ci en effet s’accumulent au point qu’il faut plus de temps pour traiter l’histoire du XXe siècle et du XXIe siècle à l’école que raconter les vingt-cinq siècle précédents. L’accélération de l’espace-temps consécutif à la révolution numérique et à la globalisation post Mur de Berlin serait-il en passe de tuer l’histoire ? L’Histoire serait-il en train de tuer l’histoire ? Ou tout du moins le sentiment de pesanteur historique - à la manière d’un trou noir s’écroulant sur lui-même -  expliquerait-il cette exigence d’apesanteur des plus jeunes générations ? leur désir de couper le cordon ombilical (le sens de l’histoire) à ‘image de l’astronaute qui se détacherait de son module afin de restaurer cette sensation de liberté de se laisser flotter dans l’espace-temps, porté et transporté par les événements, de se soumettre aux contingences extérieures (mais s’agi-il d’une liberté, vraiment ? ), d’être à l’attraction de la nature comme Ulysse et non plus à la gravitation de la culture dont l’acquisition impose en plus des sacrifice et des efforts (surtout si on veut lire l’histoire d’Ulysse dans le texte, en grec homérique).




Les deux derniers grands mouvements musicaux datent des années 1980 et 1990. Il s’agit du Hip-hop-rap et de la  house and techno music. Rien ne les oppose véritablement à leurs débuts. Tous les deux surgissent dans les milieux défavorisés des ghettos urbains afro-américains frappé par les crise économique et laisser pour solde de tout compte des « années fric »,reaganniennes (et mitterrandiennes en France) avec comme pôles majeurs New York pour le rap ( puis LosAngeles), Chicago pour la House Music et Détroit pour la Techno. Il s’agit dans les deux cas d’une musique militante, du moins à l’origine (l’une des étymologies - fantasmée du rap - en fait  l’acronyme de Rock Against Police, en écho à la rébellion des jeunes dans les années 1980 et l’un des labels majeurs de Détroit est Underground Resistance (UR) très engagé politiquement contre la situation sociale et les discriminations que doivent subir les Afro-Américain, en correspondance avec le groupe de hip hop Public Ennemy connu alors pour dénoncer l’hégémonie « blanche » dans les médias américains et les frustrations  jeunes « blacks » comme on pouvaient encore les appeler à l’époque ).  Dans les deux cas, il s’agit de musiques qui se sont éveillées dans les clubs et sur les dance floor (y compris pour le rap, du temps de DJ Kool Herc, surnommé le père du Hip Hop), qui se sont nourries de multiples influences (reggae, jazz, blues, funk et rock pour le rap; new wave, soul, funk et disco pour la techno - bien plus que la musique électronique savante ) qu’elles incorporent les unes aux autres, mixent et remixent pour faire émerger un nouveau son, et plus encore une nouvelle forme de composition musicale, fondée sur la rime et le rythme, la boucle et le beat, l’envolée et la répétition.  Enfin, tous deux  ont été créées « à la maison »,  dans des home studios, de manière relativement artisanale et autonome, avec relativement peu de matériel  et en marge de la grande industrie musicale (du moins au début). 


En réalité, ces deux mouvements musicaux étaient assez proches l’un de l’autre (nombreux étaient parmi les premier DJ techno ceux qui avaient participé à la culture Hip Hop, à scratcher, à grapher et à taguer). Il existait plus d’affinités que de divergences.  C’est à partir du moment où ils sont montés en puissance qu’on a commencé à les opposer l’un à l’autre, à mettre en scène des clashes pour faire le buzz, à construire des clivages pour renforcer leur identité respective. Le rap a été célébré comme la musique des banlieues et des « quartiers », des crews puis des gangs. Les chanteurs et autres MC (Master of Ceremony)  dénonçaient les conditions d’existence et la violence - réelles - que subissaient les exclus, pour le plus grand plaisir de la Gauche (au pouvoir) qui applaudissait avec bienveillance ceux en qui elle reconnaissaient les héritiers des grandes luttes sociales et successeurs des ouvriers qu’elle avait condamnée à rester à vie au chômage. Pourtant, si les rappeurs dénonçaient un milieu c’était dans l’espoir de faire un succès et d’avoir ainsi les moyens de le fuir - de quitter les tours de Créteil en France pour un appartement haussmanien du VIIe arrondissement parisien. Le gansta rap célèbre l’argent exactement de manière pas si différente de celle des traders de Wall Street. Dans les deux cas on retrouve les figures du luxe tapageur -criard et criant: belles voitures, jolies filles destinées uniquement à la valorisation du mâle et à sa consommation sexuelle, drogue (sauf que les premiers la vendent surtout aux seconds), provocations, égoïsme, machisme, homophobie… Certes il existe des différences dans leur panoplie respective, mais au final les bretelles des uns valent bien les doudounes XXL des autres. Un peu comme si les rappeurs et les traders, chacun à leur manière, représentaient chacun un côté d’une même monnaie, chacun un visage de Janus, tous deux hérauts du libéralisme triomphant des années 1990.


Si la house music et la techno naissent dans deux villes, Chicago et Détroit en situation de catastrophe économique, sociale, humanitaire et humaine, parvenue en Europe, ces courants musicaux ont été popularisés via les discothèques, les clubs gays et les raves parties. D’aucuns ont dénoncé cette récupération de la techno « noire » par les « petits blancs » forcément issus de la jeunesse dorée puisqu’ils pouvaient franchir la sélection opérée par les physionomistes à l’entrée des discothèques ! (cliché, clichés). Puis ils opposèrent les rappeurs des « quartiers » défavorisés, du 93 entre autres, aux privilégiés des beaux quartiers versaillais. Une culture de classe opposerait donc le rap et la techno. Et pourtant, s’il est vrai que Jeff Mills et d’autres fondateurs du mouvement sont des Afro-américains issus de la classe moyenne, leur label Underground Résistance n’a eu de cesse de s’engager politiquement pour dénoncer la situation sociale dramatique de la communauté noire de Détroit. Ils en avaient d’autant plus de mérite qu’ils auraient pu se contenter de « faire du bruit » et à se complaire dans l’idée que « Détroit est une fête » à partir du moment où on se positionne que du point de vue des privilégiés. 


Ces sournoiseries - cancel culture avant la lettre, qui consiste à ostraciser tous ceux que l’On considère non légitimes de parler - ont été souvent propagées par le milieu des rockers, qui ne supportaient pas le rap mais encore moins la techno qu’ils considéraient comme une « non musique » au prétexte qu’elle n’aurait pas été créés par des vrais musiciens - à savoir ceux qui connaissent le solfège - mais à partir de rien, de samples, de bruits et de fureurs, d’extraits de discours de Martin Luther King mixés à des phrases musicales recyclées. Pour eux, il ne pouvait s’agir que d’une non-musique puisqu’elle était créée avec un ordinateur - sans musiciens ni interprète (peur de se retrouver au chômage). Ils dénonçaient son caractère répétitif, ses boucles hypnotiques, ces BPM (Battements par minute) qui transportaient les souffles, qui accordaient les coeurs. Ils confondaient tout, ils ne comprenaient rien. Mais bon, en même temps, c’étaient des rockers. 


Forcément, la gauche - à cause des oppositions sociale -  et la droite - pour des raisons morales - et les deux parce que c’étaient leurs enfants qui se retrouvaient en clubs ou en rave ont répété le sacro saint refrain de la doxa en cour dans les années 1990. Il s’agissait d’une musique de machins-machine qui lobotomisait les jeunes et qui les transformait en robots, voire en nazis (car parfois emportée par la vague, la foule se mettait à danser les deux bras en l’air), tous drogués. En fait leur rengaine était une sorte de remake et de remixe des critiques concernant la musique psychédélique dans les années 1960. Et c’est vrai qu’il existait sinon des similitudes et des correspondances, du moins des assonances entre les deux mouvements. Dans les deux cas, et plus encore pour le mouvement techno des années 1990, il s’agissait moins de dénoncer (à la manière du rap) que de refuser, de délaisser les centres urbains - symboles du pouvoir - pour réinvestir les lieux désertés, oubliés, ruinées (comme les anciennes usines fermées pour des raisons de restructuration et de compétitivité). La jeunesse de l’époque se délocalisait dans les lieux abandonnés pour cause de délocalisation. Elle était tellement lasse des oppositions à répétition -des discours toujours contre - qu’elles préféraient tourner leur tourner le dos.  D’autant qu’ils n’avaient jamais conduit à rien. Le socialisme mitterrandien avait fini par se soumettre au néolibéralisme. Mieux valait faire silence - éviter de parler pour tout et ne rien dire (et c’est précisément ce que les has been reprochaient à la techno, son absence de discours, de formules toute faites, de slogans politiques écrits par des agences de communication…). De toute façon, les anciennes dichotomies n’avaient plus lieu d’être depuis que s’était effondré le Mur de Berlin. Mieux valait ruser, entrer en underground résistance, et quelle meilleure cachette que les no-man’s land, les terres retournées en jachère et les friches industrielles. 


Les rockers, les rappeurs et leurs acolytes dénonçaient l’absence de message dans la musique techno… Ils n’ont pas compris que les jeunes qui participaient aux raves n’avaient plus envie d’en entendre parler, de les entendre parler, rabâcher, ressasser, proclamer haut et fort toujours les mêmes leitmotivs, les mêmes petites phrases  sur les grandes idées, les slogans stéréotypées. Ils n’y croyaient plus et pas. Ils n’ont pas compris que suite à la fin de la Guerre Froide, il importait de repenser l’altérité. Jusque dans les années 1990, il suffisait de penser a contra, d’être contre tout et tous pour se sentir exister. Contre les parents, contre la droite ou la gauche, contre le capitalisme ou le communisme. C’était facile et confortable. Le principe d’identité fondait l’appartenance à un groupe en fonction de ses haines envers l’autre, de son esprit de revanche, de ses contestations. Mais qu’advient-il quand l’autre, le Grand satan disparaît, lorsqu’il se convertit au Grand Satan que le Grand Satan avait jusqu’alors critiqué ? 


Certes, il est toujours possible de poursuivre malgré tout l’ancienne dialectique, coûte que coûte, de prêcher le contre, en se prenant très au sérieux pour ensuite mieux trahir les siens en passant à l’ennemi (car tout le but de la manoeuvre est de rejoindre les rangs de ceux que l’on jalouse). Ironie tragique - cynique c’est-à-dire lucide de l’histoire: puis tout n’est que duperie et double sens, plus besoin d’état d’âme. Après tout on dénonce toujours sa condition pour en changer, même si au final seul celui qui l’énonce y réussit. Le plus drôle, c’est qu’il devient un modèle pour ceux du ghetto prolétaire qu’il a  abandonné pour rejoindre le club des gens riches aux belles villas ( mais en fait-il vraiment parti ?) — et telle était bien la figure de la Réussite néo-libérale surtout après la Chute du Mur de Berlin, le modèle à suivre. 


L’autre disposition est d’en finir avec le principe de dénonciation. Il s’agit surtout d’une attitude, d’une manière de percevoir, de considérer l’autre comme une altérité et une attirance,  au regard de sa propre différence (de la nôtre et de la sienne, le face à face comme convergence au lieu du dos à dos), de voir l’autre, non comme un ennemi mais comme une possibilité et parfois - souvent, très souvent - comme une chance. De penser la mondalisation non comme une uniformisation - la fin de l’histoire - ni une colonisation (un prosélytisme), mais plutôt comme la reconnaissance et la curiosité des cultures autres, à la manière d’un cosmopolitisme (quand qu’on adopte la culture du pays qui vous accueille, au mieux c’est-à-dire sans la singer ni chercher à la comparer, à l’identifier ni à la convertir à la nôtre, tout en sachant qu’on ne fera jamais vraiment partie de cette culture, parce qu’on n’y est pas né, qu’on peut toutefois s’y intégrer tout en conservant cette différence particulière, sa particularité). Quand le bien commun est un souci de l’autre. 


A cet égard, la dimension du voyage a revêtu une dimension importante dans la culture rave dès ces débuts. Le set du Dj est en soi un voyage. Et contrairement à ce que les détracteurs de l’époque avançaient, les raves itinérantes n’avaient aucune vocation à coloniser l’espace. C’était tout le contraire. Le but était de découvrir toutes les variations de la musique techno, sa grande diversité en partant à la rencontre des multiples scènes musicale  propre à chaque pays. En ce sens, il y avait quelque chose qui rappelait le milieu hippy des années 1970, en moins uniformisé et donc avec peut-être une plus grande ouverture d’esprit. Cela tient aussi au fait que les ravers n’existaient en tant que tel que le temps de la rave. Une fois revenus chez eux, ils reprenaient leur vie, retournaient travailler.D’ailleurs, s’il existait une communauté de ravers, on ne peut toutefois prétendre que tous vivaient en communauté, contrairement aux hippies, qui restaient entre eux, jusqu’à devenir leur propre caricature. Il n’existait pas cette logique d’enfermement ni de renfermement, cet enclosure dans le monde de la musique techno (l’une des étymologies du mot «  rave », en vieil anglais, signifie « batte la campagne » dans tous les sens de l’expression). Au début du moins. Au tout début des années 1990. D’aucuns ont critiqué d’ailleurs cette duplicité, en opposant le double visage des ravers à la constance et à « l’intégrité » des rappeurs (même si cette reconnaissance était aussi un moyen de veiller à faire en sorte qu’il reste bien dans leur milieu, dans les ghettos et en banlieue - la gauche du VIIe arrondissement de Paris les applaudissait mais n’avait  aucune envie de les voir débarquer dans leur quartier, elle se rappelait les propos de Jacques Chirac tenus en 1991 à Orléans sur « le bruit et les odeurs » (de haschich, ganja, beuh, weed, zeb, samal, H, shit, teuchi et autre chichon). En fait, il s’agissait plutôt d’induire une certaine fluidité - chaque raver était plutôt un John Travolta, boutiquier la semaine qui se métamorphosait en roi du Dance floor dans La fièvre du samedi soir - de ne plus se laisser enfermer dans un rôle, une uniformité. La ravers n’étaient pas des Janus mais des Dionysos. 


Les détracteurs des premières raves ont aussi souvent dénoncé le caractère mécanique des danseurs - comme si les spectateurs d’un concert rock n’agissait pas de conserve. Bien sûr, il s’agit d’un fantasme, typique de ceux qui parlent sans avoir participé à ce type d’évènement. Et les archives en témoignent. Chacun dansait alors à sa manière, selon son tempérament. Du moins, au début. La diversité des comportements niait toute « robotisation » expression souvent utilisée au début des années1990 en correspondance avec celle d’une musique répétitive « produite à la chaîne ». En même temps, ils percevaient comme un outrage et une trahison le fait que les raves s’approprient et réinvestissent les usines désaffectées à cause de la crise économique et des délocalisations. L’ironie - tragique - de l’histoire est que ces accusateurs se disaient précisément « de gauche », et plus précisément de cette gauche qui avaient fermé les mines et les usines au moment de son « tournant » néo-libéral à partir de 1984 en France…Pour eux, que des « petits blancs », des « bourgeois » dansent et fassent la fête là où des ouvriers avaient sué seau et sang, qu’ils se « libèrent » de manière si égoïstes là où d’autres avaient été collectivement aliénés,  que l’esprit club se substitue à la culture  ouvrière étaient une provocation et une profanation. Cette gauche qui avait tué la classe ouvrière - qui aurait préféré continuer à travailler que de devenir des chômeurs en masse - et ce pour « leur bien »  c’est-à-dire au nom du progrès technologique (pour remplacer les hommes par des robots)  et des profits (pour que d’autres ouvriers en Asie soit aliénés à leurs place en étant encore encore moins payés), cette gauche dite caviar tenait, par hypocrisie, mauvaise conscience et affectation, à ce que les usines désaffectée deviennent des tombeaux laissés à l’abandon, ou plutôt des cénotaphes, les vestiges et les restes - les os rouillés - d’une mémoire, du moins jusqu’à ce que les ruines menacent et justifient leur destruction afin de réaliser une opération immobilière dès plus rentable comme sur l’Île Seguin près de Paris… En réalité, si les organisateurs des raves ont effectivement occupé les friches industrielles pour des raisons financières (par opportunism,) et pour accueillir des événements qui n’aurait pu avoir les autorisations officielles (délibérément et astucieusement), en revanche, pour certains participants, danser dans ces lieux avait aussi du sens, faisait sens. C’était rendre hommage non seulement aux ouvriers mais aussi à la condition ouvrière. 


D’abord, contrairement à ce qui a été dit, nombreux étaient aussi les enfants ou les petits enfants d’ouvriers, à venir dans les raves. Celles-ci étaient ouvertes à tous, à la différence des discothèques, elles n’effectuaient aucune sélection à l’entrée, et effectivement, tous les milieux sociaux, toutes les classes d’âge (avec une énorme majorité de jeunes, il est vrai, sevrés et libérés du rock commercial), toutes les origines (aux Etats-Unis et en Grande Bretagne c’était assez nouveau - et en France, ceux qui avait eu pour modèle dans leur jeunesse Bernard Tapie à la télévision appartenaient aussi à la génération « Touche pas à mon pote » ), gays et hétéros, tous nous nous retrouvions  dans les raves. Au début du moins. 


Ensuite, les battements syncopées de la boîte à rythme résonnaient sous les voûtes métalliques en écho à celui des machines disparues. L’accord de  la musique et la pluie qui éclatait en milliers puis en milliards de bombes sur les tôles ondulées des hangars, le bruit des souffles accordés soudain à celui du vent dans une sorte de corps à corps de cymbales était un instant magique. Les piétinements algébriques retentissaient comme les révoltes anciennes. C’était peut-être naïf - immature et idyllique -  édulcoré (l’ecstasy aidant à cet état d’extase plus au moins eustatique selon l’intensité de la vague et des vibrations), mais ce n’était en tout cas ni cynique ni complaisant. Ce n’était sans doute pas nouveau non plus, même si chacun était persuadé de participer à un de ces surgissements des premières fois - d’être le bout du fil d’Arianne - mais bon, c’est le propre des cultures adolescentes de croire que leur première expérience est la première au monde, par inculture et narcissisme, de tout appréhender en fonction de leurs émotions donc en rejetant les points de vues dissociatifs et toutes les autres considérations qui n’émaneraient pas d’eux, de se prendre pour l’alpha et l’omega de toute chose, au risque de faire l’entre-soi un totalitarisme, et de l’en-soi un fascisme de l’égoïsme. Tant qu’il s’agit d’un moment, d’une transhumance (d’où les rites de passages dans les cultures anciennes, les premières communions) correspondant à la phase de « le crise hormonales », il convent de faire en sorte que ce processus opère dans les meilleurs conditions (les Athéniens envoyaient les garçons de 16 à 18 ans au plus loin, dans les marges et les territoires sauvages, pour qu’ils restent entre eux, puis après deux années d’initiation en tout genre, après avoir fait leurs classes, devenus symboliquement, mentalement et physiquement plus matures, ils revenaient des frontières au centre de la cité qui les élevait au cours d’une cérémonie au rang de citoyens. Et il y avait un peu de cela dans les rave. Nombreux étaient ceux à être de bons citoyens en semaine qui se métamorphosaient  en « chasseurs noirs » et en bacchantes déchaînées (tout genre confondu) le week-end ). Ce n’est pas la même chose quand la crise adolescente devient un modèle de comportement et plus encore une référence sociale… 


Enfin, ces évènements - chacun unique - revêtaient une dimension révolutionnaire. Il serait plus juste de parler d’esprit révolutionnaire dans la mesure où il remettait sinon en cause du moins en question la notion même de révolution, c’est-à-dire de contestation classique, de positionnement a contra. Difficile de « prendre la Bastille » quand est tombé le mur de Berlin, de se dire contre quand la seule alternative qui reste ne consiste précisément plus qu’à se dire contre au risque de finir qu’à jouer un rôle, de se contenter de posture en guise de prise de positions, à ne chercher qu’à contester pour se sentir exister en sachant que cela ne conduira à aucun changement - et le veut-on vraiment ? car ce serait dès risquer de perde ce confort d’être dans l’opposition, de voir son identité fondée sur la critique de l’autre remise en cause (d’où la préférence du Front national de l’époque à veiller à toujours rester toujours hors jeu).


Les ravers ne sont pas des rappeurs. Ces derniers opposent les périphéries (les banlieues, les quartiers, les ghettos) dans lesquelles ils prétendent faire la loi, ou plutôt faire régner leur loi) au centre, symbole des pouvoirs (l’attentat du RER B attribué au Groupe Islamique Armé (GIA) en 1995 a lieu précisément dans le centre de Paris, à la station Saint Michel - lles terroristes avaient prévu de faire exploser leur bombe entre Châtelet et Saint Michel, au niveau de l’île de la Cité, où se trouvait le Tribunal de Paris, la préfecture de police et la cathédrale Notre Dame). Dans les années 1990, les raves ne se déroulent dans les marges, parfois assez proche des villes ou même en plein coeur et souvent au plus loin, mais toujours dans des lieux désertés, abandonnés, non occupés. Elles ne cherchent jamais à vraiment s’y implanter, à prendre racines, au risque d’imposer un ordre peut-être différent de celui en vigueur - légal - mais un ordre tout même, parfois réduit à sa plus simple expression (la loi de la jungle, le diktat du plus fort sur les plus faibles). La rave est un espace anarchique - mais éduqué, poli, ce qui n’est pas incompatible - pour un temps éphémère. C’est un trou d’air et une bulle de savon. Car le but n’est plus de reproduire les schémas traditionnels, mais bien de s’en démarquer. De révolutionner la révolution. De ne pas faire une énième révolution en se positionnant normalement, forcément contre (pour ne pas avoir à savoir exactement pour quoi on est pour), mais  de changer le processus, d’être ni pour ( contre le contre) ni contre (contre le pour). Les ravers rêvent d’être autrement et autre chose.  De remplacer la dialectique du « coup » - coup de gueule, coup de reins, coup de poing  (une impulsion suivit souvent d’une longue léthargie dans la fumée des joints) - par celle de l’endurance (chacun pouvait se laisser emporter par la danse des heures voire des jours). Cette mesure de la résistance n’était pas une performance. Et d’ailleurs l’intention n’était pas de savoir jusqu’où on pouvait aller, mais d’aller au delà, de briser les murs, de les enjamber ou de basculer par dessus (pour ceux qui avaient le sida, le but était de tester non pas s’ils pouvaient aller au plus vite mais dans quelle mesure il pouvait continuer le plus longtemps).


« Se démarquer et tenir », telle aurait pu être une des devises de la première culture techno (quand elle avait encore l’intuition qu’elle pourrait bien être autre chose qu’un mouvement musical). On comprend aussi pourquoi les ravers ont été un peu déstabilisés lorsque les autorités ont commencé à interdire les raves. Ils n’étaient plus dans cette logique, dans ce train train, du gentil et du méchant, il ne la comprenaient pas. Au lieu de répondre aux détracteurs, les figures de la techno culture avait préféré ne pas écouter les critiques - ce qui avaient pas mal déstabilisé les autres, soudain atteint au plus profond de leur petit complexe de légitimité et de supériorité. Tout ce blabla convenu était du temps perdu, et c’est étrange, mais dans les années 1990, au seuil de ce « nouveau monde globalisé », plus personne n’avait de temps à perdre, surtout pour ces futilités et ces préciosités. 


Le mur du son que les Dj et les ravers construisaient n’était pas un nouveau Mur de Berlin.  La carte des raves ressemblait à celle des récifs mondiaux, souvent à fleur d’eau, pour que s’y éventrent et que s’y fracassent la langue de bois et les beaux discours des politiques du monde entier, les promesses toujours énoncées et jamais tenues. Le bruit assourdissant, objet de toutes les critiques, l’aboiement des basses étaient en réalité un voeu de silence, de faire silence, de créer du silence par la surenchère, pour couvrir les petits je des grande gueule, à celui qui parlerait plus fort que les autres en pensant que cela suffirait pour convaincre et remporter le gros lot. Comme si la forme importait plus que le fond.


Or, dans la musique techno, la forme fait corps avec le fond - c’était bien cela le ressort du remix, à l’origine du moins, exactement comme le set du Dj fait corps avec la foule, exactement comme l’espace de la rave fait corps avec sa durée (il s’agit toujours d’une présence éphémère, ponctuelle, comme on parle d’une ponctuation et d’une ponctualité). On a souvent reproché aux raves d’être des rassemblements aux allures de messes noire, avec le DJ en figure de gourou manipulateur. En fait, s’il s’agissait bien d’un espace cultuel - celui d’une célébration, d’une fête - celui-ci n’était en rien un espace sectaire, car dépourvu de tout prosélytisme, de toute logique d’enfermement (au début du moins). 


Depuis le début de ce texte, je dis « au début du moins ». Il est vrai qu’une évolution vers un retour au conformisme s’est assez vite opérée dès la fin des années 1990. A l’origine, le mouvement techno-rave n’était pas une contre-culture, du moins dans le sens où on l’entendait dans les années 1960 et 1970. Il s’agissait plutôt d’une pour-culture, car elle ne cherchait pas à se définir en opposition aux cultures dominantes ( ce furent plus ces dernières qui ont cherché à dévaloriser la musique techno, en particulier les rockers). Au contraire, la techno les intégrait et y faisait référence. Elle valorisait le souci  et le respect de l’autre, du différent (pas de la différence, mais du différent ce qui n’est pas tout à fait la même chose) et plus encore un esprit d’ouverture, d’amitié (au sens latin du terme, en écho  au traité Laelius de amicitia de Cicéron) et de fraternisation désinhibée (encouragée par l’ecstasy, il est vrai). il s’agissait d’une culture de la curiosité, de l’accueil, de la célébration, introspective et extravertie. D’un savoir faire et d’un savoir être, d’un état de conscience sous couvert d’état d’esprit. Surtout, il s’agissait d’une culture, je veux dire par là que la House nation et  le mouvement techno avaient l’ambition de faire de la musique le médium d’une manière de penser qui aurait pu dépasser la dimension musicale. La dimension du mix comme voyage et performance, une écriture fondée sur la séquence et le sample, le remix autrement dit une création du re-création auraient pu être autant de pistes pour élaborer  une nouvelle approche culturelle globale. Celle-ci aurait aussi posé la question du retraitement, de l’appropriation et de la désappropriation et même le statut de l’auteur, de l’artiste (Underground Resistance, l’un des premiers et plus important label de musique techno de Détroit, a toujours veillé à mettre en retrait l’ego du musicien au profit du collectif, d’où l’utilisation systématique du pseudonyme et la prise de distance vis-à-vis des médias, l‘idée étant de ne pas se laisser corrompre ni par la culte de la personnalité, ni par le star system ni par l’industrie musicale- ce pour quoi le label a tut mis en oeuvre pour fonctionner en autarcie et de manière autonome, en créant ses propres (home) studios et en mettant en place sa propre structure de distribution afin de garder son indépendance). Pour le coup cela aurait été une vraie révolution.  


Mais non. Peut-être parce que les uns ont eu peur de perdre le contrôle du mouvement, de s’en voir déposséder, peut-être parce que d’autres commençaient à en tirer gloire et profit, les figures phares de la scène techno - française surtout - ont vu d’un mauvais oeil l’idée que le mouvement techno puisse être à l’origine d’un nouveau processus culturel, littéraire et artistique, d’une nouvelle manière d’appréhender l’oeuvre et sa création (j’avais tenté de l’initier dans un numéro spécial de la revue Digraphe, publié en 1994 au Mercure de France et dont j’avais été le maître d’oeuvre). Le tournant se situe entre 1996 et 1998, entre la reconnaissance de la French Touch et la première Techno parade qui défila à Paris. Le but est alors de veiller à ce que la techno cesse d’être perçue comme un mouvement underground global (comme celui initié par Andy Warhol à la Factory). Ainsi, si d’un côté les autorités intensifient la chasse aux raves sauvages, elles autorisent de l’autre des grands événements festifs ( et médiatiques), gérés par les ex-organisateurs des concerts rocks ou par les limonadiers des clubs d’Ibiza. Parallèlement, des spécialistes commencent à refaire l’histoire de la musique techno en lui trouvant des lettres de noblesses. Elle puiserait ses origines dans la musique répétitive d’un Philippe Glass, la musique concrète, savante, celle développée par Pierre Schaeffer dès les années 1940 puis par François Bayle dans les années 1970 ou même dans le mouvement futuriste italien des années 1920. Si ces références ne sont pas tout à fait fausses, leur publicité participe surtout d’une stratégie de communication et d’assainissement (processus conforme à ce qui s’était passé dans les mouvements musicaux précédents). La techno était alors tellement attaquée et critiquée qu’il était important de le légitimer quitte à en ré-écrire l’histoire ou à la transformer en légende dorée. Si les compositeurs de Détroit reconnaissaient avoir été influencés par le groupe allemand Kraftwerk, je pense pas qu’ils se soient considérés comme les héritiers des pionniers de la musique électroacoustique, du moins à l’époque où surgissait la musique techno (après oui, pourquoi pas). La soul, le funk, le disco et la new wave étaient plus leurs références. Et quand on analyse vraiment la composition non seulement d’un morceau mais aussi d’un set de DJ, ceux-ci ont plus d’assonances avec la musique baroque et classique, celle d’un Padre Soler ou même de Jean Sebastian Bach, à la fois dans leur processus de création et dans leur traitement (par boucles, par segments, contrepoints, art de la fugue). Je l’avais démontré à l’époque dans une conférence de l’École Camondo).


D’ailleurs, il est intéressant de voir que la techno est aujourd’hui uniquement analysé comme un mouvement musical, alors qu’elle fut plus que cela, au tout début du moins. Mais bon, pourquoi pas. Un processus est un processus. Et si la techno n’est pas parvenue à devenir plus qu’un simple mouvement musical, c’est en soi significatif. La volonté délibérée d’une génération de ne pas voir plus loin que son bout de son nez, de refuser de se mettre en question - donc en danger - afin de profiter au mieux de son confort (d’esprit par souci festif et hypocrisie) permet de mieux comprendre la situation contemporaine, dans la mesure où celle-ci en est la conséquence et le résultat directs. On ne peut faire évoluer ni changer une société contre son gré. La techno n’avait été un mouvement assez collectif pour être autre que musical. En 1994, au moment du génocide perpétré au Rwanda, je pouvais à la rigueur comprendre qu’on dénonçât « cette situation terrible » avant d’aller l’oublier dans une rave - car la décennie 1990 n’avait été que massacres, tueries, déportations. 


La première génération des ravers - ceux qui ont quarante-cinq, cinquante-cinq ans aujourd’hui - avait affronté la crise économique - celle de Tatcher et Reagan, de Bush et Mitterrand - et son extrême violence sociale (confrontés d’un côté au mépris des ultra-libéraux et et de l’autre à l’hypocrisie des socio-démocrates qui instrumentalisèrent certains mouvements anti-racistes à des fins de communications, de différenciations voire de carrière personnelles mais sans rien changer dans le fond (peut-être pour s’en dire les hérauts en justifiant une identité politique. Sa jeunesse avait connu - n’avait connu  que - le SIDA, l’amour libre mais à vos risques et périls, la capote en guise de geste barrière (mais en plus cette pandémie là n’a pas duré juste quelques mois). Difficile également de se projeter quand les plaques tectoniques de la géopolitique mondiale était en perpétuel bouleversement, quand l’instabilité  était permanente - comme si on jouait à la marelle pendant un tremblement  de terre. Alors, oui je comprends qu’une partie de cette jeunesse, désabusée mais pleine d’espoir, n’aspire plus qu’à danser sur de la musique brute pour conjurer toutes les désillusions des beaux lendemains qui déchantaient.  Mais bon, danser dans la cheminée d’une centrale atomique désaffectée en Russie avait un sens, dans des usines abandonnées en Belgique et en France avait du sens ou dans un club BDSM à Berlin aussi. Ce n’était pas qu’un décor - un décorum - ni qu’une opportunité, en tout cas pour certains. L’idée qu’une rave affranchissent les barrières non seulement culturelles et sociales, mais aussi sexuelles (gays et hétéros réunis, dans les années 1990, c’était encore un défi) et raciales (contre toute forme de racisme et de racisation), oui cela faisait sens, cela avait un sens, cela donnait du sens.


Personnellement, j’ai vraiment senti le vent tourner lors de la première Techno Parade. Elle restait certes bon esprit, majoritairement mais plus uniquement. Peut-être à cause de la couverture médiatique très présente, peut-être pour des soucis d’image personnelle, ou par simple homophobie ordinaire (« on » n’a rien contre les homos à condition qu’ils restent loin de « nous »), les hétéros ont commencé à refuser d’être associés aux gays. Ils acceptaient de les tolérer, bien sûr, mais à condition qu’ils restent marginaux.  Je me rappelle la petite rengaine qui tournait en 33 tours alors: « Oui-oui,  la « house music » a été popularisée en Europe par et dans les clubs gays, mais pas la techno ! La house c’est pour les pédés, la techno, ça rime avec hétéro ». Les gays étaient assez bien représentés dans les raves, puis moins quand la techno s’est normalisée, quand le mouvement « électro » s’est imposé ( tous les genres s’y convertissaient, car c’était le moyen pour eux de se refaire une jeunesse, une modernité, une coloration technique sans risque puisqu’en changeant de nom la techno cessait de s’envisager comme un mouvement). Les gays ont alors regagné leurs clubs, bien sagement, entre eux. Les plus irréductibles ravers se sont radicalisés - comme les Punks en leur temps. Les raves ont laissé place aux Teufs (le fait que le mot utilisé soit celui de fête en verlan était d’ailleurs très significatif, car il s’agissait bien d’un phénomène de renversement et d’inversion) et les teufeurs ont commencé à se prendre très au sérieux, limite parano. Difficile de s’intégrer si on n’était pas exactement comme eux - c’est à dire pour eux, la forme ayant valeur de fond. Leur discours n’était pourtant pas si éloigné de celui des DJ en vogue, toujours prompst à ressasser que seule la fête importait, qu’il ne fallait pas se prendre la tête, qu’il ne fallait plus que s’amuser. Payer, se défoncer et se déchirer la tronche s’imposait comme l’unique but et garantissait de bonnes part du marché. On venait d’entrer dans le XXI siècle. 





J’ai aimé la nuit, ses hasards, ses incongruités, ses proximités, ses (im)postures, ses quiproquos, ses facilités aussi et surtout ses rituels. Les soirées passées à prendre des douches en frottant bien partout partout, comme pour une toilette funéraire, oups ! à s’épiler le torse, ouille ! à choisir sa tenue, à se confronter à l’autopsie des miroirs, à se faire belle, à se faire beau, à déposer un crépuscule de rouge à lèvre - et pour les garçons, juste un nuage rose - à mettre de l’anti-cerne, parfois pour dissimuler les dégâts de la nuit précédente parfois pour anticiper le retour au bercail à venir. A préférer attendre pour ne pas arriver trop tôt en boite de nuit - quand il n’y a pas encore de monde  - tout cela pour montrer que nous on y entre direct sans faire la queue dans la file d’attente. A être de ce monde. Là. dans ce monde là. A n’être plus qu’une ombre parmi les ombres. A danser sur les podiums et à s’exhiber sur les plots jusqu’à ce que la mousse du bain imaginaire vous submerge A laisser la vague des basses faire trembler votre squelette comme s’il dansait la valse avec vous à l’unisson. A s’en aller en douce, pas en cachette, parfois pour aller prendre le petit déjeuner face à la mer à Deauville, plus souvent pour manger à cinq heures du matin un plat de pâtes. J’ai aimé l’odeur des vêtements qui sentent la sueur, la cigarette et le sperme  comme un linceul sur la charogne de tabac froid. 


Dans les années 1990, la nuit était encore dissocier du jour. Les gens de la nuit s’y connaissaient tous, mais si ce n’était souvent que de vue. En revanche, rares étaient ceux à se reconnaître de jour (perso, j’en étais incapables). Comme s’il s’agissait de deux mondes différents, du dernier bloc de l’est et de l’ouest survivant, des deux lobes de nos cerveaux les deux plateaux de la balance notre ultime dédoublement, notre dissociation libératrice, notre schizophrénie salvatrice. Même et autre au même temps, mais sans illusion. Certes, il pouvait exister des porosités entre le monde du jour et celui de la nuit, des va et des vient. Aujourd’hui, j’ai l’impression  cette différenciation existe moins, que tous les jeunes sont sinon les mêmes du moins semblables en permanence, acculés au visible au temps continu des réseaux sociaux. 


à suivre... ©Sylvain Desmille.


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