PHOTOGRAPHIES: FORO ITALICO (et le STADE DES MARBRES). Mussolini, Rome, le sport, le fascisme, le marbre et les Gays / Essai de déconstruction par Sylvain Desmille©


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille

Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille

Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


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Emblème du fascisme le plus radical, lieu de culte rendu à une virilité sportive et homophobe, le Foro Italico apparaît aujourd’hui comme un monument dédié à l’homo-érotisme.


Le stade des Marbres ( studio dei Marmi ) est un édifice de référence de l’art fasciste italien, une sorte d’arène que Mussolini considérait comme l’équivalent fasciste du Colisée romain. Il se situe à environ cinq kilomètres au Nord du Capitole, sur la rive droite du Tibre, au pied du Monte Mario, à l’emplacement des anciens prati della Farnesina, vaste étendue de pâturages et de marécages réputée inconstructibles.  Le dictateur Mussolini ordonna d’assécher la zone afin de la transformer en construisant plusieurs complexes architecturaux dont le Palazzo della Farnesina, hier siège du Parti fasciste, aujourd’hui Ministère des Affaires Étrangères italien ou encore la Maison Internationale des Étudiants. Le Foro Mussolini - rebaptisé Foro Italico au moment des Jeux olympiques de Rome de 1960 - constitue le principal ensemble de cette Troisième Rome dans Rome, voulue par Mussolini, après celle des Empereurs et des Papes. 


Dédié à la pratique et aux représentations sportives, il se compose à l'origine d’un stade nautique, d’un cour de tennis et du fameux stade des Marbres. Ce dernier doit son nom aux soixante-quatre statues colossales d’athlètes, sculptées dans le marbre de Carrare, offertes par chacune des provinces ou grandes villes italiennes. Le cour de tennis est lui aussi entouré de plusieurs statue en marbre célébrant l’héroïsme des soldats.



Du marbre, du marbre, du marbre: blancheur ou blanchité ?



Dans l’architecture fasciste, le marbre, symbole de longévité et de résistance au temps, est particulièrement mis en valeur. Pour Mussolini, c’est d’abord un moyen de rappeler la filiation décrétée avec la Romanité antique. Chaque empereur se devait de magnifier un peu plus Rome et les capitales régionales de l’Empire en construisant des édifices monumentaux qui rivalisaient en flamboyance. L’architecture participait de la construction idéologique et à la colonisation culturelle. Rome ne détruisait pas les anciens monuments, elle les supplantait par les siens ou en construisant des villes nouvelles, à son image et à sa ressemblance. Référence des nouveaux paysages, l’architecture était un instrument de la romanisation. La marque de l’Empire. Elle était aussi une preuve de la grandeur du « génie » romain, et de la puissance de son gouvernement.  D’ailleurs, la décadence romaine s’exprime par la détérioration des bâtiments qui fait écho à la mise en faillite de l’État, à son incapacité à les entretenir, à les restaurer et à en construire de nouveau. Après la chute de l’Empire et l’avènement d’un christianisme triomphant, la plupart des monuments sont désossés de leur parure (et protection) en marbres multicolore, la plupart du temps transformés en chaux vive. 


Dans l’architecture fasciste - et c’est sa constance - le marbre blanc, étincelant, est omniprésent. Cette fascination / fascisation pour la blancheur correspond à une idée de l’Antique, déjà dominante à la Renaissance, limite totalitaire à partir du XVIIIe siècle, à la suite de la publication en 1764 d’une Histoire de l’art dans l’Antiquité par Johann Joachim Winckelmann.  Pour le (bon) goût néoclassique, les statues grecques et romaines se devaient d’être uniformément blanches, de la couleur du marbre (comme s’il n’existait que du marbre blanc…), alors que les découvertes réalisées au même moment grâce aux fouilles du site de Pompéi révélait au contraire leur polychromie… En fait cette éloge de la blancheur - idéelle - est construction idéologique - un idéalisme - fondée depuis son propre point de vue, son époque (sa conception, sa perception, sa propre construction idéologique), sans chercher à prendre en considération ni le contexte ni les réalités (culturelles, sociales, religieuses, philosophiques, sociétales) de celle dans laquelle et pour laquelle cette statuaire fut créée. Le point de vue de Winckelmann est une vue de l’esprit, un objet subjectif, émotionnel plus que rationnel et un déni de réalité. C’est une malhonnêteté. Non seulement le théoricien du néoclassicisme  considère la copie pour l’original, les simulacres en plâtre des Académies comme essence de la  statuaire antique, le faux pour la vérité absolue, mais en plus il refuse de prendre en considérations les découvertes archéologiques qui toutes attestent de la présence de couleurs sur les statues, y compris sur celle du Laocoon du Vatican ou sur les bas-reliefs du Parthénon. Les divinités et les héros antiques avaient la peau mat pour les hommes et blanche pour les femmes. 


L’architecture fasciste s’inscrit dans ce refus de la couleur. Il serait toutefois exagéré de considérer cette mythographie de la blancheur comme l’expression d’une domination des « blancs » et d’un racisme anti « noirs ». D’abord une grande partie de la statuaire nazie en bronze était recouverte d’une patine sombre. Ensuite, lorsque la réalisatrice nazie Leni Riefenstahl tourne Les Dieux du stade, à l’occasion des Jeux Olympique de Berlin en 1936, la mise en scène du corps des athlètes renvoie certes à la statuaire grecque, mais du point de vue de ses canons esthétiques, expression d’une domination culturelle et d’un nouveau totalitarisme artistique de la virilité et non à une blanchité que l’on retrouve expressément exacerbée dans les lois raciales. D’ailleurs, la blancheur des monuments fascistes fait écho à la monochromie des uniformes des « chemises noires ». 


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


En réalité, le mythe de la blancheur s’est construit en opposition à celui de la polychromie réputée « exotique », « asiatique » ou encore « gothique » - c’est-à-dire « barbare ». La blancheur luminescente des statues  antique s’oppose à l’esthétique qui prévaut aux âges des ténèbres, au Moyen-âge réputé obscurantiste parce qu’il avait décidé d’occire et de nier l’héritage antique en vertu et au nom du nouveau totalitarisme religieux. La pseudo blancheur antique s’oppose à la polychromie médiévale comme le polythéisme aux monothéismes, la liberté de croire (ou pas) en tous à l’absolutisme de l’Un pour tout et tous.  Enfin, au XIXe siècle, la couleur est souvent symbole de révolte voire d’une certaine aspiration à la révolution de la part des jeunes vis-à-vis de l’ordre et des dogmes académiques. Les étudiants aux écoles d’architecture des Beaux-arts, « romantiques et gothiques »  furent les premiers à choisir le camp de la polychromie (donc de la vérité objective) contre celui de l’idéalisme néo-classique. Plus tard, l’impressionnisme et le fauvisme utilise la couleur en rupture avec l’académisme pompier de rigueur et en vigueur, celui qui met à l’honneur les tableaux « à l’antique ». 


La cité monochrome fasciste s’oppose à la Rome bigarrée de l’Antiquité (et multi-ethnique). Sa filiation est toutefois plus une reconstruction qu’une déconstruction, fondée sur l’influence et l’importance des théories néoclassiques devenues des références et des lieux-communs et sur un constat: toutes les statues de l’antiquité sont blanches (même si elles ont été blanchies pour certaines,  brossées, nettoyées de leur antiquité à l’instar des cathédrales pour les purifier de leur « gothicité »). 


La blancheur est aussi la conséquence d’une volonté économique. Au lendemain de la Première guerre mondiale, l’industrie du marbre est en pleine crise. Mussolini décide alors de la soutenir en passant d’énormes commandes aux carrières de marbre, à l’instar des empereurs romains en leur temps. Les régions et les villes sont enjointes de suivre ce mouvement pour la création des colosses qui entourent le stade. Tous les blocs proviennent d’une fissure choisie par les marmoristi dans la zone de Fantiscritti, précisément dans la carrière Carbonera réputée pour son marbre d’une blancheur laiteuse. D’où l’impression d’unicité (absolue ? totale ? totalitaire ? ) A noter aussi qu’Enrico Del Debbio, l’un des deux architectes du Foro Mussolini (avec Luigi Moretti), est  né et a étudié à Carrare…


Le but affiché était de faire du complexe sportive une vitrine de la grandeur et de la magnificence fasciste (le complexe sportif du Foro Mussolini aurait dû accueillir les Jeux Olympiques de 1940, après ceux de 1936 dans le Berlin nazi). Le propre de l’art totalitaire est de mettre tous les arts au service de la propagande. Les lois fascistissimes de 1926 et les  groupes fascistes chargés de veiller au respect de leur application furent aux années 1920 au régime fasciste ce que sont les algorithmes sont à notre monde contemporain.  Il s’agit toutefois plus d’un cache misère sous couvert de trompe-l’oeil. 


Dans les années 1920-1930, l’économie italienne reste très fragile. Les réalisations architecturales cherchent à donner le change et les sculptures en marbre veulent donner l’illusion que le nouveau régime et son chef ne sont pas des colosses aux pieds d’argiles.  L’architecture est mise en scène pour donner l’illusion de nouvelles perspectives. Faire diversion.


A Rome, la plupart des quartiers fascistes comme le Foro Mussolini, ou l’E.U.R sont édifiés à l’écart des centres historiques, en pleine décrépitude. Le dictateur veut construire des espaces nouveaux, des villes neuves, pour son « homme nouveau ». Plusieurs cités sont créées ex nihilo, comme Latina, Sabaudia, Guidonia, Pomezia, Aprilia et Littoria. Cette politique urbanistique d’aménagement du territoire permit d’assécher les terres marécageuses et autres espaces « laissés pour compte » (et donc plus facilement expropriables comme celui du Foro Mussolini). Elle fournit aussi du travail à une main d’oeuvre pauvre et en situation de précarité. La communication fasciste entend frapper les esprits et plus encore contrôler les imaginations en faisant fantasmer, c’est-à-dire en donnant à croire que le démiurge Mussolini transforme la boue en marbre et la friche en culture. La gloriole nationale ressentie face à ces réalisations renforce et exacerbe le nationalisme.


L’imaginaire fasciste s’imprime plus de l’Urbs antique que de la cité des Papes. Entre 1924 et 1932, afin d’ouvrir la Via dei Fori Imperiali, une grande artère entre le Colisée et la Piazza Venezia digne de celles montrées dans les films hollywoodiens, Mussolini n’hésita pas à raser tout le quartier médiéval et renaissance qui se trouvait sur son passage, les vestiges redécouverts des forums de l’époque romaine ayant à ses yeux beaucoup plus d’importance et d’intérêt à ses yeux que ces vieilleries moyenâgeuses. Idem lorsqu’il décide d’accomplir le projet longtemps ajourné de créer une voie triomphale, la Via della Conciliazione, permettant de rejoindre le Château Saint-Ange au Vatican: un grand nombre d’église et de Palais comme le Palazzo dei Convertendi, le Palazzo Jacopo da Brescia, le Palazzo Tusticucci-Accoramboni et Alicorni   sont au mieux démantelés et le plus souvent rasés. Mussolini est plus soucieux de mettre en valeur les Mausolées d’Hadrien et d’Auguste de part et d’autre du Tibre que de sauvegarder le Borgo vecchio construit à la Renaissance. 



Foro Italico / Obélisque Mussolini © Sylvain Desmille



L’art fasciste, entre passéisme et futurisme ou la doctrine du « en même temps » ? 


En revanche, il serait inexact de considérer que le fascisme s’est contenté de plagier l’antique Romanité. Fasciné par le modèle ancien, l’architecture s’en inspire, en esprit, mais ne se contente pas de la dupliquer. Les monuments fascistes ne sont pas une réplique ni une re-production des édifices romains, ce en quoi ils diffèrent du néoclassicisme. Ils s’inscrivent plutôt dans leur contemporanéité dont ils veulent être aussi l’expression. A cet égard, l’art fasciste - son état d’esprit conceptuel - rappelle notre propre époque qui s’enferme dans une sorte de remake permanent (chacun perçu non comme un dédoublement ou un doublon, mais comme l’expression d’univers parallèles, de métavers) et qui s’enferre dans une mise en abîme de remix (à la manière des émissions de radio-crochet dans lesquelles les jeunes « interprètes » « revisitent » de vieux standards (re)mis au goût du jour, en les réarrangeant ou en leur ajoutant des édulcorants acoustiques ou électroniques, pour « faire moderne » et se donner l’illusion de la nouveauté).  


L’art fasciste se veut cependant plus innovant. Sans renier son héritage - sa tradition - il entend aussi laisser son empreinte et sa spécificité. A cet égard, il est bien plus complexe et divers que les réalisations architecturales pourraient le donner à penser. Il oscille en permanence entre volonté de contrôle et désir d’impulsion. Il tente d’associer conservatisme et innovation, tradition et avant-gardisme, romanité et futurisme. Populaire, il se définit en rupture avec l’art (petit) bourgeois et la notion de bon-goût. Totalitaire, il tente de totaliser plusieurs styles et sources d’inspirations - néo-classique, monumental, moderniste, Bauhaus (à la manière de Le Corbusier, Ludwig Mies van der Rohe et Walter Gropius), mais sans chercher à les copier ni à les dupliquer. L’art fasciste serait-il celui du « en même temps » ? En tout cas, les jeunes architectes tentent de concilier et d’associer combinaison et unification, diversité mais sans pluralité, variété et syncrétisme. L’antiquité est une référence commune à leur modernité, mais il s’agit plus d’un état d’esprit, d’une cause commune, d’une citation qu’ils peuvent librement traduire et interpréter avec une grande latitude de création.  


Il existe une certaine coïncidence entre l’avant-garde futuriste et les débuts du mouvement fasciste. Bien avant l’arrivée au pouvoir de Mussolini, Marinetti, Boccioni, Carrà et Russolo publient un programme politique futuriste au moment des élections de 1913 dans lequel il préconise la défense économique du prolétariat et préconise une nouvelle expansion coloniale… également défendue par Mussolini qui, à ce dessein, déclare en 1935 la guerre à l’Éthiopie. En 1920, le nouveau manifeste futuriste Che cos'è il futurismo. Nozioni elementari propose de mettre en place d'une armée de volontaires, de moderniser le service de sécurité public et de favoriser la prise en mains du gouvernement italien par des jeunes qui se sont battus sur le front de La Grande Guerre. Le futurisme cesse d’être une avant-garde artistique et se définit comme un art de vivre total au risque de dérives totalitaires. Désireux de casser les hiérarchies et les frontières, il entend s’exprimer en même temps et à la fois dans les arts dits classiques, y compris la photographie, le cinéma, mais aussi dans le faire, comme la typographie, les moyens de communication ou encore la cuisine… 


Dans un premier temps, Mussolini a cherché l’appui de ces artistes avant-gardistes, dans lesquels il voyait une promesse et plus encore une proposition de renouvellement et de changement. Il partage avec eux le goût pour la vitesse et le progrès technique. Il s’inspire de leur éloquence agressive et provocatrice pour mettre au point sa propre réthorique. Puis, suite à son rapprochement opportuniste avec l’Église catholique et les partis conservateurs, il prend ses distances vis-à-vis de ces mouvements artistiques trop révolutionnaires. Plus il assoit son pouvoir, plus il rompt avec la notion de dynamique et de mouvement qui fascinent les Futuristes. En revanche, contrairement à Staline et Hitler, Mussolini n’a pas interdit ni discriminé ni discrédité cet art moderne qu’il n’a jamais qualifié de dégénéré. D’où certaines collusions et compromissions de quelques futuristes avec le régime fasciste comme ce fut le cas pour Filippo Tommaso Marinetti, fondateur du mouvement d’avant-garde. 


Le Foro Mussolini en est un bon exemple de cet art fasciste soucieux de revisiter l’Ancien avec un regard moderne et de s’associer à l’Antiquité tout en veillant à s’en distinguer.


Son entrée principale se trouve au prolongement du Ponte Duca d’Aosta, construit après le complexe sportif. On y accède par la Piazza Lauro de Bosis au centre de laquelle se dresse l’obélisque Mussolini. Scié à la main à flanc de montagne de Carrare, sa taille s’élève à plus de dix-sept mètres - trente-six si on prend en compte la base sur laquelle il repose - et son poids est estimé à environ trois cent tonnes.  Une inscription en latin , « Mussolini dux » est gravée sur toute la hauteur. 


Cet agencement rappelle celui des places de la Renaissance et la fascination des empereurs romains pour les obélisques égyptiens. Le fascisme affirme   donc son désir de s’inscrire dans la poursuite d’une tradition remontant à l’antiquité. Toutefois, Mussolini ne remploie pas et ne déplace pas un ancien obélisque à l’instar des architectes de la Renaissance. Il décide d’élever un sien propre, à son image et à sa ressemblance. D’ailleurs, il ne s’agit pas vraiment d’un obélisque mais plutôt d’un monolithe, de style assez moderniste voire futuriste si on le considère dans son ensemble, c’est-à-dire avec le podium (les arrêtes en saillies crée une certaine dynamique).  


Comme dans les temps anciens, Mussolini avait dissimulé sous le monolithe un dépôt de fondation constitué de quelques pièces d’or et d’un texte, écrit en latin - langue morte dans les années 1920 mais réputée éternelle, perpétuée à l’époque par les messes très catholiques. L’ouvrage avait été rédigé par Aurelio Giuseppe Amatucci, un universitaire italien. 


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Homo sportivus, homo fascismus.


Le Codex Fori Mussolini se divise en trois parties. La première raconte l’histoire du fascisme et d’une Italie au bord du chaos mais « sauvée » par Mussolini, grâce à sa perspicacité et à sa volonté « surhumaine ». Le dictateur est décrit comme un nouvel empereur romain - un ressuscitateur de la grandeur passée - et le nouveau « sauveur » du peuple italien - presque une nouvelle figure (anti)-christique, une sorte de deus ex machina voire de dieu vivant, même si Mussolini ne va pas jusque’à risquer le blasphème au regard d’une société très catho-phagocytée. 


La deuxième partie décrit les organisations d'embrigadement des jeunesses fascistes. En effet, l’actuel bâtiment qui sert de siège à l’actuel Comité national italien (CNI) a accueilli pendant tout le régime fasciste l’« Académie fasciste masculine d'éducation physique » et le stade des marbres servait de lieu d’entraînement aux étudiants. La dictature fasciste a été le premier régime politique européen à mener une action d’envergure dans le domaine du sport et de l’éducation physique, via l’introduction massive des exercices corporels à l’école ou les camps de jeunesse, et comme en témoignent la construction de stades aux allures futuristes. Cette politique éducative sportive - « bouger plus pour mieux apprendre » - a été mise en oeuvre par le régime nazi (en particulier au sein des « Jeunesses hitlérienne ») et par le régime de Pétain, sous la férule de Jean Borotra, célèbre tennisman français, membre de la ligue antiparlementaire des Croix de feu et Commissaire de l’Éducation Générale et Sportive afin de « régénérer » la jeunesse française après le désastre de 1940.


Selon Felice Fabrizio dans Sport e fascismo. (Florence,1976), l’activité physique et sportive était un moyen mis en oeuvre par le régime fasciste pour contrôler les pulsions juvéniles et leur inculquer « l’esprit de corps » par la mise en mouvement et la synchronisation des corps - comme à l’armée. En fait, à partir de 1925, l’ordre fasciste a surtout cherché à éradiquer les violences entre supporters de telle ou telle équipe surtout lors des match de football. En juillet 1925, des tifosi de Bologne tirèrent des coups de révolvers sur leurs adversaires de Genoa. Ce déchaînement de passions constituait certes une menace à l’ordre public - d’où la répression - mais constituait également une force que le pouvoir fasciste décida de récupérer à son compte. De même que les jeux du cirque dans l’antiquité servaient à canaliser les frustrations sociales, existentielles, de même le fascisme utilisa le nouvel attrait des masses pour le sport spectacle afin de faire diversion. Le but était de focaliser l’attention des foules sur les événements sportifs, afin qu’elles ne regardent pas ailleurs - et ne découvrent pas la réalité de la situation. Critiquer l’arbitre permettait de ne pas critiquer le Duce. De plus, un match de foot n’avait aucune prétention idéologique: un match succédait à un autre, les perdants cherchaient à prendre leur revanche et les gagnants à prouver leurs exploits. Surtout, cette nouvelle passion permettait au régime de substituer l’arène sportive à l’hémicycle politique. 


De leur côté, les dirigeants des grandes fédérations sportives italiennes témoignèrent de leur vive sympathie à l’égard du fascisme, n’hésitant pas à épurer tous les éléments réputés « rebelles », au sein des associations. Le CONI - Comité olympique national italien, créé en 1908 pour les Jeux de Londres - servit à partir de 1925 à fédérer les associations et à les encadrer pour mieux les contrôler. L’institution olympique servit à instrumentaliser et à politiser le sport italien. A noter que le CONI a toujours prétendu avoir perdu leurs archives concernant le ventennio (la double décennie pendant laquelle Mussolini reste au pourvoir).


Foro Italico © Sylvain Desmille

L’homme fasciste est un homme sportif. Mussolini se considérait lui-même comme le « premier sportif d’Italie ». Du moins est-ce ainsi qu’il voulait paraître devant les caméras de la LUCE qui le montrent tantôt en cavalier accompli tantôt en escrimeur faisant touche à tous les coups (images qui rappellent les mises en scène télévisée d’un Vladimir Poutine). Mussolini semble avoir été un peu complexé par ses origines  sociales modestes d’où les prétentions pour cet homme du peuple à exceller dans des activités sportives réputées aristocratiques. Et à son image et à sa ressemblance - les dignitaires fascistes, comme Augusto Turati et Achille Starace,  montrèrent eux-aussi l’exemple de leur engagement sportif caractérisant l’homme nouveau fasciste. Celui-ci se distinguait - puis s’opposa - à la représentation de l’intellectuel, cerveau sans corps, esprit sans âme, incarnation du formalisme et de l’esprit démocratique désormais tenu pour stérile puisque vaincu par la dictature fasciste. A l’inverse, le sport mettait en avant les nouvelles vertus auxquelles le fascisme s’identifiait:  l’action, le mouvement, le dynamisme, la force, l’enthousiasme, l’esprit combatif, le sens du défi - attributs qui étaient aussi ceux dévolus  à la jeunesse par le Parti  et la Milice. Pour les fascistes puis pour les nazis, le sport est l’essence et le principal moyen de favoriser le développement personnel des jeunes, en renforçant la vertu de soi - une meilleure compréhension de soi-même - dans un cadre (et un encadrement) collectif (le fameux esprit d’équipe). Le sport exalte le moi - l’ego - dans la masse. Catharsis oblige, l’athlète vainqueur s’en distingue moins qu’il ne la cristallise - car la joie des supporters fait corps avec le succès du footballeur, l’une et l’autre constitue chacune une des deux faces de la médaille et de la fierté (patriotique lors des compétitions internationales). Même du côté des perdants, le sport exalte cet esprit de revanche voire de vengeance qui a nourrit les débuts du fascisme. 



Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Réputé interclassiste et démocratiste car fondé sur les qualités propres de chaque individu, sur ses dispositions naturelles et physiques - surtout pas  sociales ou culturelles -  et célébrant les succès des plus forts, ses exigences et ses efforts, sa rage de vaincre et de ses surpasser, personnellement et collectivement, le sport est la principale activité des mouvements de jeunesse fasciste. Comme le rappelle Paul Dietschy dans son article « Sport, éducation physique et fascisme » publié par la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, n° 55/3 en 2008 - très bonne synthèse des travaux des historiens depuis les années 1970 - le 3 avril 1926 fut créé ’Opera Nazionale Balilla (ONB) « per l’assistenza e l’educazione fisica e morale della gioventù ». Ce mouvement de jeunesse regroupait les enfants de 8 à 13 ans (les Avant-gardistes ceux entre 14 et 18 ans). L’ONB avait alors le monopole de l’éducation physique, en complément de celle reçue à l’école. Organisme para-étatique, bien que soutenu financièrement par l’armée, l’ONB n’était pas contrôlée par cette dernière et ne fournissait pas une formation paramilitaire telles que les Jeunesses hitlériennes. Et si le programme des activités ludiques prévoyaient bien des exercices de marche au pas, des défilés en uniforme et les premiers maniements du moschetto, ces dispositions agissaient, selon Antonio Gibelli, « sur le narcissisme des enfants et la joie de participer à un  jeu de la guerre plus vrai qu’aucun enfant n’ait pu jamais rêvé » (cf. l popolo bambino. Infanzia e nazione dalla Grande Guerra a Salò, Turin, 2005). L’ONB restait cependant bel et bien un vecteur d’endoctrinement et de pratique de la religion politique fasciste. L’éducation physique dispensée  fut l’un des plus efficaces vecteurs d’acculturation politique et de ses dérives racistes, suite au rapprochement de Mussolini avec Hitler.


A partir de 1937, période où le régime se radicalise depuis le rapprochement de Mussolini avec Hitler, l’ONB fusionna avec les Jeunesses fascistes (Fasci Giovanili). Les pratiques sportives sont dès lors orientées vers la préparation militaire et une propagande anti-bourgeoise de plus en plus raciste.  Celle-ci brosse le portrait d’une jeunesse méprisant la peur et avide d’exploits athlétiques. Le contrôle des corps va de paire avec celui des esprits, et celui d’un bon moral passe par la soumission à la morale fasciste. Les entraînements ressemblent plus à des séances de dressage psychologique et physique. 


Il convient cependant de noter que cette politique sportive fut surtout mise en place dans les villes - où étaient construits les stades, comme celui des Marbres à Rome. Concrètement, l’État mussolinien n’avait pas les moyens de subventionner le sport dans les campagnes. Le sport de tous n’était pas partout pour tous. 


En revanche, la presse fut lourdement encouragée à populariser le sport. Les travaux de Philip Cannistraro et Antonio Ghirelli ont montré non seulement l’augmentation exponentielle des tirages et des ventes pendant le ventennio, - le Guerin Sportivo, tirait à plus de 100000 exemplaires en 1927 -  mais aussi l’essor du nombre de périodiques spécialisés dans le sport. Parallèlement, on constate une inflation des articles consacrés aux sports dans l’ensemble de la presse généraliste. 


Le football est le sport le plus mise en avant, au point qu’on pourrait presque le qualifier de sport fasciste par excellence ? En tout cas, c’est le seul dont les matchs étaient régulièrement radiodiffusés. Les commentaires prenaient la forme d’une sorte de geste des pieds, d’un récit quasi homérique ou héroïque, chargé de pathos et d’envolées lyriques. Les retransmissions radiophoniques montrent comment et combien le fascisme a toujours privilégié la démonstration des émotions, subjective et collective, gage de « sincérité » à la démonstration logique qui  permet une prise de conscience objective, mais réputée « barbante » car exigeant souvent des connaissances et un effort intellectuel. De leur côté, les architectes fascistes s’inspirent des amphithéâtres antiques pour concevoir des stades modernes, admirés par toute l’Europe, et qui servirent d’exemples pour faire de chaque stade un lieu de spectacles sportifs désormais populaires depuis que leur grande capacité d’’accueil avait permis de réduire le prix d’entrée des billets. 


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Est-on fasciste lorsqu’on regarde un monument fasciste ?


La dernière partie du Codex Fori Mussolini décrit la construction et le transport de l’obélisque sous lequel le texte fut découvert. L’inscription gravée sur tout sa longueur Mussolini Dux rappelle l’étymologie latine du titre Duce servant à saluer et désigner le dictateur. Dux, ducis  désignait à l’origine  « le  conducteur du troupeau », «  le guide », puis sous la République romaine,  le « chef » puis, au tournant de l’Empire, plus précisément« le gouverneur » (jusqu’au IIIe siècle) et enfin le « général » (à partir du Dominat). Sous Dioclétien, le duc devient le pendant militaire du vicaire (fonctionnaire à la tête d’un diocèse). Le titre de Dux est l’équivalent du mot Duc en français et Doge en vénitien. Repris par Mussolini, il est l’équivalent du substantif « führer » choisi par Hitler. A noter que Mussolini n’a pas choisi le titre de dictator. Peut-être parce que ce titre antique accordait les pleins pouvoirs à un individu afin qu’il sauve la République romaine, mais pour une période ne pouvant excéder six mois, alors que Mussolini entendait les conserver à jamais ? Ou peut-être parce que les dictatures de Sylla puis de César étaient associée à la notion de guerres civiles ? Ou juste parce que le dictateur tenait à se démarquer, en modernisant un titre très ancien ?  


Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, l’Italie a conservé la quasi totalité des monuments construits par le régime fasciste. Elle se distingue en cela de l’Allemagne qui a cherché à faire oublier très vite son passé nazi et l’adhésion de la quasi totalité de sa population survivante au régime totalitaire hitlérien (la plupart des opposants au nazisme ont été tués dans les camps de concentration), en mettant en oeuvre une politique de dénazification visuelle (facilitée par les destructions de 1944 et 1945). Démolir les monuments nazis était une manière de faire disparaître les preuves historiques. C’était la première étape destinée à accélérer la déculpabilisation des générations futures - au risque de relativiser le régime hitlérien au regard de la contemporanéité (le fameux « cela ne nous concerne pas », « c’est de l’histoire ancienne »), de le minimiser, de le considérer comme un « incident », une « parenthèse malheureuse »  voire un « détail » au regard de la « Grande histoire allemande »,  jusqu’à même éprouver le besoin, la volonté délibérée, de leur faire oublier le génocide perpétré par les Nazis ? Ce rapport à l’histoire considère qu’elle commence à chaque nouvelle génération et non que chaque génération s’inscrit dans un mouvement d’ensemble.  L’histoire est perçue du point de vue de la situation actuelle, au regard de soi, d’un ego-centrisme assumé et délibéré,  sans chercher à se placer du point de vue de l’Autre, dans le contexte d’une époque qui diffère de la nôtre, au risque de faire contre-sens. Au regard de cette posture, le subjectif prime sur l’objectivité. Mais redouter que le maintien de tel ou tel édifice  normalise une rhétorique ou une idéologie dans l’esthétique et le paysage quotidien n’est-il pas en soi un aveu de faiblesse, d’une incapacité à faire la part des choses et l’échec d’une éducation historique collective ? Détruire les symboles d’un pouvoir totalitaire suffit-il à réduire son idéologie ? Ne s’agit-il pas d’une croyance magique ? religieuse ? Dans quelle mesure ce reniement n’est-il pas une forme de négationnisme ? Au risque de favoriser la montée en puissance des mouvement d’extrêmes droites  ? 


En Italie, il n’y a pas eu de directive nationale sur le retrait des symboles fascistes. On décidait au niveau local de retirer le logo du parti ou les citations de Mussolini. Cette disparité explique en partie pourquoi le fascisme a perduré bien après la chute et la mort de Mussolini.  En revanche, les bâtiments publics furent tous conservés. Ce fut un impératif économique, après la défaite italienne de 1943. Cependant, les grandes fresques, les bas-reliefs ou les mosaïques ornant les bâtiments du régime ont en grande partie été conservés. Le tableau monumental intitulé “L’apothéose du fascisme”, de l’artiste officiel du régime Luigi Montanari, est restée accrochée dans le Salon d’Honneur du Comité olympique, sis au Foro italico.  Dissimulé en 1947 derrière une toile, il fut « re-découvert » en 1995. Depuis, les conférences de presse du Comité Olympique se tiennent devant un Mussolini représenté comme une figure divine entourée exclusivement d’hommes blancs, de soldats et de chemises noires… 


Toute la question est de savoir comment les oeuvres et monuments fascistes sont appréhendés et perçus. Le regard objectif de l’historien.ne, les considèrent comme des vestiges, c’est-à-dire comme des témoignages. Cette démarche s’inscrit dans une certaine tradition italienne qui consiste à conserver les traces de son passé historique pour ne pas l’oublier ni chercher à l’effacer c’est-à-dire à le nier. A cet égard,  Rome peut être qualifiée de ville éternelle dans la mesure où les vestiges de toutes les Rome ont été conservées. 


La destruction du passé  traduit une perspective politique et idéologique. Ce fut en partie le cas avec l’avènement du christianisme. Le nouveau monothéisme imposa l’éradication et l’effacement de toutes les traces et références au polythéisme (chaque religion du dieu unique est en soi absolutiste et totalitaire, intolérante par essence à toute Altérité). Ce fut aussi le cas sous l’époque fasciste, avec la démolition du quartier médiéval situé entre le Colisée et la Place de Venise à Rome et avant avec la destruction du Vieux Paris par le Préfet Haussmann pour complaire au désir (et nécessité) de modernité de Napoléon III. A cet égard, il s’agit souvent de ne pas faire table rase du passé mais plutôt d’un certain passé. C’est d’ailleurs souvent le motif de cette sélection qui pose question et débat. 


Objectivement, ce n’est pas parce que Mussolini s’est inspiré de l’architecture antique que ses ruines doivent être considérés comme « fascistes ». Ce n’est pas parce que les institutions de la République puis de l’Empire romains avaient un caractères autoritaires et autocratiques qu’on peut les qualifier de fascistes dans la mesure où le fascisme fut fondé 1500 ans ou 2000 ans ou 2500 ans plus tard. En revanche, la posture fasciste vis-à-vis de la romanité doit être analysée dans la mesure où elle participe à sa construction et cristallise un référentiel idéologiques. 


La question est plus complexe quand l’objectivité revêt une part de subjectivité. Est-il éthique d’apprécier l’architecture  fasciste pour ses qualités esthétiques (c’est-dire par rapport à son propre ressenti - αἰσθάνομαι, aisthánomai désigne en grec ancien la capacité à percevoir par les sens, d’éprouver) et ce en désaccord total avec le régime totalitaire de Mussolini ? Peut-on (est-on en droit) d’apprécier un monument de manière subjective (personnelle) et objective lorsque celui-ci cristallise une politique qui vous est étrangère et à laquelle vous vous opposer en conscience, intimement, de manière rationnelle, subjectivement ? 


Les polémiques ont resurgi lorsqu’en 2004, le gouvernement de Silvio Berlusconi (sic) a reconnu comme “site d’importance culturelle” le Palazzo della Civiltà Italiana, surnommé le « Colisée carré » construit par Mussolini l’E.U.R et destiné en 1939 à accueillir un « musée de la civilisation italienne ». Le symbole du fascisme cesse d’être considéré par les autorités politiques comme un vestige - une donnée. Il est perçu comme un héritage. Ce n’est pas la même chose. 


Comment dès lors entendre la restauration en 2006 par le Comité olympique italien en 2006 de l’obélisque Mussolini à l’entrée du Foro italico ? Que traduit cette volonté de le faire redécouvrir à l’identique ? à l’éloge de sa grandeur passée ? 


En 1952, la loi dite Scelba avait pourtant interdit toute apologie directe ou mémorielle relative à la période fasciste. La démocratie et la justice italiennes n’ont pas été assez déterminées ou fortes - sûres d’elles-mêmes - pour l’appliquer, en partie parce que ses détracteurs ont crié à la censure et dénoncé cette atteinte à leur liberté d’expression. L’inscription « Mussolini Dux » figure toujours car toutes les démarches pour l'effacer ont échoué. Aujourd’hui, des groupes d’extrême droite se réunissent régulièrement devant l’obélisque Mussolini pour célébrer leur idéologie de haine envers l’Autre - tout ce qui diffère d’eux-mêmes. Leur rassemblement n’est pas sans évoquer la scène dans 2001, l’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick sorti en 1968 et dans laquelle des primates entourent et célèbrent le monolithe tombé du ciel, première célébration sous forme d’adoration. 


Sont également restées en place les inscriptions telles que « DVCE », « DVCE A NOI » (« notre Duce »), « MOLTI NEMICI, MOLTO ONORE » (« beaucoup d'ennemis, beaucoup d'honneur ») et « DVCE, LA NOSTRA GIOVINEZZA A VOI DEDICHIAMO » (« Duce, nous vous donnons notre jeunesse ») qui parsèment les cinq mille mètres carrés de mosaïques en noir et blanc qui recouvrent l’allée longue de 130 mètres qui relie l’obélisque Mussolini au Stade des Marbres. 


Foro Italico ex Foro Mussolini  © Sylvain Desmille


Sport, fascisme et homophobie.


Les mosaïques mettent en scène les activités sportives du XXe siècle, comme le football, le basketball. L’Ancien et le Moderne se conjuguent et se décline. Seul les garçons - les jeunes hommes - sont représentés. Certaines statues en marbre affichent un côté assez adolescents voir « Petit Prince »   comme dans les illustrations du livre de Saint Exupéry publié en 1943. Cela tient en grande partie au fait que le Foro Mussolini accueillait l’Académie fasciste d’éducation physique.  Destinée à préparer les enseignants d'éducation physique des écoles, l'Académie s’imposa comme le principal centre de formation  « patriotique » des organisations de jeunesses fascistes, alors réservé aux garçons. 


Les jeunes Romains venaient s’y entraîner à l’ombre de l’immense monolithe ithyphallique de Mussolini, comme un immense doigt d’honneur levé. Un peu comme si l’obélisque avait été placé là, pour signifier la Présence d’un Mussolini veillant sur ses petits protégés à la manière d’un Tibère très antique. 


Pourtant l’ONB n’excluait pas les filles. et il existait à Orvieto un pendant féminin à l’Académie fasciste d’éducation physique de Rome. Toutefois leurs activités différaient de celle des garçons. Les organisations comme les Piccole Italiane (pour les 8-13 ans) et les Giovani Italiane  (pour les14-18 ans) se souciaient plus d’inculquer aux jeunes filles les vertus domestiques et le sens de la maternité que de pousser leurs performances sportives - certains médecins de l’époque considéraient même que la pratique sportive menaçait la fertilité des femmes. du Foro italico. En 1936, année des Jeux Olympiques de Berlin, l’administration italienne recensait environ 5000 athlètes féminines.  Elles étaient rarement mises en avant, sauf cas exceptionnel comme celui d’Ondina Valla qui remporta la médaille d’or olympique du 80 mètres haies et qui fut à ce titre célébrée par le régime mussolinien. En revanche, les footballeuses milanaises reçurent l’autorisation de jouer mais à la condition expresse de ne jamais se produire en public… Dans l’ensemble, le régime fasciste tenait à ne pas promouvoir chez les jeunes filles cet esprit de compétition qu’il considérait comme propre du sexe fort. 


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Le fascisme a toujours tenu à bien marquer la différence des genres et des sexes. On peut même dire qu’il s’agit d’un critère propre à tous les régimes fascistes. Et si le fascisme a interprété les notions de bien et de mal, plus de manière subjective c’est-à-dire en fonction de ses considérations propres et au regard de ses seuls critères, il considère comme objectif la division des sexes, entre homme et femme, masculin et féminin, et selon ses dires entre « sexe fort » et « sexe faible » donc « inférieur ». Toute remise en cause est perçu comme une menace, une tentative de pervertir et de remettre en cause la dualité originelle. Sauf que les fascistes confondent ordre naturel et diktat culturel, masculin et masculinité. Et s’ils se montrent plus conciliants avec les « hommasses » - les filles et les femmes perçues comme des garçons manqués, ils sont en revanche franchement intolérants avec les femmelettes, les garçons et les hommes qui ne jouent pas le JE de la virilité. « L’homme nouveau » que Mussolini appelait de ses voeux se devait d’être fort et viril. Tous ceux qui refusaient de se soumettre à cette image, malgré la volonté du régime de les convaincre d’abord par la « persuasion » via la propagande puis par la « coercition », « pour leur bien », au nom des nouvelles valeurs « moralisatrices », devaient être réprimés.  Dans son film Une journée particulière, le réalisateur Ettore Scola met en scène un homosexuel, ancien messager de l’Eiar ( l’Institut Italien des la Radiophonie), licencié à cause de sa voix insuffisamment virile et contraint de partir à Carbonia en Sardaigne. 


L’exclusion sociale était aussi physique. L’exil forcé était la principale mesure de la répression contre les homosexuels. Les homosexuels étaient en général envoyés dans des îles, comme jadis les lépreux et les pestiférés interdits de cité (de droit de cité et d’être cités, mis hors la vue) soit disant afin qu’ils ne contaminent pas le corps patriotique, sportif et musclé de la société italienne. - sanité et sainteté semblant aller de pair.  Les « déviants «  politiques était eux-aussi condamnés à être emprisonnés dans l’archipel des îles Tremiti. En revanche, si parmi ces derniers se trouvaient des homosexuels, il serait inexact d’affirmer que le régime fasciste considérait ceux-ci comme des prisonniers politiques (même après les lois racistes de 1937-1938). En fait, les homosexuels exilés n’étaient même pas officiellement référencés comme des prisonniers de droit commun: la volonté de les nier (le refus de leur existence, de penser qu’ils puissent exister) s’exprimait dans ce vide juridique.



Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille

Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Homophobe, le fascisme a toujours refusé d’introduire dans le code pénal un article pénalisant l’homosexualité. Le Ministre fasciste de la Justice Alfredo Rocco avait toujours avancé que le « vice abject » n’était pas en Italie assez largement diffusé pour nécessiter l’intervention d’une loi spécifique (le nombre de cas d’homosexualité enregistrés par l’École de la police italienne entre 1927 et 1939 se situe entre 17 cas recensés en 1928 et 153  -chiffre le plus haut - en 1939, quand le régime se durcit sous l’influence de l’Allemagne nazie). Le régime a longtemps voulu considérer les homosexuels comme des marginaux, quantitativement et moralement. C’est pourquoi il convenait de les exclure, de les exiler sur les marges - dans les îles - de les placer hors la vue pour les faire disparaître. 


Par ailleurs, une loi contre les homosexuels risquait de leur donner une visibilité voire de démentir la virilité comme caractéristique anthropologique majeure des Italiens. Condamner l’homosexualité était reconnaître son existence, sa réalité, son genre. En fait, les Fascistes ont préféré  utiliser (et à détourner)  le corpus de lois contre les délits de violence charnelle, de corruption des mineurs et d’atteinte à la pudeur, afin de réprimer « les comportements homosexuels » sans jamais avoir à les qualifier.


C’est pourquoi on ne peut parler de véritables croisades anti-homosexuels. Ceux-ci étaient recensés, souvent sur dénonciation ou sur une vague rumeur.  Les on-dit étaient collectés car pouvant servir le cas échéant de « preuves » pour porter atteinte à la moralité d’un opposant politique - son homosexualité supposée donc « possible » était souvent évoquée et invoquée à cette fin. La police surveillait de près les homosexuels connus, car elle les considérait comme plus susceptibles de menées criminelles, dans la mesure où tous ceux qui avaient été arrêtés l’avaient été pour des faits de délinquances - prostitution, extorsion,  chantage, outrage à la pudeur ou corruption de mineurs. L’anormalité rimait avec amoralité. En revanche, les ecclésiastiques, garants de la Morale, n’étaient jamais fichés  - secret de la confession oblige, même s’il a bon dos… 


Concrètement, étaient arrêtés en priorité les homosexuels qui refusaient de se cacher, de faire profil bas, de contraindre « leurs manières » et ce, moins pour des questions de moeurs et de pratiques sexuelles mais parce qu’ils discréditaient l’idéal de l’homme viril. Les statues en marbre des athlètes du Foro italico  en représentent le modèle et les canons. Leur nudité est clairement affichée, à l’instar de la statue colossale représentant Mussolini à Brescia. Les parties génitales furent par la suite recouvertes d’une feuille de vigne en aluminium suite aux protestations de l’Église catholique qui voyait dans ces jeunes hommes aux fesses rebondies et aux sexes non atrophiés un triomphe de laïcité hédoniste.


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille

Le fascisme considérait comme un outrage public et un crime de lèse majesté le fait qu’un homme se féminise, se comporte comme une femme et plus encore en femme car cela signifiait  qu’il abaissait l’homme au statut de la femme. D’ailleurs les fiches signalétiques de la police mettaient l’accent sur les caractéristiques considérées comme féminines. Selon ces stéréotypes, les homosexuels étaient perçus et considérés comme des pervers au caractère instable, volubiles, menteurs et paresseux, dénués de tout sens moral, de la moindre pudeur, de la plus infime décence et esprit de  sérieux. Leur goût du luxe, pour le paraître et les parure allait de paire avec leur appétence pour la luxure, leur frénésie sexuelle. Il était facile de les reconnaître à leur voix de fausset, à leur timbre haut perché, à leurs manières efféminées, à leurs traits empreints de sensualité, « larges narines et lèvres charnues, exemple typique du sensuel parfait » comme le décrit le préfet de Police de Catane. 


Les archives de la police expliquent la condamnation à l’exil de Giovanni C, serveur à Catane, parce qu’il ne faisait «  pas mystère de son penchant, ne donnant aucun signe de repentance et persistant dans ses activités abominables ». Domenico R., jeune vendeur d’un bar tabac de Salerne, est quant à lui condamné parce que « pleinement conscient de ses tendances immondes qu’il ne se soucie pas de corriger » « il ne craint aucunement de se montrer en public dans des attitudes sales et lascives qui mettent encore plus en évidence sa dégénérescence ». 


Aux yeux des autorités fascistes, ces homosexuels étaient une cause perdue, dans la mesure où ils refusaient ostensiblement, ostentatoirement, naturellement et politiquement  - volontairement et délibérément, courageusement - de rentrer dans le rang La possibilité d’une conversion, d’une réadaptation n’avait aucune chance d’aboutir. Toutefois, le projet d’une mise à mort systématique des homosexuels ne fut jamais officiellement envisagée.


La répression homophobe était presque exclusivement dirigée contre les homosexuels dits passifs, les femminella ou « petites femelles » comme on les surnommait. Les homosexuels virils, sportifs, étaient rarement sanctionnés car leur comportement est considéré conforme au cliché de l’homme dominateur, conquérant et puissant, qui imposait sa volonté en soumettant le passif à son sexe. Dans l’esprit d’un fasciste, il était envisageable qu’un homme puisse (par « accident », par « mégarde », par « libertinage »)  coucher avec une femme ou avec un homme qu’il prenait comme une femme - pour sa femme. C’est un trait typique de l’homophobie homosexuelle, quand l’actif a des relations sexuelles avec un homme - qu’avec des hommes - mais qu’il  refuse de se considérer comme homosexuel parce qu’il n’est qu’actif ( « qu’il ne fait pas « la femme ») et qu’il ne se reconnaît pas dans le milieu et la culture homosexuels (même s’il cherche à coucher uniquement avec des efféminés ou des « trans » - en réalité drague-queens et travelos). Pourtant, peu importe que vous vous définissiez comme gay, hétéro ou bi-sexuel, pan ou a-sexuel. A partir du moment où deux hommes couchent ensemble, à deux ou en groupe,  ne fut-ce que par « curiosité », par inadvertance (oups !) il s’agit de relations homosexuelles. Même si avoir une relation homosexuelles ne fait pas de vous un gay. Tout déni ou reniement est dès lors une malhonnêteté intellectuelle. Mais bon, pour les fascistes,, il était inconcevable qu’un homme puisse être à la fois ou tour à tour, actif et passif. Qu’un homosexuel viril, sportif, semblable à un homme « normal » se laisse prendre comme une femme et ce, en plus, avec plaisir, dépassait leur entendement. Ce pourquoi, les autorités préféraient ne pas les présenter à la justice, l’équivoque pourtant relativiser le modèle masculin fasciste conçu comme une valeur absolue et un absolutisme. 


Les homosexuels qui n’affichaient pas leur flamboyance, qui ne se manifestaient pas dans l’espace public ou en public, qui restaient dans le placard, chez eux entre eux étaient rarement inquiétés par la police. Ce qui ne les empêchait pas de vivre dans la terreur de l’être. Très vite en effet, le régime totalitaire a tenu à réduire puis à abolir la frontière entre la sphère publique et celle privée, la vie individuelle et collective, la censure et l’autocensure, et ce au nom de la transparence. Comme l’écrit en 1929 Carlo Sforza,  dans  Della moralità fascista: « Le Fascisme représente moins un principe politique qu’un mode de vie. », et plus loin, « Le Parti entre aussi dans la vie privée. Celui qui maltraite sa famille ou qui la néglige ou qui se comporte de façon désordonnée, celui qui offense le principe moral provoque la désintégration de l’esprit unitaire. ». Autrement dit, qui n’est pas semblable doit changer pour (re)devenir du pareil au même ou disparaître. Cette dictature du même se fonde aussi sur la critique et le déni de l’Autre,  la volonté de le voir disparaître, soit en prenant sa place, soit en l’éradiquant (physiquement, culturellement, mentalement, historiquement). 



Foro Italico © Sylvain Desmille

A partir de 1936, quand Mussolini se rapproche d’Hitler et que le fascisme  se laisse influencé par le nazisme après l’avoir inspiré,  l’homosexualité semble avoir été de plus en plus analysée moins comme une question de genre  - un problème de « mauvais genre » - et plus du point de vue de la race, comme si les homosexuels constituait une « race » à part. Cette évolution explique le durcissement de la répression à l’égard des homos visibles mais aussi de ceux qui cherchaient à rester « discrets ». 


La même année, les fascistes font une descente chez Pancrazio Bucini, à Taormina. Surnommé Il Moro, il avait été un modèle du baron von Gloeden, photographe réputé avant 1914 dans l’Europe entière et auprès des cours royales, impériales et pontificales pour ses clichés représentant des jeunes hommes et garçons « à l’antique », âge d’or et « d’innocence », antérieure à la censure chrétienne, quand  la nudité ne prêtait pas à mal. A la mort du baron en 1931, Il Moro avait hérité de tout le fonds photographique. Mais cette conception du garçon en éphèbe ne correspondait pas aux canons  esthétiques donc moraux et politiques du fascisme. Les poses étaient trop naturellement et les postures trop culturellement alanguies, pas assez masculines et trop féminines pour ne pas prêter à confusion. Le corps des adolescents semblaient lui-même être présenté comme s’il se situait à la frontières des genres, de manière bien trop ambigüe. Or, pour les fascistes, il importait de les dissocier dès l’enfance, de manière claire. Le corps des garçons ne devaient pas être confondus avec celui des filles. Et s’il suscitait le désir, il ne devait en aucun cas être un objet de jouissance. L’homme viril fasciste prend d’abord son plaisir, égoïstement, souverainement, il en est le sujet, et la femme est l’objet qui le lui donne.  La jouissance de l’homme est fugace, d’où l’importance de la démultiplier.  Pour les fascistes, le plaisir de la femme se trouve quant à lui dans la maternité, les allaitements et les suçotements de tétons, dans ce temps long - du moins jusqu’à ce que le garçon ait grandi pour rejoindre les groupements de jeunesses fascistes qui se chargent alors de son éducation, pour en faire « un homme nouveau » c’est-à-dire similaire  à tous les autres.


Les statues des jeunes hommes du Foro italico s’opposent aux photographies des modèles du baron von Gloeden - même si dans les deux cas  il s’agit d’un « faire image », d’une représentation du désir. Le sujet de l’antique (son contexte, ses circonstances) sert à mettre en scènes des corps objets (sujettisés et non objectivés), à créer des Images des jeunes et à travers elles de la jeunesse, sans tenir compte des garçons, de leur être - en contresens avec la pensée antique. 


En 1936, les fascistes siciliens détruisirent 60% des clichés réalisés par le Baron von Gloeden. Puis quelques mois plus tard, coup de théâtre ! Les photographies ne sont plus considérées comme des images pornographiques mais reconnues officiellement comme des oeuvres d’art. Exonéré de toute « atteintes aux bonnes moeurs », Pancrazio Bucini parvient même à récupérer 800 négatifs.  


A la même époque, l’Église très catholique s’émeut que les statues des jeunes hommes du Foro Mussolini, monuments à la gloriole du génie virile, puisse susciter des émotions - une complaisance, des collusions - homo-érotiques. Les déhanchés, les fesses musclées et rebondies sont trop suggestifs à son goût. La racialisation de l’homosexualité par le régime change également les perspectives. Le corps musclé, viril des athlètes ne s’opposent plus à celui du pédéraste efféminé ou à celui des éphèbes. Leur nudité exprime la possibilité d’un désir « coupable » car homo-érotique voire homosexuel. 


Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille

De nudita rerum.



En fait, comme souvent, ce sont les détracteurs et les moralisateurs qui révèlent la charge érotique de cette statuaire et qui s’en offensent.   Toujours prompte à voir le mal à force d’avoir l’esprit trop bien tourné, parce qu’elle est très au fait sur ces questions « sexuelles », en émoi permanent, l’Église dénonce donc condamne cette nudité des mâles perçue comme innocente par Mussolini. Dans les années 1920, celle-ci évoque plutôt la fraternité des corps des soldats dans les tranchées de la Grande guerre. Elle fait écho à la nudité antique y compris celle des Empereurs romains statufiés dans leur plus simple appareil ou encore au David sculpté par Michel-Ange à la Renaissance, modèle dont s’inspirent les sculpteurs des athlètes du Stade des Marbres. Elle est aussi un symbole de modernité. 


Au début du XXI siècle, la culture naturiste se développe, en particulier en Allemagne. A partir de 1902, des revues, comme Die Schönheit (La Beauté) présente les travaux d’artistes et de photographes  qui mettent en scène des corps nus en pleine nature et dénués de tout érotisme. D’ailleurs, le sociologue hygiéniste Heinrich Pudor invente le concept de Nacktkultur  (culture du nu) afin de rappeler que la nudité n’est pas en soi pornographique mais c’est la manière dont on la présente, dont on veut la voir, qui la rend pornographique. En fait la pornographie - et plus encore dénoncer la pornographie - s’inscrit toujours dans un projet idéologique. 


Comme le rappelle Marc-Alain Descamps, dans Vivre nu (1987) « il n'existait ni interdiction ni proscription du nu dans toute l'antiquité, que ce soit chez les Celtes, les Grecs, ou les Romains ». En revanche, le christianisme, sous l’influence du judaïsme, proscrit la nudité. Les prédicateurs rappellent que dans l’Ancien Testament, Adam et Eve dissimulent leur sexe après avoir goûté au fruit défendu et avoir été chassés du Paradis. Le rachat du péché originel par le Christ ne supprime pas l’Interdit. Bien au contraire, la nudité est associée au paganisme. Les chrétiens condamnent fermement la mixité des bains publics romains. A cet égard, l’interdit de la nudité renforce la division des sexe. Après tout, la Bible ne raconte-t-elle pas que c’est Eve, la femme, qui a donné à manger la pomme à Adam ? C’est pourquoi, il importe qu’elle dissimule son corps, entièrement, jusque’à disparaître sous les voiles et les vêtements, à devenir invisible. A l’opposé, Heinrich Pudor combat la mode des corsets, démontrant ses dangers sur le corps féminin. S’ensuit la création de nouveaux types de vêtements féminins, plus amples, dits réformistes, que les femmes confectionnaient souvent elles-mêmes. En fait, au début du XXe siècle, la question de la nudité - de la libération des corps - est solidaire des luttes du féminisme. Condamner la nudité, au nom de la religion, de la liberté religieuse, de la pudeur et de la morale traduit toujours une volonté de contrôle du corps social via les esprits. Au XVIe siècle, le Concile de Trente restreint la valeur du nu chez les catholiques, pourtant promu par les artistes de la Renaissance, afin de s’opposer aux pratiques de nudité collective (comme le sauna) tolérées par les États protestants en Europe du Nord. 


Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne, l’arrêté du 3 mars 1933 interdit toute baignade et autres activités de plein air « en état de nudité ». L’uniforme des jeunesses hitlériennes s’oppose à la nudité des Wandervogel (Oiseaux migrateurs), mouvement de jeunesse allemande, issus du milieu étudiant, bourgeois et privilégié qui prônait une fuite loin du monde urbain et industriel et de la société hiérarchisée des adultes (à l’instar des « soixante-huitards dont ils apparaissent comme les précurseurs oubliés). Cependant, dès 1935, on observe un revirement sur la question du nudisme de la part des Nazis. Hans Suren préconise une «éducation physique différenciée selon les races » : le nudisme permet de vérifier l’appartenance des corps à la race aryenne et ce faisant d’exclure l’Autre, tous ceux qui ne correspondent pas au normes - un peu comme sur les applications de rencontres actuelles fondées par critères de recherches. En 1942, le régime légalise le naturisme, la même année où il met en place la solution finale et le génocide des populations israélites, contraintes de se dénuder avant d’être assassinés dans les chambres à gaz. 


Quand Mussolini décide de construire son Foro, la nudité des statues ne revêt pas une connotation particulière sinon viriliste. Elle valorise l’athlète vainqueur (côté Stade des Marbres) ou le soldat héroïque (côté cour de tennis).  Elle s’inscrit dans une tradition classique, néo-classique et post-classique. A partir de 1936, le regard porté sur elle par le régime évolue suite aux influences racistes, racialistes et nazies. Le corps nu des statues symbolise une sorte d’Italianité raciale, fantasmée. L’Image devient un Faire Image. 


En fait, plus que les statues elle-mêmes c’est le regard porté sur elles qui importe. Transformé en garage pour les véhicules militaires américains après la Chute de Rome en 1943, le Stade des Marbres échappe à la destruction. Il est redécouvert à l’occasion des Jeux olympiques de 1960. Mais le regard a changé et les statues sont moins perçues comme un symbole des années noires mais plus comme celles des années roses. La presse internationale se fit très peu l’écho de la polémique suscitée par le Parti communiste italien qui réclamait l’effacement de toutes les inscriptions fascistes, afin de « rendre le Foro Italico présentable aux athlètes et aux touristes » (L’Unità, 10 août 1960). Le ministre du Tourisme Alberto Folchi refusa de détruire ou de déplacer les statues. 


Mieux vaut changer la perception vis-à-vis des statues que de les abattre.  Telle est le sens de la véritable révolution. Aujourd’hui, les statues du stade de marbre représentent même une des figures du désir homosexuel, popularisée par la culture pornographique américaine des années 1970. Dans les années 1980, le corps musclé, réputé « en forme », sain et bien portant, s’oppose à l’image des malades du Sida.


Considérer aujourd’hui le Foro italico et le Stade des marbres qui furent lors de leur création un instrument de propagande du fascisme et de son homophobie comme un nouveau lieu exaltant une homosexualité notoire ne serait-il pas la meilleure des ironies de l’Histoire ?  Que le symbole du fascisme devienne un lieu de drague homosexuel, une sorte de cage aux folles à ciel ouvert ne serait-il pas la preuve manifeste d'une révolution des consciences ? N’est-ce pas là que les Romains devraient organiser leur gay Pride afin de faire du symbole des années noires celui des années roses?  Avec le retour au pouvoir des partis politiques d’extrême-droite en Italie rien n’est moins sûr. 

Sylvain Desmille©



Foro Italico / Stade des Marbres © Sylvain Desmille


Quelques références bibliographiques. 


Susan Sontag, « Fascinating Fascism » in New York Review of Books, Feb 1975. 


Felice Fabrizio, Sport e fascismo. La politica sportiva del regime, Florence, Guaraldi, 1976. 


George L. Mosse, Nationalism and Sexuality : Respectability and Abnormal Sexuality in Modern Europe , New York, Howard Fertig, 1985.


Marc-Alain Descamps, Vivre nu, Psychologie du naturisme,  Trismégiste 1987.



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