LA MORT DES MORTS, textes et photographies de Sylvain Desmille

LA MORT DES MORTS (version longue), textes et photographies de Sylvain Desmille





A l'heure où s'achève en France la première épidémie de Covid-19, et au sortir d'un confinement qui fit une période de réflexion, voici mon dernier ouvrage photographique, La mort des morts. Les textes sont une tentative d'état de conscience, d'où leur nature intime, mais comme une démonstration et un constat. Un essai de voir. 

Vous pouvez consulter l'ouvrage via mon drive aux liens suivants: 




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Le livre est au format A3 (la meilleure façon de le voir). Le PDF peut se lire en défilement suivi, page à page, ou le mieux en défilement double (les photos dialoguent ensemble et de manière croisée, 4 à 4). Pour cela, dans PDF, il faut aller dans "Affichage" (barre du haut), puis dans "Affichage de la page" et cliquer sur "Deux pages" ou "Deux pages avec défilement".


Je joins ci-après les textes du livre,  dans sa version longue. Pas à pas, l'ensemble représente tout de même à une soixantaine de pages ! Un petit livre. Donc, à l'heure des digests, des circuits plus ou moins rapides, j'ai indiqué par des titres en bleu, les textes qui me semble les plus significatifs. Certains textes son plus intimes, d'autres des aphorismes. Il s'agit d'une réflexion en construction. 

Bonne lecture. 

N'hésitez pas me faire part de votre commentaire et à faire suivre, le lien est libre...


Sylvain Desmille. 


***


Introduction.


Il y a la mort des vivants. 


C’est parfois une mort rapide - l’histoire d’un souffle qui serait celui de toutes les bougies soufflées, de toutes les jouissances, à corps perdu, à bout de souffle, la douleur qui fauche en poing de côté. 


C’est souvent une mort plus lente. L’agonie des âges qui jamais ne s’achèvent, des élancements qui ont perdu leur suspense, des souffrances auxquelles on s’habitue, des latences et des laitances d’un temps qui se fige peu à peu, des joies qu’on espère, toujours, mais qu’on attend plus. 


Finalement, au regard d’une vie entière, la mort des vivants ne dure pas plus qu’il en faut à un peu de poudre d’ombres pour se diluer dans un verre d’eau. Cul sec !


La mort des morts est plus longue. Elle est plus complexe. Elle n’est pas juste la vie qui s’arrête. Elle n’est pas un point de rupture, le passage d’un état tout un à un état tout autre, dans lequel certains croient encore en une possibilité d’enfer ou de paradis. La mort des morts est d’abord un souvenir qui se prolonge et qui se recroqueville puis qui s’effondre sur lui-même, comme une peau de chagrin le point final. C’est souvent une présence, un peu comme un cancer, une cicatrice qui s’efface. C’est un sourire, c’est un clin d’oeil. C’est un rien dans le trait du visage. C’est un oubli qu’on oubli pas mais qui se fait oublier. 


Le temps de ce souvenir dure une humanité, parfois deux, en général. Il s’achève avec la morts des vivants. Mais la mort des morts ne s’arrête pas là. Elle devient une solitude, une lassitude aussi. Une érosion. Un effritement. Le temps des morts devient tout simplement le temps des vivants: de coups de soleil en coups de vents, pluie et dégel, il est le temps des saisons, tout simplement. Des feuilles mortes et des flocons de neige, des fleurs du dimanche et des sapins de Noël. 


Le temps des morts est celui des tombes qui n’arrêtent pas de mourir. Des bronzes qui bleuissent. Des Christ dans les décombres. Des pierres polie qui éclatent mais poliment. A l’aube ou au midi, comme un dernier clap.  Comme une métamorphose en guise de métaphore de la vie. 


C’est un air languissant comme une ballade mélancolique de Trinh Công Son, Diễm xưa chanté par Ngọc Hương ou Tuổi đá buồn par Ngọc Lan (je me souviens de nos traversées en scooter dans Saïgon, de bouteille de whisky en bouteille de whisky comme autant de phares d’Alexandrie la capture des lucioles, le rouge aux joues au rouge des phares que l’on poursuit dans la nuit noire le clignotant: mais je ne suis jamais allé sur sa tombe). La mort des morts me rappelle l’Asie même si c’est l’Occident que j’y vois: doux comme la goulée d’un Mekong Soda, le coup de poignard. La fin d’un monde. 


Parfois, j’imagine que ce romantisme, cette fascination pour les ruines que nous ressentons lorsque nous nous promenons dans les cimetières - comme ça, pour ça -  est en réalité un traquenard, ou tout du moins une sollicitude des morts, malgré eux et sans eux, pour attirer notre attention, et faire revivre leur souvenir, encore une fois. Un coup d’oeil pour un coup de frais.


Il est vrai que les personnalités n’ont pas besoin de mettre en placide telles stratégies pour recevoir la visite des vivants. Des plans indiquent l’emplacement de leurs tombes - très bien entretenues, à perpétuité à défaut d’éternité. On se déplace même pour leur rendre hommage. 


Dans les photographies qui suivent, j’ai préféré m’intéresser à ceux qui n’existent plus dans la mémoire des vivants, ou si peu. Elles ne représentent qu’un regard. Infinitésimal, mais pouvant se poursuivre à l’infini. 


Sylvain Desmille. 


* * *


Je me suis souvent demandé ce que pouvaient bien contempler les morts. Regard intérieur ou fixé au plus lointain ? Examinent-ils le monde d’Avant ( quand la vie défile devant les yeux) ou au contraire, prophètes et aèdes très anciens, étaient-ils en train de voir par dessus notre épaule notre propre avenir ? Flash back de l’après.



* * *



Cynisme et vérité napolitaines.  


Dans le jardin du cloître de la Certosa, il existe un carré où on enterrait les moines. Des têtes de morts en pierre sculptées surmontent la balustrade. L’une d’elle figure la mort couronnée. La mort comme couronnement. Mais le dentier est tombé depuis belle lurette aux oubliettes. Pour éviter de ronger les os, la Mort est un Sans-dent.


* * *



A propos d’un oeillet rouge sur un tas de feuilles mortes.


Comme une fleur arrachée à la boutonnière. Déjà morte et encore un rien vivante.


* * *




Conversations de cimetière, comme au bistrot.


  • Eh oui.
  • Ben oui.
  • Bonne mort.
  • Bonne journée.



* * *



Sur une photographie de garçon dans un cimetière creusois.


C’est un visage étrangement familier, comme une sensation de déjà-vu déjà rencontré. C’est l’ami de toujours. L’ombre qui courre sur la façade. Ce sont mes yeux dans ses yeux. Ma bouche, mon nez, mes oreilles. L’exact reflet dans le miroir. Garçon mort dans les années 1930, fauché par une épidémie, et déjà pourtant autoportrait de l’enfant que j’étais et dont la jeunesse a décédé depuis plusieurs années. 


Comme s’il était mon double, comme si j’étais son doublon. 


* * *


Sur un plaque funéraire presque entièrement estompée.


Aussi grand. Aussi célèbre. Aussi peu. Et bientôt rien. Et déjà rien. Effacé comme le reste. 



* * *


Sur un plaque funéraire presque entièrement estompée.


Photographie de la photographie. A ce point exact où il n’y a plus de mise au point.


* * *


Quand tous les livres, toutes les prières tombent des bras et des doigts et qu’il ne reste plus que cette fatigue et ce silence.



* * *




Un génocide de la mémoire.


Au début, je n’y avais pas vraiment fait attention. Une petite affiche indiquait sur certaines tombes que la concession arrivait à terme. Si personne ne la prolongeait, l’emplacement allait être récupéré et le bail revendu par la Mairie de Paris. Puis, j’ai commencé à en voir de plus en plus souvent. Dans certaines divisions des cimetières parisien, il y en avait presque sur chaque tombe. C’étaient des tombes juives. 


Bien sûr, la Mairie de Paris disait être dans son bon droit. La loi de 1996 autorisait les Municipalités à récupérer les sépultures qui semblaient être abandonnées ou en mauvais état. Elle était cependant seule juge pour estimer si la tombe était dégradée ou pas. Et effectivement, la plupart des tombes où avait été déposée la petite affiche n’avait pas été entretenues depuis longtemps. En fait, à voir les dates inscrites sur les tombes, pas depuis la Deuxième Guerre Mondiale.


La Mairie de Paris expulsait de ses cimetières les morts des familles juives exterminées par les Nazis. Même les concessions pourtant à perpétuité n’étaient pas épargnées par le grand ravalement. Mais là encore, elle pouvait cacher ces exactions en invoquant la loi de 1996 qui avait limité la notion de perpétuité à une centaine d’années, soit à peu près l’équivalent de trois générations aujourd’hui: enfants, parents et grands-parents, et après l’oubli à tout jamais. Le sens de la famille.


L’éternité avait désormais une durée de péremption. Certes, la loi n’était pas rétro-active, sauf si bien sûr, les Municipalités décidaient de la contourner en faisant valoir leur bon droit de reprise. Ce que fit la Mairie de Paris. En plus, comme il n’y avait plus de descendant ni de lignée, tous morts, il n’y avait pas grand risque à revendre un bon prix les emplacements récupérés (environ 8000 euros le mètre carré intra muros,  soit 16 000 euros à débourser pour une tombe basique étant entendu que le prix tombe à 2000 euros quand on inhume en banlieue, dans le 93, à Pantin). L’argent récupéré permettrait de payer l’entretien des cimetières ou de financer les Jeux Olympiques de Paris. 


Les responsables des cimetières envoyaient les employés municipaux déposer les affiches sur les tombes et c’était un peu comme s’ils cousaient une étoile jaune sur les manteaux. Mais, c’est comme ça, pas possible de faire autrement.  La loi les obligeait à signaler la procédure de reprise. Peu importe, de toute façon, jamais personne n’allait dans ces secteurs. Personne ne lirait ce qui avait été déposé sur les tombes.


Plus que la tristesse, ce furent la colère et la honte qui m’emportèrent. Car les morts n’avaient aucun moyen de se défendre. Les employés désossaient les tombes comme les Nazis triaient les affaires des Juifs envoyés à la chambre à gaz, en mettant de côté ce qui était récupérable. Ils faisaient disparaître les ossements dans une fosse commune comme les Nazis faisaient disparaître les corps dans les fours crématoires. Pour ne pas laisser de trace. Car tel était bien le projet des Nazis :  le génocide des vivants devait conduire à un génocide de la mémoire: donner à croire que la Shoah n’avait jamais existé parce qu’il n’y avait plus un juif pour dénoncer les crimes perpétrés. Et c’est ce qui s’est passé dans les cimetières parisiens, avec l’effacement des carrés israélites comme on les appelaient, comme s’il n’y avait jamais eu de Juifs à Paris, et peut-être comme si la Rafle du Vel’Hiv n’était qu’un fantasme. C’est comme ça,  le révisionnisme et le négationisme passent par une remise en cause de la mémoire et une volonté d’oubli. Et ce disant, je me rappelle aussi combien il avait fallu se battre au Cambodge pour que les squelettes des victimes des Khmers rouges ne soient pas réduits en poussière, au nom des principes bouddhistes et surtout de l’unité nationale…


Je n’avais pas envie d’oublier. Alors, j’ai photographié les tombes. Pour garder une trace. Au moins le temps d’un reste de vie. Même quand toutes les tombes auront disparu. 


Mais bon, la Mairie de Paris agissait en toute innocence c’est à dire en toute impunité. En silence mais à  la vue de tous. Sans témoin ni appel à témoin. Au  nom du principe du turn-over et de la rentabilité. Au nom du droit des Parisiens de pouvoir se faire inhumer dans la Capitale. Non, mais ! C’est bien leur droit ! leur liberté.  Moyennant finance. Forcément. Férocement. Pour recevoir l’argent de Judas au prétexte de verser son obole à Charon. C’était gagnant-gagnant.


Qu’attendre d’une société, d’un pouvoir, d’une autorité qui traitent ainsi ses morts ? sinon qu’ils considéreront de la même manière les vivants. Le vivant.


Jamais en Italie les morts n’auraient volé leur place aux morts.  Même pendant le fascisme. Jamais les morts n’auraient dénoncé les morts, pour les chasser et récupérer à bon compte leurs appartements. A Genova, les tombes des divisions israélites continuent de mourir de leurs belle mort, recouvertes en grande partie de lierres. Doucement, tranquillement. C’est comme ça. Les Génois ne tuent pas les morts une seconde fois. 

SD


* * *


Murer les portes des tombeaux comme celles des immeubles voués à la démolition afin que personne ne les occupe. Mais emmure-t-on les morts ?  


En Egypte, il y a si peu de place pour les vivants que les plus pauvres ont élu domicile dans les cimetières du Caire, transformant les tombeaux en habitation et la Cité des Mort d’el-Arafa en quartier résidentiel. Cinq cent mille Égyptiens y habitent. 


Les Anciens avaient-ils anticipé cette transformation ? Les sépultures du VIIe siècle ressemblaient déjà à de petites maisons, chacune munie d’un jardin individuel, un carré de pré vert en guise de paradis. Les contemporains n’ont eu qu’à installer l’électricité et l’eau courante pour disposer de tout le confort moderne. Des antennes paraboliques coiffent désormais les toits. L’après midi, on entend les femmes pleurer en regardant les feuilletons à l’eau de rose indiens à la télévision. Certains soirs, des clameurs résonnent au gré des buts marqués par les équipes de football. La cohabitation entre morts et vivants se passe plutôt bien. Les vieux y veillent. Les tombes n’ont d’ailleurs pas été violées. Les squelettes n’ont pas été désossés. Ils demeurent à demeure. 



* * *


Sur des photos dont les portraits se sont effacés.


Fin lente de l’égo. 


* * *


Oubli doux. 


Oublier. 

Se faire oublier. 

Se laisser oublier. 

Devenir un oublié. 

Oublier jusqu’à s’oublier soi-même.

Comme tant d’autres. 

A cette égalité. 

Des autres.

Mais précisément.

Pas comme un complément du nom, plutôt comme en latin on énonce un sujet: 

Lucrèce: De rerum natura.

Ciceron: De Republica.

Sénèque: De vita beata, De ira, De clementia, De beneficiis. 


L’oubli énonce un processus qui renvoie au passé - ce qui a été oublié n’existe plus à l’heure présente. Et en même temps, le travail de l’oubli - le fait d’oublier - projette le passé dans un situation d’avenir: il sera effectif, il se réalisera vraiment, uniquement lorsqu’on sera parvenu à oublier jusqu’à son propre oubli. Objet et sujet. Dès lors, l’oubli apparaît à la fois comme la mise en oeuvre d’un anéantissement. Oublier, c’est créer du néant. Ce n’est pas détruire, ni déconstruire. Non, il en va du travail de l’oubli comme de celui de la femme enceinte, un accouchement du découchement, strate à strate, pellicule après pellicule, filigrane après filigrane, palimpseste après palimpseste. 


C’est l’étoile qui s’effondre sur elle-même.

Le trou noir.


Ma tombe sera mon oubliette.



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« Tu finiras pas oublier ». comme si la consolation était forcément un renoncement, comme s’il fallait anéantir toute culture de la survivance au nom de l’instinct de survie. Cesser d’être au nom du bien-être. Considérer que chaque naissance, chaque point de départ, est à lui-même et en lui-même le point final de tout ce qui a existé avant lui. Plus d’après quand on nie l’avant. Plus d’assonance ni de résonance - de correspondance - de comparaison ni de confrontation. Plus d’évolution. Plus de culture. Plus d’histoire.


Dans l’antiquité romaine, la consolatio était un genre littéraire destiné à consoler, à réconforter, à adoucir et a soulager la douleur des endeuillés. C’est une sorte d’éloge funèbre intime, une manière de rappeler le meilleur de la vie de l’homme mort. La consolatio n’est pas là pour faire oublier présence du cadavre mais pour rappeler l’image de ce qu’il fut. La consolation fait le lien entre l’avant et l’après. Elle est un trait d’union. 


Ad Martiam consolatio.

Ad Helviam matrem consolatio.

Ad Polybium consolatio. 


Sénèque n’oublie pas.


Ilias. Odusseia. Homère, et à travers lui tous les aèdes entre le XIIIe siècle et le VIIIe siècle avant Jésus-Christ, n’ont pas oublié. 



* * *


La danse macabre est une sarabande. Au Moyen-âge, c’est plutôt une danse rapide, comme une course et une ronde. Morts et vivants se donnent la main, Pape ou simple prêtre, Empereur ou manant, bourgeois des villes et chevaliers des champs, bourreaux et suppliciés, toute la société y est représentée - hiérarchiquement.  C’est la Mort, la Faucheuse, qui mène la danse et qui entraîne son petit monde au bout du monde, jusqu’à verser dans l’autre monde (c’est parfois au fond d’un gouffre, derrière une colline, là où la ligne d’horizon rayonne à l’onde de la pierre qui ricoche). Les squelettes jouent des castagnettes avec leur dents, et forcément, parfois c’est un peu olé olé. Pourquoi pas. 


La première Danse macabre fut réalisée en 1424 à Paris, au charnier des Saint-Innocents, pour célébrer et conjurer l’épidémie de Peste. Cette représentation souligne la vanité des distinctions sociales, console les plus pauvres en montrant que la Faucheuse est aussi une grande justicière. La Mort conduit sa farandole sans qu’on sache si c’est au Paradis ou en Enfer. Peu importe. Danse macabre ou parabole des aveugles. Au final, même le Christ est bien mort, tout comme les deux larrons. 



* * *






Les gisants du Covid-19.


Allongées sur le ventre, les yeux blanchis à l’os par les opiacés, incapables de respirer sans une machine pour les accompagner, enfermées dans leurs corps comme un cadavre dans un cercueil, les victimes du Covid-19 ressemblent à des morts, vivantes et luttant sans broncher contre le virus qui bitume leurs poumons. À la fois à la vie et à la mort, la course toujours contre la montre.   Sans rêve ni trêve comme dans leur pire cauchemar. En voie de pétrification.


Les images de ces corps étendus sur leur lit d’hôpital m’évoquaient les gisants des églises qui font semblant de dormir d’un sommeil sans fond. Aucun des visiteurs qui tournent autour d’eux n’ose les secouer. Aucun Prince charmant ne se penche pour les réveiller d’un baiser. 


Sauf peut-être au Père Lachaise. Dans la division 92 se trouve le gisant en bronze de Victor Noir, jeune journaliste de 21 ans tué le 10 janvier 1870 d’une balle de pistolet tirée par le Prince Pierre-Napoléon Bonaparte, cousin de l’Empereur. La proéminence de la braguette du gisant a toujours fascinée et les hommes et les femmes. On la remarque d’autant plus que le bronze est à cet emplacement lustré, sans patine et comme à vif. La tradition veut en effet que les femmes qui y frotte leur sexe multiplieraient leurs chances d’avoir un bon amant dans l’année qui suit. De même, quand dans les années 1970 et 1980 le cimetière était un lieu de drague homosexuelle, les hommes y frottaient leurs fesses également. Toucher le gonflement du bout des doigts favoriseraient la fécondités. Nul ne sait combien d’hommes et de femmes ont tenté de réveiller le gisant en l’embrassant sur la bouche. Nul ne sait si d’aucuns y sont parvenus, par une nuit de pleine lune. Les secrets des cimetières sont toujours bien gardés, sous peine de mort, dit-on.


SD


* * *


Sur une dalle mortuaire dans une église de Rome.


Silence. Juste un silence. Ce silence là. Là. L’honneur d’être mis au sépulcre dans une église. La certitude d’être piétiné, par les génuflexions et les semelles des touristes. Cet effacement. Comme des coups de semonces, des coups de tonnerre, des coups du sorts: le bruit des pas.


* * *

Ce moment exact où il n’y a plus rien à dire, où il n’est plus nécessaire de parler, juste à laisser le silence monter avec la marée. Quand l’ange qui passe est un ange qui dort. 



* * *


Sur un gisant du cimetière protestant de Rome. 


Toujours sur le qui-vive. 

Toujours aux aguets. 

Les yeux rivés au plus loin et au plus prêts.

Redoutant les flammes dans la nuit et les profanation.

Mais sans jamais voir ceux qui passent près de lui.


* * *


Filaments de lumières qui flirtent et qui filtrent, puis qui s’effritent comme du gravier entre les doigts. Plus tu avances dans la tombe, plus le bleu du ciel est un verre opaque.



* * *


Attendre la mort, 

jusqu’à la mort, 

cet épuisement. 

Puis juste tomber face contre terre. 



* * *




Sensualités.


C’est une tradition occidentale somme toute assez classique et convenue de lier Éros à Thanatos, la figure du désir érotique à celle de la mort chez les Grecs de l’antiquité. Le contraire et le complémentaire. Éros est associé à la création, donc par essence: au temporel ( à ce qui naît), au fugitif et au fugace, au changeant et au changement, donc à tout ce qui est évanescent et éphémère, passager et périssable, précaire et provisoire, transitoire et temporaire, muable et à terme mortel. C’est le jet de la jouissance, ce tremblement des chairs et ses répliques.


A l’inverse, Thananos est synonyme de destruction. Mais le monde des morts, les Enfers grecs, est aussi immuable et perpétuel, éternel à sa manière, c’est-à-dire pareil et radicalement différent à celui des dieux. Il est à sa manière le double antithétique, c’est-à-dire en aucun cas un dédoublement de l’Olympe. Chez Hadès, les âmes (les sans-corps, les sans-visages, les sans-vie) y meurent pour toujours,  dans le monde latin, on dirait: sempertinellement (sans arrêt et continuellement), immanquablement et irrémédiablement (même les plus grands héros ne peuvent y échapper). 


En fait, ce que l’on prend pour un dualisme - une opposition de deux principes - correspond en réalité chez les Grecs au duel, ce nombre très anciens, qui en plus du singulier et du pluriel, désignait tout ce qui fonctionne toujours et uniquement en paire, par deux, comme les jambes, les yeux, l’un en face de l’autre, le visage et son reflet dans le regard de l’autre. En couple et par forcément en double. Et surtout pas en dualité (qui suggère et impose toujours une différence). Et d’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’usage du duel comme nombre, encore très fréquent chez Homère, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, disparaît peu à peu à partir du VIe siècle, et complètement dès le IVe siècle avec l’émergence de la dialectique puis de la philosophie. Seules les mathématiques en conservent une trace en terme de logique et de réciprocités. 




Enfant, quand j’avais treize ou quatorze ans, l’âge où on est fasciné par les belles phrases qui sonnent comme des condamnations à mort et des slogans, j’aimais à croire que nous n’étions que « des néants en puissance d’être ». Et effectivement, nous n’étions tous que des riens car toujours changeant et fluctuant, virtuels car toujours en possibilité et en probabilité (à l’époque, le virtuel numérique restait de l’ordre de la science-fiction). J’en étais d’autant plus persuadé (ce qui ne signifie pas  pour autant certain) que l’adolescence imposait ses transformations à mon corps et à sa soudaine prise de conscience, de tous ces désirs, de toute cette force, le tremblement des jouissances comme des morceaux de bois rompus et aussitôt jetés au petit feu pour faire disparaître les mouchoirs salis.  Ainsi en va-t-il aussi des bûchers des morts.  En fait, tout ce mouvement s’arrêtait à notre disparition. C’était le seul moyen de ressaisir notre être au moment précis de son anéantissement. Dans les religions, ce moment, est parfois appelé jugement des âmes, défilement de sa vie ou absolution des péchés - âme et peur. Elle est en fait juste l’abolition de son temps. Un peu comme si en définitive nous n’étions que des néants en puissance d’être à notre propre anéantisation. Des riens qui se croient être, qui jouent à être, alors qu’ils ne sont juste des riens.


Cette croyance est à l’origine de la foi. Une auto-persuasion en des certitudes (dieu(x), l’enfer, le paradis, les rituels et les dogmes), tout cela  pour conjurer cette peur dans cette certitude du rien qui se profile sur la ligne d’horizon comme un filet de lumière sous la porte. En fait, personnellement j’avoue éprouver une certaine considération envers eux qui continuent de croire - sans faire semblant, sans se duper le moins du monde et à aucun moment - en sachant que tout ce en quoi ils croient n’existe pas. Ces personnes sont rares. On en rencontre dans les romans de Bernanos, figures de prêtres faisant de leur mieux en sachant que cela ne servira à rien. Le défunt de la tombe dite du Plongeur découverte dans une tombe proche de Paestum en Italie devait en être une. 



Sur une paroi du tombe figure une scène de banquet homo-érotique. Sur la dalle du couvercle, qui faisait face au mort, le plongeon d’un garçon, en suspension dans le vide, semble illustrer le saut vers l’inconnu que représente la mort, symbolisée par l’océan. Les anciens Grecs, et les Etrusques, croyaient qu’il s’agissait d’une porte d’entrée permettant d’accéder à l’Hadès.  Mais ici, l’artiste et son commanditaire ont préféré représenter la surface de la mer, comme s’ils savaient que les profondeurs maritimes ne conduisaient à rien. Au non-visible, ils ont la dernière image du corps adolescent tendu comme s’il était prêt à jouir.


Mort, petite-mort.


Le plongeur est Éros contemplé par Thanatos, le cadavre qui lui fait face. Il est l’Image qui se donne à voir à l’aveugle, aux yeux sans vie. Il est à l’entre-deux monde l’entre-deux temps. Un reste de pulsion de vie quand le pouls a cessé de battre. Le corps adolescent s’inscrit aussi dans la reproduction de la vie et donc de la mort.  


Le splash de l’adolescent pénétrant dans l’eau est une métaphore de sa jouissance et de l’instant précis où la vie a quitté la vie dans le corps du défunt.


On comprend mieux dès lors la sensualité éruptive de la statuaire funéraire. Et la fascination qu’elle exerce. Et pourquoi les cimetières ont toujours été des lieux de drague, comme si le luxe des chapelles mortuaires invitaient à la luxure des corps, le bouche-bouche des suffocations éphémères. 


SD



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Le sexe de la statue dissimulé par une coque, comme un protège sexe. Censuré, comme sur Youtube, Facebook et Instagram, au nom de la Morale, comme si on tenait à faire du sexe des morts le sexe des anges au paradis.



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La mort des morts est d’abord et avant tout un corps à corps. Déposition. Disposition. Putréfaction. Un toucher et une odeur. L’odeur de la mort avertit comme l’odeur du sang.



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Du purgatoire.


L’Église très catholique a inventé le purgatoire aux alentours du XII-XIIIe siècle pour complaire à la bourgeoisie nouvelle classe émergente, qui trouvait un peu fort de café de n’avoir comme seule alternative que l’Enfer ou le Paradis. Franchement, seuls les sur-hommes ou une infime minorité d’être humain pouvaient prétendre au Saint des Saints ! La Real Politik imposait de  ne pas oublier la grande majorité, qui s’en avoir fait toujours le bien ne s’était pas comportée si mal.


Lieux d’expiation, le purgatoire est surtout une affaire de transaction et de négociation. Le paiement des messes pour le salut de l’âme du défunt ou l’achat d’indulgences papales permettent au mort d’accéder plus vite au paradis. Ce fut aussi une bonne affaire pour l’Église. Les États quant à eux y ont trouvé un moyen d’instaurer une paix sociale. Auparavant, qui avait commis un péché mortel savait qu’il finirait en Enfer, dans ces conditions, il n’avait aucun intérêt à être un homme de bien puis qu’il était de toute façon condamné. Avec l’invention du purgatoire, il est possible de se racheter, et donc d’en finir avec sa vie de crimes.  


Aujourd’hui, les réseaux sociaux  sont tout à la fois Enfer et Paradis, Purgatoire. On y vend et on s’y rachète son âme. On y meurt et on y ressuscite mais toujours en état de mort cérébrale. On y erre et on les hante comme des fantômes, à l’ombre de soi-même.



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Don.


C’est une douleur. Juste une douleur. Une douleur d’un autre temps. D’une autre époque. D’un autre âge. Comme on parle d’un pêché de jeunesse. Une douleur qui s’effrite parfois, qui s’efface mais qui ne s’arrête pas.  Sans prescription ni restriction. Une douleur comme le crissement d’une grille qui se ferme. Pas vraiment intense, mais toujours en instance. En vigilance. Plutôt languissante. Diffuse. Comme une mauvaise habitude, mais dont on finit par s’habituer. De pas de côté en marche forcée, la boule au ventre au poing de côté. 


C’était une douleur et elle reste une douleur, dont je ne saurais dire si elle est de même nature, exactement, changeante ou inchangée, comme la corde du violon légèrement distendue qui incorpore à la note comme une note de silence, d’un souffle plus court l’ombre de l’archer allongée.


C’est là. Juste là. C’est ce qui s’est passé voilà une vingtaine d’année. Don avait six ou huit ans. Personne n’avait su dire précisément quand il était arrivé dans le camp de réfugiés, ni si ses parents étaient encore vivants à cette époque. Personne ne semblait ou ne voulaie se souvenir de ses parents non plus - des médecins selon certains, des bibliothécaires selon d’autres, en tout cas des intellos, ce qui les rendaient suspects, mais avec assez de déférence pour justifier leur mise à l’écart. Même en consultant les rapports, je n’ai jamais su ou compris les causes exactes ou même les circonstances de leurs décès.  Seule était sûre la date de l’inscription de Don sur les registres de l’orphelinat du camp thaïlandais. 


La première fois que j’y étais venu, je m’étais fait avoir. La soeur responsable m’avait demandé de jouer avec les enfants. Durant plus de quatre heures, j’avais dû faire l’hélicoptère à une ribambelle de gamins qui attendaient chacun leur tour, excités et bien en rang, pour que je les saisisse par les aisselles afin de les faire tournoyer en l’air. Le soir, exténué et chancelant, ma réputation était faite. Tandis que je traversais le camp pour retrouver le chauffeur qui devait me ramener à mon hôtel, tous les réfugiés m’appelaient déjà Monsieur Hélicoptère. Sans m’en douter, sans intention, j’avais gagné leur confiance.


Don n’avait pas voulu jouer. Quatre heure durant, il m’avait observé.  


Sur ordre des Nations Unies, le camp devait fermer. Le Mur de Berlin était tombé, les temps avaient changé. Et puis cela faisait déjà plus de dix ans que l’’Occident, la France, ne voulaient plus des réfugiés laotiens. Le sens de l’histoire leur imposait de rebrousser chemin. Plus rien à voir, plus rien à espérer. Dégager et retour à la case: départ. 


Certes, les plus jeunes orphelins, ceux qui avaient moins de deux ans, pourraient peut-être encore avoir sinon la chance ou tout du moins la possibilité de se faire adopter. Il y avait de la demande. Mais les autres, jugés trop vieux, n’avaient pas d’autres choix que de traverser le Mékong et de suivre le mouvement. Ils se retrouveraient dans un orphelinat, géré par l’État, ans un pays qu’ils n’avaient jamais connu. 


J’ai adopté Don parce que nous nous étions trouvés. A égalité. Dans les rires et les sourires. Dans les livres et d’un commun accord. Parce qu’il n’était ni de ma chair ni de mon sang, mais parce qu’il était mon fils. En connaissance et en connivence. Simplement et tout simplement. En toute amitié. Notre long terme aurait dû être un preuve d’éternité, exactement comme notre attachement était la certitude d’une légèreté. 


Peut-être que son adoption avait attisé des jalousies, comme on appelle les volets vénitiens qui permettent de voir sans être vu. Peut-être que d’aucuns voyaient d’un mauvais oeil son départ. Peut-être qu’il ne s’agissait effectivement que d’une malchance ou d’un hasard. Don est mort dans mes bras. J’ai senti cet instant précis quand la vie quitte le corps, cette lourdeur qui se relâche, cet abattement. Je n’ai pas pu le ressusciter. Je m’en voudrais toute ma vie. De n’avoir pas eu ni cette force ni ce courage. Par égoïsme. D’avoir été trop à ma peine. Le médecin du camp avait pourtant tout tenter pour le réanimer, mais il avait été incapable d’arrêter l’effet paralysant du venin.


Don est mort dans mes bras. C’est étrange, surprenant, cet instant précis où la mort survient, du dernier souffle, ce regard qui se retourne dans le regard, le corps soudain si lourd. Comme une masse. Cette tension des muscles qu’il faut faire saillir pour le soutenir. Comme un instinct de survie aussi. 


Don m’avait expliqué que s’il s’était tenu à l’écart lors de notre première rencontre, c’était parce qu’il s’estimait trop grand pour jouer à l’hélicoptère. Il redoutait que je me fatigue ou que j’ai une crampe. Mais de me voir tout rouge, suant à grosses gouttes et le souffle coupé l’avait bien fait rigoler. 


Les orages de mousson n’ont pas éteint le bûcher funéraire. Puis j’ai aidé les moines à récurer puis à pulvériser les os qui avaient échappé à la destruction des flammes. J’ai mélangé la poudre avec un peu de cendres et de terre trempée par la crue du Mékong. L’urne est toujours chez moi. Rangée au fond d’un placard un peu plus profond au gré des déménagements.


Un temps, j’ai essayé de rester en Thaïlande, de faire comme si, comme ça. Pour achever mon travail. En me disant qu’il fallait penser aussi aux autres. Il y avait la question des Lépreux, menacés de mort. Les stratégies ambigües des autorités militaires et des associations humanitaires. De quoi s’impliquer. Mais ce n’était plus comme si de rien était. Je me suis dit que tout ce que l’Asie donne, l’Asie le reprenait. Le bonheur et la douleur s’équilibraient sur les plateaux de la balance. Et effectivement, je marchais, désormais, en équilibre comme un funambule sur la corde à sauter. 


Alors, très vite, Nakhon Phanom est devenue une destination impossible. Je ne parvenais plus à marcher sous les Flamboyants qui longeaient le Mékong comme une rangée de dents lorsqu’on retrousse ses gencives.  J’avais toujours l’impression de sentir la petite main de Don dans ma main. Et cette caresse, cet effleurement, ce presque de la main qui se retire, presque, avant de se détacher complètement, de courir en avant, n’était même plus un abîme et de moins en moins une illusion. Don n’aurait pas aimé me voir comme ça. Alors, j’ai poursuivi ma route. 


Parfois il m’arrive de voir Don. Un jour, il a seize ans, un autre dix ans, un autre et c’est parfois le même, il a douze ans et quinze ans, un autre vingt-deux-vingt-trois ans. A tous les âges et les minutes de sa vie. Je le croise dans la rue, au détour ou dans le reflet d’une vitrine. On se salue, et cela me suffit. A chaque jour suffit sa peine. De toute façon, Don a déjà disparu. Je ne cherche pas à le suivre, ni à le rattraper. Au moins, j’ai ce courage là. Un coup d’oeil en guise de clin d’oeil, rien de plus. De toute façon, si j’accélère le pas, je risque de le retrouver deux rues plus loin. Je le retrouve dans les portraits des cimetières et depuis peu dans les séries thaïlandaises de G-MMTV Et LINE TV. J’ai commencé à les voir parce que j’imaginais qu’il les aurait lui-même regardées, de son côté. Puis, parce que je l’y retrouvais. Il y est partout. Il sort avec ses amis. Il mange au restaurant BBK de Bangkok ou de Chiang Maï (je me souviens qu’il adorait le barbecue du bout du nez au bout des doigts). Il a des histoires d’amour. Des bonheurs, des chagrins et des retrouvailles. Des complots et des complicités. Quand nous étions en Thaïlande, j’avais voulu lui faire découvrir l’Occident, tous ces trucs que les Asiatiques ne connaissaient pas encore, comme les asperges ou le beurre de baratte (je ne pense pas que je me serai aventuré jusqu’aux fromages). Il me faisait partager à sa manière son Asie, celle qui correspondait à sa propre temporalité et qui n’avait plus rien à voir avec mes souvenirs. 


Je suis heureux qu’il vive dans cette société plutôt que dans la nôtre, occidentale et pire que tout, française, gangrenée par le fascisme de l’égoïsme, le narcissisme, le qu’en-dira-t-on pour quant-à-soi, la dénégation de l’autre et des autres. La mort de la mort de Don n’est pas comme ça. Je le vois grandir parce que je le sens grandir, devenir plus mature. Plus fort et plus grand. Et il m’arrive même de sourire en le regardant jouer au foot, de faire la cuisine et de gratter sur sa guitare une de ces chansons thaï dont personne ne peut comprendre la fascination hypnotique qu’elles exercent quand on n’a pas vécu avec des Thaïs là-bas. Et alors, parfois, ma douleur est presque comme une voix, une odeur, une musique, une joie. Sans l’ombre d’un doute.


Peut-être est-il temps de retourner avec les cendres de Don en Asie. 


SD



* * *


Sur une photographie d’enfant dans un cimetière.


Ce pourrait être lui. 

Ça aurait pu être moi. 

Mais ce n’est ni lui ni moi. 


* * *


Se rattacher au souvenir, comme on marche au petit matin sur l’herbe givrée qui craque. Comme l’odeur de l’allumette. Comme l’odeur de la bougie soufflée par un courant d’air.



* * *


Sur une photographie d’adolescent dans un cimetière.


Mort de maladie.

Mort dans un accident.

Mort d’ennui.

Mort de peur. 

Mort par inadvertance.

Mort par idéal.

Mort par hasard.

Mort dans un attentat. 

Mort par jeu.

Mort par dégoût.

Mort par omission.

Mort par bravoure. En héros.

Mort de sa belle mort.

Mort sans souffrir.

Mort en souffrance.

Mort d’amour et par amour.

Mort sur le coup.

Mort.


* * *


De la photographie au regard d’une photographie dans un cimetière. 


C’est dans les cimetières que l’on peut mesurer la profonde révolution qu’a engendré la photographie. Auparavant, seuls les très riches ou les très célèbres pouvaient se payer une statue funéraire à leur effigie. A la rigueur, les morts pouvaient espérer perdurer à condition « d’avoir un nom « qui résonne à plus ou moins brève ou longue échéance dans la postérité. Grâce à la photographie, tout le monde peut désormais s’offrir un monument funéraire à son image, même si le nom ne dit pas grand chose, ou rien, demeure le portrait. C’est dans cette démocratisation qu’il faut trouver les racines de notre rapport contemporain à l’image de soi. Sauf que pour les morts, il n’y a aucun narcissisme: les morts nous regardent mais ne se contemplent pas eux-même. Ils n’ont plus de visage depuis belle lurette. 



* * *






À perpétuité.


Soleils.  À perpétuité.

Pluies. À perpétuité.

Neiges.  À perpétuité.

Vents. À perpétuité.

Nuages. À perpétuité.

Lumières. À perpétuité.

Nuits. À perpétuité.

Eclipses. À perpétuité.

Cieux. À perpétuité.

Terres. À perpétuité.

Chaleurs.  À perpétuité.

Froids. À perpétuité.

Bruits. À perpétuité.

Silences. À perpétuité.

Souffles. À perpétuité.

Vers. À perpétuité.

Racines. À perpétuité.

Pourrissement. À perpétuité.

Os. À perpétuité.

Dents. À perpétuité.

Usures. À perpétuité.

Érosion. À perpétuité.

Effacement. À perpétuité.

Oubli. À perpétuité.

Quiétude. À perpétuité.

Mort. À perpétuité.

Perpétuité. À perpétuité.


Ombres tapies dans les pénombres, aux aguets, prêtes à surgir, à lâcher prises, la proie pour l’ombre: l’errante, pas après pas. 



* * *


De la carotte et du bâton.


Les religions des Livres nous invitent à bien nous comporter, en nous promettant que nos actions seront récompenser au Paradis ensuite. Sinon, c’est l’Enfer garanti. C’est comme ça. Juifs, Chrétiens ou Musulmans, on n’a rien sans rien. C’est donnant-donnant. Gagnant-gagnant. A cet égard, de même que toute religion du dieu unique est un totalitarisme (le dieu unique nie les autres par essence), on pourrait se demander si ce ne sont pas ces religions du livre qui sont à l’origine du capitalisme. Livre de foi, livres de comptes. S’en sortir à bon compte, en payer le prix (pogroms, persécutions, tortures, martyrs, massacres). Le Paradis est toujours à ce prix. Celui des Indulgences papales. Le Paradis est une transaction: celui des soixante-douze Vierges promises aux terroristes par Daech à condition qu’ils meurent pour la cause. La morale et la peur de l’autre monde maintiennent l’ordre. 



A l’inverse, dans la religion grecque antique, il n’y a pas d’alternative aux Enfers. Tous les encapuchonnés (les âmes, les crânes) s’y retrouvent à égalité. Les dieux eux-mêmes sont égoïstes et immoraux. Et pourtant, ce sont ces sociétés qui furent à l’origine de la philosophie et de la démocratie, de l’éthique c’est-à-dire de la volonté d’être délibérément à la justice et au bien commun, individuellement et solidairement, en conscience et par choix, par souci de l’autre et des autres. 



* * *


Il ne faut pas confondre la mort et l’expérience de la mort. Parce que leur corps change à grande vitesse, parce qu’il meurt et se transforme en permanence, les adolescents sont souvent fascinés par la mort. Il ne s’agit que d’un fantasme, d’une idée - comme lorsqu’on se fait des idées. D’une aventure, d’une inquiétude, d’une quête aussi parfois: mais le graal tant cherché par les chevaliers permettait d’accéder à la vie éternelle. 


* * *


Imagines.


A l’époque de la République, les Romains prenaient l’empreinte du visage des morts. Il en confectionnait un masque de cire, comme s’il s’agissait d’un masque de théâtre, mais réaliste. D’ailleurs, le jour de la crémation, en tête du cortège funèbre, un acteur ou un proche arboraient le masque de cire en singeant les postures et la démarche du défunt. On appelaient ces moulages des imagines. Des images. Elles étaient en général conservées soit dans une niche ou une armoire à l’entrée des maisons patriciennes soit dans l’Atrium, à proximité de l’autel familial. Une inscription précisait le nom, les titres et les exploits du défunt. Seuls ceux qui avaient suivi un cursus honorum, qui avait été élus pour accomplir une charge d’édile, de préteur ou de consul pouvaient transmettre à leur postérité ces masques funéraires. 


Mais bon, quand j’imagine l’acteur qui devrait m’imiter lors d’un cortège funèbre à l’antique, cela me fait bien rire.  


Plus tard, ces masques ont été remplacés par des médaillons. On les retrouve aussi sur les pièces. Celles que l’on glissait dans la bouche du mort pour payer le Passeur qui vous conduisait dans l’autre monde. Les auréoles des Saints rappellent également ces imagines clipeatae, ces images-boucliers. On retrouvent ces dernières dans les médaillons photographiques des cimetières.


Parfois, je me demande dans quelle mesure les selfies contemporaines - les ego-portraits - ne sont pas l’équivalent des imagines antiques. Comme s’il appartenait à chacun de prendre et de choisir par lui-même l’Image qu’il entend laisser de lui sur sa tombe.Toutefois il existe une différence majeure. Les imagines gardaient le souvenir du dernier visage du mort. Elles étaient une empreinte de réalité. A l’inverse, les selfies mettent en scènes des postures, stéréotypées, des visages qui ne sont que des Images, mises en valeur grâce à des programmes de retouches, c’est-à-dire survalorisées au vue et au regard de la réalité. 





Ces ego-portraits sont des fantasmagories, des fantasmes, - un peu comme les bustes de bronze des cimetières. Ils cherchent à montrer ceux qui les prennent tels qu’ils voudraient se voir et se considérer eux-mêmes, et peut-être tels qu’ils voudrait apparaître au jour du Jugement Dernier, du moins pour les Chrétiens. Et peut-être s’agit-il bien d’images fantômes. Il en irait alors des selfies collectionnés dans les smartphones comme d’une morgue immense dans laquelle chaque tiroir contiendrait votre propre cadavre démultipliés à l’infini. 


Et peut-être serait-ce cela les nouveaux Enfers des Grecs anciens, non plus l’infra-monde des Encapuchonnés, des sans-visages d’Homère, mais un supra-monde, véritable mise en abîme du narcissisme, où chacun serait condamné à faire défiler sur son téléphone miroir - version technologique du médaillon du cimetière et des images-boucliers - les photos de lui-même, prises par lui-même, toujours posant et souriant de la même manière, le fond - c’est à dire la mise en perspective, l’espace-temps du lieu, du souvenir et de l’action - ayant été occulté par l’omniprésence du visage au premier-plan. 


SD


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Isabelle Rimbaud raconte que sa mère se serait faîte descendre de son vivant dans le caveau que les ouvriers étaient en train de creuser pour s’étendre  dans le trou afin de se rendre compte par elle-même  voir l’effet que cela produisait. Son fils, Arthur, surnommait Madame Rimbaud « le bouche d’ombre ». L’anecdote permettrait-elle de mieux comprendre sa poésie ? 


* * *


Sur une photographie mortuaire d’adolescent souriant.


Beau. Joyeux. Inquiet. Souriant. Discret. Honteux. Fripouille. Timide. Galopin. Salaud. Singulier. Ému jusqu’à l’oubli. 


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Se convaincre d’avoir l’air de rien.



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Effacer, plutôt que faire apparaître. 

Plus d’images ni de mots. 

Juste un rien de silence.

Comme un reste dans l’assiette

raclée.



* * *


Combien de vies, combien de civilisations, combien de durées, de « flèches qui vibrent, volent et qui ne volent pas » dans ce qu’on appelle l’éphémère. Et si les cimetières étaient chacun un éphéméride de l’éphémère, chaque tombe comme une feuille arrachée à l’éphéméride, une manière d’apprendre à tourner la page.



* * *




Arthur.


C’est une de ces images, quand on se rappelle exactement le contexte de l’événement. Et cette fin d’après-midi là, je me trouvais sous un cerisier du Japon lorsque Eric m’a appelé sur mon téléphone mobile. L’arbre avait perdu ses feuilles, mais le ciel bleu de décembre semblait s’accrocher aux branches à la manière d’une frondaison. Il faisait froid, assez pour le sentir au bout des doigts mais pas assez pour faire fumer les respirations ni blanchir les ongles. C’était rare qu’Eric m’appelle. Il était un de mes amis d’enfance, un copain, comme on disait alors, depuis la 5e, et peut-être avait-il même été un de mes béguins, mais à l’époque tout était une opportunité, un agacement. Pour être franc, si nous ne nous étions jamais perdus de vue, nous ne nous rencontrions pas pour autant. Alors j’étais surpris qu’il m’appelle, et plus encore d’apprendre qu’il venait d’avoir un petit garçon, Arthur, et plus et plus encore qu’il me propose d’être son parrain de baptême. J’étais fier, heureux de sa confiance, de sa sollicitude. Mais voilà, Arthur était atteint d’une maladie génétique incurable - un problème ayant trait aux protéines, je crois. Les deux parents possédaient chacun un chromosome rare, inoffensif en soi, mortel ensemble. Normalement, il y aurait dû y avoir peu de chance qu’Arthur ne les combine… 


Mais voilà, Eric me disait qu’il fallait faire vite. La cérémonie devait avoir lieu demain matin, vers 8h30-9h, dans le centre hospitalier du boulevard des Maréchaux, à Paris. Etais-je disponible ? Bien sûr. Plus tard, Eric m’avoua que j’étais le seul à qui il avait pu proposer cela. Je n’ai jamais trop su ce qu’il entendait par là. Le seul qui aurait accepté, tout de suite, comme ça, sans même poser de question.


Le lendemain, ce matin-là était une très belle journée, très lumineuse, jute assez fraîche pour rosir les joues, permettre une prestance, un détachement. Les infirmières nous ont donnés des masques, des combinaisons, une charlotte à chacun et des chaussons. Il y avait Eric, sa femme, sa mère, le prêtre, une infirmière et moi. Arthur n’a pas pleuré quand le curé a versé de l’eau bénite mais distillée  sur son front. Arthur n’a pas pleuré tandis que sa mère versait des larmes sur son visage en le berçant dans ses bras, avant que l’infirmière le replace dans la couveuse. Puis, il avait fallu se rendre à l’église pour signer le registre paroissial. Eric m’a proposé de me raccompagner en voiture, mais je lui dis que je préférai marcher. Comme à chaque fois. 


Le baptême d’Arthur avait été son extrême onction. Je ne me souviens plus s’il est mort et si la cérémonie funèbre ont eu lieu juste avant Noël ou juste après. La crémation s’est tenue dans un cimetière de banlieue, qui m’a semblé très lointain. Le ciel était gris perle, puis tirant vers l’ardoise. Le froid humide vous dégoulinait dans les veines comme une goutte d’eau glacée serpentant le long de la colonne vertébrale. Le préposé nous avertit qu’il faudrait patienter une heure trente pour que l’incinération du petit cercueil blanc fût achevée. Eric avait déjà repéré un endroit pour disperser les cendres, près d’une rivière. Mais j’ai décliné son invitation à les accompagner. Ils n’avaient qu’à me déposer au niveau d’une station de métro. Nous étions tous tristes, les uns envers les autres, mais aimables, presque souriant. Bien éduqués.


Bien sûr, jamais je n’avais parlé de la mort de Don à Eric. Je n’en avais parlé à personne. A l’époque, mes mots se faisaient un sang d’encre, mieux valait garder le silence. Bien sûr, la mort d’Arthur - surtout la cérémonie des funérailles - raviva le souvenir de la mort de Don. Mais la mort d’Arthur n’était pas celle de Don. Arthur était Arthur et j’imagine qu’en me choisissant pour parrain, Eric avait fait de moi le dépositaire de son souvenir.


Nous nous sommes revus peu après. Juste quelques fois. Les points de suspension en guise d’échantillons. Puis Eric et sa femme ont eu un enfant peu de temps après, conçu avec les progrès et la vigilance de la science. Mais, il ne m’a pas proposé d’être le parrain du petit Alexandre, ni même d’assister à la cérémonie. Mais je comprends. J’étais devenu un témoin gênant.  Un impossible oubli. Or, Eric avait tout fait pour effacer les traces d’Arthur. Il ne voulait pas que la mort de son premier né jette son ombre sur le berceau d’Alexandre. Il fallait que celui-ci se conçoive et se perçoive comme le frère ainé ou le fils unique. Les parents d’Alexandre se souciaient de son avenir.


Peut-être aussi que je me fais des idées, que j’étais alors en Asie. En tout cas, je n’ai jamais revu Eric. On s’envoie des sms de temps en temps. Comme on franchit un passage à gué, en se mouillant parfois les pieds. Il ne me parle jamais d’Alexandre, et je ne demande jamais des nouvelles de son fils. C’est mieux ainsi. 


Aujourd’hui, Alexandre devrait avoir à peu près l’âge où Eric et moi nous nous sommes croisés la première fois. Je le revois à ce premier jour. Il portait un pull jaune citron, car à l’époque, on ne parlait pas encore de couleur fluorescente. La mort des morts aura beau avoir tout effacé, en mon souvenir, comme en ces lignes en ce moment précis,  Eric restera toujours le garçon de cet instant là en train d’entrer dans notre classe.


SD


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Dans les croyances des premiers Chrétiens, il existait un lieu où les âmes des défunts pouvaient « se rafraîchir » se refaire une beauté.  Ce Refrigerium s’inspire du récipient dans lequel on faisait refroidir le vin. Il évoque aussi la tradition des banquets funéraires qui se tenaient dans les cimetières, comme c’est toujours le cas une fois par an en Asie. J’y ai participé plusieurs fois en tant qu’invité. Les enfants courent ventre contre terre entre les tombes, escaladent les stupas. On fait griller des brochettes de pétards. On parle aux morts, on leur raconte les derniers potins. On règle les affaires de famille, on leur demande conseil. On leur offre une gorgée de vin ou de Mekong Whisky. On les honore, on les prie. 


Refrigerium est aussi à l’origine du   mot « réfrigérateur », dans lequel on conserve les cadavres avant de les inhumer. 



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« A chacun sa manière de faire son deuil ». « il faut, respecter le processus des cinq ou sept étapes du deuil », « Comment bien vivre son deuil »,  « le deuil doit conduire à la résilience (nouvelle forme d’épanouissement personnel),  c’est-à-dire faire surgir de soi (en réalité du moi) des ressources latentes insoupçonnées (le principe de l’instinct de survie) pour vous rendre plus fort grâce au combat des émotions ( Cf. le stoïcisme )». No comment. En réalité, on ne fait pas son deuil. A la rigueur, on le triture, on le malaxe, comme l’augure les viscères qu’il retire de la bête. On ne vit pas son deuil (même si nombreux se montrent bon acteurs). A la rigueur on est en deuil.Je préfère de beaucoup la tradition épicurienne, celle de la consolation, exprimée notamment par Philodème de Garada. Pour l’homme de plaisir, le deuil est un compagnon avec lequel il n’est pas besoin de parler pour comprendre tout ce qu’on a à se dire. 



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Mettre à mort.


Le conseil de famille s’était réuni à la demande des médecins. Cela faisait plusieurs années que ma grand-mère survivait dans un sanatorium grâce à un poumon d’acier. Mais son état s’était subitement dégradé. Depuis plusieurs jours, elle avait perdu connaissance. Elle souffrait. Les médecins se proposaient de l’accompagner, c’est-à-dire de la débrancher si la famille le désirait. Plus que la mort en soi, c’est la peur de l’agonie et de la souffrance, le souci de compassion, qui ont  justifié le verdict de la famille. Bien sûr, rien  de tout ça n’a été explicite. Aux médecins de faire pour le mieux. De trouver la meilleure solution finale. Mais voilà, pressentant peut-être sa mise à mort, ma grand-ère s’est réveillée, assez consciente pour que les médecins puissent lui demander son souhait. Vivre, elle voulait vivre. Puis elle est retombée dans le coma. Elle en est sortie quelques jours plus tard. Elle a vécu ensuite encore dix ans. Dans un état de souffrance, mais en conscience. 


Pulsion de mort. Instinct de survie.



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Éternité numérique. 


Environ six utilisateurs du réseau Facebook meurent chaque minute. Leur vie numérique se prolonge alors que leur vie réelle s’est achevée. Il s’agit pourtant de comptes fantômes, et pourtant, si on ne sait que les détenteurs sont morts, rien n’indique à la lecture de ces pages qu’ils ne sont plus en vie. Plus que les mots, plus que les commentaires et les avis , ce sont les images qui maintiennent l’illusion - c’est-dire désormais la certitude - de la vie. D’où le succès des réseaux sociaux fonctionnant presque uniquement sur la publication de photos. Et peu importe que ces images soient des imagines. Tant que le compte reste ouvert, elles maintiennent le mort en état - en situation - de survie numérique. 


Ce n’est pas vraiment une momification ni une pétrification, même si le compte se transforme en une sorte de tombeau à l’égyptienne. Il en irait de chaque image (y compris les clichés de ce que l’on mange) comme des possessions que le défunt entrepose pour faciliter sa vie quotidienne dans l’au-delà. Ce pourquoi il importe de considérer ces images moins comme une nécessité qu’à la manière d’un nécessaire, en vue d’une utilisation sans être pour autant une utilité. 


Dans quelle mesure la frénésie de photos incidentelles  sur les réseaux sociaux correspond-elle à un consumérisme matérialiste en vue de préparer au mieux sa retraite d’éternité.  Dans quelle mesure le culte contemporain de l’ego pour l’ego, le processus de narcissisation de la société occidentale actuelle ne serait-il pas motivé autant par la peur de mourir que de vivre numériquement pour l’éternité. Le succès des réseaux sociaux s’expliqueraient-ils par l’opportunité qu’ils offrent de manipuler le souvenir rêvé que chacun des membres entend laisser de lui même, par lui-même, de constituer  son propre éloge funèbre, à bons comptes, du moins tant que ces réseaux sociaux restent gratuits, c’est-à-dire que les données personnelles des comptes restent opératoires. Leurs obsolescences - leur rentabilité déclinante - vont-elles à terme à les conduire à une forme d’oubli et leur désintérêt à une mort numérique ? 


En fait, les grands réseaux ont longtemps fait de la résistance pour que la mort de l’individu réel n’entraîne pas de facto celle de l’identité numérique. D’abord parce que cela risque d’entraîner la disparition de données dont ils sont contractuellement détenteurs à égalité avec ceux qui les mettent sur leur compte personnel, comme les photographies. Et d’ailleurs, c’est aussi la raison pour laquelle les héritiers ne peuvent prétendre hériter des biens numériques du défunt: s’ils veulent conserver les traces, ils ne peuvent fermer le compte sans entraîner toutes leurs destructions. Ensuite, parce que la finalité des ces réseaux est d’induire leur suprématie dans le monde réel, de confondre réalité et virtualité, et tous les faux semblants au nom de la vraisemblance. La fermeture d’un compte est une sorte de dénie de leur réalité. Enfin, d’une certaine manière offrir un comptes aux individus revient à les posséder. D’où la proposition, pour garder la main mise, d’une fonction dite « mémorial » ou d’une place offerte dans une sorte de cimetière numérique où les données du mort seraient à jamais conservées comme du temps de son vivant et donc jamais oubliées. 


Les réseaux sociaux numériques seraient-ils la version contemporaine de l’Enfer et du Paradis, selon la réputation acquise, entre notoriété et solitude, célébration et harcèlement, clic-clic comme l’arme que l’on charge pour tuer ou pour se tuer, pouce en l’air ou baissé comme pour choisir qui devra vivre ou mourir dans les combats de gladiateurs hollywoodiens, Champs Elysées ou Géhenne selon que l’on y apparaît plus ou moins glorieux, plus ou moins célèbres à l’instar des Héros antiques, sauf que cette fois, la renommée n’est pas fondée sur la qualité et la réalité des exploits accomplis mais en fonction d’une popularité déterminée par le nombre de vues.  Plus ce dernier est pléthorique et plus les abonnés deviennent anonymes, comme effacés par le phénomène de masse et de foule. En irait-il des facebook(mak)ers et de tous ces visages comme des morts qu’Homère appelait dans l’Odyssée les encapuchonnés, les sans-visages?  et de la photo de profil le médaillon sur la tombe ? 


En fait, tous ces profils souvent mis en abîme de réseau en réseau comme l’écho qui s’ébroue, connectés entre eux pour former la chaîne des asservissements, toutes ces postures si cool ne sont que l’équivalent désormais accessibles à tous des statues de bronze et des architectures mortuaires qui font la notoriété des cimetières monumentaux, parisiens ou milanais, de Bologne ou de Gênes. Il en irait des profils nourris de mille et mille photos comme des tombeau, le même l’apparat dans l’apparaître, la même emphase, la même fatuité, la même prétention à se prétendre,  et tous ces regards qui vous fixent et qui vous sourient la fanfare des fanfarons qui se la pètent, sans renifler sur eux l’odeur fétide de la charogne, du poisson mort. 



SD


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Chairs de la photographie.


J’aime bien cette idée d’une image non fixée pour l’éternité, mais qui continue à vivre, c’est-à-dire à se métamorphoser, à s’effacer et à devenir. Cette idée d’un portrait qui prendrait différents visages. Qui se métamorphoserait. Même et autres. A sa propre différence que vraiment différent. Et comme une déférence. Une manière élégante de quitter la scène.


Après tout, du temps de la photographie argentique, les chairs désignait la matière même de l’image en fonction du tirage et de l’évolution de sa chimie dans le temps. La pellicule pouvait souffrir, être déchirée, percée, griffée, agacée, maculée comme la peau des corps. Cette empreinte du temps a disparu avec le digital.  


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La neige plonge les morts dans l’ombre. 



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Il faudrait apprendre à mourir comme on apprend à vivre. A la condition d’en avoir la liberté, la possibilité et le choix. Il faudrait apprendre à se voir mourir. Même en traînant le pas, en boudant des pieds, en prenant des chemins de traverses, des petites routes. Quitte à rallonger. Mais sans perdre de vue qu’il faut se rapprocher. 



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Sur une photographie mortuaire de style « Studio Harcourt »


Belle de jour morte une nuit.



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Mise en abîme ou mise en perspective, impossible de fuir le point de fuite, sinon au goutte-à-goutte.



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Cénotaphe.


J’aime cette idée du cénotaphe, du tombeau construit pour ne jamais accueillir la dépouille du mort, juste en souvenir et pour se souvenir, à sa mémoire et pour la faire perdurer. Un tombeau de coquille vide, comme s’il s’agissait d’un leurre, d’une diversion, d’une ruse peut-être pour tromper la mort-elle même, la piéger comme l’araignée sous la timbale. Cénotaphes royaux et temple funéraire du pharaon Séthi Ier à Abydos. Cénotaphe de Dante dans la basilique Santa Croce de Florence. Cénotaphe de Lully et de Rossini à Paris. Toutes les Alexandrie fondées par le conquérant macédonien sont aussi des cénotaphes à leur manière. Cénotaphes des quatre et cinq galets posés les uns sur les autres attendant la survenue de la marée. Cénotaphes des souvenirs qu’on essaient chaque jour de ne pas oublier, et qui s’accumulent comme les grain de quartz dans le sablier, la course dans les dunes qui s’effondrent sous vos pieds. Cénotaphes des patines et des vert-de-gris, de la rouille qui grouille entre les doigts comme un égrenage de fourmis. 


En fait, toutes les tombes deviennent des cénotaphes, dès que la dépouille se réduit à ses os, désormais semblables à tous les os.  Dans le cimetière-ossuaire delle Fontanelle à Napoli, dans les catacombes de Paris, dans la capela Dos Ossos à Evora , dans l’Ossuaire de Sedlec à Kutna Hora ou dans ceux du Pérou, à Santa Maria della Conceszione dei Cappuccini à Roma, chaque mort est un mort, chaque crâne est son propre cénotaphe. 


Tous ces crânes sont singuliers. Tous ses crânes sont anonymes. Tous ces crânes racontent une histoire qui est l’Histoire et leurs histoires. Tous ces crânes sont des fragments, des morceaux de silence au propre comme au figuré. Tous ces crânes sont un regard, vide et plein, qui vous fixe sans jamais vous dévisager. Tous ces crânes sont des riens. Et nous, d’ici un jour l’autre, la certitude d’un point final, demain.


SD


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Sur la photographie funéraire d’un soldat. 



Mort en 1970.

Mort en 1971.

Mort en 1914.

Mort en 1915.

Mort en 1916.

Mort en 1917.

Mort en 1918.

Mort en 1939.

Mort en 1940.

Mort en 1941.

Mort en 1942.

Mort en 1943.

Mort en 1944.

Mort en 1945.

Mort en 1946.

Mort en 1947.

Mort en 1948.

Mort en 1949.

Mort en 1950.

Mort en 1951.

Mort en 1952.

Mort en 1953.

Mort en 1954.

Mort en 1955.

Mort en 1956.

mort en 1957.

Mort en 1958.

Mort en 1959.

Mort en 1960.

Mort en 1961.

Mort en 1962.



Son nom, effacé sur la tombe. 

Anonyme mais pas inconnu.



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De la camera obscura.


Ces photographies sont des abstractions. Elles isolent et elles détachent. D’où le noir, qui s’inscrit dans une réflexion plus personnelle du rapport au noir, c’est-à-dire à la concentration de la lumière, comme si l’appareil photo restait en définitive une Camera obscura caravagesque. Le noir permet de contrôler l’espace, de jouer sur les dimensions. Et en même temps, ces images ne font pas abstraction. Le sujet n’est pas saisi indépendamment de l’objet tel qu’on le perçoit ou qu’on l’imagine, dans tous les sens du terme. Elle sont aussi des abstracts, mais qui visent non au discours mais au silence. A faire silence. Exactement comme le sculpteur taille la pierre.



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Cimetière Saint Lazare.


Au Moyen-âge, le saint patron des fossoyeurs était Saint Lazare, celui qui fut ressuscité par le Christ et qu’il a fallu enterré deux fois. Double travail, mais double salaire aussi.



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Sur une statue du cimetière de Milan.  


Toute sa vie, Catarina Campodonico la vendeuse de noisette, avait économisé, sou après sou, de quoi ériger sa statue mortuaire. Mais la légende milanaise ne précise pas si elle a pu voir de son vivant l’oeuvre de Lorenzo Orengo. 



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Sur la stèle des Thermopyles. 


Chacun traduit à sa manière la stèle des Thermopyles, en l’honneur des Spartiates face aux troupes de Xerxès 1er. Pour ma part ça sera: « Passant, de notre part, va dire à ceux de Sparte, que ceux qui sont tombés ici le sont de part sa loi. »



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Omniprésence de la mort, invisibilité des morts.


La mort est partout. Dans les jeux vidéos, la plupart du temps, tout l’enjeu est de tuer le plus de possible en évitant de se faire tuer, de supprimer, l’autre, de l’annihiler, totalement, systématiquement, pour gagner la partie. Dans le « je » du jeu video, l’instinct de survie est un instinct de mort. Seule compte la loi de la jungle, c’est à dire la tuerie, considérée comme un exutoire, une forme d’épanouissement personnel. Un conditionnement et une frustration. L’enfant apprend à massacrer depuis son plus jeune âge, pour ne pas avoir à passer à l’acte, éventuellement, sauf le cas échéant. Dans les jeux videos, il ne tue pas en faisant semblant, chapeau de cow-boy et pistolet en plastic, pan-pan t’es mort, en tant qu’enfant. Il ne joue plus à. Il est celui qui poursuit l’autre en camera subjective. Son personnage virtuelle n’est pas non plus un cénotaphe. Le corps réel l’investit et s’y investit, métamorphose et métaphore, corps et âme. Il ne joue pas au tueur, il est l’assassin magnifique. Son identification est une cristallisation, une mise en abîme jusqu’à son point de révolution de la catharsis. Chaque mise à mort est  une parousie, au sens étymologique grec, la preuve et le dévoilement d'une « Présence ». Les Chrétiens, eux, désignent par paroisse la seconde venue du Christ à la fin des temps. 


Dans les fictions télévisuelles, parce qu’elles sont très majoritairement policières, la mort s’est imposée comme le point de départ de la narration. Le mort est une survenue. La mort, une énigme qu’il convient d’élucider grâce aux témoignages et aux indices, en menant l’enquête, c’est-à-dire en distinguant le vrai du faux et en combinant les éléments tantôt à la manière d’un puzzle, tantôt au gré d’une stratégie de jeu d’échec. Le raisonnement n’interroge pas son Mystère, ce qui se produit après la mort, mais tout ce qui se situe avant. Le point final que constitue la mort impose de comprendre après comment tout s’est passé avant pour en arriver à cet irrémédiable. 


D’une certaine manière, on pourrait dire que la mort est au point de départ de la dialectique moderne, du vrai et du faux, de l’avant qui se situe après, du juste et de l’inique, du pertinent et de l’impertinent. A chaque fois, il faut enquêter c’est-à-dire soit répondre aux questions du pourquoi et du pour quoi du crime, soit, dans un autre registre réputé plus positif diagnostiquer la maladie et trouver son remède pour éviter que le patient ne meure dans les séries dites « hospitalières » qui ne cessent elles aussi de proliférer. La mort y figure en contre-champs, et parfois en antithèse. Mais elle est toujours présente. En sourdine. En sous-main. Elle se donne à voir aussi, sur les tables d’autopsie, concrètement, elle distille l’idée qu’au final, il ne restera de l’humain que ce cadavre ouvert, découvert, ce tas de chairs putrides, décomposées si on ne le garde pas au frais, dans un frigo, surtout depuis que le climat planétaire se réchauffe.


Et en même temps. Plus la mort est visible à l’écran, plus les morts disparaissent dans la réalité. Pandémie oblige, à peine venaient-elles de succomber au Covid-19 que les victimes étaient aussitôt mises en bière, sans que le corps soit préparé pour une inhumation. Les proches disposaient juste de cinq minutes pour faire leur adieux et choisir le modèle de cercueil encore disponible. Transporté dans une morgue, cercueil au milieu d’une multitude d’autres cercueils, le disparu disparaissait. 


Et telle est un peu la logique aujourd’hui. Il convient de montrer et donc de voir le mort le moins possible, de ne pas se confronter à cette image en montrant lors des enterrements des photographies prises de son vivant, un peu comme le rituel l’impose au cours des cérémonies de mariage. S’agit-il d’une forme de pudeur ou d’une volonté de déni ? Les sensibilités narcissiques de nos personnalités contemporaines ne supporteraient-elles pas la vue du mort parce qu’il s’agit en fait d’une figure d’altérité ?  qui déjoue l’Image que l’on s’efforce de vouloir laisser, sous contrôle. Et de ne tolérer les morts que dans leur cercueil, la mise en boîte, au propre comme au figuré.


Schizophrénie ou dédoublement de la personnalité d’une société qui montre la mort partout tant qu’elle reste du domaine de la fiction mais qui refuse de voir le mort en vrai et pour de vrai ? A moins que nous n’agissions qu’à l’instar des adolescents, à la fois fascinés par l’idée et le fantasme de la mort, et qui en même temps la dénient au prétexte de la défier ?


A moins qu’il ne s’agisse de notre rapport à la lumière. La disparition des morts s’est accélérée avec l’essor de l’éclairage publique, d’abord à gaz, et plus encore avec l’électrification des villes et des appartements. Les smartphones, de moins en moins souvent éteints, au nom du diktat « tous connectés » diffusent leur halo de lucioles bleues en permanence, invitant chacun à être sa bonne ou sa mauvaise étoile. A l’inverse, le temps des ombres et des pénombres - des nuits noires dans lesquelles chacun pouvait jouer au cache-cache des âges obscure -  peut-être parce que le sombre sollicitait l’imagination, forçait à plisser les yeux pour voir à défaut de se voir, était celui où on ne dissimulait ni la mort ni les morts. Supplice de la roue ou guillotine à répétition, les exécutions publiques étaient des spectacles. Le cadavre des pendus pourrissaient au nez et aux yeux de tous en guise d’avertissement. Les veillées mortuaires permettaient de s’assurer de la mort des morts. Aujourd’hui, notre impératif de faire la lumière sur tout et en permanence, de se montrer en pleine lumière, sans plus aucune part d’ombre (traquée par les réseaux sociaux) force aussi la dissimulation. A cette lumière, rendre la mort invisible serait-elle aussi une manière de l’occulter ? 


SD


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Les tombes sont comme des chiens. Certaines viennent à vous en vous faisant la fêtes. D’autres font mine de reculer dès qu’on s’en approche. Certains gémissent et d’autres aboient. Plus rares sont celles qui s’enfuie et qu’il faut pourchasser. 



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De la bière. 


C’est étrange parfois cette collusion des mots, sans rapport et qui imposent pourtant leur correspondance. La bière désignait à l’origine la civière - bëra en vieux bas francique -  sur laquelle on déposait le défunt et avec laquelle il était souvent enterré. Au moment des grandes épidémies de pestes, la bière désigna par extension la charrette dans laquelle on entassait les cadavres avant de les faire basculer dans la fosse commune. Aujourd’hui, la mise en bière désigne placement du mort dans son cercueil avant sa fermeture.


Planche de salut. Planche pourrie. Supplice de la blanche. La planche à bascule sert désormais à guillotiner le saucisson indispensable pour les «  Apéros Cochon ». Où va se nicher l’idéal aujourd’hui…


La mise en bière n’a rien à voire avec la mise en cuve ou en bouteille de la bière. L’étymologie de cette dernière viendrait du néerlandais bier ou du latin vulgaire biber qui indique la boisson en général. Mais il existence toutefois une sorte de correspondance plus qu’homonymique. La fermentation de la bière évoque la putréfaction des cadavres. C’est à peu près le même travail, de transformation de la matière via les bactéries. Il en va de même du levain pour faire le pain. Et de la fabrication du vin, du fromage aussi.


Qui trinque, mange et bois les morts. Tchin-Tchin. 


SD





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Multiplication des pains.

Multiplication des morts



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Mort jusqu’à l’usure

à la fonte du bronze

la fonte des glaces. 

Sans plus de résurrection possible. 



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Qui de nos jours a senti un corps en décomposition ? Guerlain, Dior, Saint-Laurent, Nikolaï. Mais l’odeur des âmes est-il un sent -bon ? 



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La mort du père.


Il faudrait parler de la mort du père. De cette mort là. Précisément. Comme d’un passage de témoin. Le cou-cou qui sort le diable de sa boite. Il faudrait parler de la mort du père, parce qu’on nous attend toujours à ce tournant. Là. Le face à face sans plus de face à face. Sans plus de regard. Sans plus d’espace aussi. Mon propre corps désormais enfermé en lui-même.


Mais je n’y arrive pas. 


Je ne parviens à évoquer qu’un souvenir. Pour me faire plaisir, parce que j’étais passionné d’égyptologie et d’archéologie, mon père m’avait construit une réplique en bois et à l’échelle du tombeau de Toutankhamon. De ses propres mains. J’ai conservé la maquette. aujourd’hui, on parle de l’existence d’une chambre secrète, qui abriterait peut-être un autre tombeau et des richesses. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai soudain été pris d’une panique. Si cela s’avérait exact,  comment mon père allait-t-il faire pour rajouter les pièces ou la chambre funéraire supplémentaire ? 


La découverte allait m’obliger à mettre mes mains entre les doigts du père comme un pacte de mort. 


C’est mon père qui m’a donné mon premier appareil photographique. C’était le sien. Pères qui donnent du temps: leur montre. Pères qui donne de l’image: leur appareil photo.


SD


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Sur un ex-voto du cimetière Montmartre.


A petits pas. A pas comptés. A croire que toutes les ballerines qui ont déposé leur chausson de danse étaient unijambistes.


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J’aime cette idée du corps sans corps, invisible dans le cercueil, comme soustrait au regard, détaché de l’Image. De cette présence qui n’est qu’un bloc de pierre. De cette chair qui ne parvient même plus à être, à cette chair. L’idée de cette pourriture. Quant à la pourriture elle-mêle, bah, comme tout le monde, j’ai l’odorat trop « sensible ».



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J’aime assez cette idée de mourir, ou plutôt du mourir, « en honnête homme », même si je ne parviens pas toujours à savoir ce que signifie exactement être  aujourd’hui « un honnête homme ». 



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Mettre à mort.

Mettre en terre. 

De la nature humaine.



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Mourir.


La première fois que je suis arrivé en Thaïlande, je venais de mourir. Deux ou trois minutes. Le temps d’une plongée en apnée. Jusqu’au dernier souffle d’air, la remontée. Très lente. Quatorze heures de coma en phase quatre. Comme si mon corps s’était laissé dépasser par les évènements. Je n’étais plus qu’un glaçon qui fond. Puis j’ai ouvert les yeux, et c’était comme si rien ne s’était passé (mais il paraît que j’avais toujours gardé les yeux ouverts). 


Un peu plus tard, au cours de mon voyage, j’ai rencontré un bonze qui calcula mon thème astrale - c’était sa lubie. Il dessina ma carte du ciel, un peu comme on tire les cartes pour connaître l’avenir. Selon lui, j’étais mort, et je resterai vivant, du moins jusqu’à mes quatre-vingt-quatre ans. Après, basta cosi. Pas la peine d’épiloguer plus longtemps. Mais c’était plutôt pas mal de se savoir immortel jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. C’était plutôt rassurant. Mais de son point de vue, c’était plutôt comme ça. Il n’y avait rien à dire, ni ni à redire, ni à ajouter. La certitude imposait son silence. De faire silence.


J’étais mort et j’allais mourir. Et cette fois-ci selon lui, ce serait pour de bon. Un point c’est tout. Tout ce temps passé, tout ce temps perdu, compressé à ce point final. Et souvent, j’ai été étonné au cours des voyages qui ont suivi de m’apercevoir qu’un grand nombre d’Asiatiques me prenaient pour l’un d’eux, alors qu’en Asie, il est impensable qu’un étranger puisse être considéré comme autre qu’un étranger à leurs yeux, même s’ils a beau faire, se faire des idées, jouer le jeu, y croire. Pourtant, à aucun moment je n’avais cherché à m’identifier à eux. L’idée de paraître ne m’intéressait pas. Pas dupe. Mais c’était comme ça, instinctif, malgré moi: je savais comment me comporter, garder mes distances, ne jamais dire tout en faisant que l’autre comprennent pas lui-même, abattre sans chercher à combattre. J’étais un des leurs sans être vraiment l’un d’eux. C’était déjà pas mal. 


Je ne sais plus si c’est lors de ma deuxième ou de ma troisième visite que ce bonze m’a demandé comment c’était la mort, ou plutôt comment c’était « mourir ». J’hésitai à lui répondre. Non que je ne m’en souvienne pas, mais parce que je me demandais qui j’étais et au nom de quoi j’étais légitime de raconter ce qui n’avait été et ce qui ne devait rester qu’une expérience personnelle. Il n’insista pas. Mais l’année suivante, il me reposa la question. Il était très âgé: ses lunettes très épaisses dissimulaient deux iris noirs au regard bleu. Alors je lui racontai. Il n’y avait d’ailleurs pas grand chose à dire. C’était bien et c’était rien. Juste une sensation d’apaisement. De dissémination. De disparition.  


La certitude qu’il n’y avait rien, et que c’était bien. Pas d’enfer ni de paradis, ni de dieu ni de religion. Rien, juste du rien. A aucun moment, je ne me suis retrouvé dans une des situations décrites lors des expériences de mort éminente: pas de tunnel, pas de lumière, pas de voix douce, pas d’aspiration ni de lévitation, pas de flottement, pas de vie qui défile sous les yeux, pas de souvenir ni de déjà-vu, pas d’âme. Juste une sensation d’apaisement. Pas de joie, ni de bonheur. Juste une quiétude. Qui se prolonge. qui s’allonge. De n’être rien, et rien que du rien.


L’année suivante, lorsque j’ai voulu revoir le bonze, un novice vint à ma rencontre. Le moine était mort. Mais il avait laissé un message à mon intention. Au cas où. Mais il n’en doutait pas. A l’intérieure de l’enveloppe, il avait juste inscrit trois mots sur une feuille de papier rose qui sentait bon le savon et qu’il avait plié en deux: « That’s it ». Le gars avait toujours eu de l’humour. 


Le novice répondit à mon sourire par un sourire. Pas de peine ni d’atermoiement. On se comprenait. Après tout, je n’étais ni un Thaï ni un Farang (le mots qui désignent les Occidentaux). Et depuis que Don était mort dans mes bras… Il m’invita à boire un café sucré au lait concentré Nestlé dans sa chambre. 17 heures. L’orage de mousson menaçait. Quand je suis sorti du temple, les rues étaient inondées. Mais un garçon qui passait par là en scooter me proposa de me raccompagner. Ça peut-être aussi cela l’Asie. Souvent, nous nous engagions dans une rue mais l’eau était si haute qu’il fallait rebrousser chemin. Nous avons zigzagué près de deux heures comme ça dans notre propre labyrinthe. Quand nous sommes enfin parvenu à mon hôtel, au moment de nous séparer - et cela aurait pu qu’en rester là - je proposais au garçon de l’inviter à dîner le lendemain, pour le remercier, comme il se doit en Thaïlande, nous n’avions qu’à nous retrouver quelque part. Il me proposa de passer me prendre à l’hôtel, après ses cours à la fac. Il s’appelait Don. Ça peut être cela aussi l’Asie. Il était en retard, on se reverrait demain. 17 heures. That’s it. Il y en avait un qui avait dû bien rigoler en consultant mon thème astral.


Bien sûr, Don n’était pas Don. Don était Don. C’était déjà pas mal.


Je n’ai jamais établi la moindre correspondance. Aucune projection. Aucune similitude. Aucun dédoublement. Aucun déterminisme. Aucune confusion. Le hasard du nom répondait juste au hasard de la rencontre. Seule le choix de poursuivre ou d’arrêter la relation ne l’était pas. D’ailleurs, je n’ai jamais parlé à Don de la mort de Don. Je n’ai jamais évoqué son existence. Cela ne le concernait pas. Mieux vaut laisser les morts au mort.


Si j’avais été capable de trouver les mots pour dire au vieux bonze ce que cela avait été de mourir, je ne sus quoi lui répondre sur ce que pouvait bien être la mort. Peut-être n’est-elle rien, je veux dire précisément qu’elle est le rien, l’être du rien. Ce peut être du néant, ou un anéantissement, ou rien de cela.


La mort peut survenir comme ça. Juste comme ça. Comme une fatigue, le poing dans la bouche, le poing de côté et le coup bas. Sans ciller. Ni pleurer. Parce que depuis trois jours les radios ronronnent à propos du suicide de Dalida, alors que la voix de la chanteuse populaire continu à rôder sur le disque vinyle comme emportée par le typhon des microsillons. Chabadabada en version disco. Ce peut être aussi parce que c’est une belle journée. Ou pas. Ou a moitié. Et parce qu’il y a encore cette fatigue qui vous met à bas et qui vous abat, qui vous met à terre et bientôt à terre, mais sans vous terrasser. Sans peine ou par ce que cela ne vaut pas la peine. Comme ça et pour ça. Sans savoir pourquoi, et pourquoi pas. Une envie, mais pas forcément un désir ni une volonté. Un peu moins qu’un doute, un reste de curiosité. Un rien de peur sans grand effroi. La possibilité de se laisser surprendre encore une fois. 


SD



* * *


Sénèque écrit : « Méditer la mort , c’est méditer la liberté; celui qui sait mourir, ne sait plus être esclaves. » Méditer la mort, pas méditer sur ou à propos de la mort. 


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Sur une photographie funéraire.


Visage comblé.

Le trou comblé.

Abîme de la mise en abîme.


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Sur une épitaphe du Père-Lachaise.


C’est l’une des plus belles épitaphes: 


 Homme de bien. 

Ses élèves et ses amis 

ont élevé ce monument 

d’affectueux souvenir 


J’aimerai qu’au final, on puisse dire un jour: voilà, c’était un homme de bien. Et peut-être devrions-nous tous viser à ce constat, non comme un absolu mais comme un but, une démarche, claudiquante, pourquoi pas, pas à pas: devenir un homme de bien, être à cette humanité là. A cet anonymat. Car aucun nom n’est mentionné sur la tombe.


J’aime cette idée du seul souvenir partagé par tous et comme scellé dans cette pierre tombale.


J’aime cet espace - l’idée de cet espace - entre les deux énoncés. Comme un laisser partir. Un laisser  aller.


* * *


Golgotha.Ce que voit les morts depuis leur fenêtre



* * *

Expressions.


A l’article de la mort, 

un pied dans la tombe

à deux doigts

sur son lit de mort

voir la mort en face

apparente

cérébrale

subite

droit dans les yeux, 

pâle et blanc

au fond des yeux,

dans l’âme

sans voix

fauché

le souffle coupé

dans un dernier râle

un silence de mort

quand un ange passe


Mort cellulaire

Mort civile


Corps, cadavre, dépouilles, restes



* * *


Sommeil éternel.

Rêve brisé.


* * *


Parfois j’imagine des rencontres, des amitiés, des amours d’outre-tombe. Le soldat tué pendant la Grande-Guerre rencontre la jolie secrétaire victime d’un accident de voiture ou d’un attentat de l’OAS. Jamais ils n’auraient pu se fréquenter de leur vivant, à cause de la différence d’âge qu’il aurait existé, mais maintenant qu’ils sont morts oui, ils ont le même âge pour l’éternité. 


* * *


L’ombre de la mort décolore les photos.



* * *




Martial.


C’est un prénom que je voulais pas voir figurer ici. Car  depuis notre première rencontre, Martial a toujours été du côté de la vie. Amour de la vie, amour de ma vie. Il est du côté des vivants et du vivant. Mes morts appartiennent à un autre temps. Mon monde d’avant est une histoire parallèle. Elle n’a pas vertu à croiser sa route depuis que les nôtres se sont entremêlées. 


Alors que j’essayais de ne pas mourir au jour le jour, Martial m’a appris à vivre. Comme on réapprend à marcher. A retrouver un peu de cet instinct de survie. 


Et en même temps, je ne cesse d’appréhender le moment où je devrais laisser Martial seul. Les testaments ne sont que des sécurités de papier. Et puis, il y a toujours ce moment du mourir dont je voudrai l’épargner. C’est parfois désarmant, désemparant. Comment décompter le temps compté ? 


Depuis que j’ai commencé cet ouvrage, il m’arrive de plus en plus souvent d’avoir des cauchemars. J’hurle la nuit dans mon sommeil. Je me redresse, prêt à esquiver, prêt à frapper. Je griffe l’air et les chairs. Parfois, le jour, je me laisse entraîner par le silence, les pierres dans les poches et dans la bouche, pétrifié, dans tous les sens du terme, énervé et fossilisé, comme le moustique pris dans l’ambre et l’empreinte dans la glaise. Martial me demande alors : « Où es-tu ? » Sa voix me tire et me retire. Il arrive parfois qu’Orphée enlève Eurydice des  Enfers.


SD


* * *


J’aime cette idée: à son corps perdu, mon corps défendant, à mon corps perdu, son corps défendant.



* * *


Abattoirs.

Charniers.

Génocides.


Pas si loin que cela. Presque à portée de voix. De l’autre côté du périphérique. 


* * *


L’extinction des espèces n’a jamais été aussi rapide depuis la généralisation des selfies. 


* * *


De bout en bout, du premier au dernier souffle, du cri au râle, du va au vient, du ventre à la tombe. Le ventre est une tombe.


* * *


Lumière noire qui blanchit, les linceuls phosphorescents et comme passés à l’eau de Javel. Vie de barreaux de chaise, mais bleui s par le vitrail de la tombe, non par le bleu du ciel.


* * *


Comme une course à corps perdu vers l’épicentre.



* * *


Moins de discours. Plus de silence. Apprendre à faire silence.



* * *


On vient à naître les yeux clos. Entrons dans la mort de plein pied et les yeux grand’ouverts.



* * *


Épilogue.


Peut-être ne recherchons-nous dans les cimetières que nos propres visages, aux différents âges de notre vie, comme une projection dans le passé la mise en perspective de notre propre avenir. La mise en abîme. Visage après visage. Strate à strate.  Comme une assurance et une rassurance aussi. A moins que tous ces visages ne nous rappelle les visages croisés, les visages aimés, un peu comme lorsqu’on revient après des années dans une boîte de nuit, avec l’impression qu’au final, rien n’a changé, sinon la musique, et encore. A la différence du  « Bal des têtes » dans lequel le narrateur revoit tous les héros d’A la recherche du temps perdu, au quatrième chapitre du Temps retrouvé,  ici, ce sont les mêmes corps, les mêmes visages, les mêmes arrogances, les mêmes stupeurs, les sosies de notre jeunesse. Et lorsqu’on traverse la piste de danse pour rejoindre le bar, forcément, c’est un peu comme si les sueurs d’hier se mêlaient à celles des corps dansant. 


Sauf que le paradis juvénile est devenu notre enfer, même sous la lumière noire, les clubbers nous voient pour ce que nous sommes, des morts vivants, des vieux, des plus de vingt-deux ans, des références et non des expériences, des autres fois et non des premières fois. Notre présence est une indécence, une insolence, un affront, une inconvenance, une absurdité.  Une faute de goût et leur dégoût. Nul n’a envie de voir ce qu’il va advenir en devenir. Et peut-être que pour les morts, les vivants qui se promènent dans les cimetières sont eux-aussi une incongruité, et même une gêne. Leur temporalité n’a plus rien à voir avec la nôtre. Les tombes et les photographies s’usent, mais les portraits restent à leur image. La mort des morts est d’abord un effacement, puis une disparition.


A l’heure où s’accélère la disparition des espèces, du réchauffement planétaire, où l’égoïsme humain menace le vivant dans son ensemble et la propre existence de l’espèce humaine, la mort des morts nous impose de nous voir et de nous considérer autrement. Comment devons nous nous comporter en sachant qu’il n’y aura plus d’après, non seulement parce que la mort marque un arrêt, mais parce qu’aujourd’hui, c’est l’existence même de la vie telle que nous l’avons connue sur terre qui risque de disparaître. 


Comment devient-on un homme ou une femme de bien ?




 © Sylvain Desmille textes et photographies.






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