MONUMENTAL, cimetière monumental de Milan (cimitero monumentale di Milano), par Sylvain Desmille©, photographies.

 

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Silvio Berlusconi ne sera pas enterré dans le cimetière monumental de Milan. Ses cendres seront placées dans le mausolée qu'il a fait construire dans sa propriété aux alentours de Milan. C'est assez symbolique. La décision de Berlusconi est à la fois une manifestation de son orgueil "très romain" et un pied de nez à la bonne société milanaise qu'il méprisait et qui le méprisait, mais qui restaient tous unis par des intérêts communs. 

En effet, le cimetière de Milan a toujours été une sorte de salon mondain et de club funéraire où la haute bourgeoisie lombarde se devait d'être inhumée, ad mortem eternam. Mais comme à Paris désormais, les concessions perpétuelles ont une durée limitée - 99 ans, à tout casser - et la rareté des places a fait exploser le prix du mètre carré funéraire  (en 2019, la Ville de Milan a cédé un tombeau pour 900 000 euros). Conséquence, le cimetière monumental fait plus office de dépositoire, de lieu mémoriel, muséal que d'un cimetière avec le va-et-vient des entrants et des sortants. Il est à cet égard de plus en plus fréquenté par les touristes (car gratuit). 

Sa statuaire très importante et son architecture l'enracinent dans une époque (de la Belle Époque à la Triste époque) qui correspond aussi à un apogée - et à une apothéose - de l'histoire des cimetières en Italie et en Europe, reflet et mise en abîme d'une société, d'un rapport à la mort, c'est ) dire à la mémoire et à l'histoire qui n'est plus celui d'aujourd'hui (et on discerne là une des lignes de faille entre le XIX-XXe et le XXIe siècle - en témoigne la confrontation du cimetière monumental et du cimetière majeur).

Après La Mort des Morts, ce livre  de photographie s'intéresse plus spécifiquement aux oeuvres du cimetière monumental de Milan. Vous pouvez le télécharger gratuitement via mon blog au lien suivant:

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Ci-dessous le texte de la préface: une histoire des cimetières. Les photographie qui illustrent cet article ne sont pas dans le livre. 

Bonne lecture. 

Sylvain Desmille


Le cimetière Monumental de Milan (Cimitero monumentale di Milano) est l’un des plus célèbres cimetières d’Italie. Véritable musée en plein air,  il réputé et visité pour son architecture et ses sculptures funéraires toutes plus opulentes et grandiloquentes les unes que les autres. Mais suffit-il de placer sur sa tombe une statue de bronze ou en marbre pour transformer la transformer en monument ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que faire monument ? La fascination touristique du cimetière de Milan, désormais lieu culturel et plus simplement « cimetière » serait-elle l’aboutissement d’une histoire de l’inhumation ? 



Coup de théâtre ! Le 5 juin 2023, le paléontologue américain Lee Berger publie via le journal scientifique eLife la découverte en Afrique du Sud des tombes les plus anciennes de la préhistoire mises à jour lors de sa campagne de fouilles en 2018 dans une grotte située au nord-ouest de Johannesburg. Voilà 200 000 ans (300 00 peut-être), Homo naledi, petit hominidé d’environ 1,50 m de haut et au cerveau de la taille d’une orange, doté à la fois de caractéristiques de créatures vieilles de plusieurs millions d’années (dentition primitive et des jambes de grimpeur),  mais aussi de pieds semblables aux nôtres et de mains capables de manier des outils y aurait inhumé ses morts en position foetale et recroquevillés dans des alcôves enfouies au bout d’un réseau d’étroites galeries, à une trentaine de mètres sous terre. Même si cette découverte a suscité une vive polémique dans la communauté scientifique, le fait que les tombes avaient été rebouchées avec la terre creusée au départ pour former les fosses prouverait que les corps de ces pré-humains ont été volontairement enterrés. Plus encore, au dessus des sépultures, des symboles géométriques - carrés, triangles et croix - ont été retrouvées sur les parois de la caverne soigneusement lissées puis gravées à l’aide d’un outil pointu ou tranchant. Ces signes attesteraient de pratiques funéraires cent mille ans avant celles jusqu’alors certifiées et réputées appartenir en propre à Homo sapiens. Une manière de professer le « haut degré d’évolution » de l’homme moderne, via notre ancêtre direct, à l’écho des théories racistes du XVIIIe siècle ? 


Quand l’évènement fait monument.


Jusqu’à cette découverte récente, les premières sépultures humaines dataient du paléolithique moyen, il y a au moins cent mille ans. Elles apparaissent en plus grand nombre au Proche-Orient - les plus anciennes sont celles de Qafzeh et de Skhul, aujourd’hui en Israël. On a longtemps cru que la pratique de l’inhumation s’est ensuite propagé par rayonnement ou ruissellement en Europe, en Afrique du Nord et en Asie, via les vagues d’immigration nomade et de colonisation par les groupes humains. Mais en 2017, la découverte d’une tombe d’enfant d’environ trois ans, dans la grotte de Panga Ya Saidi, au nord de Mombasa, au Kenya, a remis en perspective les certitudes. Le squelette est celui d’un homo sapiens, mais avec quelques caractéristiques qui rappellent des lignées d’hominidés plus anciennes. L’enfant aurait été inhumé il y a environ 78 000 ans (datation stratigraphique et par carbone 14). Son corps a été enfoui dans une fosse, enveloppé dans un linceul et couché en position fœtale, la tête repassant sur ce qui aurait pu être un coussin végétal  - preuve d’un rituel funéraire élaboré au sein de sa communauté.


Les inhumations du paléolithique moyen se sont particulièrement développées pendant le moustérien. Celui-ci ne correspond pas à l’avènement d’une nouvelle espèce humaine, mais à une industrie lithique - à une technique de fabrication, à un style d’objets -  qui transcende et qui rassemble les multiples espèces du genre homo. Le moustérien est à cet égard un trait d’union entre l’homme dit de Neandertal et homo sapiens (hommes de morphologie moderne). On peut parler à cet égard d’ère et d’aire techno-culturelles, véritable apogée de la technique dite « des outils sur éclats », de plus en plus perfectionnés, diversifiés et spécialisés. C’est à cette époque aussi qu’on commence à trouver les premières représentations picturales conservées.


Difficile cependant d’établir une correspondance entre les débuts  d’une forme de représentation imagée et l’apparition des sépultures. Entre l’art et la tombe. Difficile de certifier que l’abris sous-roche ou la caverne furent leur lieu commun en guise de point commun. Nous avons tendance à considérer que l’art préhistorique est essentiellement pariétal parce que les cavernes sont les seules à en avoir conservé les vestiges. Mais cela ne veut pas dire que les parois extérieures, les rochers et les falaises n’étaient pas couvertes de peintures érodées et lessivées au fil des saisons par les éléments jusqu’à leur totale extinction (et peut-être s’agissait-il d’un acte volontaire, d’une volonté d’effacement, à la manière d’un mandala tibétain). Peut-être que l’environnement de l’homme préhistorique était très coloré (colorié et colorié par ses soins en étalant les ocres avec ses mains (afin de se l’approprier ?).


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Il semblerait que les inhumations n’aient pas été réservées à une catégorie sexuelle et/ou sociale. On a trouvé des sépultures d’hommes, de femmes et d’enfant. En revanche, il est impossible de savoir s’ils appartenaient à une élite hiérarchique ni si l’inhumation étaient liées à une mort spécifique (suite à une attaque de prédateurs, à une maladie ou à un sacrifice). Il est difficile de savoir si les hommes et femmes de la préhistoire enterraient leurs morts là où ils vivaient (a priori oui) ou dans un site spécifique, sur l’une des voies de leur déplacement ou à proximité de leur campement. Avec eux ou à côté d’eux.  En tout cas, il semblerait que les hommes aient enterré leurs morts in situ, à l’emplacement où ils décédaient. 


D’une certaine manière, on peut dire que c’est l’évènement qui fait monument et qu’il n’est pas nécessaire d’élever un édifice pour être dans le monumental. Le mot monumentum est un dérivé du verbe latin monere qui signifiait « avertir », dans sa dimension passive, quand des prodiges ou des songes prévennaient que quelque chose allait se passer, et dans sa dimension active, lorsqu’on sonne nous mêmes l’alarme, lorsqu’on annonce un évènement, dans un sens positif, lorsqu’on encourage, mais aussi négatif, quand on menace de la possibilité d’un châtiment. Le verbe moneo est à l’origine du substantif mostellum, « petit fantôme » ce qui le rattache au monde des morts et, mais aussi du mot moneta « monnaie », en référence au temple dédié à la déesse Juno Moneta (celle qui avertit), sis sur le Capitole à Rome, et dont le sanctuaire fut employé par la suite à la fabrication d’as, de sesterces et de deniers, appelés par métonymie « pièces de monnaie » (frappées à la Moneta). Selon la tradition antique, soit on posait une de ces pièces sur chacun des yeux du mort, soit on en glissait une sous sa langue afin qu’il puisse payer le nocher Charon, seul habilité à lui faire franchir le Styx des Enfers. Plus tardivement, moneo  a surtout signifier « se souvenir », « se rappeler » ou plus précisément « faire souvenir » (admoneo). Le monument, le monumental est donc ce qui permet qu’on continue à se souvenir - comme une simple tombe, pas forcément visible - il suffit qu’un signe atteste de sa présence.  Le monument est aussi ce qui nous avertit - de notre condition mortelle - et donc qui appelle à la vigilance. « Memento mori » «  Souviens toi que tu vas mourir » murmurait l’esclave à l’oreille du général lors de son Triomphe sur la via sacrée. 


Nekropolis / neapolis.


Les cimetières apparaissent au néolithique avec la sédentarisation. Les tombes peuvent être individuelles - en fonction de la position hiérarchique du défunt dans la société - ou collectives, à l’instar des dolmens de l’époque mégalithique. Les hommes continuent à faire société et clan commun y compris dans la tombe. Dans certaines cultures précolombiennes, certains défunts étaient enterrés sous leur maison ou celle de leurs proches. Ce type d’inhumation semble faire écho au culte des ancêtres. Dans les cultures de l’antiquité méditerranéenne, le monde des morts étaient plutôt dissocié de celui des vivants. En Egypte pharaonique, c’était à chacun sa rive du Nil. Les cités se développaient à l’orient, les pyramides et les hypogées à l’occident - mais on prenait soin de cultiver les champs des deux côtés. 


Les étrusques furent ceux qui édifièrent les nécropoles stricto sensu: les mausolées de Banditaccia près de Cerveteri  - l’antique Cisra - furent disposés à l’image et à la ressemblance des habitations de la cité-état, avec ses rues, ses petites places, ses quartiers. Nombreux sont les tombeaux à avoir la forme de huttes à l’architecture typique des premiers habitats (les urnes funéraires de l’époque villanovienne découvertes dans les couches archéologiques les plus anciennes de Rome avaient aussi cette forme de cabane). La nécropole (étymologiquement la cité (πόλις, pólis) des morts (νεκρός, nekrós: le cadavre) reproduit (dédouble) la cité des vivants. D’une certaine manière la nekropolis est une neapolis, une « ville nouvelle » mais destinée à durée dans le temps, à sur-vivre même après la destruction de la cité par les flammes ou les pestes. La croyance en une « autre » vie prend chez les Étrusques une valeur d’espérance, pas forcément en un monde meilleur mais dans la persistance de ce qui fut le meilleur des monde ici-bas. Les fresques des tombes évoquaient souvent la vie joyeuses des vivants. En témoignent les nombreuses scènes de banquet.


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Dans les cultures romaines et juives, les cimetières se développaient toujours à l’extérieur de la ville, au pied de ses murailles. Leur emplacement et la date de leur création ont permis aux archéologues de définir le périmètre de Jérusalem ainsi que ses phases d’expansion. A Rome, le mur d’enceinte marque symboliquement la frontière entre le monde des vivants (intro muros) et celui des morts (extra muros) exactement comme le limes traçait les limites de l’Empire  entre le monde romain et celui dit des barbares (des non-romanisés), entre le Même et l’Autre. 


Les Romains redoutaient les lémures. Ils s’agissait de spectres - d’esprits - qui, ne pouvant retrouver le repos, revenaient tourmenter les vivants. Ce pourquoi, ils préféraient installer les nécropoles à l’extérieur de la Ville. Mais parallèlement, les familles - surtout les plus puissantes, les plus « notables » conservaient les imagines (pluriel d’imago) de leurs ancêtres. Ces masques en cire moulés sur le visage des morts étaient portés par les proches ou des acteurs à l’avant des processions funèbres, comme si c’était le défunt lui-même qui conduisait les vivants à ses funérailles. On les rangeait ensuite dans des armoires ou dans des niches de l’atrium afin de les présenter aux visiteurs. Ces imagines font écho aux peintures sur bois et masques mortuaires des momies égyptiennes de l’époque ptolémaïque (les « portraits du Fayoum »). Elles ont eu une influence certaine dans la conception d’un art réaliste particulièrement mis en valeur sous la République romaine. Elles furent peu à peu remplacées par des médaillons (imagines clipeatae ou  littéralement « images-boucliers) qui permirent de reproduire et de démultiplier l’image naguère unique. C’est à ce moment que l’imago commence à devenir un faire-image, un vecteur de communication idéologique de plus en plus standardisés à l’instar de la statuaire impériale.  


A Rome, il existait plusieurs lieux et sortes d’inhumation. Celles-ci se sont diversifiées au fur et à mesure de l’expansion de l’Empire, quand des peuples de cultures différentes se sont retrouvés à Rome. Les esclaves et les plus pauvres étaient jetés dans des fosses communes. Les non-citoyens romains (jusqu’à la promulgation de l’édit de Caracalla en 212), peuples italiques de l’ancienne étrurie, gallo-romains, hispaniques et de confession israélite enterraient leurs cadavres dans des tombes individuelles (parfois maçonnées avec des tegulae, ces très grandes tuiles plates aux rebords bombés) ou les déposaient dans des catacombes, à la mode égyptienne (dans un cercueil parfois en bois, parfois en plomb ou juste enveloppés dans un linceul). Les citoyens romains et parmi eux les patriciens privilégiaient la crémation. Les urnes cinéraires étaient déposées dans un columbarium ou dans un mausolée familial. Plus la gens - groupe familial patrilinéaire - était puissante et plus la tombe était imposante et luxueuse, parée de marbres, de bas-reliefs et de sculptures. Cette tradition perdure aujourd'hui.


Le complexe funéraire dynastique d’Auguste, premier empereur de Rome, se composait d’un temple (à l’emplacement de l’actuel Panthéon, (re)construit par Hadrien), d’un Autel de la Paix (Ara Pacis) et du fameux mausolée. L’architecture  de ce dernier évoque à la fois les grands tombeaux circulaires de l’époque hellénistique (comme celui d’Alexandre le Grand ? ) et les tumuli étrusques, à l’écho des deux sphères culturelles majeures que les Romains avaient pris en exemple, dont ils s’étaient inspirés et qu’ils avaient finies par dominer. Un bel exemple d’acculturation. Le Mausolée d’Auguste apparaît à la fois comme un trait d’union et un point de rupture qui correspond bien au mode de pensée romaine. Ce modèle architectural idéologique fut repris (restauré) et magnifié par Hadrien pour la création de son propre Mausolée (aujourd’hui, le château Saint-Ange) et pour celui de l’empereur Maxence.


Ces tombeaux monumentaux n’étaient pas l’apanage des Empereurs romains, même s’ils étaient souvent de bien moindre envergure. Plus vous approchiez de Rome, et plus les tombeaux encadraient les voies romaines. Qui voulait entrer dans le monde des vivants devait d’abord traverser le monde des morts. C’était une manière de leur rendre hommage, de rappeler l’histoire à la mémoire des passants. Le nom du particulier s’inscrivait dans le panthéon des ancêtres collectifs qui avaient contribué à la parfaire et propager la Grandeur de Rome. 


Au gré de son expansion, celle-ci a commencé à avaler et digérer une grande partie des anciennes nécropoles. Le long de la voie Appia  antique des villas comme celle de Sénèque, de Maxence pourvu d’un hippodrome dont il est possible de visiter les vestiges, ou encore celle des Quintilli (confisquée par Commode) se sont immiscées entre les tombes. Cette confusion entre les deux mondes correspond au début du Christianisme.    


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille



L’avènement du monument dans le monde christianisé.


Même pendant les persécutions, les autorités romaines n’ont jamais refusé aux chrétiens d’enterrer dignement leur morts. Les cadavres des martyres et des saints furent déposés dans les catacombes sans jamais faire l’objet de profanation. Ces anciennes carrières dans lesquelles on avait tiré les matériaux destinés à construire les monuments de Rome avaient été récupérées avec l’aval de la puissance publique afin d’être transformées et converties en nécropoles, plus spécifiquement par et pour les chrétiens. En revanche, ceux-ci n’hésitaient pas à exclure, à profaner la tombe de qui n’appartenait pas à leur religion, au nom (au prétexte ou en vertu) d’un communautarisme identitaire. Alors que dans le monde ancien, chacun pouvait prier librement n’importe quel dieu dans n’importe quel temple, les chrétiens imposaient de célébrer leur culte entre eux, à leur image et à leur ressemblance, en refusant à tous les autres d’y paraître (sauf pour se convertir). L’excommunion - le bannissement de la communauté des Chrétiens - était la pire peine. A cette égard, excusées au nom de l’esprit de revanche et de vengeance, les persécutions des païens par les chrétiens furent beaucoup plus violentes, radicales et sur un bien plus long terme que celles des chrétiens par les autorités romaines. Elles furent amplifiées a postériori par les chrétiens pour justifier leur intolérance religieuse et idéologique.  


La sépulture revêt une dimension particulière pour les chrétiens. Selon leur dota ou la légende, déposé dans une tombe gardée, le cadavre du Christ disparaît du sépulcre au bout du troisième jour. Cette disparition signe (prouverait) sa résurrection. Dès lors, la tombe devient et s’impose comme un signe chrétien pour les chrétiens. Le monument fait monument, exactement comme la mort est le signe de notre humanité. La tombe focalise et cristallise le culte et sert de point médian, de trait d’union et donc de communion entre le monde des vivants et celui des morts, entre la communauté des chrétiens destinés à mourir et celle de ceux qui peuvent profiter de leur retraite dans la vie éternelle sans si rejeter de l’autre monde ils sont condamnés dans l’autre autre monde à subir le châtiment divin. 


Comme la croyance dans la résurrection des corps imposait de ne plus incinérer les cadavres, les catacombes ne cessaient de s’étendre à la manière d’un rhizome. C’est à cette époque que le mot « cimetière » prend son sens actuel. Il dérive du mot grec ancien κοιμητήριον (koimêtếrion) qui désigne le lieu où l’on l’on se couche, où l’on s’allonge (κεῖμαι, keîmai) et où l’on dort (κοιμάω, koimaô). Son dérivé latin, coemeterium, désignait quant à lui le dortoir. Le cimetière est donc le lieu où les morts, couchés, dorment ensemble en attendant le Jugement dernier. 


A partir du IIe siècle, le labyrinthe souterrain prend l’ascendant sur la cité des morts extérieure, visible, mais dont les monuments de moins en moins entretenus tombent en décrépitudes. Au Moyen-âge, certains sont transformés en place forte comme le fameux mausolée de Cecilia Metella. 


Le christianisme brouille également les frontières antiques qui séparaient le monde des morts de celui des vivants. Les sépultures des martyr.e.s et des saint.e.s font l’objet d’un culte ad sanctos, c’est-à-dire « près du sacré » ( d’où ensuite le culte des reliques). Les catacombes sont considérées non seulement comme des nécropoles mais aussi comme des sanctuaires. Les chrétiens s’y rassemblent pour y célébrer des messes, nullement secrètes. En 257, le pape Étienne fut arrêté alors dans la catacombe dite de Saint-Calixte parce que le Préfet de la ville savait qu’il y officiait chaque semaine. 


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Avec la reconnaissance de la religion chrétienne comme religion d’État par l’Empereur Gratien en 380, les catacombes furent abandonnées car incapables de répondre à la demande et aux besoins d’inhumations. Des églises furent édifiées à l’emplacement réel ou supposé des tombeaux des martyr.e.s. et des saint.e.s.


Pendant tout le Moyen-âge et une partie de l’époque romaine, les sépultures entourent les lieux de cultes. Morts et vivants vivent pêle-mêle. Situé dans le ventre de Paris, au coeur des Halles, l’ancien cimetière des Saints-Innocents se transforme en cours des miracles. Marchandes de modes et écrivains publics s’installent parmi les charniers. Le cimetière devient le lieu de rassemblement des belles et des lettres. Les femmes s’y parent tandis que leurs prétendants dictent des poèmes d’amour aux écrivains.  


En 1780, les murs de la cave d’un restaurateur sis aux côté du fameux cimetières s’effondre sous la pression des ossements des cadavres amoncelés depuis des siècles. Suite à cet incident, il est fermé pour « raisons sanitaires" puis vidé à partir de 1786. Les ossements sont rassemblés dans les anciennes carrières de la Tombe-Issoire qui deviennent les premières catacombes de Paris. La même année, le cimetière d’Arles (boulevard Emile-Combes) est le premier en France à avoir été construit en dehors des remparts de la ville, par souci de salubrité publique. Cependant, nombreux étaient les Arlésiens à considérer comme déshonorant d’y être enterré, et jusqu’au milieu  du XIXe siècle, il accueillait pour l’essentiel des fosses communes. 


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Le cimetière laïc, inclusif mais pas égalitaire. 


Le cimetière devient un enjeu et un symbole de la Révolution Française. Napoléon Bonaparte alors consul décréta que « chaque citoyen a le droit d'être enterré quelle que soit sa race ou sa religion ». Le cimetière redevient un espace inclusif, non plus communautaire mais collectif (même si, sous la pression de la catholicité, protestants et israélites sont enterré dans des espaces « particuliers « , des « carrés » ou « des divisions » à part). Les mécréants, les athées, les excommuniés, les comédiens peuvent être enterrés avec tous les autres et comme tout à chacun. Le décret impérial du 12 juin 1804 sur les sépultures officialisent toutes ces règles.  A chacun ses croyances, mais pour tous les mêmes droits.


Cette laïcisation des cimetières marque un tournant. A Paris, la fermeture des Saints-Innocents n’avait pas réglé le problème de l’inhumation des Parisiens. Au contraire. C’est pourquoi, à partir de 1804, l’opinion publique accepta l’idée de se faire enterrer « à la romaine » dans des cimetières tout juste créés à l’extérieur de la capitale, à Montmartre au Nord, au Père-Lachaise à l’Est, à Montparnasse au Sud et à Passy à l'Ouest. Afin de les rendre populaires, les préfets de Paris favorisent et accélèrent le transfert des dépouilles de  personnalités de « people » comme celles d’Héloïse et Abélard ou encore de Molière en 1817 au Père-Lachaise. Et les résultats sont là. En 1815, le cimetière ne comptait que 2000 sépultures, en 1830 on en dénombre 33 000. 


Ce succès s’explique aussi par la liberté accordées aux bourgeois, nouvelle classe sociale dominante, de bâtir des monuments funéraires à leur convenance. Auparavant, seuls les ordres et les castes privilégiés - la noblesse et l’église - avaient « le droit » (moral) de se faire inhumer à l’intérieur d’une église ou dans des monuments funéraires à la hauteur de leurs prétentions. Dans les cimetières modernes - post révolutionnaires - les bourgeois pouvaient désormais rivaliser sinon à égalité du moins à l’instar de la noblesse. A cet égard, le cimetière renforce l’idée de « notabilité. Celle-ci impose de tenir son rang - de se distinguer - et de marquer les esprits, donc de ne pas regarder à   la dépense. Le nouveau marché de la mort suit la loi du marché. Le cimetière public, collectif, devient un lieu de l’entre-soi social, y compris dans la mort. Ecrivains, artistes, politiques, marchands s’y retrouvent comme s’ils fréquentaient le même salon à la mode. Il importe à chacun « d’en être » et tous se soucient de rester entre gens de bonne compagnie.


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


La province se met au diapason de la nouvelle mode parisien. Inauguré en 1828, le cimetière monumental de Rouen prit exemple sur celui du Père-Lachaise dont les mausolées serrés les uns contre les autres donne une bonne idée de ce qu’avaient pu être les nécropoles antiques aux abords de Rome. En Italie, le cimetière monumental de la Certosa di Bologna (la Chanteuse de Bologne) est le plus ancien.  Il date de 1801 et anticipe de trois ans l’édit de saint Cloud de Napoléon Premier imposant la création de cimetières entre muros. L’édifice conserve comme partout en Italie une dimension religieuse, mais pas seulement. Dès sa création en 1801, le cimetière a vocation d’être « un musée à ciel ouvert ». Si les tombes sont des propriétés privées, elles participent à valoriser un patrimoine collectif et commun, à valeur non seulement architecturale et artistique (sculptures et fresques) mais aussi historique (le cimetière monumental de Bologne est l’un des rares endroits où se trouvent des mémoriaux de guerre, et où ont lieu des commémoration). A Rome, le cimetière monumental de Campo Verano fut fondé en 1804, en pleine occupation française et donc situé alors en dehors de la ville comme au temps de l’Empire romain. Il ne se développe cependant qu’à partir de 1871, quand Rome est proclamée capitale de l’Italie. Celui de Turin est créé entre 1827 et 1829. Celui de Staglieno à Gênes est inauguré en 1851 et reste l’un des plus grands d’Europe).


Le cimetière monumentale de Milan est ouvert en 1866. Le Famefio ou « Temple de la Renommée » (famae aedes) surnommé aussi « Salon des célébrités » en domine l’entrée.  De style néo-médiéval aux influences néo-post byzantines, il accueille les sépultures et cénotaphes des personnages illustres comme celle du poète et dramaturge Alessandro Manzoni ou encore de l’historien et philosophe Carlo Cattaneo - tous deux grands patriotes italiens. Le cimetière qui s’étend derrière, d’une superficie de 25 hectares, n’est pas le plus grand de Milan. Ouvert depuis 1895, le cimetero maggiore (cimetière majeur) avec ses 68 hectares le dépasse largement. La célébrité du cimetière monumentale tient aux très grands nombres de sculptures en bronze ou en pierre, qui constituent un summum de l’art funéraire italien. La section israélite abrite en particulier de nombreux édifices réalisés par des architectes de talent comme Carlo Maciachini et Giovanni Battista Bossi. 


A cet égard, la dimension monumentale doit être prise dans son sens double, architectural et sculptural. Ce qui importe ici c’est de « faire monument » en marquant les esprits. A cet égard, le cimetière monumental de Milan participe à cette idéologie du « faire image » très en vogue tout au long du XIXe siècle. Les sculptures se doivent d’être toutes plus spectaculaires les unes que les autres, mais précisément parce qu’elles doivent faire spectacle, faire show. Les poses ne sont ici que des postures, plus ou moins extravagantes ou fantasques,  « flamboyantes » comme dirait aux Etats-Unis. Il est vrai qu’on est ici dans le royaume du drama queen. Tout sonne faux, antinaturel, surjoué. On n’est pas dans l’éloquence mais dans la grandiloquence. Pas dans le discours raisonné mais dans la rhétorique des émotions. Pas dans la tirade mais dans la diatribe. Les gestes sont emphatiques, souvent inconcevables mais jamais inconvenants.


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Il est capital d’attirer les regards, de solliciter les attentions, de marquer les esprits en suscitant des émotions, quitte à manipuler les intentions, un peu comme dans l’art Baroque post Concile de Trente, théâtrale mais précisément pour rendre opératoire une catharsis, en faisant du Faire-Image le vecteur de la nouvelle idéologie théologique. Ces tombes visent l’éternité, aux antipodes de la mort des morts. Et peut importe finalement si les spectateurs se souviennent plus de l’oeuvre que du nom du défunt qui l’a commandée. Le monumental est le vecteur de ce partage d’intérêts réciproque: la curiosité et la stupéfaction des visiteurs qui déambulent dans les allées du cimetière comme dans celles d’une fête foraine fait perdurer le souvenir. Le regard du spectateur équivaut à la brebis que sacrifie Ulysse au seuil des Enfers: le gargouillement et l’odeur du sang attirent aussitôt les spectres venus s’en rassasier  avec l’espoir de recouvrer en s’abreuvant de cette vie qui part une force nouvelle sans l’appui de laquelle ils ne pourraient traverser les paysages, les souvenirs de leur vie, avant.  


A cet égard, le monument est une formidable machine à se souvenir.  A faire en sorte que le souvenir ne meure pas. Car l’éternité dans la pensée antique est toujours relative. Elle disparaît avec l’oubli. Dans l’antiquité grecque, les épitaphes interpellaient toujours les passants. La plus célèbre est celle de Simonide de Céos placée au sommet du tumulus-mausolée des hoplites spartiates tombés en 480 avant notre ère face aux troupes Mèdes du roi Xerxes lors de la fameuse bataille des Thermopyles. Hérodote en fait mention au livre VII-228 de ses Histoires (Ἱστορίαι / Historíai signifie « Enquêtes » en grec ancien): ὦ ξεῖν᾿, ἀγγέλλειν Λακεδαιμονίοις ὅτι τῇδε / κείμεθα, τοῖς κείνων ῥήμασι πειθόμενοι rapporte-t-il. Je traduirais cette épigramme  par « Passant, va dire à Lacédémone que ceux qui sont tombés ici le sont de par sa loi ».


Nota Bene: je préfère le terme de « passant » à celui « d’étranger » communément utilisé mais qui peut induire un faux sens, car ξεῖν  (ξένος / xénos)  désigne en réalité non pas l’étranger en soi, tel qu’on l’entend aujourd’hui, mais plutôt dans ce contexte tous ceux qui sont étrangers aux groupes des Spartiates, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas morts dans ce combat. De plus, en grec archaïque et classique, ξένος/ xénos correspondait plus à la notion ambivalente d’hôte, à la fois celui auquel on accordait l’hospitalité et celui qui accordait l’hospitalité - chaque visiteur d’un cimetière est un hôte et les défunts sont leurs hôtes - tous autres les uns au regard des autres, les vivants aux yeux des morts. 


Dans le cimetière de Milan,  puisque le lieu n’évoque pas des hauts faits de la gloire historique, c’est l’accumulation des oeuvres qui suscite l’intérêt. Chaque tombe de personnalités (souvent méconnues aujourd’hui)  participe à la notoriété d’ensemble et celle-ci  sert elle-même de produit d’appel pour attirer les visiteurs.  Après, c’est le règle du chacun pour soi. A  chaque sépulcre d’attirer l’attention.


Pas de quartier dans les travées et les carrés ! La surenchère est permanente. D’une certaine manière, c’est un peu comme dans le cirque des réseaux sociaux. Les statues cherchent à tirer la couverture à elles en attirant l’attention des visiteurs. Elles sont impressionnantes précisément parce qu’elles doivent impressionner. Leur pompe est l’équivalent ancien des filtres photographiques présents sur les applications des réseaux. On magnifie, on fait-image « pour faire du clic ». Tous les moyens sont bons et les familles ne reculent devant aucune excentricité, aucune provocation (sage) pour se mettre en avant, surtout si les sépultures ne se trouvent pas en première ligne ! 


Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille


Là, deux hommes se tiennent debout l’un à côté de l’autre, nus, fessier ferme, comme si le défunt affirmait son homosexualité - une fois mort - sans qu’on sache si du son vivant il l’avait assumée. Là,  une évocation de la tour de Babel sculptée par Giannino Castiglioni, très influencé par le style fasciste, domine le tombeau d’Antonio Bernocchi dont la famille avait fait fortune dans l’industrie textile et grand mécène milanais (il a financé la construction du Palazzo dell’Arte où se tient la Triennale). 


Mais l’entretien de ces tombes coûtent très cher, et pour y subvenir, certaines familles sont contraintes de vendre les statues qui les individualisaient. En 2019, la Ville de Milan a cédé contre 900 000 euros une concession certes spectaculaire mais pour un temps limité.


Qui sait ce qui va advenir des statues d’ici les prochaines années ? En France, on assiste à de plus en plus de vol dans les cimetières pour récupérer le bronze revendu comme mat!re première. Les nouvelles sépultures contemporaines sont de moins en moins ornementées, peut-être parce que faute de place la durée des concessions est de plus en plus réduite, empêchant de se projeter dans une éternité même à dimension humaine. Cela s’explique aussi par le rapport contemporain à l’Histoire, dans laquelle il est de plus en plus difficile de se projeter  et qui est de plus en plus délaissée au profit d’un carpe diem, comme s’il important surtout de profiter des derniers bonheurs avant la fin d’un monde qui serait aussi celui de l’humanité. Les tombes s’alignent dans les cimetières à la manière des cases de l’échiquier ou des crânes anonymes rangés dans les catacombes. Les cimetières monumentaux avaient cherché à s’imposer leurs règles au XIXe siècle. Il apparaissent désormais comme une exception.  


* * *


Ce livre propose une sorte de recensement photographique des oeuvres funéraires du cimetière monumental de Milan, pour l’essentiel sculpturales. Vu le nombre d’oeuvres, il n’est pas pour l’heure systématique ni exhaustif (peut-être plus tard, sur un un long terme…),. Cependant, il permet de se faire une idée de la diversité et de la richesse de ce patrimoine artistique original, de ses thématiques récurrentes, de sa grammaire morale et mentale, de son esthétique et de l’idéologie dont rendent compte les mises en scène et les mises en espace. Il s’agit plutôt d’un travail photographique documentaire, dans l’esprit d’Eugène Atget ou du couple Bernd et Hilla Becher, et plus encore des photographes américains de la Farm Security Administration dont les oeuvres restent pour moi une référence et un modèle. D’une certaine manière, documenter le faire-image est une manière de prendre ses distances. Cela impose de mettre en place une certaine distanciation de type brechtienne. D’où le recours au fond noir, vecteur chez moi d’objectivation via une une abstraction formelle, afin de valoriser les oeuvres présentées, de les donner à voir d’une manière différente et personnelle (assez animiste: car pour moi, les statues funéraires dispose d’une âme en propre, qui n’a rien à voir avec celle du défunt), en conjuguant objectivité et subjectivité, vue documentaire et vision artistique. Quand une mise en abîme se contemple dans un miroir, la surface de réflexion nous en libère. 


©Sylvain Desmille




Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille

Cimetière monumental de Milan / Cimitero monumentale di Milano © Sylvain Desmille




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