ESPRIT D'ITALIE 2. Un anti Facebook, Instagram, Twitter par SYLVAIN DESMILLE (textes et photographies)©

 

Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©


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AVANT LE PROPOS


C’est un souvenir qui n’existe pas parce qu’il ne m’appartiens pas, mais que j’imagine parce qu’il a bel et bien existé. Nous sommes en 1930, peut-être 1931. Ce flou n’est pas opaque. Plutôt diffus. Comme une brume d’après l’orage - qui gronde encore au loin, si loin qu’il s’en trouve effacé. La ligne du temps diluée plus que dilatée, quand le chambranle en fer empêche la porte de bien se fermer l’été, érodé comme un miroir en train de perdre son tain. 


Mais nous sommes bien en 1930 ou 1931. Longtemps je me suis dit que ma famille avait choisi de franchir les Alpes l’hiver, à contre vent, quand les corps courbés se transforment en boule de suif dans la tempête de neige. C’était plus dramatique. Plus logique aussi. Rebutés par les fines aiguilles de givre qui transpercaient la peau plus vite que les épingles de l’entomologiste l’aile du papillon, déboussolés puis repoussés en leur fort intérieur auprès du poêle, les douaniers et les gardes frontières préféraient rester dans leurs quartiers. A droite, l’un d’entre eux tapotent sur la vitre comme s’il vérifiait un thermomètre. On les comprend. Il suffit de sortir chercher un broc de charbon ou une portée de bûches pour se rendre compte que ce matin la froidure mord  plus vite qu’un chien enragé. Les oreilles bourdonnent comme une meute de loups autour de la lune basse. Brrrr. Franchement, qui oserait s’aventurer par un temps pareil ? Et si certains sont assez fous pour tenter la mésaventure, ce ne sont pas les douaniers qui sortiraient contrôler leurs papiers. Ils sont bien aise de leur laisser une chance de passer. Confort des corps, confort des âmes. 


Peut-être que s’il avait été seul mon grand-père aurait pu être tenter de se prendre pour Napoléon ou Hannibal. Pardessus doublé de papier journal, chapeau mou, écharpe serrée au col comme pour juguler la plaie et marchant avec de la neige jusqu’au genoux. La boussole de ses ancêtres pour tout repère. Mais accompagné d’une épouse et d’un enfant en bas âge ?


Peut-être la famille a-t-elle fuit au printemps ou même l’été, folâtrant dans les alpages, s’abreuvant dans le creux de leur main aux sources de la montagne - « Ouille, c’est trop froid » hurle le gamin quand sa mère l’éclabousse pour le rafraîchir. Peut-être a-t-elle déjoué la surveillance et les filets de l’OVRA en e passant pas par la Savoie toute proche de Turin ? Peut-être s’est-elle juste faufilée dans un cortège de travailleurs migrants depuis Vintimille vers la France en passant par Menton, soit en barque par la mer, soit à pied par le Pont Saint Ludovic, soit en train (beaucoup plus risqué). Peut-être a-t-elle bénéficié de complicité, dissimulée à l’arrière d’un camion ou d’une voiture ?


Mon père, trop jeune au moment des faits, n’a gardé aucun souvenir de cet événement. Et personne dans la famille ne l’a jamais évoqué. Peut-être avait-il été trop ponctué, jonché-juché de drames ? Peut-être du sang avait-il été versé ? Peut-être l’honneur de chacun avait-il été moins sauf que les visages de marbre ne le laissaient paraître. Ou cela avait-il été trop facile, pas assez dramatique pour que la légende familiale s’y gargarise ? 


Après un bref séjour dans la campagne d’Aix en Provence, la famille s’installe en banlieue parisienne, par souci de discrétion, dans un quartier ni bourgeois ni ouvrier. Sans doute y a-t-il un peu trop de va et de vient, de portes de voitures qui claquent comme un drap blanc dans la nuit (mais à 17heures l’hiver, la rue est déjà plongée dans un noir de tombe à cause de la pauvreté de l’éclairage public). Cela a éveillé la curiosité puis réveillé la suspicion. Les voisins redoutaient que les phares de toutes ces berlines qui se garaient devant la maison de mes grands-parents n’attirassent la police. Même si tous juraient qu’ils n’avaient rien à se reprocher, aucun ne souhaitait cette sorte d’attention. Leur bonne conscience rejetait le mauvais genre. Le fait que mon grand-père acquière une automobile les rassura - en fait, ils sont comme les autres - puis raviva leur jalousie - mais pour qui se prennent-ils ? Et d’où sortent-ils tout cet argent ?  


C’est dans cette automobile que mon grand-père transporta son fils afin de le confier à une institution jésuite du centre de la France. De l‘y cacher. Juste à temps. Car peu de jours après son retour, deux policiers français lui intimèrent l’ordre de les suivre « sans faire d’histoire » et sans prendre de gants. Derrière leur carreaux, les voisines oscillaient du chapeau au prétexte de n’en faire qu’à leur tête - c’était déjà l’heure de se rendre à la messe. Au sortie de l’église, elles s’accordèrent toutes sur un « Je vous l’avais bien dit » répété mécaniquement comme leur « Je vous salue Marie ». 


Sur ses faux papiers, ma grand-mère avait choisi Marie comme nouveau prénom. Classique. Mais, effectivement, elle reçut sa protection. Convoquée deux fois au commissariat, elle put chaque fois revenir à la maison. De plus en plus inquiète ,mais sans être inquiétée. Elle apprit par courrier que son époux avait été envoyé à Drancy puis déporté en Allemagne. Où, en Allemagne ? En fait, tout était allé très vite. Au bout de la rue, une voiture attendait les deux policiers qui encadraient mon grand-père. « On prend le relais » se contenta de dire le plus grand, avec un fort accent allemand. Les policiers français s’en lavèrent aussitôt les mains, alea jacta est (le plus jeune avait quelques notions de latin apprises par coeur dans les pages roses du dictionnaire car il avait l’ambition de devenir un jour commissaire). Bon vent. 


Sans doute le voisin - mais quel voisin - avait-il agi en conscience, par bonne conscience ? Et peut-être ne l’avait-il pas vraiment dénoncé. Peut-être l’avait-il juste rappelé aux bons voeux des « autorités », dans une lettre anonyme, comme il se doit (il avait d’abord tenté d’écrire de la main gauche - trop difficile - puis opté pour une graphie neutre, toute en majuscule). Peut-être s’était-il même pris pour un résistant, car depuis que Mussolini s’était allié à Hitler pour combattre les Français, les Italiens n’avaient pas très bonne réputation.  On s’en méfiait sans chercher à les défier ouvertement. On les considérait comme des ennemis, comme des collabos, même si nombreux avaient migré en France précisément pour fuir la répression fasciste. 


Et c’est bien ce que ma famille avait fait en 1930. Ou 1931. Un temps, mon grand-père avait cru que l’assassinat de Giacomo Matteotti, l’un des fondateurs du Parti socialiste unitaire par un groupe fasciste de squadristi allait soulever le peuple italien contre Mussolini. Les cris de Matteotti roué de coups et poignardé par des lâches auraient dû raisonner d’un bout à l’autre de l’Italie et réveillé les consciences. Si la mort de Caesar par les défenseurs de la République avait conduit à l’avènement du principat et de l’Empire, alors, l’assassinat de Matteotti par les fascistes devrait a contrario conduire à l’instauration d’une démocratie réformiste et d'une République sociale. Et c’est pour cette cause que mon grand-père avait lutté, comme ses grands-parents avaient lutté pour instaurer l'unité italienne en leur temps. Mais il n’en fut rien. Le cuir fasciste tenait la Botte sous son talon. Certes, les députés anti-fascistes avaient refusé de siéger à l’Assemblée pour protester contre cet assassinat ouvertement revendiqué. Mais leur barouf ne fut qu’un baroud d’honneur. Après six mois de violences, le 3 janvier 1925, Mussolini déclara assumer personnellement la responsabilité politique, morale et historique des « excès » perpétrés par les escadrons fascistes, « qu’ils aient agi sur son ordre ou indépendamment ». Dixit, passat. Lors de la même séance, il annonça la répression de tous les opposants au régime. Entre décembre 1925 et juin 1926, les lois dites fascistissimes transformèrent la monarchie parlementaire en une dictature totalitaire. 



Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

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A partir de 1926, mon grand-père entre dans la clandestinité. On l’aperçoit à Padova et Venezia Mestre, on repère sa trace à Milano et un groupuscule de partisans l’applaudit à Bologna  (ils applaudissent toujours à Bologna). Ce qui est sûr et certain c’est qu’en 1929, la famille se trouve à Turin, car mon père y naquit le 1er janvier - en atteste son certificat de naissance. De plus la famille a toujours disposé  d’appui auprès de la maison de Savoie, donc il est plausible que mon grand-père aient pu bénéficier d’une aide d’autant plus bienvenue à Turin que son épouse était enceinte - une femme au bord de l’accouchement est sacrée en Italie.  


Mon père lui-même n’a jamais su - ou dit - s’il était né à l’hôpital ou dans sa crèche. Mais le fait que son père l’ait reconnu officiellement a peut-être permis aux autorités de retrouver sa trace - ou peut-être était-il juste sous surveillance ? En tout cas, c’est une fois son épouse remise de ses couches et sûr que son fils se portait bien que mon grand-père a décidé de s’exiler en France. Quand l’étau se resserre, l’incertain  est toujours  plus sûr que le certain.


Soit parce qu’il y avait assisté, soit parce qu’il en avait été victime, l’une des grandes terreurs et l’un des rares souvenirs que mon grand-père évoquait de cette période étaient les séances d’humiliation publique organisées par les Chemises noires. Trainés sur la place du village, les opposants au régime fasciste étaient ligotés à une chaise puis contraints d’avaler par la force une grande quantité d’huile de ricin afin de provoquer des coliques hémorragiques et des diarrhées si violentes que certains en mourraient. Puis les fascistes les renvoyaient chez eux, en se vidant. De même qu’au Moyen-Âge, les prêtres purgeaient les individus soit-disant possédés par le démon, de même les fascistes affirmaient purger les réfractaires de toutes les sales tentations communistes. Ils agitaient la bouteilles d’huile de ricin comme un goupillon d’eau bénite. Après tout les prêtres et les fascistes s’habillaient tous en noir. Et d’ailleurs ma grand-mère rappelait qu’elle n’avait jamais vu ni entendu dire qu’un prêtre s’était opposé à une de ses grandes messes fascistes. Mais ils enterraient les morts, chrétiennement (hypocritement) L’odeur de l’encens couvrait celle de la merde. 


« Où, en Allemagne ? »  Au début, chaque fois que ma grand-mère posait la question, la plupart de ses interlocuteurs semblaient un rien gênés. Et comme il n’y avait plus de sucre à cause des restrictions, ils en profitaient pour prendre congés avec des pincettes, de cette femme qu’ils considéraient comme une folle. « Où en Allemagne ? » répétait ma grand-mère comme Diogène de Sinope arpentant les rues d’Athènes une lanterne allumée en plein jour à la main et répondant aux passants qui s’étonnaient: « Je cherche un homme ». 


« Où est mon homme ? » « Où en Allemagne ? ». Une seule fois, un résistant - un vrai - répondit à ses questions par une autre interrogation: « En Allemagne ou en Pologne ? ». 


Elle eut la réponse en décembre 1944. D’après les registres, mon grand-père avait été déporté en Allemagne et se trouvait dans le camp de Sachsenhausen, tout près de Berlin. Le camp avait été libéré par les Soviétiques. Les commissaires politiques staliniens se méfiaient des socialistes et même de certains communistes incarcérés dans le camp. Le retour des survivants - de ceux qui survivaient - s’effectuait au compte goutte, après de nombreuses vérifications, au cas où des nazis profiteraient des convois organisés par la Croix rouge pour fuir à l’étranger. Mais quand on a survécu à la concentration et échappé aux Marches de la mort, le corps n’atteste -t-il pas de la bonne foi ?  Et même si elle agissait pour la bonne cause, l’administration soviétique restait aussi scrupuleuse et sans scrupule que l’organisation nazie.


A son retour, mon grand père a un peu parlé de ce qui s’était passé, plus pour combler cette sensation d’absence, pour tenter de jeter un pont voir un trait d’union entre ce dont il fallait bien parler et ce que les gens restés en France ne voulaient pas visiblement entendre ni vraiment écouter. Mon grand-père ressentit leur bienveillance polie comme une forme de condescendance gênée. Ils voulaient bien le croire mais il refusaient de s’y croire. Alors mon grand-père se tut. En pointillés puis en point final. Il avait aussi l’impression d’avoir raté la guerre. Certes, il avait été une des millions de victimes des nazis et de leurs collaborateurs, mais enfermé dans le camp,  il n’avait pu  suivre le déroulement de la guerre. Il avait été en guerre et d’une certaine manière il avait été la guerre, mais il n’avait pas fait la guerre. Les Nazis l’avait privé de cela  aussi.  Son fils lui s’était battu, pour de vrai. A quatorze ans, il avait servi de mule aux Résistants, transportant des messages puis des bâtons de dynamite entre les différents postes au moment de la libération de Marseille. Les balles avaient sifflé au dessus de sa tête. Mais le gamin reconnaissait avoir plus ressenti de la peur que de l’excitation. Le fils avait toujours un peu voulu à son père de l’avoir laissé dans cette institution jésuite, dont il était reconnaissant qu’elle lui ait sauvé la vie, mais qui lui avait fait subir aussi les pires humiliations - les Jésuites ne prennent en pitié que ceux qu’il ont pris un soin maniaque de briser. Leur bienveillance est alors la manifestation de leur repentance, sauf qu’ils n’éprouvent aucun remord ni regret, ni en conscience ni même en apparence: c’est toujours pour le bien qu’ils ont mal agi.  


Le fils - mon père - avait survécu à cette famine des corps, des mots, des esprits, grâce aux mathématiques et à la géométrie. Un espace qui s’effondre sur lui-même est également un espace - une entité peut-être, qui se reconstruit autrement, pas différemment, mais autrement. Mon grand père était un survivant - c’est ainsi que l’appelaient les autres, ceux qui n’avaient pas connu les camps, ceux qui le considéraient comme un autre dorénavant. Mon grand-père se qualifiait plutôt de survivance. La survivance avait monopolisé toutes ses forces, uniquement pour sa survie et celles de quelques uns de ses camarades, par solidarité, par amitié - très peu à l’échelle du camp, quasiment rien à l’échelle des camps. Rien d’autre n’avait compté et puis, vers la fin, même cela n’avait plus trop été important. Il avait survécu par automatisme, par habitude.  Il était resté, vivant, sans être au monde, ou plus vraiment.


Anti-fasciste, anti-nazi, anti-franquiste avant d’être déporté, mon grand-père est revenu d’Allemagne anti-communiste. Mais il a laissé mon père aller vendre l’Humanité dimanche devant les églises.


Mon grand-père est toujours resté dubitatif sur les luttes où chacun se définit en opposition ou a contrario de son double antithétique, quand l’identité se fonde et se définit à la différence voire à la négation de l’autre. Les communistes d’URSS n’ont jamais été pour lui des nazis, au prétexte qu’ils ont justifié leurs crimes contre l’humanité au nom d’idéologies différentes mais toutes les deux totalitaires. Les révolutions n’étaient qu’un renversement des positions mais au final, il y avait toujours des dominés et des dominants sauf que ce n’étaient plus les mêmes. L’un pour l’autre maintenait l’opposition de l’un au regard de l’autre, et inversement. En fait, la vraie révolution consiste à changer de processus et en l’occurence celui qui consiste à s’identifier par contraste, rivalité, négation à l’autre, sans mettre l’autre non plus à distance, en parallèle.  


Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

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Mon père parlait un italien dont les Italiens ne parvenaient pas à repérer  si son accent et les locutions dialectales venaient du Nord ou du Sud et encore moins de quelle région ou pays du pays. Je parle si mal italien que je préfère ne pas le parler (en plus mon Dante dans le texte n’est pas constant).


Mon père disait que son père avait été un homme dur, sans rien précisé ni ajouté. Pour moi, c’était surtout un homme silencieux. Le nombre de fois où j’ai entendu sa voix se compte sur les doigts d’un poing.


En racontant cette histoire je comprends pourquoi une de mes terreurs d’enfant - de mes phobies - avait été de partir à l’école en oubliant de mettre mes chaussures. Dès que je me levais, encore en pyjama, j’enfilais mes kickers. Comme si je devais toujours se tenir prêt à prendre la fuite, pour échapper aux « méchants ».


Mon grand-père n’est jamais retourné en Italie. Mon père, plus rarement. Je m’y rend plusieurs semaines chaque année. 


C’est en Italie que J’ai commencé à repenser à cette histoire.  Été 2022.  Nous assistons en en direct à une de ces commedia dell’arte politique italienne qui finit toujours en tragédie (les Italiens ont le sens de l’auto-dérision mais pas de la dérision). Par stratégie politicienne, plutôt simpliste, le mouvement 5 étoiles, réputé à gauche, provoque volontairement et délibérément la chute du Président du Conseil des Ministres Mario Draghi. Après deux votes de confiance minoritaires, le 21 juillet, celui-ci démissionne. La date des élections n’est pas encore officiellement promulguée que les premières affiches électorales apparaissent. En fait, c’est surtout le portrait de la candidate (post-néo) fasciste Giorgia Meloni qui s’affiche dans les rues de Rome et à Milan, le long des avenues entières, à la manière des drapeaux nazis au moment des Jeux Olympiques de Berlin de 1936. Certaines font plusieurs mètres de hauteur. On aurait pu s’étonner de savoir qui a payé cette débauche publicitaire, mais la question ne me semble jamais avoir été posée. En tout cas, c’est une drôle d’impression.


Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), parti dont Giorgia Meloni est la duce, la cheffe, noue très vite une alliance avec la Ligua de Matteo Salvini et Forza Italia de Silvio Berlusconi. Cette coalition dite de centre-droit est en réalité un regroupement de forces populistes et ultra-conservatrices qui seraient qualifiés dans d’autres pays de mouvements d’extrême droite. Le 25 septembre 2022, elle remporte les élections parlementaires. Giorgia Meloni est chargée de former le nouveau gouvernement. 


Un siècle exactement après la Marche sur Rome grâce à laquelle Mussolini prit le pouvoir à son corps provoquant (mais près à fuir à l’étranger, au cas où la démonstration de force tournerait mal, les uns diraient « en fin stratège politique » et les plus honnêtes « en bon lâche »), le fascisme redevient la première force politique italienne. Peut importe qu’on qualifie ce retour aux origines de néo ou de post fascisme. C’est du fascisme. C’est le fascisme.


A l’annonce de résultats électoraux, je me suis demandé quelle a été la réaction d’Edith Bruck. Hongroise israélite née le 3 mai 1931, elle réchappa à la déportation nazie. En 1954, elle choisit de vivre à Rome et décide d’écrire en italien. Ses romans, essais, autobiographies - Le Pain perdu a été publié en 2020 - expriment cette volonté de ne jamais renoncer à témoigner, dans la langue de l’autre,  celle qui fut aussi celle du régime fascisme, celle de ceux qui déportèrent des Italiens de confession israélite. 


Sylvain Desmille. 




Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

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PRÉFACE


Un anti google-maps, facebook et instagram


Lors de ma dernière visite au Musée des Beaux Arts de Rome en juillet 2022, j’ai été très surpris de voir la rapidité avec laquelle certains jeunes regardaient les tableaux exposés. Ils se campaient devant une oeuvre, en face à face, bien droit la fixaient pendant trois secondes - parfois quatre, grand max - puis passaient à la suivante. Leur visage semblait impassible. C’était franchement très étrange. Un rien flippant. On aurait pu les prendre pour des robots en train d’accomplir une tâche répétitive sur une chaine d’embouteillage. Scling. Clik. Au suivant.  Et peut-être au final leur comportement correspondait-il à celui d’OS de l’image, aliénés au défilement selon une cadence bien précise ?Le groupe de garçons et filles d’une petite vingtaine d’années fit ainsi le tour de ce grand musée en un temps record. Ils passèrent ensuite autant de temps à la cafétéria le dos voûté sur leur téléphone portable comme s’ils étaient en train de réciter une prière, les pouces comme les pinces du crabe. Pourtant, rien n’indiquait qu’ils avaient été contraints de « venir au musée » ni qu’ils avaient cherché à esquiver ce qui aurait pu s’apparenter à leurs yeux comme une corvée. Il s’agissait plutôt d’un choix délibéré et volontaire. De temps en temps, entre deux messages, toujours écrits à la va vite, et dans une sorte de fébrilité, comme s’ils allaient être happés par une tornade, pas assez rapides pour y échapper, ils s’autorisait un avis plutôt qu’un commentaire sur telle ou telle oeuvre. « J’ai aimé », « J’ai pas aimé », comme si seule leur « impression » du moment suffisait à justifier leur verdict. 


Dès lors, j’ai commencé à observer comment les uns et les autres se comportaient face aux oeuvres dans les différents musées. Et il est vrai que plusieurs fois je remarquai le même manège que celui découvert à Rome.


Etrange, étrange. Pourquoi cette rapidité quasi mécanique. Cette incapacité à se poser devant une oeuvre plus de trois secondes ? Et pourquoi étaient-ce dans la grande majorité des jeunes de quinze-vingt ans qui agissaient ainsi ? 


Il m’a semblé découvrir une possibilité de réponse en regardant un documentaire critique d’Olivier Lemaire et Nicolas Combalbert produit par Capa pour la chaine franco-allemande ARTE et intitulé Instagram: la foire aux vanités. Cette application téléchargée par sur 80% des adolescents aujourd’hui propose de mettre en ligne des photographies de préférence au format carré (ratio initial). Il s’agit de clichés, dans tous les sens du terme. Car pour que le cliché - l’image - soit reconnue et mise en avant par les algorithmes du réseau social, ils faut qu’elle corresponde aux critères d’identification et de sélection, c’est-à-dire aux stéréotypes du site. Plus la photographie montre des corps dénudés plus elle a de chance d’être sélectionnée et mise sur le devant de l’estrade médiatique - à condition que cette dénudation ne découvre  pas trop. Ainsi, si la monstration des seins est vivement encouragée, il est interdit d’en montrer les tétons. La sexualisation oui, le sexe non. 


A noter cependant que la morale publique à laquelle se réfère Facebook et Instagram n’est pas celle du public, de l’opinion publique. Elle n’est pas la manifestation d’un choix démocratique mais d’un diktat unilatéral, d’un code de bonne conduite dont les tables de la loi ont été fixées par le réseau social lui-même, et de manière transcendante aux codes juridiques des différents pays - quitte à entrer en contradiction. Il s’agit d’une sorte de loi monde où ce sont les groupes de pression qui font la loi, via les signalements. Ainsi, si l’homosexualité n’est pas officiellement interdite, il suffit que des associations ou des groupes d’individus coalisés signalent telle ou telle image  jugée dégradante et offensante à leur yeux, selon leur convictions et sensibilité, pour qu’elle soit aussitôt bannie (par exemple quand deux hommes ou deux femmes s’embrassent). Les algorithmes sont là pour maintenir et faire respecter l’ordre interne (un peu comme les kapos dans les camps de concentration), faire en sorte qu’il n’existe plus sur le réseaux que des images conformes aux stéréotypes. Ainsi, les images représentant des adolescents torse nus et avec des cheveux longs ont ainsi été censurées, car l’algorithme associait les cheveux longs au sexe féminin et qu’il était interdit aux filles de montrer leurs tétons sous peine d’exclusion (pour complaire aux intégristes religieux), alors qu’il s’agissait de torse de garçons (autorisés par le réseau à montrer leur tétons, eux, à condition de ne pas avoir des cheveux longs…).   



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Cette hypocrisie toute puritaine, fondée sur des interdits dit moraux et surtout religieux (il s’agit d’une moralité fondée à l’origine sur des dogmes religieux) est à l’image et à la ressemblance de notre contemporain. Le paraître a valeur d’être. Des milliers de personnes se rendent là où a été pris un cliché diffusé sur instagram, non pour découvrir le lieu, mais pour faire la même photo, avec et sans eux dessus. Il ne s’agit pas non plus vraiment d’un paysage réel mais d’une réalité augmentée, enjolivée, métamorphosée grâce aux nombreux filtres proposés par l’application pour magnifier le cliché, faire en sorte de ne présenter que de la belle image, de substituer la vision du site au in situ. Sur instagram, on n’est jamais dans le réel mais dans une de ses versions fantasmée, dans une caricature du réel, très conformiste. Et à terme, quand adviendra l’avènement du métaverse, les filtres pourront montrer une oasis en lieu et place d’un désert actuel ou une image du temps d’avant reconstitué après les désastres plutôt que de se confronter à la réalité des dévastations  climatiques et écologiques.


Les « post » écrits sont également des postures - conformes-conformistes / moraux-moralistes - car sur les réseaux sociaux il importe de ne communiquer aussi qu’en terme de clichés (on ne peut même pas parler de "politique correct" car c'est plus le démocratisme commercial qui importe ici et non l'idéologisme, pas le principe démocratique de majorité mais celui du plus grand nombre d'achats-ventes, en fonction d'un public cible appelé ici communauté). Les algorithmes ne comprennent pas par exemple les avis trop longs laissés sur GoggleMap et les censurent par principe, car pour ce genre d’applis, les avis doivent toujours exprimés une impressions, une sensation, un sentiment, une sensibilité, une émotion. Les critiques n’ont pas à être justifiées. Et les notes - les étoiles - expriment moins un jugement qu’une condamnation. Les commentaires trop précis ne résonnent pas aux oreilles des algorithmes car il développent un raisonnement  trop complexe et qui nécessitent trop de temps d’analyse. Ces avis s’inscrivent en effet plus dans une démarche commerciale. Le service public - celui réalisé par le public du réseau - propose plus un service publicitaire: il fait la publicité des attractions, sites, musées, restaurants… C’est surtout un service rendu plus aux entreprises qu’aux individus. Une forme de publicité qui ne s’affirment pas comme telle. Le jugement de valeur - gratuit - prime sur l’examen de conscience parce qu’il être transformé en valeur et plus-value monétaires. Les avis négatifs sont d’ailleurs très souvent contestés par les algorithmes qui les perçoivent comme une publicité négative, donc une menace pour les rentrées publicitaires et les mises en perspectives commerciales. Le réseau survalorise le subjectif (l’impulsion considérée comme plus « naturelle » ) au détriment de tout ce qui est objectif, démontré, analysé, prouvé car moins attaquable et moins manipulable. Le pire est qu'il s'agit d'une subjectivité de conformité, très conformiste, qui souvent refuse et condamne tout ce qui est perçu comme une remise en cause objective de son avis, de son identité. Et le site n’hésite pas à bannir les avis jugé trop raisonneurs, comme Autre, sans indiquer pourquoi ni livrer la composition de ses algorithmes qui ont  aboutit à cette condamnation aux allures de règlement de compte (pour maintenir toujours à leur meilleur niveau les comptes de l’entreprise…). 


D’ailleurs, l’application propose de plus en plus de substituer l’image - la photographie - aux commentaires écrits, au prétexte qu’une image dirait plus que les mots et surtout en beaucoup moins de mots. Sauf que ces images sont souvent magnifier par les filtres des appareils photos, pour mieux correspondre aux impératifs de consommation du réseau.


Ce livre se veut aux antipodes de ce que proposent aujourd’hui les réseaux. Et ce faisant de s’en affranchir, de s’en désaliéner, de s’en libérer  - de tracer un chemin de liberté - l’image à l’image de la pierre qui permet de traverser à gué -  en mettant ces photographies en perspective, en ouvrant des perspectives, peut-être. Les photographies comme les textes sont du anti-faire image. Ils essaient du moins. Et cette collection se présente plutôt comme une déconstruction du faire image contemporain (à noter que celui-ci s’inscrit dans un processus et une histoire bien antérieurs aux réseaux dit sociaux - l’anti faire-image de certains artistes contemporains étant lui-même un faire image). C’est pourquoi j’ai choisi aussi de présenter toutes les Italie sans géolocaliser les photographies, de manière atomisée: chacune est son propre noyau et  chacun est un électron qui gravite autour de l’autre et des autres (je rêve d’un nouveau modèle dans lequel un électron pourrait tourné autour de plusieurs noyaux - une redéfinition possible du collectif ?). Le but est en effet de rendre compte d’un esprit d’Italie, essentiellement subjectif et résolument objectif. De faire en sorte que ces photographies fassent corps. De faire ensemble.  Bonne visite.


Sylvain Desmille



Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

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Parfois il faut juste prendre acte du temps, de ses activités sismique, de sa rapidité d’exécution. Jusqu’à l’invention du smartphone, le portrait était toujours l’expression du regard de l’autre, celui de l’artiste, du photographe scolaire, du photomaton, du » père de famille » ou de la bande de potes. Seuls les artistes pouvaient réaliser leur auto-portrait - et il s’agissait souvent d’un exercice de style, sauf chez Rembrandt peut-être. Andy Warhol apparaît comme l’artiste de ce dernier instant, du basculement. Le portraitiste de la société d’Après Guerre, conçoit sa vie comme une sorte d’autoportrait. Il est le précurseur de la story et du selfie sur les réseaux sociaux. La Factory est un intra-monde comme Facebook, mais avec bien plus de liberté que le réseau de Mark Elliot Zuckerberg. La Factory ne fut ni une utopie ni un métavers. La nouvelle Eve de cette nouvelle Apocalypse, c’est Kim Kardashian. 


Désormais, nombreux sont ceux à se filmer et à se prendre en photo en regardant l’écran de leur smartphone comme s’ils croisaient le regard de Médusa - auto-fasciné, auto-tétanisé (pause /pose). Avec l’avènement de la culture du Selfie, l’auto-portrait est devenu un ego-portrait, et les stories sur Instagram et autres réseaux ont laminé les fondements même de l’autobiographie. La prise de vue n’est plus une prise de conscience. On se montre à soi même sans jamais croiser le regard des autres. Seul compte le nombre de clics, de followers qui permettent la valorisation monétaire de son quant-à-soi (remplir le frigo). Mais la La promotion de soi passe aussi par la consommation de soi, cannibalique. On s’auto-dévore plus on s’auto-célèbre. L’ego est devenu un monstre totalitaire dans lequel seul son opinion importe : on réfute les avis autres que le sien propre au prétexte que « j’ai le droit de dire ce que je pense », quitte à confondre égoïsme et liberté. Ce faisant, on ne reconnait plus la réalité de la majorité démocratique. 


« Et in Arcadia Ego » pointaient du doigts les bergers du tableau de Nicolas Poussin ? Ah ah ah.


SD

Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©


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L’histoire du monde commence toujours avec soi. Ce qui a existé avant n’a jamais existé. Pour l’enfant, l’Antiquité, la peste, le travail à la chaîne, la famine irlandaise n’ont jamais existé. Son monde se limite à son quant-à-soi et à son entre soi. Sa Terra incognita est une terre egoista. Et il appartient aux parents de tout mettre en oeuvre pour le libérer de cet égocentrisme existentiel, de cet individualisme intéressé et totalitaire, de ce recentrement permanent sur soi et de faire en sorte que le narcissisme ne soit plus le moteur du développement personnel (via sa soumission aux écrans par exemple). L’acquisition de repères clairs, même s’ils nécessite de faire des efforts et qu’ils ne lui font pas « plaisir » (il aura toujours la liberté de les respecter ou de s’en affranchir plus tard), d’une culture commune (pouvant être partagée donc discutée par tous), le repositionnement  de l’enfant non plus au centre de tout, de tous et de toutes les attentions (focalisation) - mais à l’orée de l’autre, au respect de l’autre et des autres (contextualisation / ouverture de champs et contre-champ) sont des moyens pour solliciter son éveil (wake) et sa pensée critique objective (dé)constructive (qu’il ne faut pas confondre avec l’opinion et l’avis subjectifs - le « j’aime / j’aime pas »). En effet, toute mise en perspective est, par nature, hors de portée de l’enfant (mais pas de ses questionnements, de sa curiositas - le terme latin est plus intéressant car il induit la notion de connaissance mais aussi celle d’attention, de soin et d’intérêt). Celui-ci perçoit le monde des dinosaures bien mieux que celui de la Seconde Guerre Mondiale parce qu’il correspond plus à sa fantasmagorie. Et le moyen-âge est plus concret que la Rome antique parce que plus de jouets y font références - figurine de chevaliers et châteaux-forts oblige.


La perception du temps d’avant se développe de conserve avec l’âge. Parce qu’il perçoit le temps de l’enfance comme une perte, une différence,  une antériorité physique, parce qu’il sent hormonalement et physiquement devenir autre, l’adolescent peut mieux appréhender le temps historique de l’avant et de l’après à travers sa perception de la permanence et du changement intime.  C’est encore un point de vue égo-centré mais qui prend conscience des notions d’identité et d’altérité. Il reproduit le processus classique d’identification à sa classe d’âge et d’opposition générationnelle. L’identité à soit se définit en opposition à tout ce qui n’est pas soi - le « moi, moi, moi » - c’est-à-dire en opposition à l’autre perçu comme un double antithétique référentiel. L’amour de soi, la fascination envers soi, ses expériences, ses références, ses valeurs, sa morale, sa culture, ses idées se fonde au regard et à la haine de l’autre, de ses valeurs, de son pouvoir. Le « j’aime » se construit au regard du « j’aime pas ». Cette immaturité - cette incapacité volontaire à intégrer le regard de l’autre, à se mettre dans la peau de l’autre, à l’entendre et à l’écouter, à adopter un autre point de vue que le sien - s’exprime souvent par la terreur. L’Adolescent (du moins celui qui est perçu comme un vrai et un bon adolescent, le rebelle qui suit et qui applique le processus de l’Image à la lettre) conteste et refuse tous les interdits qui le concernent mais en interdisant tout ce et tous ceux qui ne sont pas et qui ne pensent pas comme lui. Complexé, il refuse la pensée complexe (qui complique tout et qui embrouille la tête, qui exige des efforts - des instruments, des méthodes, des références, du temps). La simplification est toujours perçue comme un gage de franchise et de sincérité (émotionnelle), instinctive donc non contestable. Son vivre-ensemble se définit à la fois au regard des Autres et contre les Autres et s’il cherche à se différencier individuellement, il redoute par dessus tout le rejet de ses paires.


Tout cela est somme toute naturellement normal. Déjà les Athéniens du Ve siècle envoyaient les adolescents entre 16 et 18 ans faire leur « classe d’âge » entre eux, entre pairs, très loin de la cité, sur les marges du territoire, dans l’univers sauvage. Ce n’est qu’une fois » la crise » passée, une fois formés qu’ils étaient réintégrés à la cité, en tant que citoyens, chacun à sa part entière dans la collectivité. 


Les réseaux sociaux ont toujours cultivé cet esprit adolescent. D’ailleurs, le premier Facebook a été créé en 2004 pour cette classe d’âge. Il s’agissait d’un site d’abord réservé aux étudiants d’Harvard, quis’est ensuite « ouvert » aux autres universités américaines de Standford, de Columbia et de Yale. L’enjeu était alors simpliste car binaire: chacun pouvait « noter » les profils du trombinoscope du campus en cliquant sur un bouton « J’aime » ou « J’aime pas ». D’une certaine manière, on pourrait dire que Facebook fut la première application à encourager le délit de faciès et à affirmer le diktat de la popularité (et non de la célébrité telle que définie par Andy Warhol). Par la suite, la promotion des réseaux dits sociaux a toujours été réalisée par les adolescents, au prétexte qu’ils maîtrisait l’instrument informatique, souvent via les jeux videos. Cela tient aussi au fait que les réseaux ciblent en priorité les adolescents, plus influençables ( on dit « à l’écoute » ou « concernés ») et qui génèrent de l’affluence par expansion, porosité et capillarité. L’esprit de meute, l’immaturité, les challenges, les post-postures, les clashs, l’hystérisation, la provocation sont valorisés afin faire naître des réactions et d’activer des flux, donc du clic, donc de la publicité, donc des rentrées financières. L’analyse et la démonstration sont évincées car elle nécessite trop de temps, trop de concentration, trop d’effort. Les algorithmes des réseaux préfèrent mettre sur le devant de leur miroir médiatique tout ce qui provoque et suscite de l’émotion. Le consensus est toujours une 


A cet âge où la nature s’emporte et emporte, où la curiosité fait rage, la culture - le rapport à la culture - a une importance capitale dans la construction de l’individu en sollicitant ses états de conscience.  


A cet égard, jusqu’à une période récente (peut-être le siècle de Louis XIV, plus sûrement la Révolution française, quand la perception du temps linéaire remplace celle du temps cyclique), la conscience de l’Histoire était le fait d’une élite sociale et politique. L’histoire était la matière royale puis celle de la noblesse - une manière pour elle de s’émanciper aussi du clergé et de leur histoire biblique. Dans les campagnes françaises, du moyen-âge jusqu’à la fin du XVIIIe siècle (et même après), le temps restait immémorial, figé dans l’ambre de la catholicité et le cycle sisyphien des saisons. Les conversations et les préoccupations étaient plus de l’ordre de celles qui circulent sur les réseaux sociaux aujourd’hui, aussi nombrilistes, mesquines, hypocrites et égo-centrées, focalisées sur la survivance (non pas l’idée de survivre à soi mais la nécessité de survivre au jour d’après). C’est aussi le cas aussi de « grands historiens » comme Suétone, voire Tacite ou encore François de La Rochefoucauld, qui rapportés à notre contemporain pourrait faire figure de troll, mais eux avec un talent certains. Afin de déconstruire le Principat (le régime impérial romain) le Sénateur Suétone n’a eu de cesse de collecter tous les ragots, scandales, médisances, cancans, potins, calomnies, relatifs à la vie des Douze Césars. Sa subjectivité complotiste fait écho à celle des réseaux sociaux. 


Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©

Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©


La prise de conscience d’une histoire commune (objective) s’est développée avec l’essor de la démocratie - la responsabilité individuelle était alors indissociable de la responsabilité collective. Le passage d’un temps à un autre était perçu alors comme une évolution voire un progrès. Le sens de l’histoire imposait de faire une histoire du sens.  L’intention de l’humanité était de faire en sorte que chaque génération, chaque civilisation fassent mieux que la précédente - par forcément qu’elle soit meilleure mais qu’elle fasse au mieux. Cette perception historique du monde humain imposait dès lors la notion de responsabilité collective et l’idée d’avoir des comptes à rendre aux générations passées et futures. Cette culture de l’héritage était patrimoniale (conservation des traces du passé) et progressiste (investissements à long terme). 


Cette dimension du temps linéaire perdure, au gré des crises économiques, politiques et militaires ainsi que des découvertes scientifique et de leurs applications technologiques. Mais depuis quelques années, que ce soit dans les romans ou les séries teintées de sciences-fictions se développe le fantasme d’un temps et de monde parallèles, d’une histoire qui ne mettrait pas des événements en parallèle, pour analyser les similitudes et les différences et ainsi déterminer des potentialités, mais bien d’une histoire qui se déroulerait en parallèle à la nôtre. Dans Les Temps parallèles, le roman de Robert Silverberg publié aux Etats-Unis en 1969, Jud Eliot III remonte et descend la ligne du temps, mais toujours avec comme date butoir celle du présent (il ne peut aller dans l’avenir).On est encore dans le monde d’avant  Mais parallèlement, en 1956-1957, le physicien et mathématicien américain Hug Everett élabore l’hypothèse de mondes multiples (many-worlds) en physique, à partir d’une interprétation (et non d’une théorie) de la mécanique quantique. Ce que l’on va appeler « les réalité d’Everett » inspire dès lors les auteurs de science-fiction (Phillip Pullman, dans A la Croisée des chemins 1995-2000)  et d’heroic fantasy (Roger Zelazny dans le Cycle des Princes d’Ambre dès les années 1970). La série américaine Fringe (2008-2013) fonde toute sa narration sur l’existence de deux univers parallèles, à la fois semblables (chacun y a son propre double) et différents. Elle cristallise la possibilité de réalités alternatives. 


Cette mise en doute de l’histoire linéaire et de notre réalité, souvent via des thèses complotistes, au profit d’une lecture schizophrénique prend de plus en plus d’importance à partir de 2013. Elle devient une thématique récurrente dans un grand nombre de films, de séries télévisuelles et de jeux vidéo. En témoigne Spider Man, No way Home, réalisé par John Watts en 2021, dans lequel tous les Spiderman des différents remake se retrouvent - comme si ce qu’on avait pris pour des remakes incessants des comics orignaux étaient en réalités des versions différentes issus de différents multivers… Une manipulation brillante et une remise en perspective. 


En fait, ces théories sur les univers et le temps parallèles se sont développées grâce à la technologie (les représentations virtuelles deviennent de plus en plus réalistes) et avec l’essor des réseaux sociaux. Ceux-ci se perçoivent et définissent eux mêmes comme des mondes parallèles, dans lesquels, grâce à l’anonymat et aux identités multiples, chacun peut se donner à voir comme différent, comme autre, décomplexé, autocratique (et non plus autocritique) désinhibé, libre (?) d’être tout ce qu’il n’est pas à la réalité.  C’est d’ailleurs dans ce sens (de l’histoire) qu’il faut comprendre le changement de nom de Facebook en Méta (qui regroupe sous une même entité Facebook, Instagram et WhatsApp). Le nom a été choisi en référence au Métavers, un monde virtuel parallèle, total, où la grande entreprise pourrait établir ses propres lois (appliquées via les algorithmes), sa propre économie, sa propre monnaie. De là à voir en Mark Eliott Zuckerberg une sorte de nouveau roi-dieu, au pouvoir absolu et totalitaire ?  De là à se rendre compte que Facebook - qui en anglais signifiait  « le trombinoscope » s’apparenterait à une nouvelle Bible (il est intéressant de remarquer que les correcteurs orthographiques intégrés signalent l’absence de majuscule à facebook comme une faute majeure, un crime de lèse-majestés ? ). 


En tout cas, les réseaux tendent à vouloir créer à partir de notre monde réel un univers parallèle. Grâce aux filtres, les photographies sont embellies, magnifiées, édulcorées. Chaque mise en ligne devient une mise en scène. Se construit dès lors un monde de fantasmes, d’illusions, de mirages. Un Fake Make Fake.  Un monde qui n’existe pas et qui existe pourtant - vraiment. Un espace schizophrène, une espèce de paradis aux allures de porte de sortie. Un être au néant.

SD



Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©


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Esprit d'Italie par Sylvain Desmille ©


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Un ami mathématicien au CERN a remarqué combien certaines de mes photographies étaient en fait des formules et théorèmes mathématiques représentés de manière spatiale ou que l’on pouvait transcrire les compositions en terme d’équation. Cela m’a paru assez étrange car je n’ai jamais eu d’appétences particulières pour les mathématiques. Très jeune, je les considérais comme l’expression d’un système arbitraire assez incohérent.  Si on ne pouvait pas additionner des choux avec des carottes, dans quelle mesure 1 + 1 (à l’infini) pouvait -il donner autre chose que du 1 ? et 2 + 2  autre chose que du 2 ? A la rigueur, 1 + 2 pouvait bien donner du 3, ou du 4 ou de 25 c’est-à-dire quelque chose d’autre par collusion et collision, intégration et refondation des deux éléments. En aucun cas 1+1+1 ne pouvait donner du 3, du 3 x 1 ça oui mais pas du 3. De même zéro ne représentait pas rien, puisqu’il était du zéro, comme 1 était du 1 ou 2 du 2. Cela faisait beaucoup rire mes professeurs. C’est pourquoi, j’ai préféré cesser « faire mon intéressant » et ne pas trouver dans les mathématiques une grande source d’intérêt. Après tout, j’avais l’âge où on se complaît à remettre en question les conventions - attitude désormais reconnues comme conventionnelle (mais alors de quelle nature est la révolte quand la rébellion est perçue comme  une phase, un passage obligé (encouragé), normale ?). C’est la raison aussi pour laquelle je me suis par la suite senti plus à l’aise dans les raisonnements dits philosophiques qui me paraissaient plus logiques surtout quand ils étaient paradoxaux. 


Ce doit être la raison pour laquelle je trouve les clichés des réseaux sociaux très auto-normés, convenus dans la mesure où ils appliquent les convenances esthétiques promus et imposés par les algorithmes, utilitaires dans la mesure où ils sont leur propre source et principaux centre d’intérêts, d’ailleurs uniquement destinés à faire leur (auto)promotion. Ces images ne documentent pas le réel. Elles ne l’interrogent pas. Elle ne se fixent pas au regard de l’autre. Egocentrées, elles attestent juste d’une présence, à la fois individuelle, personnelle, narcissique mais sans réelle personnalité, ni individualité non plus dans la mesure où elle reproduit le stéréotype.


Pour ma part, chaque photographie doit exister autant en soi qu’au regard des autres - ce par quoi elle fait regard. D’où l’importance du livre photographique comme propos, conversation. C’est pourquoi, chaque photographie doit être prise comme un pictogramme, un idéogramme. Leur proximité l’un au regard de l’autre, leur intégration l’un dans l’autre, leur correspondance, leur assonance élaborent un chemin du sens, mais silencieux. Car si chaque photographie possède sa propre rime - qui peut changer de nature et d’expression au regard d’une autre image, c’est leur force de réciprocité, elle est un bribe ou bloc de silence, volage ou d’une densité extrême comme un trou noir qui s’effondre sur lui-même. Elle n’est pas mot. Elle peut être littérature mais elle n’est pas littéraire. Elle peut être langue, langage, style (et dans le pire des cas réthorique, discours) mais elle n’est pas mot. Elle reste une image. 


En fait, je pourrais reprendre ces photographies et les composer différemment les unes au regard des autres pour faire advenir un autre dialogue, une autre histoire. Chaque photographie resterait en elle-même semblable. Chaque photographie serait différente au regard des autres. Même perspective mais pas forcément même point de vue. Même point de vue mais pas forcément même perspective. Car parfois c’est la flèche qui est la cible. Sans la cible, que serait la flèche ? 


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Et si la composition de ce livre n’était en fait qu’un algorithme destiné à réduire les algorithmes ? On peut toujours rêver.

SD


APRÈS LE PROPOS


Alors que j’écrivais ces lignes, les suites à la reprise de Twitter par Elon Musk ont plusieurs fois défrayées la chronique. Ce fut d’abord la violence avec laquelle il a licencié la majorité des employés - bannis du jour au lendemain, parfois dans l’heure ou en une minute, comme sur le réseau social désormais impossible d’accès. Puis, ce fut la redéfinition de leurs conditions de travail proche d’une nouvelle forme d’esclavagisme (journée des quatorze, seize, dix-huit heures, transformation de bureaux en dortoir…). Et enfin, ce furent les polémiques en cascades suscitées d’abord par l’instauration de comptes payants mais sans contrôle des noms de domaines, puis par l’appel au vote de Musk pour les Républicains lors des élections dites de mi-mandats - un peu comme si le Pape appelait l’ensemble de la communauté des chrétiens à voter pour un tel ou un tel -puis par la fermeture des comptes de journalistes, souvent pour des raisons fallacieuses (nombreux étaient ceux à n’avoir jamais indiqué la position en temps réel du/des jet.s d’Elon Musk à la différence du compte @ElonJet ) et enfin par la suppression de chaque tweet contenant un lien vers une autre publication sur Facebook, Instagram ou encore des plateformes concurrentes telles que Mastodon, Tribel, Nostr… Il s’agit là d’une véritable atteinte portée à la liberté d’expression, attaques dont les Nations Unies et l’Union européennes se sont même « inquiétées ». 


Pour contrecarrer ces critiques, Elon Musk a soumis son maintien à la tête de Twitter aux votes des membres du réseau social. Un bon moyen de savoir ceux qui sont pour ou contre lui - et interdire leur compte à terme ? Mais il ne s’agit que d’un vote d’avis, sans aucune légitimité. D’abord parce que l’identité des possesseurs de chaque compte n’est pas vérifiée - nombreux sont « anonymes » dissimulés derrière des pseudos. Ensuite parce qu’une  qu’une personne ayant plusieurs comptes peut voter plusieurs fois, et non une seule fois comme ce doit être la règle dans une démocratie. D’autant q’Elon Musk peut aussi créer une multitude de comptes pour contrôler le résultat final… En fait cet appel est plus une manifestation du démocratisme que de la démocratie. Le vote implique un choix mais dont la finalité est d’avoir des conséquences et des répercussions pour tous. Le vote est (devrait être) le fruit d’une réflexion individuelle sur le collectif. Le démocratisme tend à confondre le vote avec l’avis et à remplacer la démonstration raisonnée, la prise de conscience personnelle et objective par l’opinion souvent sous l’influence des émotions ou de partis pris.


Ce management qualifié de « chaotique » est  en réalité délibéré. Il montre ouvertement les ressors de l’idéologie libertarienne dont Elon Musk se prévaut d’être un défenseur ou un suppôt, à l’instar d’un grand nombre de communautés complotistes, conspirationistes et suprémacistes très actifs sur Twiiter. A leurs échos réciproques, Elon Musk s’est opposé aux règles sanitaires, au port du masque et à la vaccination contre le Covid - selon le principe de la sélection naturelle (écologique ?) et de la loi du plus fort (seul habilité et légitime d’imposer sa conception de la liberté aux autres - à ses subordonnés). En revanche, pour palier le déficit de travailleurs que sa conception « tout covid » pourrait engendrer, il est favorable à l’abandon des politiques anti-immigration promues par un Donald Trump. Cette nouvelle main d’oeuvre non éduquées, servile et sous-payée pourrait lui permettre de réduire en plus les coûts de production et de rendre ses produits plus concurrentiels. D’ailleurs, il s’est fermement opposé à la proposition du Président américain Joe Biden d’accorder des subventions aux firmes employant des travailleurs syndiqués aux États-Unis - posture toute à fait cohérente avec sa gestion du personnel (de la personne réduite à n’être plus que son personnel) mise en place dès son acquisition de Twitter. Il avait déjà contraint des salariés à signer des accords de confidentialité leur interdisant de parler avec des médias sans une autorisation écrite de sa part, en prenant soin de ne pas leur préciser que le droit du travail américain les protégeait s'ils évoquaient leurs conditions de travail avec des journalistes…


En fait, le libertarisme d’Elon Musk ne vise qu’à défendre, promouvoir et accroître et satisfaire ses intérêts personnels. C’est sans doute pourquoi d’aucuns relativisent les récentes polémiques en en faisant une manifestation du sorte de « pragmatisme », entrepreneuriale. Il s’agit en réalité d’une véritable idéologie plaçant le moi, l’ego au centre de tout. L’ego - l’individu personnalisé à l’extrême - est la valeur absolue de tout et aucune instance en dehors du moi moi moi (du moi dominant / dominateur, du moi juge et accusateur / du moi jouissant et jouissif) n’est dès lors ni légitime ni autorisée à intervenir sur ses initiatives ni ses actions. L’individu agresseur (qui défend ses intérêts) invoque « le principe de non-agression » (Cf Murray Rothbard) à son égard car perçu comme une menace vis-à-vis de ses intérêts (respect du droit  de jouissance, c’est à dire du droit de de propriété et de disposer librement de son propre corps). Dans ce schéma de pensée, le moi tout puissant, surpuissant, ne reconnaît que ses propres avis, que ses propres choix, que ses propres goûts, que ses propres désirs. Il est sa propre loi. Et son gouvernement - sa perception et son rapport au monde - est absolue (sans relativisme) et absolutiste. 


La défense de la/leur liberté justifie tout, y compris de changer le sens du mot liberté pour en faire un synonyme d’égoïsme (les libertariens le justifient dans la mesure où la liberté est la praxis de l’ego), y compris de refuser de suivre le  résultat du vote démocratique dès qu’il n’est pas le leur voire de s’y opposer et ne pas appliquer la loi jugée comme contraire à leur intérêt propre. On retrouve les mêmes justifications mises en avant par les anti-masque et anti-vaccination au moment où la pandémie de Covid-19 restait mortelle, mais il est vrai pour les plus faibles - pour tous ceux qui n’étaient pas assez forts pour y survivre, ce qui du point de vue des complotistes et libertariens, légitimaient leur élimination naturelle.     


D’aucuns, et parmi les libertariens eux-mêmes, ont cherché dès les années 1970 à définir le libertarisme comme un anarchisme individualiste (tradition plutôt européenne et de gauche), puisque fondé sur la négation, le rejet, la haine de la domination et de l’exploitation, l’absence de toute obligation et de toute sanction; l’abolition de la contrainte collective sur l’initiative individuelle. Et c’est au nom de cette « liberté » qu’Elon Musk a commencé par virer toutes les équipes de modérations, en charge de la « gestion éthique » de Twitter beaucoup trop « régulatrice » à son goût. C’était assez hypocrite car ce rejet de toutes contraintes imposées par les autres, par l’Autre, ne signifie pas la négation de toute contrainte du moi vis-à-vis des autres, surtout s’il menace l’espace vital et les intérêts de l’ego. D’où la censure par Elon Musk de tous les tweets mentionnant un lien avec son concurrent Facebook-Instagram et des comptes ayant fait mention d’@elonjet. De même  que l’anarchisme individualiste vise à l’abolition et à la suppression de l’État  de même les libertariens, l’État ne doit rien imposer. Ce pourquoi ils se définissent comme des progressistes contre la limitation de la consommation de drogue, pour l’avortement, pour l’homosexualité, contre l’obligation scolaire, et toutes formes d’impôts et de réglementations (surtout environnementales). Mais à la différence des anarchistes individualistes,  à l’État de tous, collectif, prime l’État du moi dans tous ses états. Enfin, l’anarchisme individualiste entend mettre un terme à la domination de l’homme par l’homme, ce qui n’est pas du tout l’intention des libertaires si la domination, la manipulation et l’exploitation des autres servent les intérêts particuliers.   


En fait le libertarisme est plutôt une forme de totalitarisme, de fascisme de l’égoïsme dès lors que la propriété et la priorité de l’individu est d’être à sa propriété (à l’appropriation de ce qui le définit en propriété). D’ailleurs, l’un des principaux postulats définis par Robert Nozik est que « l’individu est propriétaire de lui-même ». Il est son propre dieu (sa propre autorité transcendante), sa propre loi, son tout en un et tout en soi. Il est l’affectif cosubstantiel à l’effectif. Tout ce qui est autre ne le concerne pas sauf s’il se sent concernés par les autres (auto-satisfaction personnelle) ou si les autres peuvent lui-être de quelque utilité, de quelqu’intérêt. 


Ce suprémacisme du moi impose de déconstruire tout le discours et les valeurs collectives - dans lesquelles tous peuvent se reconnaître, s’identifier ou tout du moins avoir des repères, des instruments de dialogue. Cela passe par la condamnation d’une culture commune - en commun - au profit d’une culture personnalisée, individuelle que chacun élabore selon ses goûts, ses désirs, ses envies et valorisée comme propre à chacun mais à laquelle tous ceux qui n’ont pas les références ne peuvent participer ni dialoguer avec l’autre. D’où la constitution de communauté de discours, comme souvent sur les réseaux sociaux, une communauté identitaires (d’identités identiques) excluant tous ceux qui n’y collaborent pas.


Elon Musk applique l’idéologie libertarienne. Twitter est devenue sa propriété et il l’a régit comme une principauté dès lors que la firme appartient à lui seul. Il en est le prince, la tête. Ce qui lui donne le droit absolu d’agir sur des coups de tête, de forcer ses travailleurs à trimer quatorze à vingt heures par jour en s’habillant en flamands roses les jours pairs et en oiseau bleu les jours impairs si tel est son bon plaisir. Car seule importe la jouissance qu’il tire de la libre jouissance de sa propriété. Lui seul a le monopole de sa liberté.  


Dans la nouvelle configuration de Twitter par Elon Musk, à son image et à sa ressemblance, les plus radicaux, sous couvert d’anonymat, les plus puissants, au prétexte de leur notoriété ou de l’achat de comptes  imposeront leur Moi aux autres. Car dans un monde non réguler - sans règles - seule la loi du plus fort l’emporte, et la liberté d’expression renforce le rapport d’inégalité des expressions. 


Mais il existe un moyen très simple de réagir. Il suffit de quitter collectivement ces nouvelles principautés que constituent les réseaux dits sociaux et autres plateformes. Elles cesseront de facto d’exister et on s’apercevra alors de leur impact nul sur l’environnement social et sociétal (mais très négatif sur l’environnement). Et combien de temps libéré pour rendre à nouveau le cerveau de chacun disponible ! Car il ne faut pas confondre le rôle positif de ces réseaux mais qui reste conjoncturel (en facilitant la transmission de messages, comme dans le cas de la lutte contre les pouvoirs autoritaires) avec leurs conséquences structurellement négatives. Là est l’enjeu. 


Sylvain Desmille



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