UNE TRILOGIE THÉÂTRALE DU CONTEMPORAIN. AGE OF RAGE de Ivo van Hove, BROS de Romeo Castellucci, L’ODYSSÉE, UNE HISTOIRE POUR HOLLYWOOD de Krzysztof Warlikowski, ou quand le monde antique interpelle notre histoire.


Age of Rage d'Ivo Van Hove

Bros de Roméo Castellucci

L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


En 2021-2022, trois metteurs en scène, le flamand Ivo van Hove, dans Age of Rage, l’italien Romeo Castellucci dans Bros et le polonais Krzysztof Warlikowski dans L’Odyssée Une histoire pour Hollywood ont décidé de réinvestir la tragédie grecque, les récits mythologiques et le théâtre antique à la manière d’une lunette, la longue-vue, pour mettre en perspective notre contemporain. D’une certaine manière, ces trois pièces mises en oeuvre chacune de leur côté, sans concertation, constituent une sorte de trilogie interrogeant via l’Antique notre modernité.   Retour sur trois pièces-phares et trois oeuvres majeures qui, créées bien avant la guerre en Ukraine, nous démontrent une fois de plus que le sens des mots est bel et bien le sens de l’histoire.  


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Le théâtre est souvent un miroir et parfois une prescience du contemporain, une prise de conscience mais comme on parle d’une prise en escalade, ce saisissement (l’action de saisir, de prendre et de comprendre sous le coup d’une émotion, tantôt subtile tantôt violente),  prise de contact à laquelle on s’accroche et dont le bloc en sailli peut  se détacher, parfois, de la paroi - et la chute, son vertige, est aussi un de ces états de conscience brute voire  brutale. Dans la conception du théâtre dit aristotélicien, cet état de conscience est un état d’âme: l’identification de l’acteur à son personnage fait écho à celle du public avec les personnages. Chez Berthold Brecht, l’effet de distanciation (Verfremdungseffekt) de la mise en scène cherche à perturber la perception linéaire et passive du spectateur en rompant systématiquement le pacte tacite de la croyance en ce qu’il voit, par exemple en créant un contact direct avec le public ( tel est le paradoxe de l’expression, l’effet de distanciation cherche à réduire la distance entre la scène et la salle tout en maintenant la frontière) ou encore en prenant ses distances par rapport au réalisme en se plaçant à la frontière de l’esthétique et du politique (cf. Kleines Organon für das Theater, Petit Organon pour le théâtre). Le but est de rendre le réel scènique insolite et étrange, de prendre ses distances vis-à-vis du réalisme pour éveiller le spectateur à la réalité. La mise en scène des histoires - de l’histoire - permet dès lors de rendre compte et de lui faire prendre conscience, derrière et au coeur des apparences, des processus qui l’animent. En fait, pour Brecht, le théâtre doit résolument aider l'Histoire en en dévoilant le procès et le process (on rejoint ici la déconstruction derridienne - cf. mon article « Apologie de la déconstruction »). 


En réalité, la distanciation brechtienne s’oppose moins à la conception aristotélicienne qu’elles ne dialoguent l’une l’autre. Quand Brecht critique l’idée d’une "purgation des âmes"  et « la fin de toutes les pièces (Happy end) qui ne sont heureuses que pour l’esprit du temps », à savoir l’opportune providence (Brecht dirait aujourd’hui l’opportune bienveillance) et l’ordre moral  (on pourrait ajouter aussi aujourd’hui, la résilience), le dramaturge allemand n’est pas si éloigné de la catharsis qu’Aristote ne mentionne qu’une seule fois, au chapitre 6 de sa Poétique: « en représentant la pitié et la frayeur, la représentation réalise une catharsis de ce genre d’émotion ». Le terme grec catharsis (κάθαρσις) vient du verbe kathaírô (καθαίρω) qui signifie « nettoyer », « étriller »,  « laver », « purger » (au sens médical) puis par extension « purifier » (au sens physique et religieux - ablutions). La catharsis est donc d’abord une purgation (le fait de prendre une purge, de se purger, au sens physique (vomissements, coliques, de rendre et de se rendre dessus, de se chier dessus), une saignée, une évacuation (quand on débouche une canalisation) avant de devoir être pris comme une purification, mais là aussi au sens matériel (propreté du corps et des vêtements, ablutions métaphore de la propreté de l’âme dans les cérémonies religieuses) voire comme une expiation (cette interprétation n’est pas grecque mais date en réalité de la Renaissance. quand les humanistes Vincenzo Maggi, Antonio Sebastiano Minturno et Antonio Scaino induisent une compréhension physiologique du terme - reprise au XIXe siècle par les philologues Henri Weil et Jacob Bernays puis par la psychanalyse, conception déconstruite par des études récentes comme celle de William Marx)   En fait, Aristote en bon philosophe-médecin, ne fait que dire qu’il est important de susciter la pitié (émotion chaude) et la frayeur (émotion froide), car c’est en les représentant qu’il est possible de s’en vider (physiquement), de s’en libérer (moralement) et de s’en distancier en prenant conscience du processus qu’elles génèrent. 


Le travail de certains metteurs en scène contemporains intègre et synthétise les deux conceptions, aristotélicienne et brechtienne, en faisant de la catharsis un effet de distanciation, en utilisant les émotions comme des instruments de la raison (quitte à déconstruire nos émotions, à les provoquer pour nous en purger, comme on « provoque » un accouchement (maïeutique) pour nous libérer du poids et de l’être au ventre). C’est le cas de du flamand Ivo van Hove, dans Age of Rage, de l’italien Romeo Castelluci dans Bros et du polonais Krzysztof Warlikowski dans L’Odyssée des Limbes (l’absence de metteurs en scène français est en soi symptomatique d’une certaine déconnection nombriliste, narcissique et égocentrée  au prétexte soit disant intimiste,  par facilité, paresse intellectuelle, idéologie aussi contre la culture dites de références, mais dont « l’universalité » ne dépasse guère l’étendue de l’ombre qui s’accroche à la plante des pieds). 


AGE OF RAGE 




Teaser de Age of Rage


Revenir à l’Antique marque toujours une césure et exprime la nécessité aussi d’une rupture par rapport à un ordre moral, religieux, politique, obscurantiste et omniprésent. Réinterroger l’antiquité c’est signifier et manifester, énoncer et montrer cette volonté - cet impératif et cet élan vital - de faire émerger et de promouvoir un nouveau processus, une nouvelle manière de voir, plus honnête et plus juste. Intellectuellement - raisonnablement - et émotionnellement. Tel avait été l’enjeu de la Renaissance à partir du XVe et pendant tout le XVIe siècle puis celui du néo-classicisme à l’orée et à la poursuite des Lumières, au grand tournant de la Révolution française. D’où aussi la nécessité de revenir périodiquement à l’étymologie des mots - comme on rembobine le moulinet de la canne à pêche soit pour ramener le poisson ferré (la prise) soit pour jeter la ligne encore plus en avant (le lâcher prise) - non par pédantisme (pour faire genre, pour faire « étalage de sa culture » comme le ressentent (avec ressentiment et esprit revanchard) ceux qui en sont dépourvus, souvent par manque d’effort et souci de confort), mais plutôt comme d’une possibilité de cultiver les nouvelles boutures du sens, en revenant à ses racines, sans mensonge ni faux-dit. 


Ainsi, le terme anglais Rage que l’on retrouve dans le titre de la pièce d’Ivo van Hove, Age of Rage,  vient de l’anglo-normand « rage » donc du latin rabies (qui en anglais désigne la rage en tant que maladie infectieuse neurotropique). C’est un mot puissant (plus qu’en français aujourd’hui, ce qui en soit intéressant). Il manifeste une colère violente et incontrôlée. C’est l’ire ancien, le courroux et la furie - les eaux de la Mer rouge se renversant sur les chars égyptiens dans la version de Ceci B. DeMille des Dix commandements). C’est l‘excès dans l’action, la passion incontrôlable et le transport incontrôlé qui engendre et qu’engendrent le dépit, la haine et la cruauté. Mais ce qui est aussi intéressant c’est que la rage se réfère à la bouche (donc à la parole) et aux ventre, siège du coeur ou de l’âme selon les mythologies babylonienne, chaldéenne, chinoise ou indienne (dans les langues sémitiques le mot « foie » - KBT - signifie « âme »). La rage de dent est une rage aux dents, celle d’avoir trop mordu, déchiqueté la matière. Elle renvoie à cet égard à l’animalité, à la bestialité, à l’instinct, à la nature sauvage (à sa sauvagerie) opposée à la culture qui distingue l’humanité (dialectiquement du moins). On écume de rage, on étouffe de rage. Sa violence conduit à l’indistinction, à l’indistinct (notion qu’il faut distinguer de celle de généralisation et de généralités - les mots ont un sens donc du sens). Son mouvement paralyse, sa virulence se manifeste aussi dans ses silences, son ressentiment s’explique par le sentiment d’impuissance et de frustration que celui-là produit. La rage abolie les frontière. Le mal et le bien se déversent l’un dans l’autre et inversement et les images cessent d’être des rêves.


Selon Brigitte Salino dans Le Monde, avec Age of Rage, Ivo van Hove dépèce les mécanismes de la violence, ou pour être vraiment juste, au mot juste, il les exprime et il les manifeste plus qu’il ne les « dépèce » (la métonymie n’est là que pour « faire » jeu de mots sans pour autant être au sens, sinon de manière imprécise, mais bon quand on s’autoproclame critique théâtrale en attribuant les pièces d’Eschyle à Sophocle, c’est-à-dire en confondant la trilogie de l’Orestie avec celle d’Oedipe, en tête d’article d’un journal qui fut une référence de sérieux…). Pour ce faire, Ivo van Hove expose le cycle complet des tragédies d’Eschyle et d’Euripide consacrées à la malédiction des Atrides et met en scène le cercle vicieux et la spirale infernale que celle-ci engendra, depuis Tantale qui donna son fils Pélops à manger aux dieux jusqu’au matricide Oreste. La rage d’Ivo van Hove se focalise sur le pire, sans répit et presque uniquement. Meurtres, parricides, infanticides, cannibalisme, inceste, matricide, les gestes ici fonde la geste, jusqu’à la complaisance parfois, mais pour énoncer et dénoncer notre propre complaisance à assister désormais au pire de ce qui se passe dans le monde, passivement, en oscillant du chef (d’accord - pouce levé - pas d’accord - pouce baisé), rivé(e) à nos certitudes comme une patelle à son rocher. Les tragédies s’enchaînent comme les nouvelles sur les chaînes d’information en continu, au même rythme, mais la rage qui s’y déploie n’est plus notre rage. Nous nous offusquons, nous nous indignons - ça oui, ça ne mange pas de pain - mais au final, nous restons spectateurs, nous n’agissons pas, à la différence des personnages des pièces antiques qui, eux, transforment leur rage en actes terribles et sanguinaires: Atrée débite lui-même les enfants de son frère Thyeste pour lui en servir les meilleurs morceaux au cours d’un banquet, Clytemnestre assassine son mari Agamemnon qui avait sacrifié leur fille Iphigénie pour lever la malédiction d’Artémis et permettre à la flotte grecque de partir en guerre et de massacrer les habitants de Troie. 


Age of Rage d'Ivo Van Hove


Age of Rage d'Ivo Van Hove


Le facteur commun à tous ces massacres est le désir de vengeance et le besoin de revanche. Attention cependant à ne pas confondre l’excès,  le débordement et la fuite en avant, la perte de contrôle - propre au monde grec - avec le concept politique de radicalisation comme on le lit dans certaines critiques, au risque sinon de comprendre les tragédies antiques non pas à contre-courant (ce qui serait un signe d’intelligence) mais à contre-sens (ce qui en est un déni). La radicalité est un mode de pensée antique, pas la radicalisation (les mots ont un sens). Oreste ne « se radicalise » pas en écoutant sa soeur Electre. D’ailleurs, si devenu jeune homme, l’exilé revient à  Argos, c’est pour accomplir la prophétie d’Apollon: venger son père en tuant sa mère Clytemnestre et son beau-père Egisthe.


Dans ce monde hors normes - dans lequel l’hubris (le sentiment de démesure jusqu’à l’aveuglement) fonde la praxis (le moteur de l’histoire) - les peuples privés de libre-arbitre sont pris en otage, contraints de partir en guerre, de suivre le mouvement de ceux qui sont et qui font l’histoire. A notre image et à notre ressemblance, spectateurs silencieux, absents de la scène, ils assistent à la folie des reines et des rois qui s’entretuent dans leurs palais. D’ailleurs, la mise en scène, démesurée fait écho à l’action et à la narration: Ivo van Hove convoque les quatre éléments - boue (terre et eau), fumée, feu - et met à rude éprouve les cinq sens, cela afin de mettre à distance le public, afin d’empêcher toute mimèsis et toute identification aristotélicienne. Les vidéos rétroprojectées servent moins à rappeler les enjeux, les lieux et les généalogies de manière pédagogique pour un public qui a perdu cette mémoire culturelle naguère collective, qu’à introduire des ruptures visuelles, en référence à l’effet de distanciation brechtien. Il en va ainsi de la musique, entre métal et techno tribale,  et des chorégraphies de Wim Vandekeybus qui rappellent (invoquent et évoquent) plus qu’elles ne tiennent véritablement la place du choeur dans la tragédie antique. 


Tout ce bruit et cette fureur, cette chorégraphie du chaos réduit les émotions du spectateur, chahuté, provoqué, tétanisé, dépassé par tout ce qu’il perçoit en plus de ce qu’il voit. Le trop plein de sensations tue ici l’émotion, dans l’oeuf, car le trop plein d’images tue l’imagination. Plus de frissons de cette délicieuse horreur ici à l’idée de savoir qu’Atrée a donné à son frère Thyeste ses enfants à manger: il nous montre le boucher en train de découper les corps et les coups saccadés, mécaniques, du hachoir résonnent dans le théâtre comme le glas des trois coups du lever de rideau ou le beat répétitif d’une musique techno. hardcore (hard corps). Electre n’est pas une victime sombre et solaire, un symbole de la révolte adolescente, mais une jeune femme ivre de haine dans sa colère qui veut reprendre la place qui lui est due à la cour et qui, revancharde jusqu’à la folie brute, piétine le corps de sa mère et de son beau-père. En fait, dans ce cycle infernal, personne n’est meilleur que personne car chacun et tous sont pires que les autres, la vengeance n’est qu’un prétexte, les victimes sont elles aussi des bourreaux. 


Age of Rage d'Ivo Van Hove


Dans sa mise en scène des Tragédies romaines, rejouée au Théâtre de Chaillot en 2018 soit dix ans après sa présentation au Festival d’Avignon, Ivo van Hove invitait le public à investir le plateau - une manière de rompre avec l’antique dichotomie théorique de la salle et de la scène, de faire du théâtre un espace commun, collectif. A l’inverse, dans ses Tragédies grecques, le public est tenu à distance, volontairement et délibérément sans doute pour mieux restaurer l’effet de miroir en déjouant le rapport mimétique. Car, en réalité, il n’existe plus de réelle séparation entre la salle et la scène. Les Atrides, ces monstres d’égoïsme, qui perçoivent et définissent le monde en fonction de leurs intérêts, de leurs avantages singuliers, de leur ressentis personnalisés, c’est nous. Agamemnon est certes saisi de doutes avant de sacrifier sa fille Iphigénie sur l’autel de la nécessité collective (en même temps, c’est parce qu’il avait offensé Artémis, et uniquement lui, que celle-ci empêche les navires grecs de quitter le port pour Troie)  mais un peu comme les héros des émissions de télé-réalités qui ne savent pas s’il doivent mettre la boule de glace au parfum citron vert dessus ou dessous celle à la framboise - grosse crise existentielle. Les colères antiques font écho aux P.F. ou crises de Pétasse Furieuse comme dans la parodie du film américain F.B.I. Fausses Blondes Infiltrées. Et c’est un peu comme si le théâtre antique renvoyait à un âge des Titans à la racine de la télé-réalité qui n’est que mises en scène, faux-semblants et fausse-semblance, jeux de dupes où chacun - acteurs et spectateurs - accepte d’être dupé, l’un au regard de l’autre, l’un au miroir de l’autre, à l’instar des influenceurs, nouveaux modèles à suivre, héros et hérauts des réseaux sociaux, nouveaux espaces scéniques où chacun peut déverser - pseudonymement c’est-à-dire masqué comme les acteurs du théâtre antique - sa rage. Car le nouvel Age of rage est bien celui de l’homo interneticus, monde où le nomos (la loi) et les prophéties sont désormais régis par les algorithmes omniprésents, omniscients et invisibles qui donnent leurs ordres.

   

Extrait de F.B.I. Fausses Blondes Infiltrées, "la crise de PF)

Age of Rage d'Ivo Van Hove

Age of Rage d'Ivo Van Hove




BROS


Teaser de Bros



Ce nouveau monde, Roméo Castellicci le met en scène dans son dernier spectacle Bros. C’est une sorte de dystopie silencieuse où les acteurs marionnettes tous vêtus du même uniforme que celui des policemen des films muets (ceux qui courent après Chaplin et Buster Keaton) obéissent à la voix et aux ordres qu’ils reçoivent dans une oreillette - métaphore des algorithmes des réseaux sociaux et autres  « conditions d’utilisation » Youtube qui ne sont en réalité que des chartes de censure - avec ce confort moderne qu’il y a de ne plus (pas) avoir à réfléchir, à se laisser guider activement et passivement (comme sur un chatbot, nouveau labyrinthe contemporain et allégorie du « tourner en rond » pour vous contraindre à quitter la « conversation » de votre propre volonté. 


Dans ce nouveau monde, chacun se définit - se représente - singulier et  pluriel, individuellement conforme à tous, non pas l’un au regard de l’autre mais chacun au regard de chacun. Car la nouvelle dictature est celle du copier-coller - qui traduit la volonté de ne plus penser par soi - de la bonne conscience collectivo-individuelle - de la modernité conçue  comme un remix et un remake de ce qui a existé dont la malhonnêteté intellectuelle s’approprie la paternité en niant toute citation, toute évocation et en annihilant toute référence (la nouvelle culture du plagiat individuel impose en effet d’abolir toute culture collective). Roméo Castellucci dénonce explicitement ce comportement, ce nouveau fascisme, ce cannibalisme de soi au détriment de la reconnaissance des autres: « NESCIUNT QUID FACIANT ? IMITANTUR » (Ils ne savent pas faire ? Alors, ils copient) CARENT INGENIO ? MATERIAM REPERIUNT MATERIAM NON REPERIUNT ? SE IPSOS ADHIBENT. (Ils n’ont pas d’idées ? Alors ils trouvent une matière. Ils n’ont pas de matière? Alors ils utilisent eux-même » sont deux des sept devises inscrites sur les banderoles présentées au cours du spectacle. Le fait même de ne pas les traduire du latin, l’ancienne langue universelle devenue morte, est symptomatique. D’aucuns ont critiqué cette « grandiloquence », terme utilisé aujourd’hui pour dénoncer, non sans mépris, une certaine exigence culturelle voire intellectuelle, jugée donc condamnée d’office comme trop élitiste et/ou trop référentielle. En réalité, c‘est parce que le théâtre de Castellucci révèle leurs limites à tout comprendre qu’ils le lui reprochent, par principe.  


Bros, de Roméo Castellucci

Les policemen incarnent et représentent d’une certaine manière cette nouvelle société déculturalisée, de la force brute et brutale, auto-policée dans Bros. Le titre fait-il référence à la WarnerBros (?), nom dans lequel Bros est le diminutif de Brothers (frères) pour rappeler que les studios hollywoodiens furent à l’origine fondé par les frères Warner (de leur vrai nom Wonskolaser), pseudonyme (comme sur les réseaux sociaux actuels) choisi par ces immigrés israélites pour sonner « plus américain » (WASP). Ces policemen, tous « frères » comme dans une chanson de Rap, semblables mais pas identiques, sont interprétés par des amateurs qui pourraient très bien être les spectateurs qui assistent au spectacle un autre soir. D’ailleurs ils sont muets à l’instar les spectateurs. Comme dans Age of Rage, en effet, ce qui se joue sur scène, ceux qui jouent sur scène sont une allégorie de nous-mêmes, un peu comme si désormais ce n’étaient plus les spectateurs qui s’identifiait aux acteurs mais la scène à la salle, dans le miroir de ce que lui renvoie la salle. C’est une sacrée révolution copernicienne ! Les acteurs ne sont pas dans la salle, le public n’est pas invité à venir participer sur le plateau, non, Romeo Castellucci va encore plus loin, dans Bros, on croit que le public assiste à une représentation, non en fait, la salle est la scène, et les spectateurs sont une mise en abîme de la représentation: l’autre sur scène est l’autre qui se trouve dans la salle, pas du pareil mais au même, pas en alter ego mais en alter alter ego. 


On le ressent particulièrement lorsque, à un moment, les policemen se mêlent au public: ce n’est pas comme si deux liquides de densité différente se précipitaient l’un dans l’autre, mais plutôt comme si le déchaînement de violence sur scène faisait corps désormais avec la salle, comme si tout ce qui avait été vu sur scène se retrouvait dans la salle, comme si les spectateurs de la salle, dans la salle, étaient incorporés au spectacle, cernés - et c’est une expérience vraiment étrange, d’une tension et une oppression inimaginables, un peu comme si le public était otage d’un groupe de terroristes - au Bataclan ? -  sous le joue de leur regard absent, de leur présence, de leur violence aux ordres. Mais lorsque les policemen réinvestissent le plateau, c’est aussi un peu comme si tous les spectateurs se retrouvaient embarqués avec eux. 


Cette expérience quasi ontologique s’inscrit dans la conception du théâtre de la cruauté d’Artaud, sauf qu’avec Roméo Castellicci ce n’est pas seulement l’acteur qui doit « brûler sur les planches comme un supplicié sur son bûcher » ( cf. Le théâtre et son double) mais également le spectateur - singulièrement, individuellement, personnellement - et le public - collectivement, solidairement, dans son ensemble et en tant qu’ensemble. Car, comme l’avait dit Antonin Artaud, pour « pour pouvoir échapper à ce  monde qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir et à l’atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons, il faut que le théâtre redevienne grave. » ( Cf. « Le théâtre de la cruauté » in Le théâtre et son double, Paris 1938).


Cette gravité, Roméo Castellucci la comprend au sens latin du terme. La gravitas désigne la pesanteur et la lourdeur, mais son poids est également une force (d’entraînement) et une vigueur. Elle renvoie à une certaine solennité, à une rigueur, à un sens du contrôle que l’on retrouve dans Bros. La Voix omnisciente - celle du metteur en scène comme l’avait théorisé Antonin Artaud avec son concept de « mise en scène directe » ? celle de Godot ? dans la pièce de Samuel Beckett dont Castellucci fait défiler un portrait photographique - place chaque policeman de manière à ce que leur groupe reconstitue un tableau - comme celui de Franscisco Goya intitulé El tres de mayo représentant l’exécution de quarante-trois espagnols fusillés par les soldats napoléoniens à Madrid, le 3 mai 1808. L’évocation de tableaux célèbres représentant des scènes de violence - Le Sacrifice d’Abraham, Le Radeau de la Méduse, La leçon d’anatomie - s’inscrit dans les tableaux mettant en scène (dans tous les sens du terme) les policemen, à la manière d’une mise en abîme. «Pars quae apparet sine parte quae non apparet nihil est » (Un côté visible n’est rien sans celui qui est invisible) proclame la banderole brandit au début du spectacle. 


Bros, de Roméo Castellucci. Les compositions dans les tableaux, les tableaux dans les tableaux font écho à la présentation de photographies géantes, véritables icônes-signes. Ces références interstitielles - au sens propre du terme - sont des traits d'union et des fissures, de la glose inscrite dans le processus du silence et destinée à faire silence (poïétique). Elle introduisent moins de la para-littérature que de la trans-littérature et monstrent  l'idée que le sens de l'Histoire n'est plus une ligne droite, mais plutôt une sorte de Quipu, de bouts de monde en bouts de ficelle et noeud gordien. 


Ces tableaux dans le tableau rappelle le projet d’Antonin Artaud de restaurer un théâtre « où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur » ( Cf. « En finir avec les chefs-d’oeuvres », in Le théâtre et son double, Paris 1938), un théâtre qui fournit « au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur ». Ces propos évoquent à leur manière la mise en scène de The Age of Rage d’Ivo van Hove. Ils permettent surtout d’entendre ce qui résonne dans Bros.  


Il faut être un fervent et éminent philologue pour se défier autant du langage. Dans sa mise en scène de l’Orestie, une comédie organique,  créé en 1995, déjà, Roméo Castellucci avait réduit les pièces d’Eschyle au minimum du langage pour faire de chaque saynète un état de conscience, la matière même de la prise de conscience en action. Et en même temps, cette mise en scène rassemblait et cristallisait toutes les études sur la tragédie grecque, celles de Jacqueline de Romilly  mais surtout celles de Pierre Vidal-Naquet, de Jean-Pierre Vernant, de Marcel Détienne… synthétisé jusqu’à la matière noire et désormais vivante. Jamais mise en scène n’a si bien compris et fait entendre ce qu’était la tragédie grecque, pas telle qu’Artaud l’imaginait, mais vraiment, intrinsèquement, originellement. Jamais spectacle n’a avec autant d’intelligence et de rigueur mis en scène raison et émotions, l’une au corps à corps avec les autres. Jamais spectacle n’a été aussi éclairant, à la moelle, à l’os, à la graisse et à la chair (comme les restes du sacrifice jetés au feu) de ce que pouvait être une tragédie grecque à l’âge de notre propre modernité. Ce pourquoi L’Orestie de Roméo Castellucci restera l’un des plus beaux et importants spectacle du XXe siècle. 


L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci



L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci



L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci


L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci



L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci



L'Orestie, une comédie organique de Roméo Castellucci



Et sans doute faudrait-il analyser Bros au regard de l’Orestie. Dans les deux cas, il s’agit d’une tragédie grecque, dans la mesure où  toutes les deux sont en lien avec le mal le plus absolu, avec la violence la plus brutale, principal mode d’expression. D’ailleurs, si dans l’Orestie des bribes de textes permettaient encore de maintenir un lien (un gué) entre théâtralité et théâtre, entre les mots et le dit, tandis que dans Bros, le non-dit règne en maître. Les policemen officient dans un silence de morts. Ils exécutent les consignes transmissent à l’oreillette, sans broncher. Le discours est ce qui résulte de l’action et chaque fois qu’ils se mettent en place, c’est un peu comme si la langue, un langage se construisait et s’élaborait sous nos yeux, à la manière d’un rituel très codifié, très élaboré, très formalisé aussi  - pas de deux et chassés- croisés, à la manière d’un ballet. Car si l’image comme langage déconstruit la langue (cf. Derrida, et mon article sur Apologie de la déconstruction), elle impose aussi sa propre construction, sa propre grammaire, sa propre violence, son propre ordre (en écho au théâtre, les représentations sur les céramiques grecques antiques constituent elles aussi un langage, tableaux-plateaux mis en scène, dialoguant les uns avec les autres, pile et face). 


Dans ces conditions, qu’est sensée dire Bros ? S’agit-il de questionner notre rapport à la loi, notre responsabilité individuelle et collective face à sa force de domination ( cf. les théories sur le monopole de la violence, la violence légitime, celles de Thomas Hobbes dans son Léviathan (1651), de Marx Weber dans Le savant et la politique (1919), et leurs débats contemporains ) ? Mais de quelle loi est-il question ici ? celle décidée collectivement et démocratiquement, ou celle de ceux qui font leur loi, qui l’impose et qui la contrôle par la force sans tenir compte des autres, comme les systèmes mafieux ou les dealers des quartiers ? S’agit-il de dénoncer le comportement des policiers américains à la suite et au prolongement de Black Lives Matter ? S’agit-il de dénoncer l’état policier contemporain comme dans les cortèges rassemblant les antivax, les anti-masques et autres adorateurs des théories complotistes, néonazies et pro-Poutine ? s’agit-il de dénoncer le nouvel ordre autoritaire Poutinien ? S’agit-il d’accuser les uns les autres de vouloir dominer la pensée à la manière des wokistes de droite et de gauche qui se renvoient la balle dos à dos ? En fait tout le monde, y compris les opposants aux uns et aux autres, semble tellement y trouver son compte que l’on peut se demander si cette représentation ne montre pas en réalité la fascisation déjà présente dans nos société bien plus comme principe de pensée que comme modèle de gouvernement. 


D’ailleurs, cette réciprocité et cette réversibilité, Roméo Castellucci l’atteste en transformant les victimes en policemen et les bourreaux en victimes. Le tableau où on assiste au tabassage en règle d’un jeune homme n’est ni une métaphore ni une allégorie de la haine individuelle et collective qui se déchaîne sur les réseaux sociaux, mais bien sa représentation en action, sa mise en scène sur le plateau. Loin de l’univers parallèle des écrans mais à l’écho et à l’image des réseaux, voici ce qui se passerait si on transposait les harcèlements et  autres tabassages médiatiques en règle (virtuels mais réels) dans la réalité. Les policemen représentent cette nouvelle dictature des avis jamais démontrés, des commentaires jamais argumentés, toute cette parole égocentrée sur la petite satisfaction de son quant-à-soi, encouragée, aiguillonnée, stimulée, excitée par les réseaux (pour faire du clic et faire du fric en collectant le plus de données). Les troupes de policemen rangés en ligne et qui tirent au pistolet, devant eux et dans le vide, incarnent de visu toute cette haine en ligne, anonyme (pseudonyme) et uniformisée (au sens propre et figuré), celle des egos agglomérés en masse, celle de ceux qui, au nom de la liberté d’expression, censurent,  avec bienveillance et bonne conscience, leurs intérêts pour certitudes (on n’est plus dans la raison mais dans la foi - cf. la grand-messe des policemen face à l’Idole dans Bros), à l’image et à la ressemblance de Facebook (cf. la polémique autour du tableau L’origine du monde de Courbet) et de Youtube qui proscrit, bannit, exclut, ostracise diraient les anciens Grecs, prive de visibilité tous ceux qui ne rentrent pas dans ses rangs (ceux des policemen dans Bros), qui ne correspondent pas à son ordre moralisateur (ordo rerum inique et dépourvu d’éthique - cf. la censure homophobe de la vidéo engagée pour le Sidaction) bien sûr (surtout) sans tenir compte des législations étatiques de chaque pays dont les consommateurs-utilsateurs sont pourtant géolocalisés, un peu comme si ces entreprises se considéraient déjà comme un supra État). Ces nouveaux médias confondent « politique » avec « police », aidés en cela par les algorithmes, nouveaux kapo informatiques d’un nouveau monde dont Bros n’expose encore que la pénombre.


Bros de Roméo Castellucci



Castellucci montre (démonte et démontre) un processus plus qu’il ne prend parti (on retrouve là l’intelligence froide et foudroyante, onirique et poïétique  - pas poétique, les  mots ont un sens - de son Orestie). Peu importe qui se fait tabasser, pourquoi et pour qui ou pour quoi il se fait tabasser (après tout, il ne peut s’agir que d’un divertissement, à l’instar des antiques jeux du cirque, une manière de passer le temps, à l’instar des enfants et des adolescents qui massacrent à tout va dans des jeux vidéos de plus en plus réalistes pour chasser l’ennui en occupant leurs doigts). En définitive, ce qui compte c’est de prendre conscience du processus, sans chercher à distinguer des passages à tabac considérés comme justes (pour justes) d’autres perçus, ressentis comme injustes.  Car penser comme cela équivaudrait à légitimer le fait de tabasser, en soi, au prétexte que « l’autre » ne penserait pas « comme moi » (à mon image et à ma ressemblance), ne croirait pas comme moi, ou menacerait mes intérêts particuliers, mon individualisme (ce qui n’a rien à voir avec l’individualité, les mots ont un sens), ou risquerait à mettre des bâtons dans mes roues, à faire obstacle à mon laisser-faire laisser-aller. Ce serait surtout prend acte de la fin de tout dialogue, de toute relation possible, de toute exigence, de toute curiosité, de tout savoir à l’autre - et effectivement, les policemen de Bros ne parlent pas, ne conversent pas. Un policeman s’assoie sur une chaise et regarde son brother tabasser le jeune homme (ce pourrait être une femme, un enfant, un vieillard, car dans le nouveau monde, chacun est interchangeable depuis que tout le monde est identique, ego individuel au double de l’ego collectif - le dédoublement est une mise en abîme. Ce policeman assis, c’est nous, assis comme lui, et contemplant, à l’identique, le jeune homme en train de se faire frapper à coup de pieds dans le ventre et de matraque. Puis le policeman se lève, et remplace son confrère qui lui s’assoie et contemple à présent son collègue poursuivre le travail - la matraque en guise de relai. 


Symptomatique de notre époque - avènement d’un nouvel Age of Bros, à l’écho de Age of Rage - personne, au cours de ce passage à tabac très long, aucun spectateur ne s’est levé pour suspendre et empêcher le massacre, à cause des conventions qui obligent le public à rester bien sagement à sa place, à suivre les ordres, exactement comme les policemen appliquent les consignes de la Voix dans l’oreillette. La mauvaise conscience individuelle fait ici écho à la bonne conscience collective qui s’offusque, qui dénonce mais qui n’agit pas (cf. mon article Le sens des mots est le sens de l’Histoire), qui s’horrifie en regardant les cadavres floutés dans les journaux télévisés, pour ne pas trop choquer le spectateur, ne pas le brusquer dans son confort, ne pas traumatiser les enfants ni les « âmes sensibles », ne pas lui révéler ni lui montrer qu’elle est la réalité, par bienveillance et complaisance et surtout en toute mauvaise foi (à noter que lors de la guerre du Vietnam les photographies de presse montrant la violence de la guerre, montrant des cadavres, ont contribué à transformer l’opinion publique jusqu’à la rendre majoritairement anti-guerre accélérant la résolution du conflit - images dont nombreuses sont celles à être désormais censurées par les réseaux sociaux). En fait, il n’y a plus qu’au théâtre que l’on peut voir des cadavres pour de faux mais en vrai - et Age of rage comme Bros n’en manquent pas.   


Et d’ailleurs, la question qu’il faudrait se poser ne serait-elle pas de savoir qui est cette voix, qu’elle est sa nature ? S’agit-il de la Loi, celle de l’Ancien Testament dictée par un dieu-Godot ? Celle des nouvelles doxas, des politiquement correct, peu importe leur nature, pro et anti-woke, de droite et de gauche, des complotistes qui dénoncent la pensée unique, l’élitisme, au nom d’une liberté d’expression qu’ils refusent et interdisent aux autres, celle des néo-nazis qui défient avec une étoile jaune ? Celle des algorithmes qui vous proposent des résultats et des publicités personnalisées, conformes à vous-mêmes en tant qu’ego, et qui appliquent des directives et des instructions qu’elles génèrent elle-mêmes, qui édictent les nouvelles lois et qui les contrôlent, qui censurent en édictant des chartes et des règlements sur les réseaux sociaux en contradiction avec les lois justes car démocratiques de chaque état, qui font leurs lois et qui font la loi, le tout dans une complaisance et une indifférence générale ?  Et si la voix qui dictait ses ordres à chaque policeman était à la vérité celle de chaque policeman, à l’image de celle qui murmure et qui tourne en rond dans la tête ? Et si le nouveau totalitarisme contemporain n’était-il pas celui de l’ego souverain, alpha et omega de lui-même, référence absolue, juste respectueux de ses intérêts individuels, de ses avantages personnalisés ? De son ego égoïsme ? Dans ce cas là, son principe d’identité ne peut concevoir d’autre qu’à l’exact réplique de lui-même, comme le monsieur Smith dans Matrix, comme les policemen dans Bros. 


En fait le problème n’est pas loi mais bien la nature de la loi. Les policemen de Bros appliquent la loi qui se donne à eux comme telle, sans explication, sans motif. sans autre légitimité que celle définie par elle, omnisciente et omniprésente, sans débat, sans analyse, sans raison. Cette loi comme Dieu est l’inverse de celle des régimes démocratiques. Il ne faut pas se tromper d’ennemi.  

Bros de Roméo Castellucci


Bros de Roméo Castellucci

Un siècle après l’avènement du fascisme en Italie, Roméo Castellucci dénonce le fascisme de l’ego contemporain, transmissible de génération en génération : l’enfant - figure de l’eidolon (du grec εἴδωλον: simulacre, Image, fantôme) - aux pieds duquel les policemen sont en adoration devient lui même un policeman à la fin du spectacle, prêt à transmettre à son tour le virus de la violence. Celle-ci apparaît à la fois individuelle et collective, mais parce que l’individuel et le collectif se confondent l’un dans l’autre, parce que le collectif n’est plus qu’un dédoublement standardisé de l’individuel. En fait on ne peut même plus parler de collectif car elle impose l’existence de l’autre et des autres assemblés et rassemblés à chacun. Dans Bros, l’autre n’existe plus. La différence est similitude, n’est tolérée qu’en tant que similitude. 


Existe-t-il encore une possibilité, un moyen d’échapper à cette fatalité  (fatum en latin qui désigne aussi la parole solennelle, l’oracle, la prophétie, le sort et le destin, la durée de vie) ? Roméo Catellucci semble répondre d’entrée de jeu par un certain pessimisme.  La représentation débute en effet par l’apparition du prophète Jérémie, qui, nous dit l’Ancien Testament, fut persécuté et banni du Temple, puis menacé de mort pour avoir annoncé l’arrivée des Chaldéens, la destruction de Jérusalem et l’exil des Judéens à Babylone et parce que personne ne voulait ni croire ni même entendre ses prédictions. Le fait de commencer Bros par cette référence biblique induit que le monde des policemen est inéducable - comme les conséquences du réchauffement climatique désormais irrémédiable. Bros est une apocalypse, c’est à dire une révélation.


Malheur aux prophètes de malheur !





L’ODYSSÉE. 

UNE HISTOIRE POUR HOLLYWOOD. 




Jouée pour la première fois en France à la Comédie de Clermont-Ferrand, 

L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood de Krzysztof Warlikowski sera représentée à nouveau à Paris, au Théâtre de la Colline, du 12 au 21 mai 2022. 

 


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


Le prophète Jérémie de Bros dans le spectacle de Roméo Castellucci évoque - fait écho à, dialogue avec - la figure d’Ulysse, le vieillard avec le monologue duquel commence L’Odyssée, une histoire pour Hollywood de Krzysztof Warlikowski: 


« Quand je reviendrai, je serai déguisé, je porterai un autre nom. Mon retour sera inattendu. Vous me regarderez, incrédules, et me direz: « Tu n’es pas là ». Je vous montrerai des preuves, et vous ne me croirez pas. Je vous parlerai du citronnier de votre jardin. La fenêtre qui laisse filtrer le clair de lune, traces des corps, traces d’amour. Nous entrerons, frissonnants, dans notre ancienne chambre, entre nos étreintes, entre les appels des amoureux, je te raconterai mon voyage… la nuit durant. Et pendant toutes les nuits à venir, entre nos étreintes, entre les appels des amoureux, je te dirai l’aventure humaine, l’histoire qui ne finit jamais »


DE PULLO ET OVO

PRAETERITIS DICERE NON POTES QUID FACIENDUM SIT

CUM MORTUIS PACISCENDUM EST


Du poussin et de l’oeuf

On ne peut pas dire au passé ce qu’il doit faire

Il faut négocier avec les morts


semble répondre la voix très lointaine de Bros.  


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


Négocier avec les morts ? Ulysse (Stanisław Brudny) est un survivant, qui a flirté avec l’immortalité, mais qui revient, en fin de compte, à Ithaque pour y mourir. Il ne reconnait pas ses enfants - ils ont trop grandi. Il reconnait sa femme, Pénélope, qui a vieilli, comme lui. Pas de tapisserie, pas de prétendants à tuer, pas d’ultime vengeance dans la version de Krzysztof Warlikowski. Le retour d’Ulysse marque la fin d’un cycle, la fin d’une vie. Dans sa tête - dans son regard - le temps des mythes, de la guerre de Troie, des épopées semble bien bien loin. Comme appartenant à un autre monde, à une  vie, dont il serait la trace un rien encore vivante et la mémoire fossile.  Mais dans sa bouche, les souvenirs ne sont que des mots vite dits vite expédiés au cour d’un dîner: l’épisode du Cyclope, celui de la magicienne Circé, des sirènes et du passage de Charybde en Scylla sont jetés sur la table comme les restes d’un banquet cannibale dans lequel il serait le bourreau et la victime. Souvenirs de la guerre de Troie: clavicule et ongle. Souvenirs du pays des Lothophage: coeur et fois. Toutefois, quand Ulysse évoque les années passées auprès de Calypso, on perçoit encore une flamme. Ulysse dit qu’il fut un amant merveilleux dans les bras et dans la chatte de la fille d’Atlas, mais qu’il a préféré l’éconduire et repousser l’immortalité qu’elle lui proposait en guise de récompense pour avoir répondu à ses avances. Cet épisode est le seul qui intéresse Pénélope (Jadwiga Jankowska-Cieślak), pas jalouse, juste curieuse.


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L’Odyssée de Krzysztof Warlikowski commence par le retour d’Ulysse, avec la fin de son voyage, de son Odyssée, quand à la veille de mourir, il revient au point de départ. La fin de l’histoire est le début de l’histoire. Car en fait, l’histoire n’en finit jamais de finir. De se reproduire, de génération en génération, comme la malédiction qui frappe les Atrides. Age of rage. Le mot Odyssée est la francisation du mot grec Odysseia, (Ὀδύσσεια), dérivé d’Odysseús (Ὀδυσσεύς), nom grec d’Ulysse. Homère le rattache au verbe odýssomai (ὀδύσσομαι) qui signifie littéralement « ne pas sentir quelqu’un » au sens littéral, « avoir quelqu’un dans le nez » (odmḗ - ὀδμή - signifie « odeur »), et par extension «  être irrité » « se fâcher » voire « haïr » (et on perçoit mieux dès lors la correspondance en l’Iliade, qui raconte la colère d’Achille, et l’Odyssée, le récit de la vie d’Ulysse le « fâché » - cette même colère qui brûle au coeur des Atrides). Dans notre imaginaire, odyssée évoque un voyage épique, rempli d’aventures, de coups de théâtre et de rebondissements. Mais l’Odyssée d’Ulysse est un pléonasme, car Ulysse s’appelle Odyssée. Le voyage, c’est Ulysse lui-même. Son être, sa chair, sa vie.


Et c’est bien dans ce sens là qu’il faut aussi entendre le second récit qui structure cette pièce. Celui-ci se développe selon un angle plus oblique qu’en parallèle, et les deux s’entremêlent de manière ombilicale. De même que c’est Homère qui raconte l’histoire d’Ulysse, celle d’Izolda a été recueillie par l’écrivaine et dramaturge polonaise Hanna Krall, dans deux livres, Le roi de coeur et Un roman pour Hollywood (publié en français dans Les retours de la mémoire, chez Albin michel, Paris 1993).


Persuadée que sa vie pourrait être une bonne histoire pour scénario de  film hollywoodien - l’histoire d’une jeune fille qui éprise de son mari déporté par les nazis à Mauthausen met tout en oeuvre pour tenter de le libérer, jusqu’à se faire arrêter et être envoyée elle aussi dans un camp de concentration à Auschwitz (elle retrouvera après guerre son mari, qui se fait passer pour un Polonais et qui vit avec une autre femme. Il se remettra avec elle puis la quittera peu après), Izolda cherche à prendre contact avec Elisabeth Taylor de passage en Israël, en vain. Elle comprend qu’il lui faut trouver quelqu’un pour transcrire son odyssée. Le livre remporte un tel succès qu’elle se retrouve à Hollywood… avec Elisabeth Taylor sensée incarnée son personnage à l’écran.  


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


Dans sa pièce de théâtre, Krzysztof Warlikowski intègre les deux narrations, cette fois-ci en parallèle, à savoir d’une part l’histoire d’Izolda pendant la guerre (interprétée par Maja Ostaszewska) et d’autre part le récit racontant les coulisses de la production hollywoodienne du film adapté du roman (avec Ewa Dałkowska dans le rôle d’Izolda vieille). A cet égard, toutes les saynètes avec Liz Taylor (Magdalena Cielecka) sont très drôles - terribles de cynisme et d’hypocrisie à l’exact ressemblance de notre contemporain mais très drôles, même celle, la plus pitoyable à force d’être méprisable, de l’interview de la star sur son lit d’hôpital dans laquelle, à sa manière,  Krzysztof Warlikowski interroge lui aussi la question de notre responsabilité individuelle et collective à faire le jeu des médias, (nouveaux faiseurs et défaiseurs de lois et de rois - à l’image de Pénélope cousant le jour et décousant chaque nuit sa tapisserie  - qui font et qui imposent leur loi), à leur complaire c’est-à-dire à écouter leur voix, depuis que notre propre voix intérieure, celle qu’on appelait naguère « la voix de notre conscience » a été remplacée par une oreillette qui transmet les consignes, les doxas, puis valide les mérites, (la journaliste qui interroge Liz Taylor est la version sexy des policemen dans Bros, des devins et devineresses comme Cassandre dans Age of Rage). Et peu importe la nature des médias, s’ils sont mainstream ou s’ils se définissent a contrario, en rébellion (quitte à transformer les fake news en principe de vérité - car peu importe le vrai dans les systèmes obscurantistes de croyances, il importe juste de croire à ce que l’on dit, comme dans toute propagande), car tous participent du même processus.    


Et c’est bien cela que Krzysztof Warlikowski met en scène dans son Odyssée, en entremêlant l’odyssée d’Izolda pendant la guerre - l’histoire dans l’Histoire, le temps de l’Avant - avec l’odyssée hollywoodienne - le temps de l’Après - qui fait elle-même écho à l’histoire du retour d’Ulysse (Odysseús) après son Odyssée dont il parle comme d’un avant. En effet, c’est bien le retour qui marque la rupture, depuis que le retour à l’avant  (à la vie d’avant) ne peut plus être un retour en arrière. Il ne peut plus y avoir de retour à l’avant après la Shoah - depuis la Shoah. Ulysse a beau ne plus être qu’un vieillard, Odysseús porte en lui toujours son Odyssée et le massacre des Troyens. Le mari d’Izolda a beau avoir cherché à refaire sa vie, en se faisant passer pour un Polonais, la ré-apparition de sa femme le rappelle à l’Histoire, tout comme le coiffeur  Abraham Bomba rappelé à l’Histoire par Claude Lanzmann et dont Krzysztof Warlikowski dans sa pièce présente in extenso l’extrait tiré du film Shoah. 


Extrait de Shoah de Claude Lanzmann


On a beau avoir refait sa vie, tenir une boutique de vêtement, réussir dans son commerce, il suffit d’un coup de téléphone pour que la voix des morts - pas celle dans l’oreillette - la voix de la conscience rappelle l’histoire à votre histoire depuis l’Hadès. Tout le temps de cette scène, un des acteurs (Bartosz Gelnel incarne également dans la pièce Télégonos, un des fils d’Ulysse et le Nazi qui démasque Izolda) passe son temps à essayer des jeans, interchangeables, tous mêmes et différents. Ce client du magasin de pantalon évoque les morts qui, dans l’Hadès des Grecs, sont représentés encapuchonnés de ténèbres (la caméra qui le filme est cadrée sur ses jambes - et surtout sur son entrejambe), pareils à l’ombre d’un homme et à son reflet dans le miroir, tête sans visage, visage sans tête, qui rappelle l’histoire de Persée posant sur sa tête le casque d’Hadès (l’équivalent de la foudre de Zeus et du trident de Poséidon), l’Aidos kunée (Ἄιδος κυνέη), la coiffe en peau de chien qui le rend invisible aux yeux des vivants et grâce auquel il peut couper la tête de Méduse. Le magasin de vêtements évoque aussi les vestiaires des camps de concentration et d’extermination nazis, et dont, semble nous dire Krzysztof Warlikowski il importerait de revêtir à notre tour les vêtements, l’histoire dans l’Histoire, comme de cette seconde peau la piqûre de rappel de notre conscience non seulement contre le virus du nazisme et du totalitarisme mais aussi contre le nouvel autoritarisme du narcissisme contemporain (du laisser agir pour ne rien faire). A la fin de la scène, le client choisit d’acheter le premier jean qu’il avait essayé comme un retour au source en guise de point final.  


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski

L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski

L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


Cette mise en abîme pose également la question de la représentation et (dans) la mise en scène. A l’extrait du film de Roman Polanski (interprété par Piotr Polak) - en réalité, la scène cinématographique est mise en scène par Krzysztof Warlikowski, selon les codes du cinéma hollywoodien et dans le style du réalisateur Polanski - fait écho la scène théâtrale qui est elle-même une mise en scène de la vraie histoire d’Izolda telle que Krzysztof Warlikowski la perçoit. Il s’agit à chaque fois d’une reconstitution et d’une dé-monstration, d’une construction et d’une déconstruction, d’une lecture et d’une interprétation de la réalité, de ce qui fut, mais qui ne peut plus qu’advenir à partir du moment où on se situe dans le temps de l’Après. 


Cette question de la représentation est elle même mise en abîme dans la scène où intervient Claude Lanzmann (interprété par Wojciech Kalarus). Il commente le film La liste de Schindler réalisé en 1993 par Steven Spielberg et dénonce la manipulation, le travestissement qu’il fait de ce que fut réellement la Shoah pour complaire au diktat de l’émotion, ce nouveau totalitarisme de l’émotion (quand elle est le seule vecteur d’analyse, quand elle n’est plus qu’une esthétique). Krzysztof Warlikowski oppose celle perceptible dans l’extrait présentant Abraham Bomba, rescapé de la Shoah rompu, désarticulé par l’émotion qu’il tente de contrôler, de ressaisir. L’émotion est ici un vecteur de la raison qui l’oblige à se dépasser pour dire - pas uniquement se dire mais dire - à la fois au delà de l’émotion (dans un au delà de l’émotion)  et dans l’émotion le plus brute, la plus brutale. Il n’est pas ici question de se débarrasser des émotions, mais plutôt d’en finir avec l’opposition entre émotion et raison. Claude Lanzmann méprise et rejette d’un revers de la main l’happy end - surligné par le passage du noir et blanc à la couleur - de la Liste de Schindler. L’image des rails qui conclue le film Shoah symbolise l’impossible fin et la nécessité d’une rigoureuse vigilance depuis que le sens de l’histoire a emprunté ces rails de l’histoire (cela ne signifie pas que l’on ne peut pas être « heureux » ni ne pas se « reconstruire »  après la Shoah, mais « être heureux » ne signifie pas « renoncer » à penser le sens et la réalité de l’histoire, non ?). 


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


L'odyssée. Une histoire pour Hollywood, de Krysztof Warlikowski


Le retour de l’histoire est-elle un recommencement ? Les morts de la Shoah sont les victimes de la Shoah, mais la Shoah n’est pas non plus une fin en soi, car à partir du moment où il y a un avant, l’existence même de ce qui a été, le fait que ça a existé, contient la possibilité de faire ressurgir l’avant dans l’après. On peut détruire ce ce qui a été, mais pas l’existence existentielle de ce qui a été. On peut en perdre la mémoire et le souvenir, en nier la réalité, mais on ne peut plus réduire à néant le fait que cela a été car cela a bien été. Tous les morts depuis l’apparition de l’humanité sont là - encapuchonnés de ténèbres, absent, sans plus aucune présence - parce qu’ils ont existé. Ulysse, Pénélope, Télémaque, Roma, Télégonos, Calypso  sont bien sur scène. Toutes les victimes de la Shoah sont là, convoqués par Krzysztof Warlikowski à la scène. Alors, bien sûr la Shoah de l’après ne sera pas forcément celle de l’avant… Qui sait ? Après tout le néonazisme de l’après, le néofascisme de l’après ne sont pas si différents du nazisme et du fascisme de l’avant. Mais ce qui/que cristallise la Shoah, c’est le processus qui aboutit à la Shoah, et qui peut être appliqué à tous.


A une époque où on confond de plus en plus création et remake, création et gloses (jusqu’à la glossolalie), création et plagiat, création et remix (« NESCIUNT QUID FACIANT ? IMITANTUR » "Ils ne savent pas faire ? Alors, ils copient",  est-il proclamé dans Bros), où l’ego au seul nom de l’ego s’attribue ce qui a été créé par d’autres (depuis que s’est imposée la nouvelle doctrine négationniste selon laquelle « tout ce qui est antérieur au moi totalitaire n’existe pas ni plus »), à coup de copier-coller sans références ni citation, le tout sans complexe (forcément), le plus simplement du mode (innocence de l’inculture originelle), à une époque de très grande hypocrisie et malhonnêteté intellectuelle, où la réalité n’est plus la vérité (cf. la révolution anti-copernicienne des discours des complotistes pour qui leur vérité c’est-à-dire leurs croyances conditionnent la réalité, jusqu’à nier l’existence de la réalité), alors, oui, un retour de l’avant dans l’après est de moins en moins incertain, 


Et c’est bien contre cette dérive et ce processus que mettent en garde les trois pièces-fresques d’Ivo van Hove, Roméo Castelluci et Krzysztof Warlikowski. C’est d’ailleurs un de leurs points communs, avec l’écriture (ces trois pièces sont des oeuvres en soi) et la direction des comédiens, car contrairement aux Français chez qui chaque acteur prend bien soin de préserver son ego, sa singularité, son je-jeu - pour ces trois grands metteurs, l’acteur ne joue pas, il manifeste sa présence (non son rôle) et vit sur scène à la fois de manière singulière et en totale symbiose avec les autres, de manière collective. D’où cette impression d’extrême fluidité, de naturalité que l’on retrouve par exemple lorsque Ivo van Hove travaille avec la troupe de l'Internationaal Theater Amsterdam ( Age of rage) et moins (voire pas) lorsqu’il dirige les acteurs de la Comédie française (Les Damnés, Electre/Oreste). Chez Roméo Castelluci, la fusion des acteurs est absolue (pas « totale », « absolue », les mots ont un sens)  comme dans la troupe de Krzysztof Warlikowski même si on perçoit plus d’ego, donc plus de jeu, donc plus de distanciation (quand « je » se regarde jouer) chez les plus jeunes (nés dans l’ère internet, celle des smartphones et des réseaux sociaux - un signe ?).


Bien avant la guerre russe en Ukraine, événement avec lequel L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood résonne le plus, Krzysztof Warlikowski avait choisi de monter cette pièce « contre l’amnésie, dixit, visant à déformer l’Histoire », en réaction aussi « face à la politique ultra-conservatrice, intolérante et brutale du gouvernement polonais en place », dans un contexte de retour de l’homophobie au nom d’un obscurantisme religieux, de loi rétrogrades concernant les droits des femmes à l’avortement  et sur la contestation de la liberté de blasphème (le fait que la Pologne accueille la très grande majorité des réfugiés ukrainiens ne doit pas faire oublier les dérives politiques de son gouvernement comme celui de Hongrie - processus pas si éloigné de celui Poutine en Russie). Le spectacle de Roméo Castelluci (j’utilise le terme de spectacle pour lui en référence à son étymologie latine de spectaculum, notion surtout employée pour désigner les jeux du cirque,  plus fondée sur la vue (le fait de voir et par extension de « se faire voyant ») et l’aspect, donc la nature même de la représentation), Bros fait écho au centième anniversaire de l’avènement du fascisme mussolinien en Italie. Age of rage d’Ivo van Hove montrent comment les nouvelles générations perpétuent et reproduisent les meurtres de manière toujours plus atroces, plus violentes et pose aussi la question de la responsabilité et de la culpabilité individuelle et collective. « NESCIUNT QUID FACIANT ? IMITANTUR » (Ils ne savent pas faire ? Alors, ils copient) est-il proclamé dans Bros. (cf. l’indifférence totale vis-à-vis des milliers de morts en France et des millions de morts dans le monde à cause de la covid-19 - comme si plus de 100 à 150 morts par jour actuellement en France était « normal »,  comme s’il était « normal » de tuer des personnes souvent contaminées malgré elles, parce que d’autres, porteurs de la maladie, ont délibérément et volontairement refusé de se faire vacciner, de respecter les gestes barrières, de porter un masque, dont le gouvernement français a levé avec bienveillance et résilience l’obligation - contre l’avis et les mises en garde de l’OMS (surtout depuis qu’il est prouvé qu’il existait des conséquences majeures de réduction et de vieillissement précoce du cerveaux, y compris chez les jeunes et les personnes asymptomatiques): à partir de combien de morts, les crimes de l’égoïsme, du bien-être individuel et du confort personnel, le non respect du principe de solidarité deviennent-ils un crime contre l’humanité ? A partir de combien de morts, l’irresponsabilité individuelle et (donc) collective est elle un crime ? Un ?).  


Retour sur l’histoire, retour de l’histoire.


Sylvain Desmille© Paris, 25 mars 2022. 

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