CASTELLUCI-BERENICE-HUPPERT : L’ORAISON FUNEBRE DU VERS FRANÇAIS, par Sylvain Desmille©

 

Pour toutes les images : Bérénice d’après Jean Racine, conception et mise en scène Romeo Castellucci, avec Isabelle Huppert, Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, Paris, 2024 © Ph. Alex Majoli.


Romeo Castelluci oeuvre à l'inverse de l'Intelligence Artificielle. Celle-ci est certes capable de retraiter, de redire, de recracher ou de régurgiter des données déjà existantes en les recombinant ou en les synthétisant (comme on parle d'un produit de synthèse en opposition à sa référence - ontologique - naturelle) sous forme de remakes ou de remix, de plagiats « modernisés » afin de correspondre aux conformismes de l’air du temps (la tendance, la publicité en guise d’opinion). En revanche, elle éprouve la plus grande difficulté à penser en soi et par soi-même la nouveauté. Or il existe bien un style - un stylet - une esthétique  - une récurrence - propre au metteur en scène plasticien  Romeo Castelluci. Chacun de ses spectacles est une oeuvre en soi ou plutôt la proposition d’une lecture inédite, certes fondée sur des analyses voire en intégrant à l'oeuvre mise en scène ses relectures par d'autres auteurs, mais en refondant l'ensemble, en fusionnant tous les éléments au regard - à l'interrogation - d'une esthétique propre et pour créer une oeuvre vraiment originale. La paralittérarure n'est pas chez lui un prétexte. La glose fonde sa glossolalie - quand on parle ou que l'on prie à haute voix dans une langue personnelle, moins étrangère que parce qu'elle suscite une étrangeté, mais pouvant paraître également incompréhensible à ceux qui l'écoute. 


Et tel est-ce encore le cas dans sa Bérénice de Racine, avec en rôle titre Isabelle Huppert.


Critique. 

 


On peut comprendre que cette intelligence brute - parfois brutale - infiniment complexe et référencée - ce corps à corps avec la Kulture comme diraient les Allemands - ait désarçonné les critiques français. D’ailleurs nombreux sont ceux à s’être contentés de décrire la story de Bérénice, la succession des tableaux et des situations en incorporant un rien de ricanements en guise de point de vue, c’est-à-dire de mépris. Ainsi en est-il de l’air du temps actuel. On dénigre par principe ce que l’on ne comprend pas et plus encore parce qu’on ne le comprend pas mais sans jamais chercher à faire l’effort de tenter de comprendre ce qui en est. Tout ce qui ne se donne pas à voir comme une évidence, tout ce qui induit une différence est vilipendé, sifflé. On ne veut que du facile par paresse. On refuse le complexe parce qu'il impose de ne pas se contenter d’être spectateur, mais d’être aussi acteur de ce qui est en train de se jouer. En ce sens, il y a du Brecht chez Castelluci. 


En fin de compte, les « commentaires » de ces « critiques » autoproclamés, à l’écho de la réthorique des réseaux sociaux, peinent à dissimuler leur incapacité à développer une réflexion propre, propice, et plus encore à faire l’analyse de la pièce, en direct, in live, sans aucune aide ni recours ni discours pré-écrits à « s’approprier », c’est-à-dire à plagier en utilisant leurs propres mots. Personne n’est dupe de leurs artifices. En fait en lisant les critiques après avoir vu Bérénice, on s'aperçoit qu'elles mettent plus l'accent sur l'attitude d'une partie du public - très minoritaire - qui commente en direct,  comme elle le ferait sur les réseaux sociaux, voire hue le spectacle au moment des saluts, comme si le ressenti de la salle importait plus que le spectacle lui-même et que c'est à l'aune de ce même ressenti qu'elles rédigeaient leurs propos - à moins qu'il ne s'agisse d'un prétexte pour faire précisément l'économie de l'analyse. Sa déception - relative - son regard mitigé vis-à-vis de cette adaptation révèle plus ses carences, et le diktat de la posture. Cette attitude est en soi révélatrice de l'état de la conscience de notre contemporain. Les mouvements d'humeurs de certains témoignent de l'influence des réseaux sociaux comme force de révolution structurelle, dans la mesure où les comportements qu'ils induisent modifie notre mode de penser - exactement comme on a parlé en France de la lepenisation des esprits (ce n'est pas le même phénomène mais c'est le même processus). D'ailleurs l'un et l'autre se rejoignent, font corps dans la mesure où ils participent de la même dynamique, l'engendre et l'accélère. A la lecture d'Aristote (Ethique à Nicomaque) on pourrait dire que la pratique des réseaux - leur poïésis - a engendré une nouvelle praxis dans la mesure où son activité transforme les rapports sociaux et humains, voire les modalités de penser - de voir, de raisonner, de réfléchir, d'analyser. Dans ce nouvel espace mental, le mode - la mode - devient le monde. On se pense au lieu de penser. Les huées tellement mises en avant par les critiques (pour donner l'impression qu'ils vont tous dans le même sens afin d'auto-légitimer leurs propos) - au risque de les surévaluer par rapport à leur importance réelle (mais c'est ainsi que les médias agissent, pour susciter et attirer l'attention, faire du buzz pour faire du clic - et le monétiser) - les hauts cris même sous forme de chuchotements expriment la violence d'un retour au conventionnel, à la tradition, à la permanence dogmatique - conservatisme qui se conçoit comme totalitaire dans la mesure où il se perçoit comme déjà majoritaire au regard de sa propre opinion. 


En revanche, il est plus malhonnête intellectuellement d’opposer le « ressenti » (désormais considéré forcément et a priori légitime à l’écho des nouvelles tautologies modernes) à l’intelligence du texte et de sa mise en scène, au prétexte que ces derniers seraient trop « intellectuels », ou trop référencés (crime de lèse majesté ou pire que tout qu’il nécessiterait des acquis ). Mais ce n’est pas parce que d’aucuns ne maîtrisent pas des références culturelles naguère universelles qu’il faut condamner a priori toutes les formes de théâtre désormais perçues comme non évidentes (car surprenantes). Tel semble bien être l'esprit du temps. D'où la multiplication de mises en scène destinées à provoquer des "émotions" mais juste pour les susciter et en vue de les substituer à l'intelligence d'un texte désormais considéré comme un prétexte aux morceaux de bravoure de la mise en scène (dans le théâtre classique, les monologues). 


Doit-on aborder une oeuvre du répertoire classique sans culture, sans connaissances, sans en rien connaître, comme si on la découvrait pour la première fois ? Doit-on tout voir à l'aune du "nouveau", de la "première fois" ? comme si rien n'avait existé auparavant, comme si n'avait existé aucune autre mise en scène de Bérénice que celle que l'on découvrait ? Comme si la Bérénice au temps de Racine n'avait jamais existé ? Comme si toutes les autres représentations de la même mise en scène n'avait jamais existé ? 


En fait cette querelle des Anciens contre les Modernes, de l'immuable et de la remise en doute / en question, du verdict et du jugement, de l'ordre et de la déconstruction, de la vue et de la vision, de l'immuable et du visionnaire, de l'obscurantisme et des Lumières, de la croyance et de la raison n'est pas nouvelle (le fait qu'elle revienne au premier plan plus symptomatique). Dans les années 1960, Roland Barthes avait déjà été au coeur d'une polémique.  Dans son avant-propos polémique à son Sur Racine (1963), le philosophe français considérait déjà l’auteur de Bérénice comme « le degré zéro de l’objet critique » ? Déjà, il visait  à délivrer Racine de l’institution scolaire. Soixante ans plus tard, à lire les nouveaux critiques, on s’aperçoit d’un retour en force des vieux débats, que l’on pensait éculés. Hier c’était la vieille garde des mandarins universitaire  qui s’était braquée contre la perspective d’une relecture de Racine. Aujourd’hui, ce sont les plus jeunes qui défendent le parti pris des Anciens contre les Modernes, du conformisme et de la conformité classique, du marbre contre la chair vive.  






Romeo Castelluci / Roland Barthes.



Cette référence à Roland Barthes n’est pas vaine. Souvent Castelluci intègre cosubstantiellement l’analyse critique sur la pièce à son texte. Son Orestie d’Eschyle reprise en 2015 à l’Odéon mettait en scène les travaux de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Détienne, Nicole Loraux et de tous les penseurs qui gravitaient autour de la Ve section de l’Ecole pratique Des Hautes Etudes. Ce qui était fascinant c'est que le propos de chaque note de bas de page était mise en scène et ce, de manière « organique », sans jamais prononcer un mot, sans jamais tenir un discours. Le discours était geste, silencieux et non sentencieux. C’était lumineux et brillant. A cet égard  son oeuvre résonne et éclaire par son esprit d’ouverture. A la manière d’une psychanalyse, chaque mise en scène continue à travailler dans votre tête, à oeuvrer bien au delà de la fin de sa représentation et ce des années durant. Un spectacle de Castelluci ne vous quitte pas. 


Il en va de même dans sa dernière proposition. Le texte de Racine doit être entendu à l'aune et à l'écho, au corps à corps du texte de Romand Barthes Sur Racine. Bérénice est aussi et autant une mise en scène du texte de Roland Barthes. Mais Castelluci ne nous répète pas l’analyse du philosophe, il la fait vivre pour nous la donner à entendre. La paralittérature fait corps avec la littérature.


Barthes considérait Bérénice comme le modèle de la dramaturgie racinienne voire de la dramaturgie classique : « l’action y tend à la nullité, au profit d’une parole démesurée. (…) La réalité fondamentale de la tragédie, c’est donc cette parole-action. ». Bérénice serait-elle la quintessence de la tragédie classique ou en serait-elle la synecdoque - la partie pour le tout ? D’ailleurs lorsque Carlos Pimenta met en scène Bérénice en 2005 au Portugal, porté par la lecture de Barthes, il reprend l’idée de Racine lui-même que les personnages tragiques, suivant les principes aristotéliciens, n’existent que lorsqu’ils parlent 1. Le vers est leur corps - un corps de vers comme ceux qui rongent, déstructurent le corps mort ? Sa Bérénice exprime l’immobilité du « vide progressif de l’Orient » à travers un texte ici considéré comme « une des plus belles manifestations du classicisme français » 2. 


Dans sa mise en scène de Bérénice, Castelluci relève le définit de Roland Barthes, celui d’une lecture postclassique, c’est-à-dire d’un classicisme  sans classicisme. Tout, dans sa mise scène, est classique et rien ( le « rien » racinien ?) n’est classique. il n’y a ni Ancien ni Moderne (ni anti-moderne). En fait en interrogeant la tragédie classique « à la française » Castelluci poursuit son exploration de la tragédie, ou plutôt du tragique dans lequel il perçoit peut-être une métaphore - une possibilité de captation du sacré ? Sa Bénénice serait-elle la synecdoque de la tragédie, une partie pour s’interroger sur le tout ? Déconstruire la tragédie racinienne serait-elle un moyen de revenir à l’os de la tragédie antique ? 


Castelluci est un Italien qui pense en grec. Il n’oppose pas émotion et raison. L’une et l’autre sont consubstantielles l’une à l’autre. Son « esthétique » n’est par une exaltation du « beau » ou du sentiment produit par la beauté.  Son esthétique ne cherche pas à créer de la beauté par la beauté et pour la beauté. Elle se réfère plutôt à l’étymologie grecque. Le verbe αἰσθάνομαι (aisthánomai) - lui même dérivé du verbe ἐπαΐω (epaíô), « prêter l’oreille » - impose un rôle actif et non subi, et associe le fait de percevoir à la compréhension du phénomène. Comme pour le latin / italien Intendere, entendre c’est comprendre, c’est littéralement «  tendre la corde de l’arc » pour « tendre vers », mettre en joue et ouvrir des perspective ou encore « allonger la première syllabe » (scander, autrement dit « parler » dans le monde greco-latin, porter sa voix vers les autres - ceux qui prêtent l’oreille - et  se faire comprendre d’eux).  


Dés lors, dans l’esthétique de Castelluci de même que l’émotion est un instrument de la raison, de même le raisonnement passe par les émotions subies et procurées, de même, les silences (pas le non-dit), sont des formes du discours à part entière. L’esthétique de Castelluci est une force  (une énergie, une dynamique, un pouvoir d’agir - une praxis - un moyen et une ressource) qui fait oeuvrer en bonne intelligence émotion et raison. Elle énonce plus qu’elle ne prononce, inspire chaque fois qu’elle aspire. Elle n’est jamais gratuite. Elle n’est pas non plus une illustration du propos. Tout chez lui fait corps, s’élabore au corps à corps. Les électrons sont chez lui leurs propres atomes. Les sens portent des états de consciences dont la somme - le précipité, la fusion et l’effusion - porte le ressort de la pièce elle-même. 


Sa Bérénice de Racine en est une magnifique expression. C’est aussi une des ses mises en scène parmi les plus faciles d’approche.


Le lever de rideau est d’abord d’une élégance folle. 


D’emblée s’affiche une série de chiffres. Ce sont les pourcentages, énoncés en ordre décroissant, des éléments fondamentaux constitutifs du corps humain: oxygène, radium, argent, potassium, phosphore, cadmium, or… Ce préambule ferait écho à la préface de Bérénice, dans laquelle Racine expose sa conception de la tragédie classique à travers ses intentions propres. Rares sont les critiques (en fait, aucun ?) à avoir interrogé cette suite de chiffres. Elle révèle et cristallise, énonce pourtant le propos et le point de vue de Romeo Castelluci.


Son parti pris est simple. Il se concentre uniquement sur Bérénice, en éliminant tous les autres personnages du texte originel. Isabelle Huppert, éblouissante de précision, se retrouve seule sur scène. Ce faisant, on se rend compte, combien les autres personnages raciniens n’étaient présents que pour donner la réplique à Bérénice, et qu’on peut très bien se passer d’eux sans que la compréhension générale de la pièce ne soit remise en cause. On se rend compte aussi combien pour Racine le rôle éponyme est la pièce. Andromaque est la pièce. Phèdre est la pièce. La figure tragique incarne la tragédie. Les autres ne sont que des instruments, des faire valoir. Que Castelluci en fasse l’économie nous permet dès lors de mieux comprendre l’analyse de Roland Barthes sur la parole-action. Car pour Racine le mot est acte - « dont acte », tout le reste  - le déroulement, le rebondissement - n’est que fioriture. Et c’est une révélation. Ce geste qui permet de mieux restaurer la geste pourrait-il s’appliquer à toutes les oeuvres de Racine ? Les metteurs en scène seraient-ils à même de relever ce défi ? Cette cristallisation du rôle - titre - fondée sur une déconstruction des rôles ne serait-elle pas un moyen de redonner du corps à la tragédie classique de moins en moins entendable par les jeunes générations ? 


Cette mise en perspective de la parole-action impose aussi d’interroger la nature même du vers racinien. Et c’est le principal enjeu de cette mise en scène.






Tombeau du vers racinien. 



Dans un premier temps, Isabelle Huppert scande le vers en marquant un temps à la fin de chaque alexandrin - moins un silence qu’un souffle, une suspension (aspiration /inspiration), à l’instar du silence marqué dans l’interprétation du Requiem de Mozart par Herbert von Karajan (comme si tout le requiem n’était qu’une résonance de ce silence - le dernier souffle (aspiration/inspiration) de celui qui est au point de mourir). Aucun enjambement. Aucune fluidité. Le vers est le vers, comme le tic tac scande chaque seconde de la montre. Il structure et restructure la phrase. Décomposer la phrase - le discours - en marquant chaque vers, c’est un peu comme décomposer le corps humains au regard des éléments qui le composent, séparés mais indispensable à la nature du tout. 


Cette interprétation évoque également (peut-être) celle des acteurs antiques, et plus encore l’énonciation du dithyrambe (même cette archéologie reste une spéculation).  Chaque syllabe est un pas, un pas de danse, l’élément d’une chorégraphie. Chaque vers est un monde, un parmi tous, un parmi l’espèce à laquelle il fait référence - en l’occurence l’alexandrin. On n’est pas dans le primitif mais plutôt dans l’ontologique. Et forcément, cette diction est tellement éloignée de l’air du temps qu’elle interpelle. 


Les "critiques" soulignent le mécontentement des spectateurs qui accusent Isabelle Huppert de ne pas parler assez fort. Mais ce n'est pas un probleme de "son". En fait si un certain public se plaint de ne pas "entendre" le texte, c'est parce qu'il n'est plus "entendable". Et c'est bien là la question que pose Castelluci. Le vers français classique est-il encore entendable ? On se souvient de la scène du banquet de Trimalcion dans le Satyricon de Fellini, dans laquelle la maîtresse de maison demande à écouter un peu de grec, pour calmer l'auditoire, et s'en y rien comprendre - langue toujours vivante à l'époque de l'Empire romain et déjà morte. Peu importe le sens, c'est la musique, l'idée de la langue qui importe et qui l'emporte sur le propos. 


Dire le vers - le signifier, le marquer - rend à l’alexandrin son étrange étrangeté, et plus encore aujourd’hui, sa langue apparaît très éloignée de notre langue. Son écoute brouille notre entendement. La compréhension du texte n’est pas immédiate, mais reportée déportée.


Ce n’est pas qu’une question de versification. En témoignent les textes des chansons en rap ou en slam. Notre monde n’est pas exsangue de rimes ni de prosodie. Au contraire, même si elles sont plus à la musique ou par souci d’effets. De là à dire qu’il en irait du rap depuis les années 1980 comme des alexandrins au XVIIe siècle ? Certes dans les deux cas, il s’agit de deux langues propres à un milieu social - populaire aujourd‘hui, élitiste hier - de deux approches du contemporain et de deux mises en scène de la langue via un spectaculaire. Toutefois, le fait qu’Isabelle Huppert rappelle l’alexandrin à lui-même souligne aussi la distorsion entre la tragédie racinienne - alors - et sa résonance, maintenant. Dire que le slam serait à notre époque ce que la tragédie classique fut au Siècle de Louis XVI est stupide. Le propos de Castelluci n'est pas d'établir une comparaison. Non,son intention est de mettre en scène la mise à mort d'une langue devenue morte en la subjuguant - via Isabelle Huppert - en la déconstruisant. L'oraison funèbre est ici une mise à mort. La prestation de l'actrice est une longue marche vers le tombeau. Sa voix édifie le tombeau du vers français. C'est bouleversant et magnifique. Du grand art, sans artifice, mais avec une belle intelligence.


Tout au long de sa mise en scène, Castelluci perturbe l’écoute, c’est-à-dire l’entendement. Parfois, la voix d’Isabelle Huppert est vocodée, autotunée, la rime confondue à sa propre résonance, les mots à leur propres échos, au point de ne plus s’entendre dire. Il ne s’agit pas d’une confiscation de la parole de l’actrice mais plutôt de sa mise en abîme. A l’instar d’un trou noir s’écroulant sur lui-même, attiré par sa propre force d’attraction, la parole - ou ne s’agirait-il pas plutôt de son discours ? s’effondre sur elle-même. Car tel le est bien aussi toute la nature du propos de la pièce. La tragédie de Bérénice est celle d’un effondrement. Plus elle parle, plus elle s’effondre. Les mots-actions la ravinent. Plus elle parle et plus elle se tue. Assisterait-on à un suicide en direct, porté et reporté, de rime en rime comme les feux qui jadis de colline en colline annoncèrent à Clytemnestre la victoire d’Agamemnon sur les Troyens  ? 



Dès le premier monologue, Castelluci-Huppert posent l’enjeu.  Ce à quoi nous assistons ici, ce n’est pas une lecture (à une interprétation) de Bérénice, mais à l’oraison funèbre du vers français, à la mise à mort d’une langue devenue morte.La mise en scène de Castelluci apparaît dès lors comme une sorte de tombeau ou de consolation - un genre littéraire en vogue pendant la Renaissance, puis au XVIIe siècle, et qui entendait rendre hommage - et c’est bien ce que Castelluci fait ici. Les monologues de Bérénice énoncent aussi sa propre oraison funèbre.  Plus elle parle, et plus Bérénice-Huppert construit autour d’elle son propre sépulcre, referme sur elle-même, vers après vers, souffle après souffle, sa pierre tombale. Plus elle s’entête, plus elle s’enterre. Car tel est aussi le principe - le processus - de la tragédie. La course vers l’irrémédiable doit être irréfutable. 


Bérénice a beau se débattre, les sables mouvants l’aspirent comme les grains de quartz happés par le trou du sablier. En fait, ce à quoi on assiste c’est à la tragédie d’une femme bafouée - répudiée au nom de la raison d’État, des convenances, des nécessités. Prisonnière de sa passion, blessée dans son orgueil (son amour), face à la réalité, Bérénice sombre un temps dans la folie - l’hystérie aurait-on dit au XIXe siècle, un burn-out aujourd’hui. Elle tourne en rond sur elle-même, se cogne la tête contre ses propres murs.  L’amour trahi mais ravivé à chaque tirade se complait jusque’à la plénitude du quant-à-soi. L’exaltation de la peine est une exultation. Et une narcissisation. A cet égard, la très belle scène avec le miroir fait écho au final, quand soudain s’effondre un rideau invisible - et on se rend compte alors que toute la pièce avait été jouée en fait derrière un mince voile de tulle et de fumée, derrière ou à l’intérieur du miroir.






La scène devient alors l’expression d’un espace mental. Bérénice-Huppert s’adresse à son  radiateur comme s’il s’agissait de l’empereur (Titus-Radius, c’est vraiment rôle).  Puis elle sort une traîne du lave-linge - voile du mariage tâché du sang virginal. Bérénice évoque d’une certaine manière ces femmes au foyer, répudiées chaque jour, au jour le jour, enfermées dans les quatre murs de leur solitude et contraintes de soliloquer avec elles-mêmes. Le mots deviennent alors des tumeurs malignes, leur folie ronge comme le cancer, de la tête jusqu’aux os. 


Dans une des dernières scènes, Bérénice-Huppert décompose les vers raciniens syllabe après syllabe comme s’il s’agissait des éléments élémentaires constitutifs du genre humain. On assiste à la mort de l’Alexandrin au même rythme que les pétales d’une immense fleur en arrière-plan. Comme si Isabelle-Huppert retournait le couteau sur elle-même et le plongeait en elle. Agonie. C’est tragique. C’est la parole tragique en action. 


© Sylvain Desmille.


NOTES


1. « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que l’action en soit grande et que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » écrit Racine dans sa « Préface" à Bérénice.


2. Lire à ce propos de Marta Teixeira Anacleto « Sur Racine de Barthes : le Degré zéro de l’objet critique ? » in Carnets, Association Portugaise d’Etudes Française, deuxième série, 6, 2016 ou encore « Lieux de la modernité de Racine au Portugal : de l’écriture néoclassique du pathétique à la représentation contemporaine du tragique » in Littératures Classiques, 76, Armand Colin 2011. 

Théâtre de la Ville - Sarah Bernard
du 5 au 28 mars 2024
durée 1h40.
Aucune réserve pour les scolaires.


Conception et mise en scène Romeo Castellucci
Musique Scott Gibbons
Costumes Iris van Herpen
Avec Isabelle Huppert Bérénice
Cheikh Kébé Titus
Giovanni Manzo Antiochus
Sénateurs romains Guillaume Durieux, Marc Grezes-Rueff,
Tony Iannone, Andrew Isar, Karl Philippe Jagorel, Simon Legré,
Charles Leplomb, Jean-Max Mayer, Sébastien Peyrucq,
Nicolas Rappo, Gilles Renaud, Jimmy Roure





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