Contre Zemmour, apologie de la déconstruction ou comment l’honnêteté intellectuelle impose d’aller au de-là du wokisme de droite et de gauche.

 



TEXTE DE L'ARTICLE APOLOGIE DE LA DECONSTRUCTION© AU FORMAT PDF VIA GOOGLE DRIVE 



Exterminez toutes ces brutes de Raoul Peck, série documentaire diffusée par ARTE, colloque controversé à la Sorbonne pour une « reconstruction de l’histoire », polémique de Zemmour sur « Pétain sauveur des juifs français » et celle de Sandrine Rousseau sur « le couscous, plat préféré des Français »… la question de notre rapport à l’histoire, de la manière d’appréhender l’histoire, à la déconstruire se retrouve au coeur de l’actualité et peu ou prou des débats électoraux de la campagne présidentielle française. Petit exercice d’honnêteté intellectuel.


En ce moment Arte diffuse une série documentaire en quatre épisodes, co-produite avec HBO, écrite et réalisée par Raoul Peck et intitulée Exterminez toutes ces brutes dans laquelle il développe à la manière d’une réflexion personnelle une déconstruction de la colonisation et des génocides perpétrés au nom de l’impérialisme et du suprémacisme blanc. Le titre de la série reprend celui du livre de Sven Lindqvist (publié en 1999 aux éditions du Serpent à plumes et réédité en 2014 par les éditions des Arènes) sur lequel il s’est largement appuyé. Il s’agit en premier lieu d’une citation tirée de la nouvelle de Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, qui revient tout au long de la série comme un leitmotiv percutant.

Exterminez touts ces brutes, de Raoul Peck

Cette série est une oeuvre majeure. Un essai au sens anglo-saxon du terme. Une tentative de penser un fait, avec les instruments et les données du moment. De faire l’histoire de l’histoire, le plus honnêtement du monde. J’ai particulièrement apprécié l’hommage du réalisateur à ses anciens maîtres et compagnons de penser, mais bon, il est vrai qu’il appartient à une génération qui reconnaissait les maîtres - je veux dire par là « qui leur était reconnaissant » - et qui ne se contentait pas de s’approprier leurs travaux de copier-coller en plagiats plus ou moins falsifiés, tout cela au nom du pragmatisme et de l’opportunisme, par souci d’efficacité (du moindre effort) performatrice, en vertu (au nom) du principe d’appropriation qui considère comme un dû tous les efforts, les travaux et les résultats, les idées des autres à partir du moment où on les considère comme sien. Ce pillage, cet accaparement rappelle le processus de la colonisation que dénonce précisément la série de Raoul Peck, désormais appliqué au savoir: exploitation des ressources, retraitement et compilation des données, sans rien apporter de nouveau (mais bon, déjà au IIIe-IVe siècle de notre ère la glose était devenue une glossolalie - du grec γλῶσσα / glỗssa, « langue » et λαλέω / laléô, « bavarder » - il suffisait alors de singer, de jouer le jeu pour donner à croire qu’on parlait la langue des Anges - glossolalie vraie selon Paul dans son épitre aux Corinthiens) .

Plutôt que quatre épisodes thématiquement distincts, la série présente en réalité un unique développement. C’est une méditation de quatre heures, un cheminement de lisières et de traverses, de tunnels et de ponts qui reliés les uns aux autre dessinent peu à peu la maille d’un filet. Ici, le parcours crée la géographie de la pensée de Raoul Peck. Aussi, le mieux est de la regarder dans sa continuité (via le replay d’ARTE TV dont j’indique le lien) , c’est d’autant plus facile qu’on se laisse emporter, sans jamais s’ennuyer.


Comme tout dans cette série est bien et juste, surtout à partir du deuxième épisode (Raoul Peck conjugue une analyse qui s’inscrit dans le courant de l’anthropologie historique et une dimension littéraire - c’est un peu Jean-Pierre Vernant associé Pascal Quignard), je ne retiendrai que deux réserves. La première est qu’il aurait fallu inclure sa dénonciation dans un histoire plus longue. L’impérialisme, la colonisation, l’esclavagisme, le suprémacisme ne commencent pas au XVe siècle, avec la découverte des Amériques. Elle est la poursuite d’un processus (terme qu’emploi Raoul Peck au lieu du traditionnel  « révolution » et on ne serait trop lui rendre hommage) dans le sillage de l’impérialisme colonisateur et de l’esclavagisme arabo-musulman, romain et hellenistique, perse et Hittite, et sans doute africain (la question de l’esclavage dans l’Egypte ancienne fait néanmoins et encore débat).

L’impérialisme et le suprémacisme - en l’occurrence blanc - celui qu’analyse avec finesse Raoul Peck - est un épisode d’une histoire plus longue et dont le commencement semble avoir débuté avec la sédentarisation, c’est-à-dire avec la double notion d’appartenance à une communauté territoriale et d’appropriation spatio-temporelle qui impose celle de défense et de conquête. Le peuplement humain de la terre depuis le creuset africain pourrait apparaître comme la toute première colonisation, sauf qu’il est difficile de considérer si les  premiers hommes associait migration et appropriation de l’espace (sans doute pas, ils se percevaient plutôt comme des « êtres au monde » - cf l’animisme - que comme des possédants et des possesseurs du monde - même si cette théorie est elle aussi à relativiser, comme en témoigne la notion de territoire chez les amérindiens du Nord). Le « grand remplacement » des néandertaliens  par les Sapiens Sapiens pourrait être perçu, à l’aune de « lecture » contemporaine, comme une sorte de colonisation - en attestent les stratigraphies de certaines fouilles - sauf qu’il n’est pas systématique, voire comme un génocide - mais les découvertes archéologiques remettent en cause cette hypothèse et privilégie désormais la possibilité d’une cohabitation suivie d’une acculturation des deux espèces).






« Grand remplacement »

L’idéologie contemporaine du « grand remplacement » - ou plutôt la peur du « grand remplacement » s’inscrit à cet écho lointain. Il faut dire que ceux prophétisent « un grand remplacement » en Occident le redoutent parce qu’ils savent que leurs ascendants en ont accompli déjà plusieurs. La colonisation européenne des Amériques a entraîné le grand remplacement des populations autochtones par les Européens (et en premier lieu par les Espagnols et les Portugais puis par les WASP - White Anglo-Saxon Protestants - et les Français). Les « indiens » d’Amérique furent doublement remplacés par génocide et par substitution. D’abord les dominants venus d’Europe les ont génocidés directement et indirectement en faisant circuler de nouveaux virus, puis ils les ont remplacés par des dominés en l’occurence les Africains esclavagisés (le film le montre très bien: le dépeuplement de l’Afrique pour répondre à la demande du commerce esclavagiste a facilité dans un second temps la colonisation des terres africaines). 

Ce grand remplacement des indigènes par les Européens a été légitimé par les théories racialio-racistes à l’origine du suprémacisme blanc (très bonne analyse dans les films, je vous y renvoie, ou sinon on peut  lire de Stephanie M. Wildman, Privilege Revealed : How Invisible Preference Undermines America, New York 1996). En revanche, il aurait été juste de rappeler que cette idéologie trouve sa propre justification au regard d’un autre grand remplacement, celui des religions polythéistes et animistes par les religions du Livre, judéo-chrétienne et musulmane qui se sont imposées via le même processus. Ce n’est pas un hasard si le suprémacisme coloniale s’est dédoublé d’un suprémacisme religieux qui avait déjà fait ses preuves. D’ailleurs, les théories racialo-racistes ont justifié la domination des Européens en infériorisant les religions  indigènes - différentes donc opposées à celles du Livre, symbole de Culture - à l’instar de ce que les Chrétiens avaient fait vis-à-vis des religions polythéistes  autour des IIIe-IVe siècle après Jésus-Christ (Cf le film Agora réalisé en 2009 par Alejandro Amenábar qui met en scène Hypatie, philosophe néoplatonicienne, astronome et mathématicienne grecque d’Alexandrie assassinée par les Chrétiens en 415). 

A noter que le terrorisme chrétien vis-à-vis de toutes religions polythéistes - puis vis-à-vis des sectes chrétiennes minoritaires, déviantes de la doxa / credo officiel-le - coïncide avec la rédaction des premières hagiographies mettant spécifiquement en scène les martyres chrétiens, c’est-à-dire présentant les chrétiens comme des victimes, même si cette victimisation est une falsification. Certes, il y a bel et bien eu des persécutions contre les Chrétiens, mais si ces derniers étaient condamnés, ce n’est pas uniquement parce qu’ils étaient chrétiens mais parce qu’ils refusaient de rendre un culte à l’empereur - en fait, un chrétien qui rendait hommage à l’empereur pouvait vivre sa religion sans problème - ce pour quoi, elle a pu se développer au sein des proches de la famille impériale. En réalité, Rome n’a jamais mené de guerre religieuse car le propre du polythéisme est d’admettre la diversité des religions et des dieux, de tous les inclure. A l’inverse, les religions monothéistes n’ont eu de cesse de combattre cette pluralité et cette diversité, de vouloir l’annihiler.  La notion de dieu unique impose l’idée de la destruction de tous les autres dieux. Son prosélytisme est un totalitarisme. 

D’ailleurs, il faut également noter que la «notion « de grand remplacement » coïncide avec la domination de la religion chrétienne. La colonisation grecque n’avait jamais cherché à substituer les populations locales par des Grecs - et souvent les cités de la Grande Grèce se combattaient plus entre elles à l’image des cités-états de Grèce, en Grèce, qu’elles ne cherchaient à conquérir les « arrière-pays » des territoires où elles s’étaient implantées. La colonisation perse ne fut pas synonyme de « grand remplacement » - nombreuses ont été les cités grecques conquises par les Perses a conservé leur régime et pratique religieuses et politiques. La conquête d’Alexandre fut elle plutôt inclusive. La conquête romaine le fut moins - en particulier vis-à-vis des populations celtes, surtout à partir du règne de Claude - en revanche, les anciens territoires hellénisés ont simplement été inclus à l’empire. En fait, le polythéisme semble avoir facilité l’intégration des vaincus sans forcément en faire des dominés (ce n’est pas tout à fait la même chose). Le monothéisme a imposé le grand remplacement des cultures antiques, le plus souvent par la force et la terreur, de manière exclusive et sans aucune tolérance. 






En réalité, même si Raoul Peck se focalise la seule histoire europeano-américaine, le processus qu’il met en scène raconte ne s’y limite pas. Il s’inscrit dans un mouvement plus général, celui de l’histoire de l’humanité à partir de la révolution néolithique. il aurait été tout à fait honnête que la perspective qu’il développe avec perspicacité soit elle-même mise en perspective, sans la développer forcément. Le génocide perpétué de 1975 à 1979 par les Khmers rouges contre la population cambodgienne est un grand remplacement de type idéologique. Le génocide des Hutus contre les Tutsis au Rwanda en 1994 est un grand remplacement de type génocidaire, mais non-blanc. Il importe en ce sens d’être radicalement honnête, car si on veut changer le processus et non pas se contenter d’une énième révolution qui le reproduit en changeant juste les rapports dominants-dominés, il importe de déraciner et non de se contenter de couper le tronc.

D’où ma seconde réserve. Elle concerne la fin du film, dans laquelle on voit un homme blanc se faire cerner par des noirs. Toutes les armes qu’il sort de leur cachette s’enrayent. On anticipe un lynchage. L’homme blanc se réveille en sursaut. Cauchemar. Mais en face de son lit se tient une esclave noire dont il a massacré la famille qui pointe un révolver vers lui. L’homme blanc est interprété par Josh Hartnett, qui dans le film symbolise le pire de l’Homme blanc, du Blanc, massacreur des Indiens, colonisateur au Congo belge… En réalité, Hartnett symbolise l’homme blanc, il l’essentialise ( on regrettera qu’il « joue » trop l’homme blanc, à l’homme blanc, qu’il l’interprète trop, pour susciter l’émotion, au risque de créer une distanciation qui n’est en fait que prise de distance par rapport à ce que fut réellement la réalité). D’une certaine manière, ce faisant, Raoul Peck reproduit la même dialectique du dominateur. Il essentialise le Blanc comme les Blancs avaient essentialisé les Sauvages puis les Noirs. Comme les Nazis avaient essentialisé « le Juif » pour exterminer tous les Juifs. La fin du film résonne comme une sorte d’appel au meurtre - symbolique, idéologique, mais qui peut être tout aussi réel que l’appel aux meurtres hurlés par les suprémacistes blancs. C’est d’autant plus dommage que les tout le propos du film avait dénoncé cette idéologie. Au lieu d’une éniemme révolution qui ne change rien, en fin de compte, d’un renversement typique de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, on aurait aimé que Raoul Peck propose l’avènement d’un nouveau processus, pourtant latent tout au long des quatre heures du film, et se fondant sur la notion d’altérité. Si on veut instaurer une nouvelle concorde, il importe d’affirmer que tous les blancs ne sont pas « le blanc » que les « noirs » ne sont pas « le noir », que les asiatiques ne sont pas « le jaune » que les amérindiens ne sont pas « le rouge ». Le projet universaliste en tant qu’humanisme visait à abolir ces frontières, ces catégories de penser, à intégrer chacun en tant qu'être humain, en tant qu'humanité.



La série de Raoul Peck constitue cependant l’un des meilleurs exemples de déconstruction historique. Elle démontre la nécessité de toute déconstruction fondée sur une analyse rationnelle, objective et surtout d’une honnêteté et d’une probité intellectuelle sans faille, en marge de toutes les hypocrisies et des instrumentalisations idéologiques, c’est-à-dire précisément en évacuant toute idéologie (sauf à les analyser comme faits et ressorts historiques). Diffusée sur ARTE, elle fait écho à un ensemble d’actualités révélatrices des enjeux de la pensée et de l’éthique contemporaine.






Controverse autour d’un colloque à la Sorbonne: «Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture ».


Les 7 et 8 janvier 2022 s’est tenu à la Sorbonne un « colloque » sur le thème «Après la déconstruction, reconstruire les sciences et la culture ». Organisé par le Collège de philosophie, avec l’Observatoire du décolonialisme et le Comité Laïcité République, inauguré par le Ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer, grand inquisiteur de l’islmamo-gauchisme, ce colloque s’était donné pour mission d’analyser, de critiquer et de dénoncer la nouvelle idéologie universitaire dite du wokisme ou de la cancel culture,  qui cherche, selon les organisateur « à imposer  l’oppression comme grille exclusive d’analyse du réel, en substituant peu à peu à l’analyse la dénonciation, l’opposition frontale entre le mal et le bien ; puis, in fine, la tentation de l’« annulation », c’est-à-dire d’une table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature, et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental, désormais voué au pilori ». Toutefois, le fait que parmi la cinquantaine d’intervenants rares sont ceux à proposer une réflexion contradictoire et qu’en plus y participent des essayistes et des polémistes connus pour leurs positions ultra-droitières ou néo-conservatrices (Mathieu Bock-Côté, Pascal Bruckner) a suscité de nombreuses critiques de la part de soixante-quatorze universitaires qui ont dénoncé dans une tribune publiée par le journal Le Monde « la rhétorique réactionnaire des nouveaux inquisiteurs », dont l’objectif affiché est de dénoncer « l’ordre moral » que la « “pensée” décoloniale », également (?) nommée par les organisateurs  « woke » ou « cancel culture », introduit dans le domaine éducatif en contradiction avec « l’esprit d’ouverture, de pluralisme et de laïcité qui en constitue l’essence », selon les citations tirées de la présentation de ce colloque. 


En fait l’émotion et la polémique suscitées par ce colloque, exprime bien les lignes de fractures contemporaines, totalement politiques et pseudo intellectuelles. Ces dernières expriment surtout le grand retour des idéologies contradictoires et opposées sensées avoir disparu dans les années 1990, après la chute du Mur de Berlin. Certains avaient transformé ses décombres en oeuvres d’art surfacturée, d’autres les avaient utilisés pour lapider puis enterrer l’idéologie socialo-communiste  moribonde après l’implosion de l’URSS. Le chercheur en Sciences politiques Francis Fukuyama, qui fut proche de l’administration Reagan et des néo-conservateurs américains, y avait même vu en 1992 le signe annonciateur de la fin de l’histoire. Selon lui, la progression de l'histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, celles au coeur de la Guerre Froide, touchait à sa fin avec l’avènement d’une nouvelle ère fondée sur le consensus mondial et la domination globale de la démocratie libérale. Dans Spectres de Marx (1993) le philosophe français Jacques Derrida avait contesté l’interprétation contemporaine par Francis Fukuyama et Alexandre Kojève du concept de « fin de l’histoire » inventé en 1807 par le philosophe allemand Hegel dans sa Phénoménologie de l’Esprit. Il fait remarquer avec pertinence que la « fin de l'histoire » serait, chez Hegel, présente à chaque instant dans le processus historique, processus qui ne connaît pas lui-même de terme final. La suite de l’histoire, dès les années 1990, lui ont donné plutôt raison.





Dis moi comment tu vois l’histoire et je te dirai qui tu es. L’honnêteté contre l’hypocrisie.


Ce n’est pas un hasard si la question du traitement de l’histoire apparaît au coeur des débats idéologiques contemporains, avec d’un côté une sorte de wokisme de droite ( pas seulement d’extrême droite, même si ce sont surtout ses représentants qui défendent en priorité, médiatiquement, polémistement et politiquement ses positions, il apparaît qu’une grande partie de la droite dite classique y souscrit) et de l’autre un wokisme de gauche. Éric Zemmour contre Sandrine Rousseau et réciproquement. D’ailleurs, j’utilise ici le terme wokisme, tel qu’il est désormais médiatiquement et universitairement consacré, en rappelant qu’il n’a plus rien à voir avec la culture woke telle qu’elle est apparue aux États-Unis dans les années 2000, elle-même en référence au discours de Martin Luther King prononcé en 1965 à l’université Oberlin dans lequel il exhortait les étudiants à rester « éveillés » (« awake ») « pendant la grande révolution » et à « être une génération engagée » - pour plus de précisions, voir mon article consacré à la Woke et Cancel Culture. 


Ce n’est pas un hasard aussi si le colloque et en avant la notion de déconstruction, mis en avant par Jacques Derrida dans les années 1970, c’est-à-dire dans une période d’ébullition intellectuelle, de remises en cause et en question, que les néo-conservateurs qualifient d’esprit de 68 ou de soixante huitarde. En fait, la question que pose ce colloque est de savoir à quoi il fait référence, à la contestation des années 1970 ou aux oppositions idéologiques dans années 1920-1930, entre communisme  et fascisme, extrême droite et extrême gauche, l’une se cristallisant au regard de l’autre ? Ces oppositions somme toute classiques même si elles adoptent une posture moderne sont-elles juste un énième remake des controverses anciennes ? un éternel recommencement ? Dans quelle mesure ne témoignent-elles pas d’un malaise, d’un mal-être des sociétés contemporaines liés à l’effondrement sur eux-mêmes des partis politiques traditionnels, le ni droite ni gauche renforçant de facto les extrêmes et les radicalités au risque de les porter au pouvoir ? L’essor des complotismes, en tout genre, surtout ceux fondés sur le mensonge, le déni de réalité totalitaire (cf. les antivaccins), devraient d’autant plus nous inquiéter que les polémiques pour ou contre le wokisme s’inscrivent elles-mêmes dans un mode de pensée complotiste ou perçu comme tel qui témoigne de la montée en puissance de la malhonnêteté intellectuelle comme nouveau processus intellectuel, politique et idéologique. D’un côté, la Cancel Culture dénonce le complot toujours à l’oeuvre des oppresseurs, terme générique qui rassemble désormais tous ceux qui sont suspectés de ne pas être en accord avec les militants de la woke culture. Le fait que les contributeurs qui rédigent les articles de l’encyclopédie en ligne Wikipédia soient en grande majorité des « blancs » a été très vivement critiqué par les militants woke, même si dans le projet Wikipédia chacun est libre d’apporter sa contribution à condition que toute ce qui est avancé est juste, vrai et prouvé. De l’autre, les anti-wokistes considèrent qu’il existe un complot notamment dans les universités pour imposer l’idéologie woke, d’où le colloque organisé à la Sorbonne en janvier 2022 pour les contrer. 


En fait, l’essor du mode de pensée complotiste, tautologique et totalitaire, sans doute l’un des enjeux intellectuels majeurs du XXIe siècle, impose de lui résister en restaurant et en mettant en avant l’honnêteté intellectuelle, comme geste, état de conscience, démarche critique et éthique. D’où la nécessité de promouvoir la culture de la démonstration plutôt que les idéologies de l’affirmation, celle de la curiosité et de l’ouverture d’esprit plutôt que les mises en abîmes bornées, celle de la volonté et de l’effort plutôt que celles de la facilité celle privilégiant les compréhensions et les transformations plutôt que celle  visant juste à accuser et dénoncer. L’honnêteté intellectuelle impose de déconstruire les hypocrisies, les faux-semblants, les mesquineries, les falsifications, les mensonges, les mystifications, les postures et les positions, les interprétations, en en révélant les les ressorts et les enjeux. Elle  impose à cet égard autant de déconstruire le wokisme de droite et de gauche, d’abord en refusant d’avoir à choisir un camp contre l’autre, puis en les analysant leurs conceptions de l’histoire et leurs rapports à l’histoire comme des faits historiques permettant de comprendre et de mettre en perspective notre contemporain dans la mesure où les enjeux et prises de positions historiques, sont des indices pour comprendre  notre propre dimension historique. 


Tel fut l’enjeu de la déconstruction. 





La déconstruction, une nouvelle démarche critique.


Au cours d’un entretien enregistré le 30 juin 1992, le philosophe Jacques Derrida avait précisé le sens du terme « déconstructuon » qu’il avait utilisé pour la première fois en 1967 dans son ouvrage, De la Grammatologie, publié aux Editions de Minuit. Il ne fallait pas l’entendre selon lui au sens de « dissoudre » ou de « détruire » mais plutôt comme une volonté d’analyser les structures sédimentées qui forment non seulement l’élément discursif mais aussi la discursivité dans laquelle nous pensons. 


La déconstruction apparaît d’abord comme un projet archéologique. Il convient moins d’ôter que d’analyser non seulement chaque strate de sédimentation accumulée - c’est-à-dire de comprendre sa nature - mais aussi d’étudier les strates de sédimentations dans leur ensemble,  comme un ensemble, un conglomérat et une accumulation. Car si le but de la déconstruction est de retrouver l’objet primaire, de se ré-approprier une expérience originelle de l’être occultée par la sémendisation, l’honnêteté intellectuelle impose de garder à l’esprit qu’elle n’est elle-même qu’une restauration (donc une interprétation).  Et il importe aussi de voir l’objet retrouvé non pas sans mais en intégrant également les strates de sédimentation qui s’y sont accumulées, car elles sont également à sa nature dans la mesure où elles participent à son histoire. Il s’agit également d’un projet architectural. La déconstruction ne détruit pas mais plutôt démonte pour tenter de comprendre la construction en donnant à voir ce qui ne se voit pas (les infrastructures, les fondations, les réseaux de canalisation). Il ne s’agit pas de « dévoiler » ce qui serait caché, mais de rappeler ou de mettre en évidence ce qui est d’ordinaire occulté, non visible et non montré (pour des raisons de sécurité, d’esthétisme). En fait, déconstruire, c’est défaire pour restaurer le faire. D’ailleurs, pour Derrida, la déconstruction n’est pas un concept, ni une notion. Il s’agit plutôt d’une pratique, d’un exercice intellectuel et physique, d’un travail, d’une attitude de penser, d’une manière de voir, d’une démarche intégrant la pensée analytique et l’inconscient. D’un faire. Elle est l’expression d’une volonté, d’un effort. Toutefois, ce faire est également un laisser-faire et un laisser-agir. Car si la déconstruction permet de prendre conscience de ce qui arrive, elle ne cherche pas à empêcher que cela se produise. Si elle met en évidence un processus, elle n’a pas l’ambition d’intervenir pour en modifier ni la tournure ni l’(im)posture, car sinon le processus qu’elle a mis en évidence ne serait plus opératoire. C’est pourquoi, déconstruire apparaît comme une volonté de la non-volonté. Il ne s’agit cependant pas d’un simple exercice contemplatif, ni d’une attitude fataliste (pessimiste), car en défaisant le faire, en le faisant dire, on participe au faire, en devenant soi-même une strate de sa sédimentation. Et il convient alors de la défaire et de s’en défaire. 


Bien sûr, pour être tout a fait précis, il faudrait déconstruire tous les registres de la déconstruction, par exemple en analysant la question du défaire au regard et au prolongement de la praxis (aristotélicienne, hégélienne et marxiste, entre autre, et les unes en même temps à l’avers et au revers des autres, en les interrogeant elles-mêmes comme un conglomérat à déconstruire). Après tout la déconstruction derridienne   participe des débats philosophiques, sur Heidegger, sur le structuralisme, quitte à se perdre dans les labyrinthes des concepts et la galerie des Glaces (glaçante et glacée) des notions. Or, et c’est ce qui fait tout son intérêt, la déconstruction n’est ni un concept ni une notion.  


En terme plus simple, et ce sera ma définition, la déconstruction est un exercice de volonté et d’honnêteté intellectuelle réelle fondé par et sur une prise de conscience, en conscience. Elle exige de dévoiler toutes les hypocrisies, les supercheries, les imprécisions, les demi-vérités, les mensonges. D’une certaine manière, il s’agit d’un geste qui prolonge celui des Lumières. La déconstruction démystifie et démythifie. C’est une démythographie. Les mythographes avaient cherché à donner une cohérence à chaque histoire mythologique, en ne prenant pas en compte toutes les variantes, en occultant les contradictions, en instaurant une certaine logique, fut-elle seulement narrative, et ce pour faire de chaque mythe une histoire. La déconstruction entend intégrer au contraire tout ce qui avait été laissé de côté. Elle aborde l’histoire moins en terme de cours ( de la source au fleuve et de la cause à ses conséquences), de ligne, de route, de narration, qu’en terme d’arborescence (de rhizome ?), de traces et de graphes Et si certains chemins ne conduisent nulle part, il importe aussi de comprendre pourquoi ils mènent déjà jusqu’à là.


Plus qu’une simple analyse, la déconstruction est une autopsie, au sens étymologique du terme (α υ ̓ τ ο ψ ι ́ α « action de voir de ses propres yeux ») et dans toute ses acceptations, aussi bien relatives au registre médical (examen systématique externe et interne) que transcendantal (en Grèce ancienne, l’autopsie est une démarche qui permet à l’initié de contempler la divinité sans le truchement - la médiation - de la représentation - de l’Image). Déconstruire est également une attitude éthique (objective et subjective mais pas moralisatrice). Elle essaie d’être juste car toujours justifiée, par la démonstration et en appréhendant tous les points de vue, c’est-à-dire en dépassant les systèmes classiques d’oppositions binaires et hiérarchisées  comme les discours stéréotypés sur la présence et l’absence (la présence est toujours valorisée par rapport à l’absence, et d’une manière générale l‘un des deux termes est toujours privilégié au dépend du second), le dedans et le dehors, le sujet et l’objet, le subjectif et l’objectif, la raison et l’émotion, la nature et la culture, la construction et la déconstruction…). L’intention est de mieux en appréhender les limites, les contradictions, les paradoxes - de les réfléchir voire de les penser. Autrement dit, déconstruire est une manière de penser le complexe et sa complexité,  le duel et non le dualisme, en imbriquant les contraires, c’est-à-dire en s’efforçant de ne plus penser a contrario - par exemple en interrogeant la part de l’autre dans le même et non en auto-définissant le même en opposition à l’autre). 


Pour Derrida, il s’agissait pas forcément de contester mais de défaire les systèmes de pensée dominant, toutes les doxas, les politiquement corrects (ceux qui cherchent à mettre en place une pensée unique parfois en adoptant une posture victimaire, en dénonçant le politiquement correct des autres mais pour mieux imposer le leur). La déconstruction apparaît dès lors non seulement comme une liberté de recherche, de pensée et d’expression. Elle est une remise en question perpétuelle (je n’ai pas dit une remise en cause ni une remise en doute), un croisement de regards, de mises en perspectives, d’arrêtes et d’angles, pas de points fixes mais de points de vues. Ce pourquoi, la déconstruction apparaît bien comme un projet architectural de l’instable, de la fissure, du déplacement. Elle est une dynamique (et non une dynamite) dans la mesure où elle procède par renversement. Par exemple, la déconstruction consiste à appréhender la binarité en modifiant les rapports de force hiérarchique, en renversant les stéréotypes. L’absence prime sur la présence, l’autre sur le même, le sensible sur l’intelligible, la femme sur l’homme - jusqu’à ce que ce renversement s’impose lui-même comme la norme dominante. Derrida avait conscience de ce risque. En fait, pour lui, la phase du renversement devait conduire à la déconstruction de la logique binaire, grâce à l’avènement d’un tiers tierce. 


Macron, Gorbatchev et les Queers. 


Le programme politique du candidat Macron aux élections présidentielles françaises de 2017 pourrait être à cet égard perçu comme une déconstruction de la dualité gauche-droite, s’il avait conduit à une nouvelle proposition politique réelle et non juste à la destruction des courants de la gauche et de la droite classique, républicaine, au risque de renforcer les alternatives extrémistes de droite et de gauche et à fonder une nouvelle binarité centre/extrême. Or la déconstruction n’est pas une oeuvre de destruction. 


Plus intéressant sur le plan politique fut l’instauration en avril 1985 par le dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev de la Perestroïka (Reconstruction, en russe), qui devait réformer un système politico-économique sclérosé. Pour les intellectuels russes, cette Reconstruction s’apparentait en fait à une déconstruction du communisme rendue possible grâce à l’instauration de libertés fondées sur la Glasnost (la Transparence). Elle conduisit à la destruction de l’Union soviétique et à l’avènement d’un pouvoir autocratique autoritaire (à cause de l’échec - collectif ? - de la démocratie à s’imposer en Russie). 


Pour Derrida, l’androgynie devait permettre de dépasser du dualisme homme-femme. D’ailleurs une fraction - une faction - des féministes s’est inspirée dans les années 1970-1990 de la déconstruction derridienne pour tenter de dépasser l’opposition binaire femme / homme, en s’appuyant aussi sur le désir des nouvelles générations « masculines » de s’affranchir de la dictature sociale du Patriarcat (contesté en « interne » avec la reconnaissance du mouvement gay). Dans les années 1980-1990, le terme queer a tenté de proposer une alternative transgressive, discursive et intégrationniste pour renverser le dualisme du genre. A l’origine, il apparaît en réaction à l’homophobie des militantes féministes vis-à-vis des lesbiennes qui participaient au mouvement. Puis il a désigné une personne qui ne s'identifiait à aucune catégorie relative à son orientation sexuelle ni à son identité de genre. Aujourd’hui, il est également employer pour qualifié les courants de pensée politisés, axés sur l’analyse et la remise en question des construits sociaux traditionnels et normatifs relatifs aux questions de genre, de sexe et de sexualité. Le mot queer apparaît à cet égard à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui le wokisme (terme qui n’a plus grand chose à voir avec la pensée woke des années 1990), qui lui-aussi tend à restaurer et à renforcer les oppositions binaires. 


En fait, c’est surtout dans le domaine historique que la déconstruction a sans doute eu le plus d’importance. Il importe de préciser qu’elle ne s’inscrit pas au prolongement de la praxis marxiste. La déconstruction tend à se défaire de la pensée binaire et non, comme l’a induit par exemple Sandrine Rousseau dans sa campagne aux primaires Europe Écologie Les Verts en 2020,  à en faire une grille de lecture du type dominant/ dominé, oppresseur / oppressé - dualité visant en terme idéologique à présenter l’Occident et les Occidentaux - de souche - comme le comble de l’oppression. Cela ne signifie pas que l’Occident ne fut pas un oppresseur, comme le furent les cultures qu’il a opprimé en d’autres temps, ni qu’il faut contester cette réalité au prétexte d’une doxa auto-légitimitatrice, auto-justificatrice. A cet égard, il est assez dis-honnête d’instrumentaliser la déconstruction derridienne au prétexte qu’elle tend à inverser le rapport hiérarchique des deux composants du dualisme pour légitimer un nouveau rapport de force hiérarchique  dans lequel les dominés se revendiqueraient comme les nouveaux dominateurs des anciens dominateurs. Il ne faut pas confondre déconstruction et dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.  La déconstruction entend plutôt s’affranchir de toute forme de pensée dominante ou visant à dominer. En l’occurence, la question est de penser la domination occidentale dans toutes ses complexités du point de vue et du point de vue des dominés, et de manière non dialectique mais en intégrant plutôt les deux points de vues.Le but n’est pas en effet de faire une révolution, c’est-à-dire toujours maintenir un système de domination en préférant l’alternance à toute espèce d’alternative,  mais plutôt de changer le processus qui conduit à la domination, non de placer sur le trône l’ancien esclave ni de mettre aux pieds des anciens dominés les anciens maîtres mais de changer la nature du pouvoir.  Toutefois, cette complexité impose un effort, une intention et une attention, une schiophrénie d’intelligence qui peuvent rebuter, à une époque où domine l’avis tranché du quant à soi, plus encline à promouvoir la facilité perçue comme un gage d’efficacité (la punchline à la démonstration, le raccourcis aux longs discours ). 


La déconstruction s’inscrit plus dans la démarche critique (le geste et la geste derridiennes) qui fait écho au révisionnisme historique. Celui-ci consiste à re-voir de manière rationnelle certaines opinions couramment admises en histoire, que ce soit par le grand public, ou même par des historiens de profession. Il s’agit d’une ouverture d’esprit, d’une nouvelle approche, fondée sur la découverte de documents nouveaux, sur l’apport des autres sciences  humaines (anthropologie, archéologie, sociologie, psychanalyse…) et fondamentales (il serait intéressant de lire l’histoire de France en utilisant les ressources de la physique quantique) et sur de nouvelles perspectives, de nouveaux points de vue (étudier l’histoire de France du point de vue de la Chine permettrait de mieux comprendre les ressorts de sa politique actuelle et de ses conséquences à moyens et longs termes). A cet égard, le révisionnisme défendu par Pierre Vidal-Naquet  dans la droite ligne d’Auguste Comte (contre le roman - romanesque et romantique - d’un Michelet) ne doit surtout pas être confondu avec le négationnisme (terme apparu en 1987 pour qualifier le déni des faits historiques, malgré des preuves flagrantes, en particulier le génocides des Juifs par les Nazis pendant la Deuxième Guerre Mondiale). Au contraire, le révisionnisme a pour ambition de renverser les thèses négationnistes. Les travaux de Robert Paxton sur La France de Vichy, de Jacqueline Boucher sur Henri III et tous ceux sur la question coloniale répondent aussi à cette exigence, non de réhabilitation mais de justice et de vérité. La déconstruction  historique apparaît dès lors comme un processus d’honnêteté intellectuel, fondé non sur des considérations morales mais sur la rationalisation - la compréhension - des faits. 


C’est sans doute pourquoi les questions historiques et plus encore la mise en question de l’Histoire font aujourd’hui tellement débats.  Elles sont intéressantes car très révélatrices des malhonnêtetés actuelles, volontaires et délibérées, politiques et idéologiques, de confort et de paresse (la déconstruction n’a pas vocation à penser bien, par conviction ou par convenance, ni à demeurer dans un bien-être de collusion).  





Éric Zemmour, un wokisme d’extrême droite.


En 2014, le polémiste Éric Zemmour a écrit dans Le Suicide français, et publiquement réaffirmé notamment dans l’émission de Laurent Ruquier On n’est pas couché. que le maréchal Pétain avait « sauvé les juifs français » en sacrifiant les juifs étrangers. Il réaffirme son propos lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022 dont il s’est déclaré candidat. C’est dans ce contexte, lors d’un débat télévisé avec le Ministre de l’économie Bruno Lemaire sur France 2, le 9 décembre 2021, qu’il refuse de reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans la rafle du Vel’d’Hiv du 16 et 17 juillet 1942. Celle-ci avait conduit à l’arrestation et à la déportation puis à l’extermination de la quasi totalité d’au moins treize mille juifs étrangers dont un tiers d’enfants français  car nés en France mais de parents apatrides. Cette responsabilité de la France avait pourtant été officiellement reconnue par le Président Jacques Chirac en 1995. 


En fait Eric Zemmour utilise toujours la même stratégie réthorique - celle que l’on apprend dans les nouvelles écoles d’éloquence. Il part d’un fait avéré et vérifié par les historiens puis il le généralise pour en induire une signification différentes et une contre-vérité, un mensonge. Alors, effectivement, les lois anti-juives d’octobre 1940 décrétées par Pétain visaient surtout (mais pas que) les juifs d’origine étrangère. Les Juifs allemands persécutés qui avaient trouvé refuge en France dans les années 1930 furent, dès 1941, les premiers à être déportés, en majorité (mais pas que), peut-être pour complaire avec bienveillance aux exigences des Nazis sur la livraison de quotas mensuels de juifs, peut-être aussi un peu par mesquinerie, pour se venger de l’occupation allemande en renvoyant des « Allemands chez eux » . Nombreux se trouvaient alors en zone libre. 


Cependant, il ne faut pas « oublier » de rappeler que les toutes premières mesures antisémites avaient été décidées dès juillet 1940, soit une semaine après la prise de pouvoir par Pétain, et qu’elles visaient non seulement les Juifs étrangers mais aussi les Juifs français - dans un contexte où les Allemands n’avaient en rien posé la question ni des « juifs de France » ni des juifs en France ». Ces lois sur « le statut des juifs » de Pétain ont d’emblée touché les Juifs français qui perdaient leur travail en particulier dans l’administration. Dans la zone occupée, ce sont eux qui furent victimes de l’aryanisation - interdiction de circuler, saisie des immeubles et oeuvres d’art, spoliation (les juifs étrangers, apatrides ou immigrés avaient déjà tout perdu). 





Il ne faut pas oublier non plus qu’après la rafle dites «des notables » du 12 décembre 1941, 743 citoyens français de confession juive avaient été arrêtés par la gestapo allemande et par la police française pour constituer le premier convoi de déportés juifs de France vers Auschwitz. Le livre d’Anne Sinclair, La Rafle des notables, publié en 2020 par les éditions Grasset et l’article du Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah ont rappelé ces faits historiques restés peu connus mais qui démontrent l’implication de Pétain et de son gouvernement dans la déportation des citoyens français de confession juive « de souche », présent depuis d’autant de générations que les autres français. 


A l’écho de ce qui se passe en métropole, Pétain abroge aussi le décret Crémieux de 1870 qui avait accordé la citoyenneté française à tous les juifs d’Algérie. Cette déchéance de nationalité est une véritable mesure d’épuration de la communauté nationale, raciste et antisémite dans un territoire où il n’y avait alors aucune troupe allemande… Les exclusions concernent les juifs de la fonction publique, de l’administration, de la culture, des médias mais aussi  les enseignants et même les élèves des l’Écoles de la République. Les agents municipaux  qui patrouillent sur les plages peuvent en cas de doute demander à une personne de montrer publiquement son sexe afin de s’assurer qu’elle n’est pas circoncise… La loi sur le statut des juifs en Algérie met en place aussi des quotas pour fixer le nombre de personnes autorisées à exercer une profession. 90% des médecins et 100% des avocats juifs sont ostracisés et réduits à la misère, encore plus après la mise en place de l’aryanisation économique. Les biens meubles et immeubles, les exploitations agricoles appartenant aux juifs sont confisqués et « redistribués » par l’Etat français. Ces spoliations ne furent pas reconnues après guerre et donc pas indemnisées. La stratégie de l’État français était d’opposer les communautés juives et musulmanes, de se rallier les musulmans, mais l’abrogation du décret Crémieux a eu l’effet contraire: la déchéance de nationalité des juifs d’Algérie démontre aux Musulmans qu’ils ne seront jamais intégrés et qu’ils n’ont plus d’autre recours que de se battre pour leur indépendance. Est-ce cela « sauver les juifs de France » ? Les déchoir de leur nationalité, les spolier, les ostraciser, les discriminer, les rabaisser, les déshumaniser, les jeter dans la misère, les interner dans des camps de concentration et de punition purement français ? Est-ce vraiment cela, Zemmour, « sauver les juifs de France » ? 


La Rafle du Vel'Hiv

La Rafle du Veld'Hiv: morts par la France

Alors, certes, les Juifs arrêtés lors de la Rafle du Vel’d’hiv avec l’aide des autorités et la complicité de la police françaises étaient en majorité des juifs étrangers ou apatrides, et souvent naturalisés, mais elle est aussi le fait d’une coopération pleine et entière du régime de Pétain avec les Nazis. La solution finale avait pour but l’extermination systématique et à l’anéantissement de tous les Juifs, peu importe leur nationalité. Mais il ne faut pas non plus « oublier » la question de l’opinion publique française, qui, peut-être sous le choc de la défaite, de l’invasion et de l’occupation allemande a peu réagi contre le statut des Juifs décrété et durci par Pétain et moins encore contre les premières déportations de juifs d’origine étrangère. Sur les dix milles juifs et juives arrêté-e-s à Paris hors les grandes rafles, le plus souvent sur dénonciation des « bons Français » ou lors d’un contrôle de police (pour non-port de l’étoile jaune ) et ceux déportés entre 1942 et 1944, la majorité était citoyens  français.  Après la rafle du Veld’Hiv, la population et surtout les autorités religieuses catholiques, notamment Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, commencèrent à s’alarmer du sort des Juifs. Leurs protestations firent grand bruit, au point d’inquiéter Berlin. En effet, les forces d’occupation allemandes étaient relativement peu présentes dans tout le pays, et les services de renseignements firent remontés le peu d’empressement de certains policiers à procéder à des arrestations  ou à poursuivre  les Juifs qui s’échappaient. Aussi, afin de ne pas fragiliser la position de Pierre Laval ni sa lutte contre la Résistance, et surtout, pour ne pas ralentir l’effort de guerre indispensable aux troupes  allemandes en difficultés sur le front de l’Est, Himmler et la SS décidèrent de réduire leurs exigences concernant la livraison des Juifs de France. C’est ce qui explique pourquoi un grand nombre de juifs français furent « sauvés », et ce n’était pas le fait de Pétain (en fait, c’est surtout Pierre Laval qui a préféré donner aux Allemands Nazis en priorité les « juifs étrangers » et refuser de livrer les citoyens français de confession juive, et ce au nom de ses positions légalistes et nationalistes, et non en opposition à l’antisémitisme de Pétain). Au total, comme le rappelle l’historien Alain Michel auteur de Vichy et la Shoah auquel se réfère Zemmour quitte à dénaturer son propos : « En France, sur plus de 320 000 juifs présents au moment de l’armistice, 80 000 ont péri, soit 25%. » (En Italie, le chiffe est de 19%.). Et Michel de préciser dans son entretien à la revue Herodote en réponse à Eric Zemmour: «  Comme le disait l’historienne Annie Kriegel, il est difficile d’imaginer que le régime de Vichy n’ait pas eu une part dans ce résultat ».  


Le pire dans cette polémique, c’est qu’Eric Zemmour, en avançant l’idée que Pétain aurait sciemment, délibérément permis de réduire le nombre de déportation de citoyens français de confession juive, tend à exonérer et même réhabiliter Pétain au prétexte que les quarante-quatre enfants de confession juive d’Izieu arrêtés et déportés en avril 1944, tous exterminés, à Auschwitz et à Tallinn pour les deux plus âgés, n’étaient pas des enfants français mais « d’origine étrangère ». C’est d’autant plus odieux que le choix de Vichy de ne pas épargner les enfants est connu et prouvé -  y compris dans les rafles, les enfants français, qui risquaient de constituer des témoins à charge par la suite en plus de poser des problèmes de gestion et administratifs. Doit-on excuser Pétain au prétexte que les enfants d’Izieu ont été arrêtés par la Gestapo de Klaus Barbie  et non par la police française mais avec, sinon la bienveillance, du moins le consentement des autorités françaises qui ne se sont en rien opposées à leur déportation ? Doit-on pardonner à Pétain au prétexte qu’il a préféré laisser assassiner d’abord les uns ce qui ne signifie pas qu’il renonçât, à laisser tuer les autres ? Avait-il seulement l’intention de « sauver les Juifs français » ou ne cherchait-il pas plutôt à en conserver un stock d’otages pouvant servir ses transactions avec les autorités d’occupation nazies « pour le bien des bons Français » ?  La collaboration l’obligeait par ailleurs respecter la logique d’extermination nazie dont la finalité était d’abord la destruction des Juifs puis de tous ceux qui ne correspondaient pas au principe d’identité nazie, à leur logique identitaire. D’ailleurs, sur les 74 000 personnes de confession juive qui ont été déportées depuis la France, un tiers avait la nationalité française. Certes, il s’agissait en grande partie d’enfants de confession juive nés en France mais dont les parents étaient d’origine étrangère (80% des enfants du Vel’d’Hivd étaient de nationalité française). Peut-être qu’Éric Zemmour ne les considèrent-ils pas comme de « vrais et bons » Français, car de trop fraîche date pour lui ?


En fait, la tactique zemourrienne consiste à instrumentaliser un fait pour susciter le doute, créer un doute raisonnable, au sens juridique du terme, c’est-à-dire induire de l’incertitude, du possible, de la croyance, afin de s’absoudre de toute critique (le doute raisonnable ne permet pas de justifier la condamnation du prévenu, d’en faire un coupable) et ce pour lui permettre de légitimer l’énoncé du doute, donner l’impression qu’il y a du vrai, et donc faire du doute une certitude. Il ne dit pas que Pétain n’a pas sauvé les Juifs mais qu’il a sauvé les Juifs de France, donc ceux qui disent qu’ils n’a pas sauvé les Juifs se trompent puisqu’il a sauvé les juifs de France et s’ils se trompent sur ce point précis  qui discrédite Pétain - sous entendu, s’ils ne disent pas vraiment la vérité, à dessein ? et donc pour quel dessein ? - c’est l’ensemble des prises de positions concernant Pétain qui doivent être reconsidérées, car le doute raisonnable - raisonneur marmonneur - concernant ce fait jette le doute sur l’ensemble des travaux des historiens soumis à ce que Éric Zemmour appelle dans Le Suicide françaisla « la doxa paxtonienne », du nom de Robert Paxton dont les travaux ont montré la responsabilité de Pétain et de Vichy dans la persécution et le génocide des juifs vivants alors en France, parce que juif, français, étrangers, immigrés et apatrides. Son acharnement à critiquer le travail de Robert Paxton tiendrait-il au fait que l’historien avait été l’un des premiers à déconstruire la doxa d’extrême droite sur  la thèse dite « du glaive et du bouclier » selon laquelle de Gaulle et Pétain furent tous deux indispensables pour le salut de la France car ils auraient mis en acte deux formes de résistance : Pétain aurait réussi à maintenir un Etat français sur une partie de son territoire et fut donc un combattant pour la souveraineté de la France au même titre que De Gaulle le fût pour sa libération. D’où la sempiternelle rengaine du candidat Zemmour à chercher à mettre sur le même plan Pétain et de Gaulle, et à se prévaloir des deux sans les opposer (et d’avancer pour tout se justifier que De Gaulle avait gracié Pétain, après tout).


Il ne s’agit pas là d’une déconstruction de l’histoire. Celle-ci aurait cherché à développer une lecture de la Deuxième guerre mondiale et de la Collaboration française en se plaçant du point de vue de Pétain. Elle aurait permis de démontrer comment tout opposait le Maréchal au Général de Gaulle (condamné à mort par Vichy), qu’ils n’agissaient en rien de manière sinon complice du moins tacite, chacun pour le « bien de la France », du bien-être des bons Français, au nom de l’intérêt national. Double jeu d’un double je - celui de de Gaulle et de Pétain. En fait, la thèse dite du « Glaive et du Bouclier » n’est qu’une reconstruction de l’histoire à l’antithèse de la réalité. C’est une reconstruction rhétorique, une technique des écoles d’éloquence typique des avocats. Elle fut d’ailleurs émise pour la première fois lors du procès Pétain, par son défendeur, l’avocat Jacques Isorni, connu pour avoir été avec courage l’avocat des communistes poursuivis devant la section spéciale  de la Cour d’appel de Paris pendant l’Occupation et devant le Tribunal d’État, juridiction d’exception crée par le gouvernement de Vichy. Avocat de la défense par  principe et en conscience, Isorni participa en 1951 à la création de l’Union des nationaux indépendants et républicains dont le seul programme était celui de la plus large amnistie possible pour celles et ceux qui s’étaient fourvoyés durant les années noires, à l'exception des personnes « reconnues coupables de meurtre ou de dénonciation ou qui, par leurs actes ou leurs écrits, avait provoqué la torture, la déportation ou la mort d'autres personnes, ou qui avait « coopéré » avec les forces armées, la police ou les services d'espionnage de l'ennemi ». Il est élu député de Paris sous cette étiquette et l'amnistie qu'il appelait de ses vœux fut votée en 1953. 


La même année, dans son discours de réception à l'Académie française au fauteuil du Maréchal Pétain, le diplomate André François-Poncet, reprend la thèse du Glaive (de Gaulle) et du Bouclier (Pétain). Son discours ne provoque aucune polémique car François-Poncet est associé à la Résistance et parce que la mémoire officielle essaie alors d’effacer ce qu’elle appelle alors « l’épisode de Vichy ». De leurs côté, en pleine traversée du désert, mais conscient que les évènements d’Algérie pourraient lui servir de marche-pied pour revenir au pouvoir, le Général de Gaulle n’entend pas réactiver les clivages, surtout au regard de ce qui s’est passé en Algérie pendant la Deuxième guerre mondiale. En 1954, dans son livre Histoire de Vichy, l’écrivain Robert Aron théorise  la thèse du glaive et du bouclier et en profite pour minimiser le rôle de l'État français du maréchal Pétain dans la déportation des Juifs et la collaboration avec l'Allemagne nazie. 


Dans son article  « Lumières sur Vichy » publié à Paris par Armand Colin dans le numéro d’octobre-décembre 1956 de la revue des Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, sans le ranger parmi « les thuriféraires de Vichy », l’historien Henri Michel observe qu'Aron, autrefois « acteur » de par ses rapports avec le régime vichyste et plus spécifiquement avec le Général Giraud, se révèle parfois « partisan, sans sectarisme mais non sans convictions. ». Serait-ce la raison pour laquelle Aron s'étend longuement dans son ouvrage sur la période couvrant l’armistice jusqu’à la rencontre de Pétain et d’Hitler à Montoire qui marque le début officiel de la Collaboration (fin juin - fin octobre 1940) au détriment du Vichy ultérieur ? Surtout, Aron prétend agir en  historien alors qu’il oeuvre plutôt en écrivain, en recourant arbitrairement à l'analyse psychologique et en prêtant des pensées secrètes aux protagonistes, et pire en considérant comme des faits avérés des « interprétations fallacieuses », « raccourcis orientés » et « lacunes », selon Henri Michel. Finalement, après avoir « maintes fois dénoncé la duplicité, la sénilité et l'étroitesse de vues de Pétain, Aron le juche finalement sur le même pavois que de Gaulle », conformément à la thèse d'une lourde et implacable « fatalité des événements » incitant l'écrivain à l'indulgence vis-à-vis des responsables de Vichy. 


Robert Paxton, par Patrice Normand



Honnêteté de Robert Paxton: la déconstruction n’est pas ni une destruction ni une reconstruction, elle exprime la volonté de voir autrement, d’ouvrir de nouvelles perspectives plus justes car plus réelles. 


Il a fallu attendre 1973 pour que l’Historien américain Robert Paxton bouleverse la doxa en cours. En proposant une interprétation globale du régime, de son idéologie et de son action concrète, qui a mis en lumière la profonde cohérence du projet vichyste Robert Paxton a démonté que le gouvernement de Vichy a non seulement collaboré en devançant les ordres allemands mais qu’il a aussi voulu s'associer à « l’ordre nouveau » des nazis avec son projet de Révolution nationale. Grâce aux archives américaines et allemandes, Paxton démolit l'idée d'un Vichy jouant double-jeu et tentant de sauver tout ce qui pouvait l’être. Les rares contacts officieux et sans suite avec Londres, fin 1940, démesurément gonflés et surinterprétés après la guerre par les partisans de Vichy, ne pèsent rien au regard de la réalité de la Collaboration, indéfectiblement poursuivie jusqu'à l'été 1944 inclus. Et si  par la suite des négociations secrètes, des télégrammes clandestins, des mesures dilatoires ont pu exister - certains collaborateurs de Pétain sentant le vent tourné, ont eu coeur de sauver leur peau, en ne mettant pas tous leurs oeufs (provenant du Marché noir ?) dans le même panier et dès lors pris soin de prévoir des portes de sorties, fussent-elle par des passages secrets - l’opinion publique n’en a jamais été avertie. Bien au contraire, elle fut enjointe manu militari de respecter et de suivre strictement la politique de collaboration avec l’occupant (et non, avec l’ennemi), en bonne entente. En réalité, loin d'avoir protégé les Français, le gouvernement de Vichy a permis aux Allemands de réaliser plus facilement toutes leurs ambitions (pillage économique et alimentaire, déportation des Juifs, exil forcé de la main-d'œuvre en Allemagne). En fait, disposant peu de troupes d’occupation - surtout à partir de 1942 -  sans les policiers et les fonctionnaires français, sans la relative passivité de la très grande majorité de la population (l’égoïsme français se cristallise à cette période, y a pris racine pour atteindre une dimension inégalée aujourd’hui), jamais les Nazis n'auraient pu gérer un pays développé aussi vaste. 


A la suite de la publication du livre de Paxton, les historiens ont nuancé  à juste titre certaines de ses affirmations (mais c’est aussi l’honnêteté et la force de l’Histoire, de ne jamais être figée-butée, d’être toujours dans la recherche, la remise en question - ce qui en fait l’une des sciences humaines propice à la déconstruction). Serge Klarsfeld a notamment souligné que Paxton avait fait porter à tort à Laval une responsabilité qui appartenait plutôt à René Bousquet, certes, même si tous les deux oeuvraient au service de l’État français. Il a contesté aussi l'insistance de Paxton concernant le soutien de la population à la législation antisémite. Alain Michel estime lui-aussi que les Français ont plus laisser-agir, laisser-faire, par fatalité et passivité que par connivence et complicité avec les lois anti-juives de Pétain. Et si nombreux - très nombreux - furent les bons Français et autres « résistants de l’après guerre » à détourner la tête ou à baisser les yeux soit par honte soit pour pour dire après qu’ils n’avaient rien vu, Simone Veil a rappelé en 2017 aussi l'importance du rôle des "justes" qui cachèrent des juifs, risquant eux-mêmes leur vie ou leur liberté.  


Dans la Préface de la nouvelle édition de La France de Vichy en 1997, Robert Paxton a eu l’honnêteté de reconnaître que certains de ses propos pouvait bien apparaître comme « un peu trop totalisants voire féroces ». En fait, il s’était laissé emporter par la répulsion qu’il éprouvait alors vis-à-vis de la guerre d’occupation menée par les Américains au Vietnam, comme s’il existait sinon une corrélation du moins une possibilité de comparaison entre la France de Vichy et les Etats-Unis de Saïgon. Cette recontextualisation n’est en rien une excuse, mais elle rappelle que l’Histoire du passé s’écrit toujours au présent - et d’ailleurs l’histoire de l’histoire est un domaine de la recherche historique d’autant plus nécessaire quand l’histoire devient un enjeux au point d’être prise en otage par les idéologies. Ainsi, si les « Justes » ont effectivement permis de sauver de nombreuses vies humaines, ils restèrent très minoritaires. Mettre en avant cette exception, au risque de la survaloriser au regard de ce que furent les positions des Français dans leur ensemble est une manière d’atténuer sinon leurs responsabilités du moins leur mauvaise conscience, et peut-être aussi de faire le deuil de cette période, au risque de l’oublier. 



Ne pas confondre déconstruction et réécriture. 


On retrouve la même posture de l’autre côté du Rhin. Les Allemands nés pendant la guerre puis le baby boom ont longtemps cherché à éviter de faire peser sur les plus jeunes générations le poids de la responsabilité-donc de la culpabilité collective concernant le régime nazi, la Seconde guerre mondiale et la Shoah (en 1994, 53% des Allemand-e-s interrogées pour une enquête du magazine Stern disaient « vouloir tirer un trait sur ce passé »), le tout sans verser dans le déni et le non-dit, du moins formellement, institutionnellement ou hypocritement, au risque sinon d’être accusé négationnisme.  En fait au regard des programmes allemands, il apparaît que les élèves sont sensés aborder la Seconde guerre mondiale trois fois au cours de leur scolarité, d’abord au primaire, mais de manière « informelle » et « suivant les préférences personnelles des professeurs », puis au début du secondaire, mais en inscrivant la guerre de 1939-1945 dans une suite chronologique  débutant par les croisades (sic) et enfin de manière spécifique dans le programme de l’Abitur (l’équivalent du Baccalauréat français) , mais « en suivant les stipulations des programmes scolaires régionaux ».  


En fait, il existe plusieurs manière de ré-écrire l’histoire.D’aucuns le font de manière tangible, effrontée, en mentant sciemment, délibérément,  idéologiquement et parfois en prétextant une lecture rationnelle (technique classique des négationnistes et des complotistes, qui font montrent d’éloquence pour dire n’importe quoi, qui font de leurs croyances la tautologie de leur logique, et de leur pensée virtuelle le  fondement de leur pensée totalitaire, en niant intellectuellement, réellement voire physiquement tout ce qui la met en doute, en cause et en dérive). Plus souvent, aujourd’hui, cette réécriture s’effectue de manière hypocrite, en ne laissant pas le temps de l’analyse, de la dissertation, en  refusant la complexité, en interdisant la complexification - y compris et surtout de penser le paradoxe -  tout cela au nom de l’égalitarisme ambiant, du souci de facilité, du moindre effort, par souci d’efficacité, d’aller à l’essentiel, de parer au plus pressé.  


Dans la presse, les articles se réduisent en peau de chagrin, jusqu’à  se borner à n’être plus qu’une punch line, un slogan, un tweet. Depuis 2016 en France, les textes officiels fixent la durée des thèses de doctorat  à trois ans « en équivalent temps plein » et à six ans maximum - au très grand maximum - si l’étudiant a dû prendre des congés exceptionnels (maternité, médicaux) ou s’il exerce une activité pour financer ses études, car les textes refusent de considérer la thèse comme une activité professionnelle, y compris dans la recherche fondamentale… On comprend dans ces conditions aussi pourquoi, selon les données communiquées en 2020 par l’Observatoire des Sciences et Techniques (OST), la France est en passe d’être exclue du Top 10 des pays en matière de recherches fondamentales, désormais derrière l’Italie directement menacée par l’Espagne et le Canada…  


En Allemagne, comme en France, la réduction des heures affectées à l’enseignement de l’Histoire ne permet plus que de survoler, dans le meilleure des cas, tous les enjeux de la Seconde guerre mondiale, et souvent les professeurs doivent choisir entre analyser le régime nazi ou traiter la seconde guerre mondiale dans son ensemble (c’est-à-dire en intégrant aussi le front pacifique, afin de réduire l’impact des occupations nazis  en les intégrant dans une perspective plus grande). A cela s’ajoute la question spécifique de la sélection donc du tri des des élèves dès l'âge de 10/11 ans dans deux grandes filières scolaires de l'enseignement secondaire, composées soit de Gymnasium pour ceux que l’on estime capables de poursuivre des études supérieures soit de Hauptschule ou Realschule destinées aux élèves visant plutôt un emploi  manuel et technique. Or chaque filière développe un programme spécifique, simplifié jusqu’au simplisme dans les programmes des écoles dites techniques, en particulier pour l’enseignement de la Shoah. Enfin, il existe de fortes disparités régionales, entre l’ex RFA (République Fédérale d’Allemagne ou Allemagne dite de l’Ouest) et la RDA (République Démocratique Allemande dit Allemagne de l’Est). Dans la première, l’accent est mis sur une histoire plus optimiste qui se (par)achève avec la victoire de la Démocratie libérale. La seconde propose une lecture plus fataliste en mettant l’accent sur la notion de dictature. 


Il est d’ailleurs intéressant de noter que la Guerre froide – celle qui touche au plus près la vie quotidienne des élèves grâce aux récits des parents et à la fréquentation de lieux historiques – est traitée par seulement un tiers des élèves, essentiellement en ex-RDA, et sans que l'événement soit nommé en tant que tel. En revanche, 90% des élèves disent avoir entendu parler d’Hitler, même s’ils l’associent non seulement à la Seconde guerre mondiale, mais aussi à celle de 1914-18 et même à la construction du Mur de Berlin…  En fait, quand on leur demande de préciser - en témoigne l’étude en 2013 de Peter Carrier, chercheur  à l'Institut Georg Eckert (Centre de recherche internationale sur les manuels scolaires) à Braunschweig/Allemagne - il s’avère qu’Hitler apparaît comme « d’une force universelle, un moteur du devenir du monde », « une figure nationale unissant les régions du pays.la figure ». 


Cette réécriture s’explique par le fait qu’Hitler est souvent mis au centre de l’action historique - comme pendant le régime nazi (la plupart des documents proposés sont des archives de la propagande nazie) - et ce par souci d’efficacité, pour aller au plus direct, au plus simple - pour éviter de faire trop d’effort, de penser de manière complexe ? (on observe la même tendance dans les livres-programmes de l’éducation nationale française). Autre conséquence de cette ré-écriture qui ne veut pas dire son nom, selon un sondage de 2012 réalisé par l'Institut Forsa, à l'occasion de la Journée internationale à la mémoire des victimes du génocide des juifs par les nazis, un cinquième des jeunes Allemands interrogés (21 %) ignoraient que Auschwitz fut un camp d'extermination pendant la seconde guerre mondiale. Un tiers des personnes interrogées (31 %), tous âges confondus, ne savaient pas que le camp se situe en Pologne. Hasard et cohérence du calendrier, un rapport demandé par le Parlement allemand sur l’antisémitisme démontrait qu’un cinquième de la population du pays témoignait d'une hostilité "latente" à l'égard des juifs et de plus en plus manifeste sur les réseaux « sociaux ». 


En France, c’est pire. Selon une enquête publiée par l'Institut Shoen Consulting en janvier 2020, un Français sur quatre (25%) des jeunes de moins de 38 ans (sic) n’aurait jamais entendu parler de la Shoah, 69% ne savent pas combien de personnes de confession juive ont été mise à mort par les Nazis, sans parler des lycéens qui sont persuadés que la Shoah a eu lieu pendant la guerre de 1914-1918… Conclusion somme toute assez logique à cette méconnaissance de la Shoah, 54% des personnes interrogées estime qu’un génocide similaire pourrait se reproduire mais il ne concernerait les juifs que pour 34% des 54%. En revanche, 42% de toutes les personnes sondées pensent que le nazisme pourraient reprendre le pouvoir (ou tout du moins ses thèses).


Le problème c’est qu’il s’agit d’un phénomène de fond, tendanciel, de moins en moins anecdotique, qui ne concerne pas que « les territoires perdus de la République » comme voudraient s’en rassurer certains, et autres établissements scolaires où il est « déconseillé » aux enseignants  d’histoire d’aborder la question du génocide au nom de la « paix scolaire », mais en les laissant libres de respecter les programmes   ou de s’auto-censure. Selon un sondage Ifop publié en septembre 2020 sur un échantillon représentatif de personnes âgées de 15 à 24 ans, « deux jeunes français sur dix affirment avoir déjà observé un ou plusieurs élèves remettre en cause un aspect du génocide des juifs lors d'un cours ». Cette enquête confirme en partie le Rapport Obin sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » remis officiellement en 2004 mais publié seulement en 2005 après avoir été censuré par François Fillon, Ministre de l’éducation nationale alors en poste).   


Le même Ifop sondage dévoile également l'influence des propos négationnistes sur les plateformes de vidéos en ligne et les réseaux sociaux. Ainsi, près d'un jeune interrogé sur trois (29%) affirme avoir déjà lu ou visionné un contenu remettant en cause l'existence de la Shoah (avec un pic à 52% chez les sympathisants du Rassemblement National). Au sein de ce panel déjà exposé au révisionnisme, plus de la moitié (57%) des sondés disent avoir consulté une ou plusieurs vidéos sur YouTube, 40% sur Facebook, 14% sur Instagram et 11% sur un site internet.


La plupart des négationnistes des années 1980-1990 se sont présentés comme des révisionnistes, peut-être pour profiter de l’aura des « reviso » qui avaient remis en question l’orthodoxie marxiste-léniniste.  Ce fut le cas en France d’Henri Roques et de Robert Faurisson. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’historie Henry Rousso a inventé en 1987 le terme négationniste afin de « distinguer ce qui me paraît être la démarche normale d'un historien — la remise en cause permanente d'un certain nombre d'interprétations — de la négation pure et simple d'un certain nombre de faits établis » ( Cf. La Justice et l'Histoire face au négationnisme. Au cœur d'un procès, dossier composé par Bernard Jouanneau, avant-propos de Robert Badinter, Paris, 2008). Le négationnisme vient en parfaite contradiction des évènements qui se sont effectivement déroulés, alors que le révisionnisme essaye de réinterpréter ou de remettre en perspective des faits, en accord avec les données objectives, sans opérer de sélection dans celles-ci. A ce dessein, le négationniste manipule et met en scène les contre-vérités, les falsifications, les sous-entendus, le doute, le discrédit jeté sur les témoins, souvent avec une logique qui semble rationnelle. Le but est de donner à croire, souvent en relativisant les faits. Pour Jean-Marie Le Pen, le génocide des six millions de Juifs est « un détail de l’histoire » au regard du nombre total de victimes civiles et militaires de la Seconde guerre mondiale. Pour Éric Zemmour, le général Pétain a « sauvé les juifs de France » en éliminant en premier les « Juifs étrangers ». 


L'exposition  antisémite "Le Juif et la France" de 1941


Zemmour et » les Juifs, le Juif »


Il serait bon, pour conclure sur le cas Zemmour, de s’interroger aussi sur la terminologie employée par ce dernier, jamais relevée par les médias - ce qui montre une fois de plus de la nécessité de la déconstruction. A dire vrai, peu lui importe d’être discrédité ou non, car la polémique sur « Pétain et les Juifs » lui  a permis de remettre au devant de la scène médiatique le mot même de « juif ». Le terme apparaît en 980 en référence à la tribu de Juda ( du Judaeus en latin, et de l’hébreu Yéhouda יְהוּדָה ) et désigne alors par extension tous les Hébreux de la diaspora. Autrement dit, Juif est le nom donné par les Chrétiens à ceux qui s’appelaient entre eux les Israélites. C’est aussi le mot qu’utilisent l’antijudaïsme chrétien, les antisémites à partir de la fin du XIXe siècle et les Nazis (cf, le film nazi Le Juif Süss de 1940).  Il est intéressant de noter que l’exposition raciste et antisémite de 1941 ne  s’intitule pas « Les Juifs et la France « mais Le Juif et la France » preuve de l’absence de distinguo entre les citoyens français de confession israélite et ceux d’origine étrangère ou apatride.  


A cet égard, il faudrait arrêter de dire « les Juifs », comme le dit systématiquement Éric Zemmour, à l’instar de la propagande pétainiste, car c’est une manière de les différencier au risque de les dissocier des Français (de souche ? chrétiens ? non-juifs ?), souvent au prétexte de « respecter leurs différences religieuses et culturelles » alors que dans le cadre de la République, et c’est un des principes de la laïcité, ils sont des Français de confession juive au même tire que les Français de confession catholique ou protestante. Car la citoyenneté transcende l’appartenance à une religion - ou devrait la transcender. D’ailleurs, en quoi un-e citoyen-ne qui ne pratique pas la religion juive devrait-il être considérer comme juif. Il est un citoyen français. Considère-t-on toujours un-e athé-e qui a renié la religion chrétienne comme un chrétien ? Il est juste un-e citoyen-ne français-e. Ce sont les antisémites  du régime de Pétain qui ont racisé les Juifs d’Algérie, en leur retirant la citoyenneté française suite à l’abrogation du décret Crémieux de 1870. 


En métropole, ceux que le pouvoir royal distinguait des autres Français en tant que juifs car non chrétiens avaient été intégrés en tant que citoyens dès le début de la Révolution de 1789, par le décret dit d’émancipation des Juifs. En 1790, la citoyenneté est accordée aux Juifs « étrangers » d’abord allemands (Ashkénazes) puis un an plus tard aux Juifs dits portugais ou espagnols (Séfarades). A noter que le décret Crémieux utilise le mot « Israélite » et non celui de « juif » car racisant. Pendant la Seconde guerre mondiale, l’antisémitisme d’État et la racisation systématique des « juifs » - appelé « le Juif » par la propagande pétainiste - explique l’essor après 1945 du concept identitaire de judéïté (fondé à partir de la racine latine judaeus et non d’un mot hébreu, ce qui est en soi significatif). 


La Judéïté se définit comme l’ensemble des critères qui constituent l’identité juive, en terme de coutumes, de pratiques et de croyances. Au XVIIIe et XIXe siècles, la Haskala, équivalent juif du mouvement des Lumières, avait déjà chercher à étendre l’horizon intellectuel au de-là du fondamentalisme religieux. On pouvait rester « juif » sans suivre la stricte observance des rites et des pratiques et ce afin de faciliter l’intégration  des israélites dans les nouveaux États-nations moderne. La Juidéité rassembla alors tous ceux et celles qui ne se reconnaissaient pas comme juifs ni juives par les critères religieux et légaux d'appartenance à la judaïcité, mais qui se considéraient néanmoins comme membres authentiques de la communauté (du peuple ?) des Juifs. A cet égard, comme le souligne le philosophe et historien israélo-américain Daniel Boyarin dans A radical Jew: Paul and the politics of identity, publié par les presses universitaires de Berkley en 1994: «la judéité perturbe toutes les catégories d'identité, car elle n'est ni nationale, ni généalogique, ni religieuse, mais toutes celles-là à la fois, en tension dialectique». En fait, j’y vois plutôt l’expression d’une dialectique nouvelle, à savoir comment ne plus être différent (au regard des autres), s’assimiler, tout en restant autre (même si cela passe par l’étape du ralliement à une identité communautaire) ? Ce processus est remis en cause après 1945 et s’explique d’une part par la reconnaissance encore très relative de la Shoah, en particulier dans les pays dont les gouvernements ont favorisé la déportation des Juifs comme la France et d’autres part suite à la création de l’État d’Israël en 1947. En France, le mot « judéité » apparait en 1962 pour désigner le mouvement inverse, de l’assimilation vers la différenciation, en particulier avec le retour en force de la judaïté. Selon le philosophe Ido Abram, la judéité se cristalliserait aujourd’hui sur la base de cinq critères non seulement la religion, la culture et la tradition, mais désormais aussi le lien avec le sionisme, la gestion de l’antisémitisme, et enfin avec le vécu personnel et les relations avec ceux qui appartiennent à la culture non-juive.  


On retrouve le même processus au sein de la communauté asiatique, en particulier aux Etats-Unis au XIXe et XXe siècle. Aujourd’hui, on assiste à un triple mouvement, d’une part, au niveau interne, avec des identités culturellement plus spécifiques et segmentées - entre citoyens américains d’origine coréenne, japonaise, chinoises; d’autre part, on observe une meilleure intégration sociale et économique des « asiatiques » alors que Afro-américains restent toujours majoritairement exclus du système et de la promotion sociale; enfin, malgré cette intégration ou parce qu’elle devient de plus en plus effective, un retour en force du racisme anti-asiatique de la part de tous les autres groupes ethniques sauf peut-être celui des Amérindiens.   


Le fait qu’Éric Zemmour utilise le registre linguistique et politique du régime de Pétain au prétexte que c’est ainsi que l’on parlait « des juifs», « du juif » à l’époque n’est en rien innocent. Les sites négationnistes, antisémites et complotistes font d’ailleurs de même, en associant des éléments de la propagande nazie des années 1930-1945 (images, citations) avec un discours mettant en avant des considérations plus contemporaines (sur le rôle fantasmé des juifs dans la crise économique systémique, sur le vaccin). Leur intention est de donner l’impression d’une permanence et d’une continuité entre hier et aujourd’hui. 


On pourrait aussi se demander dans quelle mesure l’usage de cette terminologie n’a pas pour but d’établir des correspondances avec d’autres catégories de citoyens. « L’arabe » serait au XXIe siècle zemourrien ce que fut « Le juif » au XXe. D’ailleurs, les prophètes du « grand remplacement » restent toujours ambigus: s’agit-il des migrants ou des populations d’origine immigrée (sous-entendue de confession musulmane - cf. la polémique autour des prénoms - voir a contrario le documentaire de Jean-Michel Vennemani, Comment tu t’appelles ?diffusé par France 2). 


La vrai déconstruction woke - le wokisme positif, inclusif, celui qui renvoie dos à dos wokisme d’extrême droite ni de gauche - serait d’arrêter d’utiliser la terminologie de »juif » pour privilégier celle de citoyen-ne de confession juive (ou israélite). Si la personne n’est pas pratiquante ou athée, elle n’est dès lors qu’un-e citoyen-ne français-e, comme tous les autres (au même titre que tous les) citoyen-nes français-es qui ne sont pas de confession chrétienne ou musulmane ou autre. De même, au lieu de « rebeux » et autres termes dérivés, il faudrait plutôt dire citoyen-nes français-es de confession musulmane qui met plus en avant la notion de citoyenneté, inclusive, que celle de religion qui tend à exclure tous ceux qui ne la pratiquent pas. Sauf à chercher à opposer les uns aux autres. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si aux États-Unis, la question du droit de vote fut au coeur des luttes pour les Droits civils, précisément parce que sa reconnaissance offre une possibilité d’intégration égalitaire et fraternelle, ce que les WASP ne voulaient pas, non seulement vis-à-vis des Afro-américains, et d’une manière générale vis-à-vis des non-blancs (Amérindiens, populations d’origine asiatiques…) mais aussi, au sein des populations dites blanches vis-à-vis des autres communautés européennes non protestantes. Leur communautarisme - le communautarisme - est une racisation. Ce fut une stratégie pour les distinguer et les dissocier, de manière assez hypocrite, en prétextant reconnaître et valoriser leurs « différences culturelles ». D’une certaine manière, ils se comportaient de manière pas si différentes que les troupes de Daesh envers les « autre » musulmans, ceux qui ne pratiquaient pas leur culte, à leur image et à leur ressemblance.



Déconstruire l’histoire n’est pas la nier, tout au contraire: de la nécessité de renvoyer wokisme droite et wokisme de gauche dos à dos.


Le but de cette reconstruction historique vise à obtenir un non-lieu pour ce qui est reconnu comme crime, quitte à retirer aux victimes et à leurs héritiers leur droit à l’histoire donc à des réparations éventuelles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils ne rechignent pas à placer le débat dans le cadre judiciaire, à demander à la justice de trancher, de dire leur vérité. Car comme le rappelle Paul Rateau dans « La vérité, le mensonge et la loi » (in Les Temps Modernes, vol. n° 645-646, no 4, 2007, p. 26-58), la diffusion dans l’espace public de ces récits « alternatifs », en réalité mensongers, tendent à faire accepter ces derniers comme des opinions valables et respectables: « si le menteur ne parvient pas à faire passer son mensonge pour la vérité, si la mystification échoue, il cherchera au moins à le faire reconnaître comme une position, une interprétation, un point de vue particulier, soutenables et défendables au nom de la liberté d’opinion et d’expression ». Le négationniste, en ce sens, ne peut être reconnu comme un interlocuteur valable car « il se situe sur un autre plan que celui du savant (dont il peut cependant utiliser et détourner les résultats), quoi qu’il en dise et quels que soient ses efforts pour donner à sa "version" de l’histoire une couleur scientifique, dans l’espoir de se faire passer pour le représentant d’une école historique à part entière. Cet échec, au niveau théorique, le conduit inévitablement à tenter d’obtenir ailleurs et par d’autres moyens ce qui lui est refusé par les historiens de profession : la reconnaissance et le débat qui le placeraient à égalité avec eux. La publicité du mensonge est le moyen le plus efficace pour parvenir à cette fin ».


Cette technique qui consiste à subvertir le doute cartésien (rationnel) en lui substituant un relativisme radical et sans limites (le négationniste met en doute sans douter lui-même, auto-persuadé qu’il a raison), pour générer de la croyance, est également utilisée par les mouvements complotistes. 


Il existe plusieurs négationnismes. L’un consiste à mentir ou à relativiser les faits, à les « interpréter ». L’autre consiste à nier l’histoire, à refuser son existence. Certains idéologues de la Cancel culture ou culture de l’annulation se défendent de faire table rase du passé en demandant le déboulonnement et le retrait des statues de personnalités controversées. Ils distinguent voire opposent pour ce faire histoire et mémoire. Eriger une statue en hommage à une personnalité ou mettre une figure historique au Panthéon, ce n’est pas pour eux faire l'histoire, c’est une affaire de mémoire, de commémoration. Mais dans quelle mesure peut-il y avoir de l’histoire sans mémoire ? En fait, ce qu’ils refusent c’est la nature du souvenir. Ils refusent tout le négatif que la statue symbolise. Faut-il pour autant nier le négatif ou au contraire s’en rappeler pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus, n’adviennent plus ?

En fait, le négationisme est toujours un point de vue, au sens strict du terme. Il peut être politique, idéologique. Le but est de défendre son point de vue en niant celui des autres, surtout s’il est contraire. Il s’agit d’une instrumentalisation de l’histoire. Le point de vue peut être aussi géographique et temporel, par exemple quand on étudie l’histoire du point de vue contemporain, en tant qu’actualité, et non en replaçant les évènements, les logiques dans leurs contextes spatio-temporels, c’est-à-dire en niant les acteurs historiques dont l’altérité ne correspond pas à l’identité contemporaine.


Henry David Thoreau ou quand les textes d'un défenseur de l'abolitionnisme deviennent une référence des suprémacistes.



Le cas Henry David Thoreau.


Le cas Henry David Thoreau est assez emblématique. Philosophe, naturaliste, écrivain et poète, il est une figure phare de la littérature américaine, à juste titre, son oeuvre la plus connue Walden or Life in the Woods (Walden ou la vie dans les bois), méditation publiée en 1854 dans laquelle il raconte son « expérience » dans la forêt située près de Concord dans le Massachusetts où il résida pendant deux ans - inaugure un nouveau genre littéraire typiquement américain, le  nature writing (tradition politico-philosophique mêlant observation de la nature et considérations autobiographiques). En réalité, il vécut relativement peu dans sa cabane du bord du lac, préférant se faire inviter par ses amis et sa famille qui habitaient dans la ville toute proche. Il est redécouvert en France après Mai 1968 qui voit en lui une référence de  l’écologie moderne (Thoreau a critiqué la sur-consommation) et de la pensée libertaire. Mais il s’agit en réalité d’une reconstruction.

Car s‘il est vrai que Thoreau fut un réel défenseur de la cause abolitionniste aux États-Unis, voir en lui l’un des inventeurs et promoteurs de la « désobéissance civile »  est une erreur. Le combat pacifique - le concept de « non-violence » - promu par le Mohandas Gandhi contre l’apartheid en Afrique du Sud, et pour l’indépendance de l’Inde face à l’empire britannique, puis par Martin Luther King dans la lutte pour les Droits civiques des Afro-américains n’a rien à voir avec « la désobéissance civile » de Thoreau, qui d’ailleurs n’hésitait pas à en venir aux mains et à promouvoir la violence  et le concept de « force brute » contre les esclavagistes américains (cf.Leo Stoller, After Walden: Thoreau's changing views on economic man, Stanford, Stanford University Press, 1966). En réalité, Thoreau n’a jamais été à l’origine du concept de désobéissance civile. L’ouvrage qui s’intitule ainsi fut édité après sa mort et compulse plusieurs articles. Thoreau a plutôt défendu l’idée d’une « Résistance au gouvernement civil » par une « désobéissance civique » (et non civile). En témoigne son refus de payer un impôt destiné à financer la conquête du Mexique par les États-Unis, ce qui le conduisit en prison, juste une nuit, sa tante ayant payé à sa place et l’impôt et l’amende. Cet engagement se situe pour lui uniquement sur le plan individuel - alors que pour Gandhi et Martin Luther King il s’agit d’un mouvement collectif -  et se justifie par des principes moraux.

Ce faisant Thoreau conteste le système démocratique selon lequel chacun doit respecter le choix de la majorité, du moins jusqu’aux prochaines élections. Pour Thoreau, il n’existe aucun état de droit: seul importe le jugement personnel, individuel. S’il est en accord avec la loi, alors ok, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. En revanche, si on l’estime contraire à sa morale, à ses sentiments et à ses intérêts, alors Thoreau invite chacun, en conscience, à ne pas la respecter, à ne pas l’appliquer.

On pourrait entendre sa posture quand le régime de référence n’est pas démocratique, par exemple, dans le cas des sociétés totalitaires qui interdisent toutes oppositions (et donc qui ne peuvent être qualifiées de majoritaires), ou encore des occupations militaires (comme pendant la Deuxième guerre mondiale). La désobéissance civile est également légitime quand la volonté majoritaire n’est pas respectée - ce fut le cas en Inde au moment où Gandhi déclencha son mouvement - ou quand la loi issue d’un vote majoritaire n’est pas appliquée (comme dans les États du sud des États-Unis au moment  au moment du déclenchement de la lutte pour les Droits civiques). En revanche, dans le cas d’un régime démocratique légitime, la désobéissance civique de Thoreau, individuelle - individualiste - egocentrée voire narcissique (les féministes américaines ont dénoncé son caractère de pervers-narcissique) - apparaît comme une contestation du collectif et du système démocratique lui-même. D’ailleurs, il le dit très explicitement  son principe de désobéissance civique est un outil contre ce qu’il appelle « la dictature de la majorité », et de préciser « un homme qui aurait raison contre tous ses concitoyens constitue déjà une majorité d'un ».  Autrement dit, oppose au principe de majorité démocratique celui d’un totalitarisme des individualité voire d’un fascisme de l’égoïsme. Selon lui, chaque individu est sa propre société (perçue comme la somme des minorités individuelles), chaque ego est le soleil de son système autour duquel tout gravite. Il s’inscrit dès lors sinon en totalité avec le libéralisme économico-social développé par Adam Smith puis de l’ultra-libéralisme contemporain, du moins en résonance et en assonance avec le mouvement libertarien américain (
le libertarianisme a réellement pris forme aux États-Unis dans les années 1960, au carrefour de l’anti-communisme viscéral des Républicains, de la contre-culture libertaire et des économistes de l’école de Chicago. Se voulant à «l’extrême centre», les libertariens prônent la liberté en toute chose. Ils peuvent ainsi se battre pour l’abolition de l’impôt et la fin des banques centrales, le mariage gay et le port d’arme, la défense de la vie privée et la légalisation de la prostitution ou des drogues, la fin des frontières et le «droit à la discrimination», et bien évidemment la privatisation de tous les services gouvernementaux, y compris la santé et l'école, quitte à en exclure tous deux qui n'ont pas les moyens  - l'argent constituant à leurs yeux la seule valeur réelle. Le libertarianisme est une "une philosophie résolument capitaliste du «vivre et laissez vivre», attrape-tout et belliqueuse, dans laquelle peuvent se reconnaître les ultra-conservateurs du Tea Party américain comme les cyber-activistes d'Anonymous - cf l'article de Guillaume Gendron et Fabien Beboit).

La réflexion de Thoreau s’inscrit dans l’histoire américaine. Sa »désobéissance civique» retentit en écho au mouvement d’indépendance des colonies américaines vis-à-vis de l’absolutisme métropolitain, anglais jusqu’en 1776 puis du gouvernement fédéral américain. La sécession des États américains du Sud après l’élection en 1860 de l’abolitionniste Abraham Lincoln à la Présidence des États-Unis est l’expression d’une désobéissance civique. La contestation du pouvoir fédéral américain est également une manifestation de la désobéissance civique - du moins c’est en son nom que Timothy McVeigh et Terry Nichols justifièrent leur attentat terroristes contre le siège du FBI à Oklahoma City le 19 avril 1995. Elle est surtout le fait aujourd’hui des suprémacistes blancs américains, qui font leurs les théories de Thoreau - y compris celles sur le retour à la nature (ce qui est assez ironique quand on sait que l’auteur de Walden était un abolitionniste et un défenseur des minorités). En France, la « désobéissance civile » a également été mise en avant pour refuser le droit à l’avortement, refuser la vaccination et les gestes barrières (comme le port du masque) au nom « des libertés individuelles » ou plutôt de son égoïsme particulier (contre la notion « collective » de droit commun) de ou encore justifier la contestation du Mariage pour tous. Les partisans de la Manif pour tous critiquaient la dictature de la majorité (légalement élue) qui accordait les mêmes droits que ceux de la majorité à une minorité et ce au nom d’une majorité dite naturelle et en vertu de principes moraux - comme Thoreau.









Evolution du principe de Désobéissance civile: 

Gandhi, Martin Luther King, 

le suprémacisme blanc, les anti-avortements, les anti-vax, la Manif pour tous...


En revanche, ce n’est pas un hasard si Thoreau est revenu dans l’actualité récente. Cependant, alors que les études universitaires américaines ont tendance à déconstruire l’oeuvre et la pensée de Thoreau, en mettant en évidence sa complexité et ses ambiguïtés, en France, on assiste plutôt à une reconstruction voire à une statufication hagiographique, hélas souvent fallacieuse à force d’imprécisions et d’approximations. Cette réécriture qui nie tous les aspects dérangeants ou non conformes à l’Image idéologique que l’on veut donner de Thoreau traduit un profond malaise dans la démocratie française. Il se manifeste par une crise de la représentativité (que traduit le taux d’abstention de plus en plus élevé à chaque élection) et par une contestation systématique de la loi collective dès qu’elle ne correspond pas répond pas à l’intérêt individuel. A cet égard, le désintérêt des jeunes pour la politique fait écho à la radicalisation des jeunes dans les partis extrémistes anti-démocratiques quand ils s’intéressent à la politique, le fascisme de l’égoïsme répond aux attentes de tous ceux qui confondent libertés et égoïsme, peu importe les orientations partisanes. Les inciviltés sont perçues voire revendiquées comme une expression de la désobéissance civile et la loi « naturelle » du plus fort, individuelle, se substitue à l’État de droit collectif.

Ce mouvement s’est accéléré avec l’essor des réseaux dits sociaux sur internet, ou chacun, sous couvert d’anonymat, est persuadé que sa voix, son clic, son tweet a force loi. Les algorithmes qui lui proposent des choix - des publicités - de plus en plus « personnalisés » (personnifiés ?) l’encourage dans cette idée - ce point de vue - assez similaire à celle de Thoreau selon laquelle chacun serait à sa propre identité, à sa propre majorité, à sa propre totalité au point de nier l’autre, les autres soit en les considérant comme non-existant soit en cherchant à les détruire - via le lynchage médiatique - parce qu’ils osent développer une pensée contradictoire et différente (ce qui est le fondement du système démocratique).

Le wokisme s’est également appuyé sur la désobéissance civique de Thoreau pour théoriser l’opposition entre victimes et oppresseurs. Les minorités - qui ne sont pas forcément minoritaires en nombre - se perçoivent comme dominées par un ordre considéré lui-même comme majoritaire - monopolistique - parce qu’il les domine. La désobéissance civile apparaît comme un moyen de renverser le Système, pourquoi pas
à condition de savoir par quoi il faudrait le remplacer(à part Zemmour et consorts, la société contemporaine s’est montrée plutôt ouverte à des réformes de fond concernant les droits des femmes et le féminisme, la théorie du genre, la lutte contre le racisme).  

Woke es-tu là ?


Le wokisme en tant que déconstruction historique confrontant la lecture des dominés et des victimes à l’écriture des dominants et des agresseurs aurait pu être un projet éthique et salutaire. La série de Raoul Peck Exterminez toutes ces brutes en est un des meilleurs exemples. En revanche, on ne peut que regretter l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques visant à renouveler la haine de l’autre, des autres, de violence envers l’autre et les autres, juste en interchangeant les polarités. En quoi une victime doit-elle devenir un bourreau ? En quoi est-il légitime qu’une victime devienne un agresseur ?  En quoi le fait d’avoir été une victime exonèrerait-il, aux yeux de l’histoire, d’être poursuivi en tant qu’agresseur ? D’être d’emblée acquitté au prétexte de circonstance atténuantes ?  

La polémique qui a eu lieu en 2017 à l’université américaine d’Evergreen est assez symbolique de ce mouvement. L’affaire a été rapportée par Douglas Murray,  dans son livre The Madness of Crowds. Gender, Race and Identity, Bloomsbury Publishing, 2019.  Ainsi, depuis les années 1970, il existait une tradition baptisée « Jour d’absence » au cours de laquelle les professeurs et les étudiants non blancs quittaient le campus et se réunissaient ailleurs afin de rappeler à quel point les non-blancs étaient précieux dans la vie de l’université. Mais, en 2017, les organisateurs ont inversé les choses et ont exigé que les professeurs et les étudiants blancs quittent le campus. Un professeur de biologie, Bret Weinstein, s’y est opposé, jugeant qu’il y avait une distinction fondamentale entre un groupe qui décide de ne pas venir sur le campus de sa propre initiative et un groupe qui interdit à un autre de venir. Ce professeur fondamentalement progressiste et antiraciste se trouva immédiatement confronté à la colère de certains étudiants, puis à diverses mesures de rétorsion et enfin à des agressions quotidiennes. Face à l’hostilité de l’administration universitaire, le professeur et sa compagne, craignant pour leur sécurité, quittèrent les lieux définitivement

En fait, pour les idéologues du wokisme et de la cancel culture, le savoir résulte du pouvoir et non de la connaissance. Ce qui est vrai, comme l’avait analysé en 1975 Michel Foucault dans Surveiller et punir. Sauf qu’il appartient à la connaissance et à l’analyse démonstrative de déconstruire ce rapport de pouvoir. De manière objective, avec la plus grande rigueur et honnêteté intellectuelle. Mais pour les idéologues du wokisme, la connaissance est elle-même l’expression d’un pouvoir. Le fait d’avoir acquis, par l’enseignement quand s’était encore possible, des instruments, des références est en soi une posture hiérarchique vis-à-vis de ceux qui ne les ont pas (toute la question est de savoir si on permet à ces derniers de les acquérir, si on s’en donne les moyens, si on les éveille ou si par facilité, confort, bien-être, économie, on veille à ce que personne ne se distingue au nom du démocratisme et du principe égalitaire-identitaire du tous pareils au risque de chercher à nier et d’interdire toute possibilité d’altérité, autrement dit, doit-on permettre à chaque élève de lui donner le liberté de s’élever ou de se contenter d’en faire un apprenant à égalité avec ses semblables, doit-on l’enseigner - lui donner la possibilité de devenir autre - ou l’éduquer à ne pas être différent ?).

Le wokisme serait-il dès lors un scepticisme radical ? moins fondé sur le doute et la mise en doute mais plutôt sur la suspicion ? D’un côté, il conteste - à juste titre - la doxa ancienne - l’écriture de l’histoire par les dominants - mais de l’autre, il en impose une nouvelle qui refuse toute contradiction, toute possibilité de changement, d’évolution, le tout sous couvert d’injonction morale (moralisatrice), au risque d’imposer une reconstruction historique sinon délibérément fausse du moins inexacte car tronquée. Par exemple, le fait de reconnaître la responsabilité fondamentale des Européens dans l’esclavage et la déportation des Africains ne doit pas occulter le fait d’un commerce esclavagiste inter et intra-africain (certes rendu possible par la demande européenne et américaine), ni de l’existence d’un commerce esclavagiste antérieur à celui dit triangulaire, dominé par des musulmans et à destination du Moyen orient, cela au prétexte que les peuples arabiques ont dominés par les Européens au XIXe siècle…

Ce principe de suspicion est au coeur du système woke et explique ses dérives complotistes. Il se justifie sur l’idée qu’il est impossible de classer une culture comme supérieure ou inférieure à une autre - ce qui est juste - (donc toute volonté de se différencier peut être perçu comme l’expression ou la volonté de rétablir une hiérarchie) et d’autre part sur l’éviction de l’individu et de l’universel, au prétexte que chaque individu est le produit d’une culture et que la reconnaissance même de l’individualité sous entend une différence donc la possibilité d’une relation de pouvoir, par ailleurs, l’universalisme n’est pas perçu comme la reconnaissance de chacun au même titre que les autres, ni comme la possibilité pour chacun d’avoir les mêmes droits que les autres mais au contraire comme une volonté  d’imposer des discours dominants à tous, ce qui est un peu contradictoire car le propre du système woke est justement d’imposer un discours à chacun via l’interdiction de tout discours différent, opposée, contradictoire au sien et plus encore via l’auto-censure (ce qui est très protestant - il serait bon d’ailleurs d’analyser cette influence religieuse - mais bon, en même temps le wokisme s’est d’abord développé dans les universités WASP - White Anglo Saxon Protestant).

En fait, le wokisme apparaît plus comme une dystopie que comme une utopie (on pourrait même dire qu’il fait le deuil des utopies, qu’il les déboulonne), en soi assez révélatrice de notre époque, de ses craintes. Face aux menaces planétaires, il préconise l’instauration d’un nouveau projet de société qui rappelle celle de 1984 décrite par Orwell ou celui du Meilleur des mondes d’Huxley, selon qu’on est plus ou moins optimiste ou pessimiste. 





Une polémique provoquée par Sandrine Rousseau, élue d’Europe Ecologie Les Verts est assez symptomatique du système woke. Le 9 janvier 2022, à 13 heures, au cours d’un entretien sur une chaîne de la télévision publique française, le candidat communiste Fabien Roussel a dit que, pour lui « Un bon vin, une bonne viande, un bon fromage, c’est la gastronomie française et que le meilleur moyen de défendre le bon vin, la bonne gastronomie, c’est de permettre aux Français d’y avoir accès ». Son intervention concernait donc le pouvoir d’achat, et il exprimait la volonté de permettre à tous les Français, y compris les plus démunis, de pouvoir consommer la meilleure qualité possible. Cependant, juste après cette intervention, Sandrine Rousseau envoie un tweet ironique dans lequel elle se contente de dire: « Le couscous, plat préféré des Français… », ce qui n’est même pas vrai. Le couscous - en tant que plat cuisiné, alors que Fabien Roussel évoquait des produits - n’arrive au mieux qu’en troisième position dans le classement de 2020, après le magret de canard et les moules frites. En 2019, c’était la crêpe qui occupait la première place et en 2021, la raclette…En 2016, le couscous était en huitième position. Qu’aucun journaliste n’ait pris la peine ou fait l’effort de vérifier le tweet ne doit plus nous étonner. Car en fait, le but de Sandrine Rousseau était juste politique. Son intention était de faire passer Fabien Roussel au mieux pour un franchouillard voire pour un suppôt racisme voire du suprémacisme blanc, au prétexte qu’il n’avait cité que des produit du terroir français, ou parce qu’il était blanc En témoignent les propos recensés dans le « space » (espace de dialogue vocal public sur Twitter) organisé par le journaliste Taha Bouhafs.  La viande et le « pinard » excluraient « celui qui ne mange pas de porc et qui ne boit pas d’alcool » et serait destiné à les exclure du champ des « Français intégrés ». Mais Roussel n’a jamais parlé de porc.  En fait Sandrine Rousseau utilise le prétexte de l’inclusion - il y existe aussi des Français qui mangent du couscous - pour cristalliser des divisions en opposant ceux qui mangent du couscous à ceux qui mangent de la viande et du fromage, alors que franchement on peut manger et de l’un et de l’autre sans faire de discrimination. Mais voilà, pour que le wokisme de gauche fonctionne, il faut qu’il crée des discriminations, des hiérarchies pour dire ensuite qu’il veut les supprimer. Au nom de l’inclusion, de manière assez malhonnête et hypocrite, Sandrine Rousseau ne fait qu’appliquer la maxime ancienne divide et impera, « diviser pour mieux régner », attribuée à Philippe II de Macédoine, père d’Alexandre le Grand. Sa théorie de l’inclusion ne vise jamais à inclure. Elle fait plutôt écho à l’ordre communautariste WASP au point d’en apparaître comme un remake, un copier-coller. Est-ce cela changer de monde ? 


Rien de nouveau. De même que dans les années 1920 le totalitarisme communiste s’opposait au totalitarisme d’extrême droite, les années 2020 vont-elles être celles des oppositions entre wokisme d’extrême droite et wokisme de gauche ? Dans les deux cas, il s’agit au mieux d’opposer les uns aux autres afin de soumettre l’autre, voire de le nier, de l’exterminer. Le discours victimaire de Zemmour - il se pose en victime d’une catastrophe selon lui à venir  - n’est pas si éloignée de celui tout aussi agressif d’une Alice Coffin ou d’une Sandrine Rousseau, car au final, il s’agir du même processus. Or une révolution ne transforme la société que s’il elle change le processus. Les sociétés occidentales étaient à cet égard plutôt sur la bonne voie, vraiment plus tolérante, vraiment plus inclusive, et ce grâce à un travail de conscientisation, d’éveil (woke) positif qui s’inscrit dans le mouvement de déconstruction. Celle-ci n’est d’ailleurs pas une reconstruction de l’histoire, ni une ré-écriture. La déconstruction  prétend à la justesse via l'analyse (pour plus de justice, mais là on quitte le champ historique pour celui de la politique) et à la réalité. Elle n’a pas vocation à énoncer des vérités  sacralisées et sanctifiée par les idéologies. Elle est un réexamen de la réalité, pas sa conversion à une idéologie. Elle s'impose de dire et refuse qu'on lui fasse dire. L’agressivité du wokisme d’extrême droite et de gauche, leur intolérance, leur violence terroriste apparaissent à cet égard plutôt régressives dans la mesure où elles poursuivent et font perdurer une opposition classique, clivante où l'un n'existe que dans la haine de l'autre, jusqu'à sa négation et son extermination. Leur révolution est une reproduction. Elle ralentit le changement de processus qui était en train d’opérer dans la société. On n’est pas près d’annuler l’Histoire.


Sylvain Desmille©.  










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