L’écriture romanesque de l’écrivain américain William Faulkner est celle d’un champ de maïs. Chaque trame en constitue un des sillons, en apparence parallèles les uns aux autres, mais qui se rejoignent tous en bout de champs pour en constituer l’ensemble, immense et singulier. L’écart entre deux rangées semble assez large pour permettre au lecteur de s’y engager, mais plus il avance plus les plants de maïs grandissent jusqu’à le dépasser d’une à deux têtes, plus les feuilles l’écorche, aux bras et au visage, la poussière en suspens quoi se déploie à son passage l’étouffe et lui brûle les yeux. Le lecteur semble alors comme perdu dans cette immensité dont il ne perçoit ni l’horizon ni la direction. Les lignes droites lui donnent m’impression de tourner en rond. Plus on saute en l’air pour tenter de voir où l’on se trouve et plus on s’enfonce dans les sables mouvants. Pourtant la terre est dure, et même craquelée. Le lecteur sait pourtant qu’il lui suffit de poursuivre pour en voir au bout la fin. Mais c’est plus fort que lui, le voici submergé par cette panique, comme l’enfant soudain apeuré par le reflux des vagues alors qu’il se tient à trois pas du rivage et qu’il a pied. Et effectivement, l’écriture de Faulkner ressemble un peu à cette marée de feuilles vertes, de tiges-vagues. Ses phrases sont comme un épis de maïs, aux grains serrés les uns contre les autres comme une série de poings, mot à mot, grain à grain. Quand on le mange, il faut les arracher et des particules restent toujours coincées entre les dents.
Dans Absalon, Ansalon ! il ne s’agit pas d’une plantation de maïs mais de coton. L’action se déroule au Mississippi, dans un des États du sud des États-Unis, chez les Sudistes, entre 1830 et le début du XXI siècle, c’est-à-dire avant, pendant et après la Guerre de Sécession, point de bascule, quand l’image photographique ( argentique ) transparaît ( transparaissait ) dans le bain du révélateur. Construit comme une saga de la mémoire ( par ricochets et rayonnement des ondes ) et une tragédie biblo-antique ( Absalon, אַבְשָׁלוֹם, littéralement : « Le père est la paix », est une référence au fils du roi David dans l'Ancien Testament ), le roman de Faulkner met en scène l’histoire de « la famille » Sutpen sur trois générations. Le personnage central est Thomas Sutpen, qui établit sa plantation sur une terre indienne à l’origine avec l’idée d’y implanter sa propre dynastie. Son dessein puise son origine dans son enfance, quand, petit garçon il fut empêché par un esclave noir de franchir la porte d’entrée de la maison du planteur où son père l’avait envoyé porter un message. Cette scène primitive est fondamentale, puisque tout en découle. Séverine Chavrier choisit de juste en faire mention, en passant, pour qu’on dise pas qu’elle n'en a fait l’impasse mais sans la mettre en avant. Difficile pour qui n’a pas lu le roman, de savoir l’importance de cet épisode présenté ici sous forme d’anecdote, de mention, d’observation.
Pourtant, le sentiment de rejet du jeune garçon blanc mais pauvre par le serviteur noir du planteur a conditionné toute son existence. Sa frustration nourrit sa haine et son besoin de revanche, en tout et sur tous, sa violence. Est-elle réelle ou fantasmée ? Le fait que Thomas y croit, s’y croit suffit à justifier son attitude. Thomas vit dans et par son ressenti. Ce en quoi, il est un personnage moderne, un miroir de notre contemporanéité. La dialectique de la haine, du quant-à-soit contre l’Autre, de la volonté de revanche exacerbe les haines des uns et des autres, réversibles, pile et face de la même monnaie, d’un même miroir. Mais cela, Séverine Chavrier décide de l’occulter, à dessein, c’est-à-dire par idéologie. Comme dans les films hollywoodiens des années 1950, ses personnages sont méchants ou gentils, noirs ou blancs, au point de devenir simplistes par simplification. D’ailleurs, les comédiens jouent beaucoup sur les mimiques - stéréotypes faciaux - car filmés en gros plan, comme dans les films muets. Ici l’Image qu’ils représentent, qu’ils nous imposent, ne permet pas de lire entre les lignes et d’ailleurs Séverine Chavrier nous interdit de lire entre les ligne. Tel est l’enjeu de son dispositif haletant, total, qui emporte le spectateur d’un un flux pour ne jamais lui laisser le temps de prendre le temps de réfléchir, d’être à l’écoute, à l’analyse.
Ceci n’est pas une adaptation.
On ne peut guère parler d’adaptation, au sens réel du terme. Le roman de Faulkner est en effet plus un prétexte - un pré-texte - dans la mesure où la langue de l’écrivain américain en est singulièrement absente. Il serait d’ailleurs plus juste de parler d’évocation ( ou d’invocation ) que d’adaptation. Séverine Chavrier conserve la trame globale du récit - et il serait bon que le texte de présentation de l’Odéon rappelle la structure développée « par l’intermédiaire de plusieurs voix qui énoncent, ressassent et recomposent le récit, participant de la nature illogique et aberrante d’un rêve » est celle de Faulkner et non de la menteuse en scène - question d’honnêteté intellectuelle. Le roman est en effet constitué de plusieurs récits et discours tenus en alternance par quatre narrateurs indirects Rosa Coldfield, belle-soeur du héros Thomas Stutpen, M. Compson, fils d’un ami de Thomas Stutpen, Thomas Compson fils du précédent et enfin Shreve, copain de Quentin.
Il importe de rappeler toutes ces indications. Dans la mise en scène de Séverine Chavrier, la situation n’est pas clairement exposé - mieux vaut connaître ou avoir lu le roman avant. Le contexte est volontairement flou. Les références à Lincoln et à la guerre de Sécession arrivent au cours du spectacle, comme un cheveux sur la soupe. Une manière d’évacuer le contexte social, politique, culturel et sociologique de l’époque, afin de la moderniser - pour faire « moderne », d’en faire un reflet narcissique de notre propre modernité. Comme si le passé n’était lui-même qu’un prétexte et un vecteur à jugement et donc forcément à condamnation. « Qui n’a pas une plantation à l’âge de cinquante ans a raté sa vie » proclame Thomas Sutpen. Clin d’oeil, appuyé, un rien surjoué, comme trop souvent dans ce spectacle ( mais c’est une forme de distanciation, on a compris, clin d’oeil appuyé, un rien surdoué, encore ? et blablabla ).
Toute la première partie du spectacle est une lecture imposée par la Cancelled culture. Séverine Chavier prend prétexte de la situation propre au roman pour la mettre en abîme et la « réfléchir » aux préoccupations des idéologies présentes? Le problème est que toute dénonciation n’est qu’une énonciation lorsqu’elle n’est pas analysée. Tel n’est pas le but ni l’intention de Séverine Chavier. Son spectacle est long - il dure, dure longtemps - mais le propos n’est jamais vraiment développé. Il ne lui importe pas de dire mais de faire dire, de condamner au nom et à l’aide de lieux communs. Ses personnages sont stéréotypés ou plutôt elle les présente comme s’il s’agissait de stéréotype.
Selon Séverine Chavier, Thomas Sutpen n’est qu’un beauf de la pire espèce. Il représente la figure du Beauf Bobo par excellence et sa caricature façon Cabu. Du moins est-ce ainsi que Séverine Chavrier a décidé de le représenter., hors contexte ( celui d’une époque, du roman ). On n’est pas dans la subtilité ou la personnalité mais dans l’essentialisation. Il est Le Beauf, l’Ordure, le Salaud - une ordure du salaud d’homme blanc patriarcal et raciste ( il aurait été plus intéressant d’en faire une sorte de Trump, mais ce n’est pas le cas ). Après tout, c’est vrai que Thomas est un salaud, une ordure, objectivement, mais à condition de l’inscrire aussi dans son époque, dans un contexte. C’est toute la force et l’intérêt du roman de Faulkner dans lequel chaque personnage est une mécanique ( quantique ) de complexités. Frustrations, complexes, plus Thomas réussit à faire croître sa plantation, plus il s’enrichit et plus il court à l’échec. Le mépris et la violence qu’il manifeste envers les Noirs et les Blancs est à l’écho et à la ressemblance du mépris et de la violence des Blancs et des Noirs à son égard. Rien n’est simple chez Faulkner, mais tout est simplifié par Séverine Chavier.
Monobloc on a l’étrange impression que ses personnages ne s’expriment que par monologue. Même lorsqu’ils s’adressent aux autres, chacun parle en soi, pour soi, un peu comme les influenceurs faisant leur promos sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, tous les acteurs ont tendance à surjouer, comme les influenceurs ou comme s’ils publiaient uns story sur Tiktok, ou pro comme s’ils jouaient à l’acteur. Est-on au théâtre ou en train de regarder Plus belle la vie ? L’Autre n’est là encore qu’un prétexte, un absent.
Nulle bienveillance ici - et pourquoi pas, à dire vrai - juste de la complaisance. Dans sa présentation Séverine Chavier qualifie même de « viol » « la traite des indiens et l’esclavage ». Juste un viol, le génocide indien ? Un viol, le transfert des populations africaines par les Blancs pour remplacer les indiens exterminés ? Un viol, la réduction des êtres humains au rang de forces de production de génération en génération ? Mais bon, quand on fait dire à Faulkner que « quand on a pas un plantation à 50 anis, c’est qu’on a raté sa vie… »
Au final, on a même l’impression que Séverine Chavier s’est contentée du résumé d’Absalon, Absalon ! sur Wikipédia pour composer son spectacle. Elle en garde la trame, mais il s’agit d’un prétexte pour imposer son propos, « sa vision », « sa perception », « son ressenti ». Cette démarche narcissique n’emporte pas. Pourtant, tous les éléments de la fabrique son là - la musique, trop forte - la dynamique de l’esbroufe, mais c’est un peu comme si la metteuse en scène avait demandé à l’IA de lui proposer un modèle pour susciter de l’émotion sauf que si tout fonctionne sur le papier, par principe, le modèle proposé ne marche pas dans la réalité. On perçoit bien tous les efforts - les recettes sommes toute classiques - mais on reste hermétique au résultat - ce qui explique les départs.
Anti-théâtre.
Les spectateurs étaient venus voir une adaptation théâtrale du roman de Faulkner, mais ce spectacle est-il encore ou seulement du théâtre ? En fait, pendant 80% - 90% ? - on regarde un écran. Tout est en effet filmé - en direct mais pas forcément en live, car on se demande parfois si les comédiens ne sont pas en train de rejouer - mimer - une scène préalablement enregistrée.
L’’utilisation de la video - de l’Écran, de l’Image - au théâtre est aujourd’hui un basic et même un cliché. Parfois, il s’agit d’un procédé, gratuit et redondant, destiné à « faire moderne » ( Ostermeier ) pour « sur-créer de la mise en scène » via la mise en abîme du principe de distanciation. Parfois, la video fait corps au processus narratif, à la manière d’un apport, d’une possibilité de perspective, de ligne de fuite poétique le ressaisissement ( Warlikowski, mais pas toujours ).
Dans Absalon, Absalon ! l'Image est omniprésente. On est d'abord sur un plateau de cinéma avant d'être sur un plateau de théâtre - et d'ailleurs celui-ci pourrait se situer ailleurs, hors champ à l'instar des saynètes. S'agit-il d'une complaisance jeuniste ou d'une dénonciation du Tout Image contemporain, comme si nous n'existions plus qu'à travers l'Image, les stories-saynètes, le fake, l'illusion des réseaux sociaux ? Les comédiens interprètent leurs rôles comme des acteurs de la télé-réalité ( où rien n'est réel ), à l'image et à la ressemblance des influenceurs qui donnent à croire qu'ils vivent dans un monde merveilleux. Ils jouent la vie ou plutôt ils jouent à la vie, à l'écho des enfants qui jouent aux Cow-boys et aux indiens. Ils prennent leurs fantasmes comme une possibilité de res-semblance, au risque de confondre identification et identité. Mais ce n'est pas parce qu'on s'imagine que c'est ainsi que - qu'on croit au point de s'en persuader, que c'est forcément la réalité. Parfois certains esquissent un pas de danse, comme sur TikTok. Le théâtre doit-il se soumettre à l'esthétique des réseaux sociaux, pour faire moderne, faire jeune ( l'âge médian du public se situait entre 55 et 65 ans ?
Dans cette mise en scène, le passage par l’écran crée une distanciation. Plus le spectacle se déroule, plus Séverine Chavier accroît nôtre frustration. On s'en rend compte a contrario. Ainsi quand le chien vient donner la pa-patte à son maître - parce qu’il n’est pas filmé - toute la salle se retrouve en émoi et délaisse l’écran. Idem quand passent les dindons en guise de farce. Sortir de l’Image est une respiration. D’ailleurs l’écran n’est que la métaphore du miroir narcissique où Séverine Chavier. projette son Image, Son spectacle, Son Interprétation. Il est aussi celui de notre enfermement - l’écran ressemble à une cellule des quartiers d’isolement dans les prisons dans lequel Maitresse Séverine Chavier nous pousse irrémédiablement.
En effet, la plupart des scènes sont filmées dans le noir, ou en coulisses, « derrière »: on ne voit pas les comédiens. Toute se joue sur l’écran, via l’écran. Pourquoi dès lors se déplacer « au théâtre « . Un lien suffirait à voir le spectacle. Dans cette configuration, peu importe que les comédiens jouent en live ou en replay. On imagine d’ailleurs que la captation télévisuelle de ce spectacle sera du meilleur effet.
Cet anti-théâtre - la volonté de déconstruire jusqu’au ressort existentiel du théâtre - serait-il tendance ? Lors du festival d’Avignon 2024, où fut présenté Absalon, Absalon !, dans Elisabeth Costello, sept leçons et cinq contes moraux, Krzysztof Warlikowski imposait aux spectateurs des conférences certes bien interprétées mais qui restaient en définitive des conférences, expression d’un non-théâtre. Dans le premier volet de sa trilogie Ici sont les Dragons, Ariane Mnouchkine transforme les comédiens en marionnettes se contentant de mimer en playback un texte en voix off - un avant goût des conséquences de l’intelligence artificielle, expression du non-comédien ?
L'anti-théâtre de Séverine Chavrier est spectacle - spectaculum: une représentation ( Tite-Live ) destinée à attirer le regard ( Cicéron ). "Musique lancinante et hypnotique" "son saturé", "foire grotesque", "univers pluridisciplinaire" ( comme si les autres metteurs ne mêlaient pas musique live, chorégraphie, video... l'inculture n'est jamais une excuse ), en fait ce que retient la Critique c'est surtout le vertige d'une performance "organique", son rythme en accéléré pour faire "passer les cinq heures", une "immersion' totale - mais quand on nous presse le haut du crâne pour nous maintenir la tête sous l'eau - en apnée, une course qui exclut par principe tous ceux qui ont un point ( un poing ) de côté. Quand il est évoqué - très rarement - le jeu des acteurs est aussi critiqué à l'aune de leur performance et non pour la qualité de leur interprétation réelle, même si elle est surjouée conformément aux directives de la metteuse en scène, peut-être pour faire "fake", intentionnellement, créer une sorte de distanciation à l'écho du Faire Image général, " esprit Cours Florent". Malgré cela, Il faut reconnaître que leur jeu ne manque pas de qualité ni d'intensité ( certains sont toutefois incompréhensibles, non qu'ils soient inaudibles ( tous portent des micros ) mais parce qu'ils n'articulent pas le texte).
L'idée de performance sous-entend ( implique aujourd'hui ) celle d'une prouesse. Le problème est que souvent la forme supplante le fond. Dans Adolescence, la série britannique de Netflix, on est happé par le plan séquence qui nous implique toujours sur le qui-vive. On applaudit le travail et la virtuosité, le happening. Mais au final, si on prend le temps de s'arrêter, le discours est plus que simpliste. C'est un peu la même chose ici, Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier aurait été une prouesse si elle était parvenue à adapter le roman de Faulkner. Mais il ne s'agit que d'une mise en images, un point de vue ( et pourquoi pas, obscurci par les collaboration idéologiques et la croyance dans le contemporain ) non une lecture. Sa mise en scène n'est pas une mise en oeuvre. Sa performance n'est pas un acte de résistance.
Parce qu’il impose le corps, parce qu’il emporte la voix, le théâtre s’inscrit dans la réalité. Le théâtre fut consubstantiel à l’avènement de la démocratie, de la philosophie et de l’histoire. Il est aux humanités parce qu’il est à l’humanité. A changer de peau, il existe toujours un risque de perdre son âme.
Sylvain Desmille©
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