PEINTURES ET FRESQUES DE POMPEI, HERCULANUM, STABIA, OPLONTIS par Sylvain Desmille©

Fresque romaine ©Sylvain Desmille
Fresque romaine ©Sylvain Desmille


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Fresque romaine © Sylvain Desmille


PRÉFACE


Le monde romain est un vacarme et un silence. Vacarme des discours, des plaidoiries et des sentences. Cacophonie des conversations gonflées comme un noyé sous la voûte des palais et les coupoles des bains. Tohu-bohu des foules qui hurlent pouce baissé et poings levés. Vacarme de tous ces textes dans lesquels les collégiens et les lycéens perplexes se perdent comme dans un labyrinthe de corridors ouvrant parfois sur des places éparses auréolées de lumières - cette sensation si intense, à l’orée et à l’écho d’une phrase, les deux langues soudain aimantées, de la comprendre et de s’y comprendre, comme un devin arrachant les entrailles de la bête avec ses mains. 


Silence des ruines et des déambulations, quand on a la chance d’échapper à la foule. Silences des atmosphères, des échos murmurés, des pas feutrés. Silence de ce silence là, des murs de briques dont les doigts avides ont détaché les parements. Silence des statues de marbres qui ont échappé au génocide des poudres - sculptures jetées dans des fours pour se transsubstantier en chaux vive destinée à blanchir les églises et à dissoudre les cadavres. Silence des inscriptions dont chacun peut écouter les mots mais que la plupart n’entend pas.   


La peinture romaine se situe au point de contact de ces deux ambiances. L'image est une mise en mot de son propre silence. Elle est un dit sans mot, sans non-dit. Elle est comme un linge humide à cet instant précis où s’évapore l’odeur des chairs, des nuits d’amour et des jouissances, des cauchemars et des songes remontant de leurs propres abysses à la fleur fébrile des peaux. La peinture romaine est un silence qui nous regarde, qui nous contemple, qui s’exprime sans pouvoir parler. 


Les Romains ne sont pas nostalgiques. Le mot est une création récente. Son l’étymologie sonne « antique » mais elle remonte à la fin du XVIIe siècle. Cette nostalgie est spatiale dans le monde germanique (cf. la notion d’Heimat) et temporelle dans le monde latin. Les uns ont le mal du pays et les autres regrettent le temps de leur jeunesse, le "c'était mieux avant". Les Romains ne se complaisent pas dans ce genre d'illusions ou de fantasmes. Et l'honnêteté impose de pas associer aux Romains notre propre nostalgie de la Rome antique, telle qu’elle se déploie à la Renaissance (pour faire simple), puis se prolonge à l’époque moderne et classique, portée par le flambeau des Lumières à l’ombre projetée des ruines du romantisme.


Les Romains se perçoivent à leur place et à leur temps, hic et nunc, ici et maintenant. L’Empire est Rome et où l’Empereur se trouve. Peu importe où. 


En revanche, les Romains sont mélancoliques. Ils sont en proie à la bile (χολή - khōlé) noire (μέλας -mélas). Le médecin grec Hippocrate décrivait la mélancolie comme la manifestation d’un trouble de l’humeur, un sentiment ou plutôt la sensation d’une profonde tristesse, toxique comme le sang de l’hydre de Lerne dans lequel Heraklês trempe ses flèches afin de rendre mortelle leur blessure. La mélancolie est un poison, un regard porté sur soi et au dedans de soi, une force qui vous aspire de l’intérieur, l’effondrement du trou noir sur lui-même. 


Les Romains souffriraient-ils pour autant de ce que l'on appelle de nos jours une dépression ? L'étymologie du mot est une création du XIVe siècle. Dans les temps antiques, le haut mal des Romains correspondrait plutôt au substantif latin d'inquĭētūdō, d'inquiétude - de tout ce qui trouble et menace le calme, le repos, le silence (quies en latin). Cette inquiétude est une anticipation des malheurs, une projection dans l'avenir. Elle signale une inconstance, une rupture. Elle suscite un sentiment d'intranquillité. Elle est rationnelle (objective, elle tire les conséquences et les processus) et irrationnelle (la peur panique de subir les orages qui tonnent pourtant au plus lointain). 


Nombreuses sont les peintures et les fresques dont les personnages et les figures semblent manifester ce sentiment trouble et troublant. Face à eux-mêmes, la surface du miroir se transforme en abîme, et le contemplatif se laisse aspirer par les sables mouvants de sa  contemplation. Certains réagissent - trop tard ? Et on découvre alors leur surprise, leur effarement, leur fascination et leur terreur aussi face à ce qu'ils voient et que l'on ne voit pas (mais peut-être sont-ils juste en train de nous voir, nous, à cet instant précis où nous les regardons). Comme si les personnages figurant sur les peintures et les fresques de Pompéi assistaient soudain à leur propre perte, à l’instant précis où survient l’éruption. Comme si les peintres et les commanditaires avaient anticipé cette destruction. Celles du monde des dieux et de l'Empire.  Comme si les figures étaient surprises d’y avoir échappé, incrédules et stupéfaites lorsqu’elles nous contemplaient ? Car les peintures romaines ne sont pas que des Images. Elles sont des êtres en instance, en silence. Des êtres de silences. A leur Ici et maintenant. A notre Ici et maintenant. Et attendant une nouvelle fin du monde.  


C’est ce regard, leur regard que j’ai essayé de capter dans ces photographies. Celles-ci ne mettent pas en avant uniquement les grandes fresques ornementales et théâtrales, mais aussi les peintures les plus humbles, celles que l’on voit parfois, sur lesquelles on passe, sans les regarder vraiment à cause de leur thématique (l'impudeur antique est notre hypocrisie)  ou de leur « qualité », les images usées, à moitié effacées mais qui résistent dans leurs chairs, la stratigraphie des cires comme nouvelles cernes possibles du temps. Mais bon, on connaît mon attention pour tout ce qui est en général placé au second plan et dès lors rendus invisibles, pour tout ce que l'on rejette par manque de considération, pour tout ce qui est autre de ce que nous-mêmes attendons. Ce travail s’inscrit aussi dans ma démarche documentaire, de recensement et de collecte. Cette captation est une façon d’envisager leur destruction, prochaine ? - tout en leur permettant de perdurer après. Une forme d’optimisme dans le pessimisme, d’envisager le pire pour anticiper et se projeter dans l'après après.


Sylvain Desmille©




Fresque romaine © Sylvain Desmille


TEXTE



PEINTURES ET FRESQUES DE POMPEI : FANTASME DU BLANC, RÉALITÉ DE LA COULEUR DANS L’ANTIQUITÉ ROMAINE par ©Sylvain Desmille 



Voyons-nous le monde du temps passé à son image réelle et à la représentation de ceux qui y vivaient, à l’oeil de ceux qui s’y voyaient ? Car la couleur n’est pas qu’une question de couleur - de variation chromatique, des teintures et des pigments. La couleur est aussi symbolique dans la mesure où elle appartient à un référencement culturel. Le bleu est depuis 1914 la couleur préférée des Occidentaux. Réputée consensuelle et perçue comme pacifique, neutre et froide, elle est la couleur choisie par les grandes organisations internationales comme l’ONU (et ses fameux Casques bleus) ou l’Union européenne. 


Dans l’Antiquité romaine, elle est en revanche associée au deuil et à la mort, ou encore aux barbares - autrement à une altérité radicale («  J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte." écrit Arthur Rimbaud dans Mauvais sang). Tacite, rappelle la tradition selon laquelle les Celtes combattaient nus, le corps teint en bleu (en réalité, le corps couverts de tatouages). Et selon Pline,  reprenant Térence, «les femmes des Bretons se peignaient le corps en bleu foncé pour se livrer à des rituels orgiaques»… 


Codes couleurs antiques.


En fait, ce sont surtout les Egyptiens qui voyaient bleus. Ils furent les premiers - et longtemps les seuls - à avoir synthétisé ce pigment en combinant  et en chauffant du silicium, du calcium et du cuivre. Il était associé au dieu Amon (à l’origine un dieu local associé au Nil, à ses courants, donc à l’eau et au souffle du vent) et au dieu de la fertilité Min, doué d’une érection permanente (d’où la couleur bleu du « viagra »).  Le lapis-lazuli symbolisait la voûte terrestre et  le bleu turquoise (plus associée à la couleur « verte » qu’au bleu), le monde aquatique. L’exportation du pigment bleu égyptien s’intensifie à partir du Ier siècle, après la conquête de l’Egypte par Octave-Auguste. En témoignent les fresques découvertes à Pompéi, même si cette nouvelle mode est encore très critiquée par les Anciens (car trop « orientale » « barbare » et même « médique » à l’image de la célèbre porte d’Ishtar aux briques vernissées d’un bleu intense et par laquelle passait la voie professionnelle de Babylone).


Il existe un hiatus entre ce que l'on dit et la réalité. Le bleu est omniprésent dans les fresques de Pompéi, Herculanum, et les villas de Stabies ou d'Oplontis. Pourtant, il n’a jamais été sous la République romaine une couleur positive. Les vestiges archéologiques ne contredisent pas les beaux discours. Ils prouvent juste qu'il existait un goût du bleu - y compris chez les élites - qui ne tenait pas compte des théories officielles. 


De même, s’il n’existait pas de mot spécifique dans l’Iliade et l’Odyssée pour décrire la couleur bleue (Homère décrit la mer comme verte, pourpre ou noire), si au IVe siècle avant notre ère le peintre Apelle professait qu’il n’existait que quatre couleurs fondamentales pour réaliser des fresques  - l’ocre jaune, le rouge, le noir et le blanc ( à l’écho de la céramique ),  cela ne signifie pas que le bleu n’existait pas dans la palette de couleur grecque. Toute généralisation est une simplification et une mystification. Sur la plaque votive en bois provenant de la grotte de Pitsa, jadis dédiée à Pan, les femmes portent des vêtements bleus, tout comme certaines des célèbres danseuses  représentées sur une fresque découverte dans une tombe de Ruvo,  tout comme dans la fameuse fresque de la tombe dite du plongeur de Paestum (l’eau est verte mais les coussins du banquet sont bleus), tout comme le fronton ouest du temple d’Aphaïa à Égine... En réalité, du fait des relations commerciales qu’ils n’avaient cessé de développer avec l’Égypte, principale productrice de pigments azurés, les Grecs connaissaient très bien le « bleu » et l’utilisaient en tant que pigment et teinture à vêtement (les Egyptiens utilisaient l’Isatis Tinctoria ou pastel pour teindre les bandelettes utilisées pour la momification). 


En revanche, les Grecs n’utilisaient pas le bleu pour représenter le ciel et la mer. Ils préféraient pour les qualifier le terme γλαυκός, glaukós ( étymologie de notre adjectif « glauque » ), qui fait plutôt état d’une luminosité que d’une couleur. En fait, les Grecs  étaient plus sensibles aux variations subtiles d’éclats, de brillances ou de matité. Ils ne perçoivent le ciel - ils ne s’en aperçoivent - que lorsque celui-ci passe du blanc au noir ou au rouge. 


Cette manière de voir met en avant la qualité de ce que l’on voit plus que son aspect et correspond plus à la répartition spectrale de la lumière. Et à cet état, l’esprit grec se conçoit moins en opposition binaire noir / blanc mais plus sur les subtiles variations et liens qui existent entre  les ténèbres et la clarté, les ombres et le lumineux (la densité ou la transparence au sein des ombres elles-mêmes). Il prend plus en considération ce qui est de la voyance (la lumière) que le voir (la couleur) - dans l’antiquité grecques, les principaux voyants comme Tirésias sont aveugles, ainsi qu’Homère. Car pour voir au delà, il convient de ne pas se laisser avoir (à voir) par les apparences. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Cette manière d’appréhender la représentation, plus signifiante que signifiée, est très philosophique. 


Pour les Pythagoriciens, la lumière et les couleurs sont des manifestations d’une même nature, le diaphane, sauf que la lumière est sans limite parce que transparente (elle est à sa propre transparence), alors que la couleur, parce qu’elle actualise le diaphane dans les corps composés, s’y limite (le rouge reste du rouge tant qu’il n’est pas du vert et  tous les deux sont des pigments). Platon définit dans Le Timée (45b-c 67 c-d) la couleur comme « un ensemble de particules projetées sur l'organe de la vue » ( sa théorie diffère de celle énoncée dans le Ménon). Il l’associe à la vision et donc à la question de la représentation: les couleurs, les peintures donnent-elles à voir le vrai, sont-elles un vrai-faux double mimétique de la réalité ou un simulacre de vérité ? Aristote évoque, quant à lui, un « mélange de lumière et d'obscurité, une atténuation de la lumière blanche initiale ». Toutes les couleurs découleraient d’un mélange - d’une variation - de blanc et de noir, et dès lors devraient être considérée comme « immatérielles » (sic)  Plus intéressant, l’obscur ne devrait pas être perçu comme l’antithèse de la lumière, dans la mesure où il proviendrait de la réflexion de cette dernière. Les anciens Grecs ont d"abord pensé duel avant de penser dual


Fresque romaine © Sylvain Desmille


En grec ancien, le terme qui désigne la peau, χρώς, khrốs, signifie aussi par extension « la couleur » (le teint de la peau, la carnation - χροιά, khroiá).  Dans la céramique grecque, les hommes sont représentés avec le teint sombre, basané, car exposé au soleil, alors que les femmes se distinguent non par leur peau blanche mais par leur teint clair (car protégée à l’ombre des gynécées). La couleur fait genre. Elle distingue ( mais « distinguer » ne signifie pas obligatoirement « opposer » - ce serait par trop simpliste et réducteur) la peau rouge (ou noire) des hommes au visage pâle des femmes. Cette dualité (politique) des sexes - des genres - ne cristallise pas une différenciation par genre. Les homosexuels ne sont pas représentés avec une peau sombre mais un peu plus claire et sur les poteries dépeignant des scènes pornographiques homosexuelles (comme ce gangbang bukkake entre adolescents sur une coupe exposée au musée du Louvre)  les passifs ne se différencient pas des actifs, réciprocité oblige. 


Il existe en revanche une réelle distinction entre d’une part les céramiques à usage courant ou sacrées, dites « à figures noires » pour les plus anciennes et « à figures rouges » pour les plus classiques et d’autres part les lécythes, vases à l’origine destinés à conserver les huiles parfumées pour les corps puis par extension utilisés comme offrandes funéraires. A la différences des céramiques destinées « aux vivants », les « vases des morts » étaient à fond blanc sur lesquels des saynètes étaient peintes en couleurs, certaines ajoutées après la cuisson, car plus fragiles, comme les verts, les bleus, les mauves et les roses. Très réalistes, très fines, ces représentations permettent de se faire une idée des peintures murales dans la Grèce antique (très rares  en effet sont celles qui ont survécues aux destructions). Cette différenciation de la céramique funéraire s’opère aux alentours du VIe siècle avant Jésus-Christ, c’est-à-dire au moment du passage entre vases à figures noires et vases à figures rouges, et avec les débuts de la pensée philosophique, c’est-à-dire d’un autre positionnement de l’homme (comme être d’existence) dans son rapport au monde et la perception (conception) qu’il a de lui-même…


Noir e(s)t blanc.


Bien avant Johann Joachim Winckelmann, les Romains ont cru que les Grecs n’avaient pas le sens de la couleur (gamme et variété chromatiques), sinon de manière très restreinte, symbolique (ou anthropologique). Il faut dire que lorsqu’ils envahirent la Grèce, le Siècle de Péricles avait vécu il y a bien longtemps. Les façades des temples et les statues que les Romains pillèrent avaient été blanchies comme les ossements des Spartiates tombés aux Thermopyles ou les cadavres des Thébains massacrés par Alexandre. Cette blancheur de marbre diaphane leur sembla être à l’Image et à la résonance de l’Esprit grec dont ils percevaient l’écho sans en entendre l’essence - ce pourquoi ils copièrent les originaux à cette (faux)semblance, en blanc. 


Le vocabulaire latin a conservé ce souci des nuances « grecques ». Les Romains dissociaient le blanc mat (albus) du brillant (candidus). L’adjectif  latin candidus a donné en français le mot « candidat », parce que celui qui se présentait aux suffrages des électeurs se devait de porter une toge éclatante de blancheur afin que tout le monde puisse le distinguer, physiquement et symboliquement - le candidat doit briller et être brillant. il était également associé à l’idée de pureté, virginale (lorsque le drap n’a pas été taché, souillé par le sang de la défloration) à l’image de celui de la stola des Vestales. 


Cette distinction a contribué à survaloriser par la suite le blanc, dont la nature devient autant psychique que symbolique.  La blancheur est très difficile à réaliser et surtout coûteuse à entretenir au Moyen-âge. Elle est donc réservée aux religieux, à la noblesse voire à l'élite bourgeoisie. La chemise blanche distingue l’élite du peuple qui portait des vêtement écrus, de la couleur des fibres naturelles. A partir du VIIe siècle, le blanc revêt une dimension idéologique quand la blanchité (ou la blanchitude) c’est-à-dire le fait d’être perçu comme « blanc » participe du principe d’identité. Au moment des croisades et plus encore après la perte de Jérusalem et de Byzance, le chrétien occidental s’identifie en se différenciant (en s’opposant) du musulman maure.


L’adjectif « maure » va peu à peu s’identifier (être assimilé) à la couleur « noire ». Il cristallise à l’origine une aire culturelle que les Européens de l’Antiquité considéraient précisément comme non-européenne. Au VI-IVe siècle avant Jésus-Christ, pour les Grecs, les «Médès » (les Perses) était l’équivalent des Maures pour les Romains (surtout au moment de la guerre de Jugurtha en 113-105 avant J-C, dans l’actuelle région de Constantine en Algérie aujourd’hui). Le terme « maure » désigne tous ceux qui vivent dans le voisinage de la romanité. Quand Rome conquiert le littoral d’Afrique du Nord, les anciens « Maures » sont assimilés à l’Empire et le terme sert alors à qualifier les tribus berbères, en particulier, selon Salluste, Procope et Saint augustin, celles dans la région des Aurès, qui vivent en marge de la culture romaine. Les « maures » sont donc les autochtones toute forme de colonisation, politique, culturelle et religieuse. Suite à la division de l’Empire romain, et surtout après la conquête arabo-musulmane, le terme maure tend à caractériser tout ceux qui sont des non-occidentaux, des non-chrétiens. Les anciennes peuplades « barbares » du point de vue des Romains de l’Antiquité font partie à part entière de la grande communauté des chrétiens catholiques romains. Ce faisant, le concept raciste lié à la couleur de la peau commence à s’enraciner et à étendre son rhizome. Il n’avait pas vraiment de sens dans un Empire basané. A la fin de l'Empire romain, l’Occidental s’oppose à l’Oriental comme le Chrétien au Musulman en guerre l’un contre (avec) l’autre. Comme le blanc  de la page et le noir des lignes indissociables l’un de l’autre pour transmettre un savoir des livres. 


Ironie de la linguistique, selon Adolph Bloch, le terme « maure » aurait une étymologie punique. Il dériverait de « Mahurim », et désignerait tous ceux qui vivent à l’ouest de Carthage, autrement dit les Occidentaux (sic), ce qui, ramené à notre contemporanéité, indiquerait qu’à l’origine les Blancs identifiaient comme les Noirs correspondrait de nos jours à ce que les Carthaginois auraient appelé de nos jours « les blancs ».


Fresque romaine © Sylvain Desmille


La blanchité change encore de posture au moment de la colonisation  des Amériques et du grand remplacement occidental (la notion de "grand remplacement" a d'abord été mis en oeuvre. par les Occidentaux, ce pourquoi d'aucuns aujourd'hui en fantasme la "Grande peur du XXIe siècle", parce que ce sont leurs ancêtres qui l'on appliqué à l'origine). Dans un premier temps, les colonisateurs européens massacrent systématiquement toutes les populations autochtones, donc « non-blanches » du point de vue des envahisseurs, afin de prendre leur place. Toutefois, le génocide est tel que les Occidentaux se trouvent dans l’obligation de remplacer les populations indigènes amérindiennes par une autre main d’oeuvre esclavagisées, en provenance d’Afrique, indispensable pour l’exploitation des ressources, leur commercialisation et et la croissance économique (l’enrichissement des colonisateurs). Il s’agit là d’un second « grand remplacement ». Dans ce contexte, la notion de blanchité revêt une dimension raciale, raciste et racialiste, moins culturelle que physique (avoir et conserver le teint clair est devenue une obsession des élites colonisatrices,  soucieuse d’accorder leur pouvoir à leur identité (identification) et de répudier à cette effet toute collusion et tout métissage).  C’est à ce moment là que le terme «  maure » s’identifie à la couleur « noire », pour dire l’Autre, l’Altérité contraire à son quant-à-soi, honnie (et vouée aux destructions, aux gémonies) mais pourtant indispensable pour s’identifier a contra, moins en soi qu’en opposition. Mais si l’Autre disparaît, qu’advient -il alors de soi ? D’où les luttes incessantes, le besoin de susciter la querelle, d’entretenir les haines, quitte à gâcher des quantités phénoménales d’énergie, seule possibilité de se sentir exister par peur de devoir exister peut-être ?   


L’antiquité chrétienne fut à la fois très lumineuse et très colorée. En témoignent les mosaïques de Ravennes ou encore les pavages des églises en opus sectile, appelés aussi style cosmatesque, véritables marqueteries de marbres multicolores, typique des églises byzantines paléo-chrétiennes et surtout romaines du haut moyen-âge, à l’instar de la basilique Saint Laurent hors les Murs, de la basilique Sainte Marie Majeure ou de la basilique San Saba. 


De même que les querelles entre les iconoclastes et les iconolâtres  ont divisé les communautés chrétiennes, de même les chromophiles se sont opposés aux chromophobes pendant tout le Moyen-âge. Saint Bernard reprend à sa manière les arguments antiques. Selon lui, la couleur est une matière avant d’être une lumière. Il la rapproche des fards trompeurs, expression de la vanitas humaine. Pour lui, peindre les statues des saints c’est un peu les embellir avec de parures très chères, les enorgueillir, et trahir leur message de pauvreté et d’humilité biblique. Au XIIe siècle, les abbés de Cluny ne partagent pas cet avis. Comme leur conception associe couleur et lumière, plus un lieu de culte est coloré et plus il augmente sa part divine en dissipant les ténèbres. Ils appuient leur argumentation sur la description de la Jérusalem céleste dans l’Apocalypse de Saint Jean. 


Depuis plusieurs années, un patient travail associant archéologues, historiens d’art et infographistes  a permis de révéler au grand public à l’aide de rétro-projections très réussies les façades extrêmement colorées des cathédrales françaises, comme celle d’Amiens. C’est au temps de la Réforme que les statues avaient été blanchies par une épaisse couche de chaux. Là encore prendre ou non le parti de la couleur participe d’un choix idéologique.


La Renaissance se montre à cet égard assez équivoque. D’un côté, elle reproduit les statues greco-romaines avec l’idée qu’elle se fait de « l’antique", c’est-à-dire telles qu’elle les redécouvrent, en substance, la peau à même le marbre, l’image à même la matière. De l’autre, son univers pictural reste très vivement coloré, comme en attestent les fresques de la Chapelle Sixtine au Vatican, après leur restauration entre 1980 et 1994. 


C’est au XVIIIe siècle que le mythe de la blancheur antique  revient  à nouveau dans l’actualité. Cette convention esthétique se fonde sur une posture idéologique. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille

Winckelmann et le néoclacissisme:  

le diktat et l’obsession du « blanc »


Lorsque Johann Joachim Winckelmann, théoricien du néoclassicisme, assiste en 1748 aux premières fouilles de Pompéi, il est surpris par le nombre de tableaux, de fresques découverts dans les demeures privées et les édifices publics. Toute cette polychromie l’accable. L’Antiquité serait-elle un monde en couleurs et de couleurs ? Jusqu’alors, rares avaient été les oeuvres peintes à avoir résisté aux destructions physique du temps. De plus, les copies romaines des statues grecques n’étaient pas toujours peintes ou dorées, contrairement à leur original,  du moins en général c’est-à-dire en apparence, car si on se penche au plus près il est souvent encore possible de discerner dans les replis des traces de pigments (il suffit pour s’en rendre compte d’aller au bout de la section épigraphique au premier étage de Palazzo Massimo, là où sont exposées les statues consacrée au culte de Cybèle ou encore dans la grande salle des mosaïques  la Centrale Montemartini à Rome). 


Winckelmann ne tient pas compte des découvertes archéologiques lorsqu’il publie en 1764 son Histoire de l’art dans l’Antiquité. Pour lui, toutes la statuaire grecque était blanche - non pigmentée - car selon lui le blanc est lumière. C’est aussi l’attribue d’Apollon. « Comme le blanc est la couleur qui réfléchit le plus grand nombre de rayons lumineux, c’est aussi la plus sensible, et un beau corps sera d’autant plus beau qu’il est plus blanc » écrit-il. Plus encore, il considère la polychromie comme barbare et archaïque.  Elle rappelle les façades - jadis entièrement peintes de couleurs vives - des cathédrales du Moyen-Âge, période considérée depuis Pétrarque dans son poème Africa comme un « Âge sombre », celui des « Siècles obscures » (mais colorés) opposé à l’Ère lumineuse de l’Antiquité classique. Le blanchiment des édifices « gothiques » apparaît être une bonne solution pour faire oublier leur origine « barbare », les inscrire dans une lignée et un mouvement qui les transcendent en les métamorphosant à la ressemblance des sanctuaires antiques. Mais il ne s’agit que d’un « faire image », d’un fantasme, d’une volonté éducative de régir « le bon-goût », quitte à l’abstraire de la réalité, de nier le Vrai au nom du Beau. 



Fresque romaine © Sylvain Desmille


L’antiquité décrite et considérée par Winckelmann est un fantasme, une (mauvaise) vue de l’esprit, au mieux fondée sur une méconnaissance, une inculture des civilisations greco-romaines. En revanche, le fait qu’il ne remettent jamais en doute son point de vue, ses lieux communs, sa généralisation pose la question de son honnêteté intellectuelle. Car persuadé d’être dans le Vrai, à l’instar d’un croyant, Winckelmann ne déconstruit jamais sa construction « intellectuelle », par conviction, manque d’effort, incapacité de se remettre en cause, peur de voir son modèle être critiqué ? Son apollon, dieu des Arts et lumineux n’a pas grand chose à voir avec la divinité portant révélées par les mythes. La racine indo-européenne  *apelo-, *aplo évoque (et invoque) « la puissance » et « la force ». Son origine (Lycienne ?) le rapproche plus de la sphère asiatique, barbare (il combat dans l’Iliade aux côté des Troyens, et il porte des bottines et non des sandales comme les Grecs). Peut-être fut il un dieu très ancien, pré-hellène, antérieur à la colonisation archéenne. Avant d’être une divinité « solaire », à l’instar de sa soeur, apollon est un dieux sauvage et du sauvage, un « dieu loup » (λύκειος, lúkeios). C’est un dieux vengeur, un grand massacreur. Il tue le serpent Python à Delphes, élimine ses demi-frères Tityos et Amphion, assassine ses neveux et ses nièces, écorche vivant le satyre Marsyas amateur de flûte parce qu’il avait osé le défier. Winckelmann, par facilité, tradition, n’a voulu retenir que l’image positive d’Apollon, parce que ce faire-image servait son propos.


Certes, un esprit bienveillant (c’est-à-dire condescendant) pourrait excuser Winckelmann en invoquant l’état des connaissances à son époque, la réécriture des mythes, synthétisés afin d’être rationalisés, en éliminant tout ce qui pourrait rendre leur narration complexe voire paradoxale. Mais les statues représentant le supplice de Marsyas connues au XVIe-XVIIIe siècle (thème mis en peinture par Titien ou Bronzino). De plus, Winckelmann refuse de prendre en considération les découvertes archéologiques qui contredisent son propos - ce déni de réalité s’apparente à une forme de négationnisme. Car, comme le rappelle Charlotte Rineyrol dans son brillant essai « Etrangeté, passion, couleur » L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880) (Presses Universitaires de Lyon, 2013), dès 1814, Edward D. Clarke atteste de la présence de restes de pigments sur les bas-reliefs des temples de l’Acropole. Le chef d’oeuvre de l’art classique grec était peint, comme les temples archaïque avant lui et les églises chrétiennes après. Que l’idéologie (l’ambition) néoclassique vise à promouvoir l’excellence par l’imitation des Anciens, pourquoi pas, à condition toutefois de ne pas mentir volontairement ni délibérément.


Fresque romaine © Sylvain Desmille


De même, Winckelmann condamne par principe la polychromie, qu’il accuse  d’être trop sensuelle et superfétatoire, contraire à la beauté idéale (à l’idée qu’il se fait de la beauté).  Il s’appuie à cet égard sur un passage d’Histoire naturelle (livre XXXV, § 32) dans lequel son auteur Peine l’Ancien loue un usage limité de la couleur comme le recommandait déjà le célèbre peintre grec Apelle, contemporain d’Alexandre le Grand dont il aurait fait le portrait équestre et dont la palette ne comportait que quatre couleurs, le blanc (melinium), les ocres (sil) le rouge (sinopis) et le noir (atramentum). Pline et Winckelmann à son écho critiquaient en revanche les couleurs qualifiées « d’asiatiques », les pourpres et les lapis, trop flamboyantes pour ne pas apparaître décadentes, et qui coûtaient des fortunes (signe de leur popularité). Les Stoïciens opposaient l’austérité romaine au luxe oriental dont les chatoiements criards sollicitaient l’appétit et la confusion des sens et détournaient le sain esprit de sa visée vers l’universel. Mais dans quelle mesure ce simple point de vue doit-il être généralisé afin d’en faire une doctrine ? D’autant que les traces archéologiques démontrent le contraire. Alors oui, les Stoïciens - certains Stoïciens - étaient a priori contre l’usage de certaines couleurs. Mais était-ce pour autant le cas de l’ensemble des populations ? A Pompéi, Herculanum, dans les villas de Stabia, la couleur est omniprésente, très bigarrées dans les pièces d’habitations réservées aux maîtres et aux réceptions, plus unifiées dans les parties dédiées au service. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Le corps image est-il un corps ? 

L’idéal néoclassique face à la la volonté de jouissance antique. 


Pour les néoclassiques, les corps canoniques, parfaits, d’un blanc diaphane  de la statuaire antique était un symbole de leur force et de leur grandeur d’âme, de leur pureté d’esprit et de leur incorruptibilité morale. Cette idéalisation serait-il un moyen pour Winckelmann de contrôler ses pulsions homo-érotiques ? De les couler dans le marbres pour les figer à jamais ? Quitte à faire de chaque corps sculpté un monument et une poétique de ses frustrations ? Sa conception de l’Antique ne révèle-t-elle pas plutôt une vision christianisante et puritaine sur la culture et le monde greco-romains ? Winckelmann oppose par ailleurs l’archétype de l’homme viril - celui des vestiaires de stade de foot et des GI’s américains -  du corps pédé (celui qui , littéralement et étymologiquement, doit servir de modèle d’éducation pour les enfants - παιδεία, paideía en grec) aux Sybarites réputés ramollis par les plaisirs sensuels et sexuels, et souvent représentés (imaginés) comme maniérés et efféminés, dégénérés car décadents.


Pour Winckelmann, le corps des statues antiques se doit d’être exempt de toute maladies et difformités, à l’image de celles résultant des maladies vénériennes donc de tout péché de chair - ce pour quoi il est possible d’en admirer la pure nudité, sans arrière pensée. καλὸς κἀγαθός, (Kalos kagathos) selon la formule consacrée, bien qu’assez obscure. Le philologue Werner Jaeger y voit l’expression de la figure du « gentleman , « idéal chevaleresque de la personnalité humaine complète, harmonieuse d’âme et de corps, compétente au combat comme en paroles, dans la chanson comme dans l’action » (in Paideia, The Ideals of Greek Culture, Werner Jaeger, Oxford University Press, NY, 1945, p. 13.). L’historien Henri-Irénée Marrou met quant à lui en avant l’équilibre entre d’un côté la beauté érotique du corps bien sculpté et de l’autre la bonté morale, à l’image du jeune Cyrus portraitisé par Xenophon ( in Cyropédie, t. I, Paris, 1972, 93 p., chap. II, p. 3-4 ). Pour le très victorien Winckelmann, cette sanité de la statuaire antique est aussi une manière d’opposer son néoclacissisme au romantisme accusé de se complaire dans la dépression, la fascination pour les maladies de l’éros-satyre, les infirmités, la faiblesse et les déboires moraux (cf. Conversations de Goethe avec Eckermann). Le romantisme noir associe la blancheur et la pâleur des corps à la maladie et à la mort. Winckelmann y voit un symbole d’éternité à l’image des corps de marbre.


Fresque romaine © Sylvain Desmille

Fresque romaine © Sylvain Desmille


Mais là encore, il ne s’agit que d’une vue de l’esprit qui ne correspond pas à ce que révèlent les peintures et les fresques antiques. Si l’Empire cherche à imposer sa volonté de puissance, les populations expriment plus leur volonté de jouissance. A Pompéi, l’expression de la sexualité était omniprésente, autant dans l’espace privé que public. Cette imagerie érotique et pornographique n’étaient pas ressentie comme obscène , impudique ou provocatrice, car elle n’était ni perçue ni considérée comme tel. Tout le monde pouvait les contempler, sans aucune censure ni limite d’âge ni clin d’oeil ou besoin d’avoir à cliquer pour affirmer qu’on a bien au moins 18 ans. L’espace public est un espace sensuel, et la moralité romaine n’est pas sexuelle. Les enfants pouvaient voir des scènes homo, bi ou hétérosexuelles. Il n’existait pas de sexualité anormale ou immoral dans la mesure où le sexe appartenait à la normalité, naturelle, culturelle et religieuse. L’éducation sexuelle passait autant par l’image que par le faire. Dans les bordels ou les thermes, très souvent mixtes, les médaillons érotiques permettaient d’instruire les visiteurs sur les différentes positions sexuelles aptes à donner du plaisir aussi bien à l’homme qu’à la femme.


Cette sexualité librement affichée est souvent joyeuse, délurée, non dénuée d’autodérision (en 2018, fut découverte une fresque représentant le dieu Piape pesant son pénis sur une balance…). Elle peut être aussi très agressive, mettant en scène des viols. Tout n’est pas rose au royaume du dieu gland. Enfin, certaines pratiques sexuelles étaient (théoriquement) réservées à des catégories sociales. Un homme libre pouvait sodomiser mais pas se faire sodomiser,  la fellation, le cunnilingus et l'anulingus  - l’art de faire l’amour avec la langue - étaient réservés aux prostitués ou aux esclaves (ceux qui n’avaient pas leur mot à dire). 


La critique de la polychromie par Winckelmann, pourtant omniprésente à Pompéi, Herculanum et dans les villas de Stabies, a souvent servi de paravent ou à jeter le discrédit sur les thématiques et la représentation des oeuvres mises à jour. Scènes mythologiques ou tableaux plus triviaux, toutes les fresques débordent de sensualité et d’érotisme. Pompéi se révèle être une cité sans frustration sexuelle et complètement décomplexée (surtout au regard de notre monde contemporain prompt à exercer la censure puritaine désormais via les algorithmes, nouveaux kapos du Dogme). Cette sexualité omniprésente a décontenancé les premiers fouilleurs et scandalisé les touristes au XIXe siècle. Jugées un peu trop lascives, lubriques, obscènes, statues et fresques à peine découvertes ont été enlevées et cachées afin de ne par heurter la pudeur publique. Une infime partie resta accessible aux érudits et spécialistes, sur demande expresse auprès des Ministres de la Culture jusqu’en 1967, puis de manière plus libre à partir de 1971. Depuis 2000, le cabinet secret du Musée archéologique de Naples est ouvert à tout le monde. La même année se généralisaient les processus informatiques algorithmiques, agents de la censure contemporaine. Et on peut se demander si bientôt le cabinet secret du musée de Naples ne va pas être à nouveau interdit aux mineurs, au nom de leur préservation morale, à l’écho des lois visant à leur barrer l’accès des sites pornographiques ou d’un retour en force de la pudibonderie religieuse. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Tout ce qui est blanc n’est pas noir: 

de la nécessité de déconstruire la reconstruction. 


Dans les années 2015-2020, cette perception/conception  Winckelmannienne a été déconstruite mais aussi instrumentalisée afin de laisser à penser que le marbre blanc des sculptures antiques qui ornent les musées serait le reflet d’une idéologie raciste « inavouée » qui courrait à travers les siècles, légitimant la blancheur comme idéal de beauté et de perfection. L’exposition de cette statuaire participerait-elle dès lors d’un complot réactionnaire cherchant à placer le blanc (le sans couleur) au coeur de nos valeurs ? Mark Abbe, spécialiste de la polychromie à l’Université de Géorgie l’affirmait dans le New Yorker d’octobre 2018. On aurait tu à dessein le fait que les statues et les temples avaient été souvent peints afin de faire de la blancheur un instrument de la domination culturelle. La référence à la romanité par le dictateur italien Mussolini et la promotion d’un nouvel art néoclassique par Hitler (et Staline) justifierait l’idée - l’idéologie - selon laquelle les Grecs et les Romains auraient été des fascistes et des Nazis ! A preuve, les statues des athlètes du Foro italico, symbole de l’art fasciste à Rome sont blanches comme l’Apollon du Belvédère ! Ce pourquoi avancent d’aucuns, il importerait de les déboulonner des académies et des musées, de les jeter dans les brasiers pour les transformer en chaux vive peut-être ?


Fresque romaine © Sylvain Desmille. Cette saynète permet de se rendre compte du déroulement d'une cérémonie  dans le cadre du culte d'Isis.  

Le problème est que cette prétention présomptueuse a eu un certain écho, dans la vraie vie, hors des des réseaux sociaux souvent en proie au delirium tremens collectif. En 2021, des étudiants de la célèbre université britannique de Cambridge (quelques-uns)  ont dénoncé « la blancheur » de la collection des moulages en plâtre (sic) du musée d’archéologie classique, révélatrice d’un racisme systémique au sein « des classiques » et donnant « une impression trompeuse de l’absence de diversité dans le monde antique ». Leurs bonnes intentions de restaurer la réalité de la polychromie dans l’antiquité sont louables. Laisser entendre qu’il s’agit d’un complot séculaire des élites occidentales est faux.  


D’abord, Winckelmann a certes, selon certains points de vues, donné à l’histoire de l’art européen un socle intellectuel et esthétique à la blancheur,  par déni de réalité, au nom de son idéal de « noble simplicité associée à l’idée de la grandeur d’âme ». Toutefois, il n’est jamais question chez lui de « la race blanche », sa théorie esthétique (son imaginaire) ne promeut pas une idéologie raciste. Sa blancheur n’est pas une blanchité. Ensuite, la découverte de la polychromie dans l’antiquité n’a jamais été cachée. La prise de conscience d’un mode antique bariolé coïncide avec l’essor de l’archéologie au XIXe siècle. En 1830, l’architecte franco-allemand Jacques-Ignace Hittorff publie un mémoire consacré à l’architecture polychrome chez les Grecs. Il fait très vite des émules parmi les étudiants en architecture de l’École des Beaux-Arts. En témoignent leurs dessins réalisés lors des voyages d’études à Rome ou en Grèce, comme ceux de Charles Garnier publiés en 1858 dans la Revue générale de l’Architecture et des Travaux publics, vol. XVI. Le peintre classique Ingres s’associe à ce mouvement. Dans la gravure qu’il réalise en 1865 d’après son Apothéose d’Homère, il demande à Hittorf de colorer la façade du temple situé en arrière-plan. Les recherches sur la polychromie des statues s’accélèrent avec les découvertes archéologiques de Pompéi, de manière continue au fur et à mesure des progrès technologiques. En 2014, la glyptothèque de Copenhague a restitué les couleurs de cent vingt statues antiques en se fondant sur les analyses scientifiques et chimiques. Dès lors, il est curieux de sous-entendre que la polychromie des statues aurait été dissimulée à dessein, surtout de la part d’universitaires qui en seraient des spécialistes. On peut comprendre leurs frustrations liées à leur incapacité à mettre en avant leurs travaux, sinon a contrario, mais de la à excuser leurs extrapolations et spéculations conspirationnistes ? Enfin, ils devraient être les premiers à savoir que dans le monde antique la blancheur est genrée. Les hommes sont toujours représentés basanés. Les femmes sont blanches. A suivre leur mode de pensée sur la blanchité antique, les femmes - la femme - seraient-elles dès lors à la source du racisme occidental ? Passons.  


Fresque romaine © Sylvain Desmille



De l’art des couleurs dans la Rome antique. 


En fait, déconstruire la décontraction impose de revenir au monde antique, à l’aire et à l’ère de l’Antiquité, en replaçant les peintures et les fresques de Pompéi, Herculanum ou Stabies à leur espace et à leur dimension. La peinture murale est intimement lié à l’environnement quotidien des Romains. Dans les maisons (domus), elle est souvent omniprésente, du sol au plafond. Elle constitue à cet égard un élément architectural, au même titre que les colonnades. De la à dire que la décoration est une architecture ? Sans doute, car si au début la peinture murale était réservée aux pièces de réception, elle servit ensuite à différencier les espaces et à identifier la distribution des pièces, voire à imiter des formes d’architectures, grâce à l’art du trompe-l’oeil, ou en imitant des revêtements de marbre avec du stuc. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Rien qu’à Pompéi on distingue quatre principales phases stylistiques, correspondant à des effets de mode que l’on retrouve aussi à Rome ou dans les colonies romaines en Gaule. Chaque maison n’a pas un style de peinture dédié. Ils suivent plutôt souvent l’essor de la domus ou de la villa, comme dans la villa de Poppée à Oplontis.  


Le premier style dit « à incrustation » est dépourvu d’éléments figuratifs. Il correspond au goût hellénistique fondé sur des effets de matières, en stuc polychrome, imitant les marbres multicolores. Les parois sont divisées horizontalement en trois parties: la plinthe, le panneau central et la corniche. On en voit des vestiges dans la Villa Arrianna à Stabies ou l’atrium de Maison de Salluste à Pompéi. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Le deuxième style pompéien dit « architectonique » se développent pendant une cinquantaine d’années, sous la République romaine, entre les terres dites sociales (vers 88 avant Jésus-Christ) jusqu’à l’avènement du règne d’Auguste (en 20 avant J-C), Il marque une nette rupture: il n’y a plus de relief en stuc et les parois sont peintes. Les effets de matière sont replacés par les éléments en trompe l’oeil: « Ils en vinrent à représenter des édifices avec des colonnes et des frontons, qui se détachaient parfaitement sur le fond, nous rapporte Vitruve, Et de préciser: « lls peignaient des scènes tragiques, comiques ou satiriques. Les galeries, à cause de leur longueur, furent ornées de paysages qu'ils animaient par des points de vue tirés de certaines localités ; c'étaient des ports, des promontoires, des rivages, des fleurs, des fontaines, des ruisseaux, des temples… » 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Ce style très ornemental est forment influencé par l’architecture palatiale (celle des grandes villas des Grands de leur monde) et théâtrale. On peut même parler de théâtralisation: la décoration se fait décorum et les saynètes s’intègrent dans une mise en espace scénique (les effets d'espace sont suggérés par des ouvertures du décor et des jeux de perspectives). Le goût pour les tableaux peints au centre de la zone médiane puis se multipliant sur les panneaux latéraux constituent de vraies pinacothèques, comme dans la Villa des Mystères à Pompéi, ou la villa de Poupée à Oplontis. Les scènes mythologiques s’inscrivent souvent dans des paysages idylliques, à l’image du « jardin » de la villa de Livia (Rome) . Peu à peu le faste scénographie est remplacé par des figures grandeur nature, à l’image des Génies ailés de la villa de Boscoreale. Ce style, très ostentatoire et un rien bling bling, aux trompe l’oeil tape à l’oeil, qui correspond à une accélération de l’expansion de l’Empire, a fait furie, y compris en Gaule comme dans la maison de Sulla à Glanum, ou à Roquelaure en Aquitaine. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Le troisième style apparaît en - 20 et s’achève avec le règne de Claude (entre 41 et 54 après J-C). Directement influencé par l’art égyptien, il se définit surtout en réaction contre l’illusionnisme « baroque » du deuxième style. Les décors sont plus simples, plus épurés, à l’image et à la ressemblance du « Siècle » d’Auguste. On met en avant les compositions planes, sans effet de profondeur, les décors sobres, monochromes et si épurés qu’ils en apparaîtraient presque « abstraits ». Dans la villa campanienne dite d’Agrippa Posthumus où aurait vécu le petit-fils d’Auguste, les parois ne sont plus structurées en colonne mais par des hampes très délicates d’inspirations végétales et métallique. Les candélabres sont l’éléments phare de ce nouveau style.  Les grands tableaux sont présentés simplement, pour eux-mêmes. Les trompes l’oeil ne cherchent pas à duper mais se donner à voir pour ce qu’il sont, des feux semblant - le faire image déconstruit le faire image. Ce style fut assez en vogue à Herculanum. On le retrouve aussi à Lugdunum (Lyon) nouvelle capitale des Gaules.


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Le quatrième style va de la fin du règne de Claude à la destruction de Pompéi. Il correspond au règne de Caligula, Néron, Vespasien et se distingue du troisième style… par un retour au deuxième style illusionniste. En fait il s’agit plutôt d’une synthèse du deuxième et troisième style (abandon de la division tripartite, mise en place de lignes de fuite multiples).  Les décors, exubérants, jouent désormais avec les oppositions chromatiques, comme dans la maison des Vettii à Pompéi. Les fonds noirs mettent en avant les tableaux non seulement mythologiques mais de plus en plus souvent impressionnistes et naturalistes (natures mortes), croquant des scènes de la vie quotidienne sur le vif du sujet (un peu comme les premiers mangas du XVIIIe siècle).  Le fait que l’on n’a pas retrouvé trace de ce IVe style dans la Gaule non Narbonnaise montre combien au tournant du IIe siècle les espaces non romains s’affranchissent de la tutelle. C’est d’ailleurs à partir de cette époque qu’émerge une peinture provinciale. 


Dans le Livre VII du De Architectura, Vitruve traite des questions techniques de l’art pariétal. Il distingue deux principales techniques. La technique dite a secco, à sec, ou encore dite » technique égyptienne », consiste à appliquer  sur un enduit de plâtre ou de chaux des pigments liés par de l’oeuf, de la cire ou de la colle animale. La technique dite a fresco, à frais (mais le mot est à l’origine du substantif « fresque ») choisit de poser les pigments sur une surface humide afin que le processus de carbonatation (par évaporation) puisse les fixer de manière stable dans le temps (car sans liant). L’originalité de la peinture murale romaine tient à la succession des couches d’enduit. Il s’agit le plus souvent d’une pâte de chaux composée de sable, de tuileau, de poudre de marbres, de pouzzolane voire de gravas d’enduits recyclés. La première couche d’enduit est toujours la plus grossière (en tuileau), la dernière la plus fine (en poudre de marbre). La pérennité des fresques dépendait de ces enduits. Selon Vitruve, pour éviter de voir les murs se fissurer, il était indispensable d’appliquer d’abord trois couches de mortier de sable (l’arricio) plutôt épaisses pour préparer le support en rattrapant les irrégularités du mur, puis trois de poudre de marbre (l’intonaco) plus fines avant de lisser la paroi au lait de chaux, surface sur laquelle le pictor parietus commence à tracer des repères puis à esquisser la composition finale.  Et c’est vrai, malgré le tremblement de terre du 5 février 62 puis de l’éruption du Vésuve de l’automne 79, nombreuses sont les fresques à avoir été découvertes presque intactes, non fissurées. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Les pigments étaient minéraux (la craie, la chaux, les ocres, la malachite) ou organiques (charbons de bois, aragonite, cinabre, murex).  Plus difficile est de savoir si ces fresques étaient le fait d’artistes ou d’artisans travaillant ou non à partir d’un « carton «  réalisé par « un artiste » à la manière de certains artistes contemporains qui font réaliser par des techniciens ou assistants leurs « idées ». En tout cas, un édit de 294 après J-C, soit plus de deux siècles après la destruction de Pompéi, Herculanum et Stabies, distingue deux catégories de peintres, avec d’une part les pictores parietarii ou « peintres de parois » chargés de l’organisation générale du décor, de sa  composition, de sa vue d’ensemble, et d’autre part les pictores imaginarii ou « peintres d’images » spécialisés dans les scènes figuratives (et qui reçoivent un salaire double que les premiers). L’édit est intéressant car il montre la répartition des tâches entre ceux qui sont chargés du gros oeuvre et ceux, plus artistes, des finitions. Les premiers travaillent à la truelle et à la taloche), les seconds appliquent les pigments au moyens d’éponges ou de pinceaux en poils d’animaux. Cependant, l’édit de 294 reste imprécis sur les conditions de travail imposées par la technique a fresco qui exige une rapidité d’exécution. De plus, les pictores imaginarii peuvent aussi désigner les « peintres de chevalet », ce que d’aucuns étaient aussi sans que l’on sache s’ils l’étaient forcément tous. 


Fresque romaine © Sylvain Desmille


Le tableau tel que nous le concevons, comme image et objet en soi, existait dans le monde greco-romain. Mais les sources écrites qui les attestent n’ont pas permis d’en retrouver des traces sinon parcellaires ou très spécifiques comme les portraits du Fayoum que l’on plaçait sur les momies ptolémaïques et romaines. Les fresques découvertes à Rome et surtout celles de Pompéi, Herculanum, de la villa de Poppée à Oplontis, ou les villas de Stabies donnent cependant une idée précise de l’art des images dans le monde romain et surtout de leur très grande diversité et de leur omniprésence (y compris dans les rues). Les fresques antiques doivent également être interrogées au regard des mosaïques, qui correspondent à une autre technique, mais qui participent d’un même rapport à l’Image, à la fois réaliste et symbolique (à la ressemblance du corps statufié et statutaire de l’Empereur), individuel et collectif. Sans ce rapport si particulier aux images qui donnent corps aux dieux et qui font des hommes des dieux, l’Empire romain aurait-il pu basculer dans le monde chrétien ? L’évolution de la peinture romaine rend compte de ce processus et permet d’en percevoir les ressorts. Son étude permet de prendre conscience de ce qui est en train de se jouer à notre contemporain.


©Sylvain Desmille 


Fresque romaine © Sylvain Desmille




Fresque romaine © Sylvain Desmille Les serpents  sont omniprésents à Pompéi et Herculanum. Ils attestent de la permanence de culte très anciens, pré-grecs et pré-romains. 


Bibliographie indicative.


Jean-Michel Croisille, La peinture romaine, Paris, Picard, 2005,


Shawn McCutcheon, « Un pédéraste érudit : masculinité et homoérotisme chez Johann Joachim Winckelmann », in Cahiers d’histoire, volume 32, number 1, summer 2013. 


Adeline Grand-Clément, « L’épiderme des statues grecques: quand le marbre se fait chair », in Images Re-vues, 13, 2016. 


Stéphanie Guilmeau-Shala, « En quête de la couleur: publication de dessins réalisés lors de voyages d’études en Grèce », in Bibliothèques d’Atelier, Publications de l’Institut national d’histoire de l’art, Paris 2011.


Philippe Jockey, « Les couleurs et les ors retrouvés de la sculpture antique », in Revue archéologique 2014/2 (n°58), pages 355-370, Presse Universitaires de France, 2014.


Michel Pastoureau, Série Histoire d’une couleur, dont Bleu, Seuil, Paris, 2014, Blanc, Seuil, Paris 2022 (avec des réserves, en tout cas sur la période antique)


Charlotte Ribeyrol, « Étrangeté, passion, couleur », l’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880), in Esthétique et représentation: le monde anglophone (XVIIIe-XIXe siècle) Presses Universitaires de Lyon, 2022. 


Agnès Rouveret, « Les couleurs du visible et de l’invisible dans la peinture grecque et étrusque (Ve-IVe s. av. J.-C.) », in Les arts de la couleur en Grèce ancienne… et ailleurs, sous la direction de Philippe Jockey, École française d’Athènes, 2018.


Les couleurs retrouvées de la sculpture antique, exposition à la glyptothèque de Copenhague, 2014.



Fresque romaine © Sylvain Desmille














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