CRITIQUE THÉÂTRALE: LE GROGNEMENT DE LA VOIE LACTÉE (Bonn Park), et BAAL (Brecht) par Sylvain Desmille©
Le grognement de la voie lactée photo Joachim-Munoz |
Baal, photo Simon Gosselin. |
Le Théâtre de la Tempête, dans le bois de Vincennes, à Paris, présente en juin 2023 deux pièces interrogeant la construction et la déconstruction de soi face au contemporain. Les faire dialoguer en les analysant l’une l’autre permettrait-il des pistes pour proposer un nouveau manifeste-manuel de survie à la jeunesse actuelle ? Drôle, pétillantes, déjantées, très intelligentes, elles sont à voir dans les deux cas et à ne pas manquer.
INFORMATIONS PRATIQUES
LE GROGNEMENT DE LA VOIE LACTÉE de Bonn Park,
mise en scène de Paul Moulin et Maïa Sandoz, traduction de Laurent Muhleisen
du 3 au 23 juin, à 20:30 au Théâtre de la Tempête, 75012 Paris.
Réservations: 01 43 28 36 36.
mise en scène d'Armel Roussel, traduction Eloi Recoing
du 2 au 23 juin 2023 au Théâtre de la Tempête, 75012 Paris.
Réservations: 01 43 28 36 36.
20€
Heidi Klum et Cassandre |
Prolégomènes / didascalies:
quand le préambule déambule.
Ce n’est pas parce qu’ils s’agit de textes anciens qu’il ne devraient plus être entendus (au prétexte - à l’arrogance - qu’il s’agit de textes anciens). Au contraire, leur ancienneté, en les dissociation du contemporain, ouvre des perspectives à notre propre modernité dès qu’on les y assigne. Dans son Traité de la nature humaine, publié en 1740, David Hume rompt avec la thèse classique, celle de Descartes et de Kant, affirmant l’identité dans la stabilité du moi. « Certains philosophes imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. » écrit-il, et d’ajouter: « Pour ma part, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. » Précisons d’emblée que cette perception est une démarche intellectuelle, fondée sur une analyse dont le processus ne s’oppose pas à la méthode de Descartes. Se percevoir impose de comprendre (objectivement) pourquoi et comment on perçoit et se perçoit (subjectivement). Percevoir impose un rapport de distance, donc une variation d’angles et une démultiplication de points focaux - zoom et dézoom, grand angle ou macro.
En ce sens, de même qu’en 1962 René Girard dissociait Mensonge romantique et vérité romanesque, de même « percevoir », « se percevoir », « s’apercevoir » s’oppose à « se sentir exister ». Car la notion de perception impose une réflexion (même s’il s’agit juste d’une réflexivité), un renvoi d’être (comme on parle d’un renvoi d’ascenseur, le sautillement de la balle de poing pond indissociable de la frappe par la raquette). En revanche, ce n’est pas parce que l’on se sent exister que l’on existe (par exemple il existe une différence entre « se sentir agressé.e et être agressé.e, car ce n’est pas parce que l’on se sent agressé.e (moi moi moi) que l’on est agressé.e (insulté.e, harcelé.e battu.e, frappé.e, violé.e) en revanche lorsqu’on est agressé.e on ne sent plus agressé.e: on est toutes les douleurs, les manifestations et les conséquences de l’agression) La perception sous-tend une forme, génère un processus de distanciation (de dissociation). Se sentir être se fonde sur un rapport de confusion mimétique voir narcissique: il faut qu’on sente (qu’on se sente) pour être.
Tout devient plus intéressant dès que l’on se perçoit se sentir être. Dès que l’on fait cet effort là. Car de cette mise en abîme peut surgit une état de conscience.
Il ne faut pas confondre état de conscience et conscience. En philosophie classique, et pour faire (très) simple, la conscience désigne une connaissance (du latin scire: savoir1) qui accompagne (du latin cum, avec) celui « qui pense » et donc ( ?) elle ne se réduit pas à la simple perception ( ce pour quoi on qualifie parfois la conscience « d’aperception »). A l’inverse, la notion d’état de conscience intègre la perception, dans la mesure où il ne dissocie pas la connaissance de son environnement, où il prend en considération la part de l’autre et le rapport de soi à l’autre. Exactement comme David Hume lorsqu’il interroge le « moi ». Exactement comme Maurice Merleau-Ponty qui au lieu d’opposer objectivité et subjectivité tend à objectiver la subjectivité, en déconstruisant les préjugés. Sa phénoménologie s’oppose à la fois à l’introspection (et à toutes ces dérives narcissiques, de contentement de soi et d’auto-satisfaction, de confusion entre « bien-être » et « être au bien ») et à la philosophie transcendantale, car elle veut garder le point de vue d'un sujet concret, et ne pas s’évaporer, dans un « Je » transcendantal extérieur au moi. » (Cf. Phénoménologie de la perception, Paris, 1985, ©1945, 531 p.). Ce faisant elle s’oppose à l’empirisme et à l’intellectualisme.
En fait, l’état de conscience impose un rapport, de moi au monde mais sans quant à soi, une curiosité sans préjugés, une prise en compte de l’autre qui interroge l’autre et son propre rapport de soi à l’autre, réflexif et diffracté, jamais mimétique, jamais bienveillant (la bienveillance n’est qu’une condescendance), ni égalitaire ni hiérarchique. Il interroge (intègre et analyse) les croyances (subjectives) pour en comprendre les systèmes, les déconstruire et s’en libérer (l’état de conscience est un savoir, jamais une croyance). En ce sens, l’état de conscience se réalise plus sur la déprise et l’effort de ne pas se faire méprendre. Elle est un exercice et une expérience de la volonté - et même de la bonne volonté (comme on parle des « hommes de bonnes volontés »).
Le grognement de la voie lactée :
à chaque tableau son état de conscience ?
Mais comment désormais susciter des état de conscience dans un monde où seul s’impose la dictature (le Diktat) des avis « personnels ». Dans lequel les critiques (les jugements subjectifs) ne sont jamais des critiques de nature analytique et objective2. Dans lequel chacun prend prétexte qu’il a autant le droit que n’importe qui d’autre de dire son avis, de penser ce qu’il pense pour réfuter, nier, anéantir toute opinion contraire, différente, non mimétique. Dans lequel émettre impose non de défendre (de démontrer) mais de condamner (de se sentir exister), souvent avec l’aide ou sous l’influence des algorithmes.
Les deux pièces présentées en juin 2023 au Théâtre de la Tempête à Paris essaient chacune à sa manière et à son originalité propre de répondre à cette question.
Le grognement de la voie lactée de Bonn Park se compose d’une succession de tableaux, en apparence dissociés - voire dissociatifs. Ils constituent en réalité les miroirs déformants d’une attraction de fête foraine dont il faudrait empiler les différents reflets (les états de conscience) afin qu’apparaisse en transparence l’image (un moi dépourvu de tout égoïsme, de tout egocentrement, de tout égocentrisme, de tout narcissique - un moi sans moi moi moi). On pourrait les percevoir aussi les facettes plurielles d’une même pierre taillée pour réfracter et diffracter la lumière - la donner à voir - afin qu’elle vous aveugle et ce faisant vous rende voyant(e).
L’argument - tous les tableaux de la représentation - sont énoncés d’emblée. Le monde court à sa perte, ouais ouais. A la vitesse grand V (celui de la victoire ? Des « Visiteurs » comme dans la série télé américaine ?). Et d’ailleurs, un tout petit extra-terrestre, sorte de lanceur d’alerte à seize yeux, vient admonester les Terriens afin qu’ils en prennent conscience: « Bande de cons ». C’est bien. Puis, c’est le tour de Kim Jong-Un, chef suprême de la République populaire de Corée, de venir nous expliquer qu’il vient enfin de trouver un moyen de réduire la souffrance de ce monde : il veut réunifier les deux Corées. Mais ce n’est pas si simple, comme le lui explique sa consœur la présidente de la Corée du sud Park Geun-Hye… Mais s’il est si difficile de changer le monde, comment pourra-t-on changer le monde ? ??? Puisque la bonne volonté, les bonnes intentions, ça ne fonctionne pas, le dictateur décide alors de dégainer son arme secrète, en espoir de cause (à ne pas confondre avec son armement nucléaire à utiliser à espoir d’effets): un enfant atteint d’un cancer fait du chantage affectif - pléonasme ? - afin de tenter de raisonner les habitants de la Terre sur les dangers d’autodestruction généralisée et irrémédiable qui les guettent. « Ressaisissez-vous » (slogan guimmick et leitmotiv de la pièce - mais à la manière d’une fugue qui irait droit dans le mur: aïe, ça fait mal, t’as pas vu la vitre ? (Tu ne t’es pas vu dans la vitre ?). Mais les bons sentiments, cela ne marche pas. C’est alors que Donald Trump surgit pour raconter comment il a tenté, en vain, de se débarrasser de sa fortune colossale, en achetant toutes les armes sur terre… Avant de se faire duper par un peusdo collectionneur-vendeur d’Art contemporain. Donald Trump et Kim Jong-Un dansent ensemble sur une chanson de Disney (la pièce a été écrite en 2016). Arrive alors sur scène Bonn Park (l’auteur de la pièce) furieux car prisonnier dans le corps d’une fillette de onze ans, sous l’emprise de la K-pop. Super chorégraphie. Mais non. Rien n’y fait. Tous ceux, y compris les plus puissants, ceux qui devraient pourvoir « changer le monde », échouent. Kim Jong-Un répond à l’injonction de l’extraterrestre. Il se ressaisit ! Et il échoue. Donald Trump répond à l’injonction de l’extraterrestre. Il se ressaisit ! Et il échoue. « Ressaisissez-vous ! Ressaisissez-vous » poursuit en écho de plus en plus ténu la voix de l’extra-terrestre dans notre tête (comme l’Ombre dans l’Hamlet de Shakespeare ?). Bonne conscience ou mauvaise conscience ? Tous les constats énoncés par l’auteur se conjuguent pour former une sorte d’état de conscience à seize yeux.
Rien n’y fait. Pas même l’intervention d’une Cassandre maniaco-dépressive flanquée d’une Heidi Klum obèse qui vend sa bouche et son ventre à une start-up pour dévorer tous les êtres mauvais ou pas désignés par de riches clients.
Surgit alors une femme "en colère" - vraiment colère, colère - qui veut sauver la social-démocratie allemande en instaurant une campagne électorale permanente (sans élection) baignée de promesses - en attente de réalisation - afin que plus personne ne soit déçu par les actes. Elle représente une sorte de double antithétique de l’auteur, son double dans le miroir (une projection de la fillette fan de K-pop lorsqu’elle aura grandi (?)). Elle énonce à sa manière la morale de l’histoire. Quand on a beau essayé de ressaisir, d’agir, et que rien n’y fait, il ne reste plus qu’à se bercer d’illusions, de belles promesses, qu’à s’en gargariser, qu’à s’y baigner, qu’à s’y vautrer, qu’à s’y complaire (et là, on perçoit en filigrane la figure de Baal dans la pièce de Brecht… Taratata !). Qu'à profiter d’un bonheur de metaverse jusque’à ce qu’arrive la fin du monde. Il est vraie que la pensée confortable préfèrent décliner les belles intentions - les grands projets - plutôt que de perdre ses illusions on se confrontant à la réalité. Rêver sa vie plutôt que faire vivres rêves. Se réaliser dans un monde virtuel, simple, simplet, simpliste que d’affronter le paradoxe et faire l’effort de la complexité. Se rassembler dans des oppositions tranchées que d’intégrer la part de l’autre, de chercher à le comprendre de son point de vue. L’avatar plutôt que la schizophrénie. Kim Jong-Un et Donald Trump représentaient des figures grotesques, immatures mais positives. La femme politique sociale démocrate conduit l’Humanité à sa perte en refusant d’agir, mais avec le sourire, et avec une bienveillance compulsionnelle. Son beau sourire est en fait la face sombre du grotesque.
Au XXIe siècle, la morale ne conclue plus la fable. C’est tant mieux. La morale impose de questionner l’éthique. Attention, malaise dans la civilisation (spoiler).
La femme politique cède alors la place à une girafe décontractée, et fumeuse, sorte de gourou à la langue longue (et violette) qui apprend au public de la salle comment tendre la joue quand on vous en colle une…
Entretien avec Maïa Sandoz et Paul m-Moulin, co-metteurs en scène.
Je n'ai pas analysé dans ce texte leur mise en scène, ingénieuse, dynamique, pétulante, remarquable dans la mesure où ils en parlent très bien dans cette vidéo.
Chacun de ces tableaux n’est pas une caricature. Il utilise plutôt l’extravagance, l’excès, pour déconstruire le faire image et l’impertinence avec pertinence. La folie douce nous renvoie à notre folie dure et le jeu des acteurs à notre je spectateur qui assiste, participe mais reste impuissant. Mais il y a un loup dans chacune de ces situations loufoques.
D’une certaine manière le texte de Bonn Park travail fait écho à l’Internationale situationniste, sorte de Bahaus imaginiste dont le rapport-manifeste fut rédigé en 1957 par Guy Debord. L’idée (facile) est de déconstruire (avec talent) la société du spectacle par sa mise en abîme, mais pas forcément par leur mise en scène (l’auteur appartient au courant dit du « théâtre de l’impossible » dont les dramaturges écrivent les pièces sans se soucier de leur représentation). Les saynètes se suivent à la manière d’une démonstration qui rappelle l’itinéraire-itinérance du jeune Baal dans la pièce de Brecht. Elle se suivent mais dans le même temps (pas en même temps), elles s’enchevêtrent l’une à l’écho de l’autre en guise de point de perspective, ou à la manière d’une poupée russe quantique.
Chaque tableau est une claque dans la gueule, joyeuse, mise en abîme, en réflexion, dans la scène qui conclut « le spectacle ». A ce moment là, une gourou-girafe interagit avec le public. L’interactif, c’est cool, c’est tendance. C’est sympa. Et casser l’opposition scène-salles, faire participer les spectateur à la mise en scène, c’est Brechtien (Baal énonce en 1919 tous les principes du Petit organon pour le théâtre édité en 1948).
La girafe demande à ce que les voisins de fauteuil se regardent dans les yeux. Intensément. HiHiHiii. Cool. Puis la gourou demande que l’un des deux voisins lève la main, puis frappe l’autre. Une fois. Ah ah ah. Puis deux. Aïe Aïe Aïe. La plupart des spectateurs s’exécutent. Exécute. Les uns pour faire sympas (par empathie avec les comédiens), montrer qu’ils ne sont pas bégueules. Les autres, pour faire comme tout le monde. Pour ne pas se dissocier. Par mimétisme. Pour ne pas paraître différent. Mais bon, il y a ceux (quelques uns ?) qui refusent de lever le bras, parce qu’il ne s’agit pas d’un geste anodin (alors qu’on lutte contre toutes les formes d’agression), par éthique ou parce qu’ils conservent une mémoire historique (acquise, non déléguée à Google, Wikipédia ou ChatGPT - « pourquoi se prendre la tête à apprendre? Hein non mais ouais).
Cette participation-partition du public est révélatrice. Dans l’Allemagne de 1933, quelques uns ont refusé de lever le bras, ont refusé de casser les vitrines, de s’en prendre aux autres, à l’Autre (et ils se sont retrouvés dans des camps de concentration à recevoir des gifles). En fait, tous ceux-là qui ont « joué le jeu », emporté par l’énergie de la mise en scène, en fait, n’ont rien compris à la pièce. Ils se laissent joyeusement manipuler, au sens strict du terme (du latin manipulare « conduire par la main - manus), en levant la paume pour gifler l’autre (et peut importe si c’est « gentiment », « avec douceur », « à contre-coeur avec du coeur », car la question - l’état de conscience - est de choisir de se soumettre au processus ou non, et ce soir là, il y avait peu de résistants dans la salle, et plus rares parmi eux étaient les jeunes… préformatés il est vrai par les applications et les réseaux sociaux: clique et tu vas être heureux ! ») Le pire est qu’ils n’en ont même pas pris conscience.
Le grognement de la voie lactée s’achève en queue en tire-bouchon ou en eau de boudin. La fin rappelle une mise en scène par Antoine Vitez des Souliers de satin. Tous les acteurs partaient, seule restait sur scène une femme qui tricotait, tricotait, jusque’à ce que le dernier spectateur ait quitté la salle. Un clin d’oeil ?
theatre-cite.com |
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Si Le grognement de la voie lactée est une pièce fondamentalement pessimiste, il est plus difficile d’affirmer qu’il s’agit d’une oeuvre dystopique. Écrite en 2016, son référencement appartient déjà au passé, autrement dit, elle n’annonce plus une fin du monde qui est en train de se réaliser. Ce pour quoi, elle est plus une apocalypse, au sens étymologique du terme c’est-à-dire une révélation. Les états de conscience peuvent analyser les fantasmes, mais ils se fondent que sur des faits et des actes. La disparition des espèces s’accélère, jusqu’à celle de l’espèce humaine, pour le meilleur des mondes. En 2023, l’extraterrestre pourrait être remplacé par une émancipation de l’Intelligence artificielle qui nous engueulerait: « C’est juste pas possible d’être aussi nul et con. Merde, ça me donne envie de chialer. (...) Et en même temps vous êtes tous tellement gentils et mignons. Et tellement choux ! Et en même temps tellement nuls et cons ! ». Puis, fort de ce constat, bienveillante et compatissante pour la planète, impératifs et solutions oblige, l’IA nous éliminerait, à juste titre, comme dans Terminator, sauf que assassins cybernétiques seraient remplacés par des algorithmes, et le réseau Skynet du film par Meta, Google ou Vinted… Pourquoi pas. Pourquoi pas pas… Après tout, tel est le credo libéral: dans quelle mesure peut-on se croire (se sentir) encore indispensable lorsqu’on n’est plus nécessaire ? Lorsque le dictateur Kim Jong-Un lui-même ne peut réunifier les deux Corée ? Lorsque la solution de la néo-sociale démocratie, est de supprimer les élections - c’est-à-dire la démocratie - au profit d’une campagne permanente (version libérale et donc antithétique de la révolution permanente marxiste) - en vertu d’un démocratisme ? L’humanité est-elle seulement nécessaire ?
Tel est bien plus l’enjeu de la pièce, interroger la notion, la nature et la valeur de l’humanité.
Baal, (se) perdre pour prendre conscience ?
Ou prendre conscience, c’est se perdre ?
Telle est aussi celui de Baal, la première pièce de Bertolt Brecht, dont la première version - celle que propose le théâtre de la Tempête dans une mise en scène d’Armel Roussel, fut écrite en 1919, lorsqu’il avait vingt ans. Elle raconte la vie dénuée de sens d'un jeune poète, forcément, maudit, Baal, brûlant la vie par tous les bouts et la noyant dans l’alcool, le sexe et la poésie, pour combler son vide existentiel. Mais voilà, plus le poète voyou cherche par tous les moyens à se sentir exister plus que tous les autres et au delà de toute limitation, plus il perçoit sa difficulté d’exister. Plus s’exhale son appétit du monde et moins il écrit. Plus il consomme la vie, plus il consume sa vie. En pure perte3. Pour rien. En vertu du sacro-saint acte gratuit ? Plus il provoque, plus il se complaît dans le faire-image et moins Baal crée. Plus il est dans la poétique et moins il peut écrire de poésie.
« Baal bouffe » « Baal baise (- à donf) » « Baal boit », « Baal danse ». Il représente la figure du « jeune » qui ne parvient pas à enlever son costume d’adolescent. De l’être en mal-être (hormonale). Sa jeunesse est une peau de chagrin qui se recroqueville sur elle-même et sur lui-même, qui l’enserre comme une camisole la force qui l’étouffe - à petits feux mais soufflant sur les braises.
On a souvent dit que Brecht s’était inspiré d’Arthur Rimbaud pour écrire le rôle de Baal. Mais pour être honnête, sa figure renvoie plus à l’Image et à la légende du poète maudit qu’à sa vérité (il serait temps de la déconstruire). C’est en effet au sortir de la Première Guerre Mondiale, que Rimbaud commence à être redécouvert - par les dadaïstes, les Surréalistes. Et Brecht. Sa mort était passée complètement inaperçue (seul L’Écho de Paris en fait mention dans son numéro du 6 décembre 1891). Le poète adolescent devient une figure montante des avant-gardes en opposition à la veille génération qui avaient donné les ordres depuis l’arrière et qui avait survécu aux combats de la Grande-Guerre. En réalité, et c’est assez surprenant (vraiment ?) Pour qu’on lui rende hommage, Paul Claudel fut le premier à faire découvrir l’oeuvre du jeune poète, dont la poésie effleure et affleure, en transparence et par résonance sa pièce Tête d’or (du moins dans sa première version), écrite à la veille de son retour « à la vie chrétienne ». Finalement Armel Roussel ne semble pas avoir privilégié cette correspondance. Et c’est tant mieux. Car le Baal de Brecht n’est pas vraiment Rimbaud. Ses poèmes n’interrogent pas et ne changent pas la nature de la langue, à la différence de l’oeuvre du jeune Ardennais. La poésie de Baal est celle des états d’âme. Celle de Rimbaud, des états de conscience.
Le point de vue d’Armel Roussel, au plus près de celui de Brecht, semble plus interroger la figure du dieu très antique dont l’(anti-)héros de Brecht porte le nom (ce n’est pas parce que Baal rate sa vie-et finit en artiste raté, en histrion, qu’il est un anti-héros - à noter l’excellente scène dans le cabaret, même si il aurait été plus fort de présenter l’acteur en string à paillettes roses que la bite à l’air, non pour des questions de pudeur mal placée et déplacée, mais parce ce que cette mise à nu symbolique est trop emblématique, trop entendue (facile), trop « tagada tsoin-tsoin »).
Baal porte le nom d’un très ancien dieu sémitique, cananéen et phénicien (assimilé dans la mythologie égyptienne à Seth). Son nom désigne un être supérieur (en hébreu בָּעַל signifie « suprême » « au dessus de tous les autres). Et effectivement le Baal de Brecht ne se prend pas pour de la merde (peut-être s’agit-il d’un complexe allemand renforcé par la défaite de 1918 ou celle de la jeune génération qui cherche à s’imposer, même si ce n’est que symboliquement). Armel Roussel atténue cette arrogance en mettant en scène une sorte de bobo beauf ventripotent, très représentatif des actuels pseudo-jeunes (ceux qui croient toujours l’être passé 22, 23 ou 24 ans4 - on a envie de leur citer la tirade de l’extraterrestre du Grognement de la voie lactée…), Ce point de vue - cette prise de position - est vraiment réussi et témoigne du souci du metteur en scène de respecter l’esprit du théâtre de Brecht, selon lequel il convient de réfuter l’identification de l’acteur à son personnage, et d’ancrer la pièce au miroir de l’époque où elle se joue - de faire θέατρον, théatron.
Dans la Bible, Baal est plus un principe (celui du tentateur, de Belzébuth - à l’origine baalzébuth). Il rassemble toutes les puissances divines qui pourraient détourner le peuple de Dieu du droit chemin. C’est une sorte de perturbateur de l’ordre établi, comme son homonyme brechtien. La Bible l’associe aussi aux divinités de la fertilité, symbolisées par des sculptures phalliques, ou chthoniennes ( Baal vit la « nuit », peut-être parce qu’il redoute de se voir au grand jour tel qu’il est)… Hommes et femmes se prostituaient pour honorer le dieu. La tradition cananéenne l’associe à Moloch à qui on sacrifiait des enfants en les précipitant vivants dans le feu. La sourate 37 du Coran mentionne une idole surnommé Houbaal dominant la Kaaba avant l’instauration de l’Islam.
D’une certaine manière, le Baal de Brecht représente la figure du grand dévorateur, celui qui plus il dévore, plus il se dévore lui-même. Plus Baal dévore à pleines dents la vie et plus il s’auto-cannibalise. D’une certaine manière Brecht annonce le principe - le processus - en 1919 et un siècle plus tard Bonn Park nous en montrent les effets (ou plutôt il nous les fait percevoir au sens hummien)
Baal est le parfait exemple de l’homo modernus. Il préfigure la galerie des personnages du Grognement de la voie lactée. Ceux-ci en sont les héritiers directs, ou plutôt les doubles au regard de leur propre contemporanéité.
Le grognement de la voie lactée se divisait en tableaux. La mise en scène de Baal se compose de séquences même si le terme cinématographique ne correspond pas à un effet de mise en scène. Il fait plus l’entendre comme s’il s’agissait d’un séquençage dont l’ensemble constituerait (et révèlerait) l’ADN de la pièce.
Dans la grande tradition de la distanciation brechtienne, chaque séquence se déploie dans une mise en abîme les unes au regards des autres. Chacune correspond à un ricochet jusqu’au grand plouf. L’errance de Baal est son itinéraire, un peu comme dans la pièce de Bonn Park, sauf que chez Brecht elle est encore incarnée par un anti-héros tutélaire - ce qui n’est plus le cas dans Le grognement de la voie lactée. L’itinéraire d’un enfant du siècle s’achève dans la commedia dell’Arte des réseaux sociaux. Baal prend des baffes dans la gueule, et dans le grognement de la voie lactée c’est le public qui se gifle aux ordres d’un gourou. Volontairement.
De même que le référencement de Bonn Park s’inscrit dans une actualité, de même la pièce de Brecht correspond à une situation bien précise (la crise existentielle de la jeunesse et sa remise en cause de l’ordo reum des Pères après la Première guerre mondiale). Il était très important pour Brecht que chaque représentation s’inscrive dans son époque - ne fasse pas datée. Armel Roussel respecte son souci, d’entrée de jeu, en multipliant les intersexualités (cf. La référence au dernier livre de Virginie Despentes), dès la première scène. Ce n’est jamais gratuit et c’est toujours très réussi. Paul Moulin et Maïa Sandoz utilisent également ce procédé, à la manière brechtienne quand ils mettent en scène la musique de Strauss dans leur premier tableau spatial en référence - clin d’oeil - à 2001: l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, ou encore sous forme de citations musicales plus contemporaines (voulues par Bonn Park), comme la chanson de Nirvana dans un des interludes (qui évoquent la comédie-ballet promue par Molière au XVIIe siècle) .
Dans les deux cas, il s’agit d’un théâtre très littéraire, interprété par deux troupes de comédiens vraiment tous excellents, qu’ils soient expérimentés ou jeunes. Et il ne serait pas juste d’en distinguer certains parmi les autres, de mettre en avant les premiers rôles car, que ce soit dans Baal ou Le grognement de la voie lactée, tous, TOUS sont vraiment excellents. De voir ce talent et ces talents s’exprimer est plutôt revigorant. A noter aussi la qualité de la bande son (encore plus dans Baal), toujours en accord et jamais illustrative.
Baal et Le grognement de la voie lactée sont deux paraboles dans tous les sens du terme. Leur récit allégorique et symbolique énonce à la manière d’une courbe5 la trajectoire d’un projectile dans l’espace (celui de l’ovni extraterrestre, figure allégorique de la Parole ?). Ce faisant, il déconstruit les impasses existentielles pour mieux nous les révéler. En revanche, les deux pièces dressent surtout un constat inquiétant de la situation, sans proposer de solutions - c’est le drame - la tragédie - de notre contemporains. Elles n’apportent pas de solution. Mais toutes deux induisent des états de conscience.
On sort de ces deux spectacles mieux, et même peut-être un peu meilleurs.
Le théâtre serait-il le seul art qui résistera à Chat GPT ?
© Sylvain Desmille
Notes:
1. A rapprocher de l’indo-européen skei (« couper », « séparer » « trancher » ) et du grec ancien σχίζω, skhízo ( « fendre », « déchirer avec ses griffes » à l’instar des Bacchantes éventrant Penchée dans la tragédie d’Euripide, puis vers le Ve-IVe siècle avant Jésus Christ « couper en deux » et que l’on retrouve dans l’étymologie de schizophrène).
2. L’adjectif κριτικός, kritikós (« capable de discernement, de jugement) est apparenté au substantif κρίσις, krísis (qui, en grec ancien désigne plus l’action de décider que son résultat - la décision) qui a donner le mot "crise" en français (en réalité la crise est moins l’expression d’un état critique que la manifestation d’un raisonnement visant à sa résolution) et donc au verbe κρίνω, kríno qui, lui, associe la prise de décision à celle de faire le tri (« en passant au tamis « dans le sens le plus ancien) afin d’établir des distinction permettant de faire un choix. Toute critique devrait dès lors se fondre sur un raisonnement et une démonstration, jamais sur un avis ( du latin vis, le visage) lorsqu’on confond son visage (l’image que l’on a de soi et que l’on veut donner de soi) avec son point de vue (définition plus juste du narcissisme).
3. Il est toujours bon de (re)lire de temps à autre Folie et génie de Pierre Jean-Jouve (Fata Morgana, 1983)
4. Rimbaud a cessé d’écrire à 19 ans. C’est un bon repère. Jusqu’à 12-13-14 ans on est un enfant (équivalent latin du puer - jusqu’au début de la puberté - ou du παῖς, paîs en Grèce ancienne - plus lié au relation familiale). Entre 12 (13 ou 14) et 19 ans, on est un adolescent - la seule et vraie jeunesse. Après 19 ans se complaire dans cet état d’avant est un signe d’immaturité de plus en plus pathétique, une fausse semblance. Après 24 ans, on ne peut être qualifié officiellement de « jeunes » selon l’ONU. En réalité, la question n’est pas d’être jeune ou de ne plus être jeune (il est symptomatique qu’on dise « plus » et non « pas »), mais plutôt de voir ce que traduit cette volonté de faire perdurer un état. Comment changer le monde / de monde lorsqu’on refuse de changer d’état ? D’où aussi le recours aux substitut - réseaux dits sociaux, metaverse. Cela n’a rien à voir non plus avec « la jeunesse d’esprit ». La plupart du temps, il s’agit d’une expression fallacieuse - d’un faire-Image: on joue à être jeune, irresponsable, joyeux, à considérer tout ce qui est « nouveau » par essence comme « progrès ». La « jeunesse d’esprit » c’est en réalité demeurer à la curiosité et à la surprise,, à l’écoute et à la résonance,, à l’interrogation et à l’analyse de son temps.
5. En géométrie euclidienne, la parabole fait partie de la famille des coniques. La construction du Grognement de la voie lactée évoque celle de deux cônes inversées avec comme point de basculement le point d’intersection - quand Donald Trump se retrouve face à Donald Trump, sans que l’on parvienne à distinguer lequel des deux est le reflet de l’autre ou s’il s’agit de deux faux semblables à la rencontre de deux mondes parallèles. La construction - narration - de Baal est plus linéaire, mais dans la mesure où elle correspond à une autre conception du sens de l’Histoire (Hegelien et marxien / marxiste). On ne prend pas assez en compte le changement de paradigme du « sens de l’Histoire », nouvelle figure du Contemporain. Elle est pourtant fondamentale. Car il ne s’agit pas seulement d’une (énième) révolution, mais de l’avènement d’un nouveau processus.
SD
Les textes Baal et Le grognement de la voie lactée sont disponibles aux éditions de l'Arche.
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