NUDES, Statues Paris. Photographies et textes de Sylcain Desmille©

Louvre, Paris © Sylvain Desmille


Louvre, Paris © Sylvain Desmille


Louvre, Paris © Sylvain Desmille

 

© Sylvain Desmille


Petit Palais, Paris © Sylvain Desmille







 
Louvre, Paris © Sylvain Desmille



AVANT PROPOS


Cet ouvrage s’inscrit dans une série que je qualifierai de testamentaire.

L’étymologie du mot français testament vient verbe latin testor (témoigner, attester) et de son substantif dérivé testis (le témoin). Autrement dit, un testament revêt une double dimension, active et passive. Il s’agit d’un acte qui témoigne et qui vous prend à témoin, qui fait de vous un témoin. D’une certaine manière, chaque photographie est un testament, car elle témoigne autant qu’elle transforme le spectateur en témoin. Chaque autobiographie est un testament. Une photographie auto-biographique - c’est à dire une image qui s’inscrit dans un projet autobiographique, en tant que  témoignage et archive (ce qui n’a rien à voir avec les ego-portraits) est un double testament. À considérer tout le travail accompli, je me rends compte combien cette dimension testamentaire a toujours été présente, comme s’il s’agissait de recenser un monde à un temps donné pour en témoigner après sa disparition, comme si chaque photographie était prise en se projetant dans un avenir en train d’analyser ce que fut son passé, à la manière d’une auto-fiction documentaire, dans laquelle la subjectivité s’objectivise, et le « je » s’universalise en vue d’intégrer le regard de tous les autres, d’être au regard et le regard de tous les autres. Autobiographique, la fiction documentaire - et chaque photographie qui en témoigne - se conçoit et perçoit comme universelle, car le sujet n’est pas soi mais les autres, l’autre. La subjectivité est ici objectivité. C’est l’exact inverse  (contraire) des compilations narcissiques à la « facebook » et autres « stories » Instagram. L’autofiction documentaire doit faire exister l’autre et non chercher à ce que l’on se sente exister (celui qui existe n’a pas besoin de se sentir exister pour exister, ça c’est bon pour les adolescents). Ce souci de documenter s’inscrit plutôt dans le projet rooseveltien de la Farm Security Administration (FSA) qui reste pour moi une des référence majeure.

Faire son testament impose de faire le tri dans ce que l’on veut transmettre. D’une certaine manière, prendre ses dispositions est une prise de conscience de la transmission. Une mise à plat, une mise au clair et une mise au net. Une manière de discerner ce qui en mesure de rester mais aussi de le projeter dans l’avenir et peut-être dans l’avenir de l’avenir, une fois que le nom même du testateur sera oublié. C’est anticiper et se projeter à ce moment là, quand l’oublie du nom marque la mort du mort pour de bon.

D’une certaine manière, un testament est un acte du temps, sur le temps, qui s’énonce toujours sur le vif du sujet et de l’objet, à point nommé, au bon moment. II exprime aussi un entre-deux: il fait résonner la voix du mort auprès des vivants comme si le mort continuait d’exister jusqu’à ce que ses dernières volontés se réalisent. Alors, et alors seulement, le testament est consommé et consumé.

Dans l’univers biblique, hébraïque, le testament exprime le pacte d’alliance entre les hommes et la divinité (le mot hébreu בְּרִית - berith ou beriyth - se traduit en grec par διαθήκη - diathèkè - qui signifie « contrat, arrangement, alliance »). En fait l’ancien et le nouveau testament dans la bible consignent l’alliance de la divinité avec les hommes - donnant donnant, gagnant gagnant - et l’adjectif « nouveau » doit être pris dans le sens de renouvellement contractuel.

Il est étrange qu’aujourd’hui le testament soit tombé en désuétude. La plupart des personnes décèdent ab intestat, soit parce qu’elles n’ont pas d’héritiers soit parce que ceux-ci ont déjà tout réglé soit parce qu’elles refusent de considérer qu’elles puissent mourir (ou de peur d’attirer le mauvais sort). Pourtant, le déclenchement des processus de réchauffements climatiques désormais irréversibles avec toutes les conséquences, les destructions et les violences qu’ils impliquent devraient nous imposer de faire cet effort, de préparer non pas l’après mais l’après de l’après si on est optimiste, à moins de faire table rase de ce qui fut en versant (et en nous déversant) dans le metaverse. Les ouvrages que je réalise sont une contribution à cet état des lieux avant fermeture définitive.

Sylvain Desmille


Louvre, Paris © Sylvain Desmille


PRÉFACE

Les deux anges dirent à Lot : Qui as-tu encore ici ? Gendres, fils et filles, et tout ce qui t’appartient dans la ville, fais-les sortir de Sodome. Car nous allons détruire ce lieu, parce que l’Éternel nous a envoyés pour le détruire. Lot sortit, et parla à ses gendres : Levez-vous, dit-il, sortez de ce lieu ; car l’Éternel va détruire la ville. Mais, aux yeux de ses gendres, il parut plaisanter. Dès l’aube du jour, les anges insistèrent auprès de Lot, en disant : Lève-toi, prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici, de peur que tu ne périsses dans la ruine de la ville. Et comme il tardait, les hommes le saisirent par la main, lui, sa femme et ses deux filles, car l’Éternel voulait l’épargner ; ils l’emmenèrent, et le laissèrent hors de la ville. Après les avoir fait sortir, l’un d’eux dit : Sauve-toi, pour ta vie ; ne regarde pas derrière toi, et ne t’arrête pas dans toute la plaine ; sauve-toi vers la montagne, de peur que tu ne périsses. Le soleil se levait sur la terre, lorsque Lot entra dans Tsoar. Alors l’Éternel fit pleuvoir du ciel sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu, de par l’Éternel.Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre. La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel. (Genèse XIX, 1-26)

La Mishna,  premier recueil de la loi juive orale compilée par Juda Hanassi au IIIe siècle après Jésus-Christ, ordonne de déclamer une bénédiction à tous ceux qui passent devant un pilier de sel situé sur le mont Sodome, aux abord de la Mer morte. Deux siècles plus tôt, l’historien Flavius Joseph attestait des rites pratiqués au pied de cette curiosité géologique. Il s’en était étonné.  En fait, selon la tradition populaire, cette pierre dressée serait la femme de Loth, transformée en statue de sel après avoir regardé en arrière sa cité de Sodome détruite par la colère divine. J’ai toujours été fasciné par cette légende biblique sans doute à cause de la mention de Sodome  et Gomorrhe ( סְדוֹם ועֲמֹרָה / Səḏōm w ʿĂmōrāh en hébreu). Chaque année, au cours de catéchisme, les bons prêtes des églises très catholiques nous répétaient haut et fort que les habitants de Sodome et Gomorrhe avaient été châtiés en raison de leur « péché de chair ». La formulation était laissée très floue à dessein, pour ne pas pervertir nos innocences chastes et surtout pour terroriser nos corps en proie aux feux des métamorphoses hormonales. Je me rappelle qu’un de nos camarades redoutait les orages, persuadé qu’un éclair divin allait le frapper parce que sa propre main baladeuse, mue par une force obscure, l’avait détournée du droit chemin en la glissant un soir dans la culotte de son pyjama: son émoi contenu depuis belle lurette - belle urètre - avait projeté sur les draps non pas une simple carte de France, selon l’expression patriotique de rigueur, mais un véritable planisphère, prémices des nouvelles mondialisations.   

Il ne faut jamais regarder en arrière. Dans le mythe grec d’Orphée et d’Eurydice, rapporté par le poète latin Ovide dans ses Métamorphoses, inconsolable depuis la mort de sa femme mordue par un serpent le jour de leurs noces, Orphée, fils du roi Œagre et de la muse Calliope, décide de se rendre aux Enfers. Grâce à son talent de musicien et de chanteur-poète, il endort Cerbère, le monstrueux chien à trois têtes qui garde l’entrée du royaume des Morts, puis charme le dieu Hadès et sa compagne Perséphone. Celui-ci accepte de le laisser repartir avec sa bien-aimée à la condition qu'elle le suive en silence et qu'il ne se retourne ni ne lui parle tant qu'ils ne seront pas revenus tous deux dans le monde des vivants. Mais alors qu’il s’apprête à franchir le seuil des Enfers, inquiet de ne plus entendre les pas d’Eurydice ou impatient de revoir son grand amour, Orphée se retourne et « aussitôt elle recula, nous dit Ovide, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant ».  

Louvre, Paris © Sylvain Desmille


C’est comme ça. Qui ne respecte pas les interdits divins doit en payer aussitôt le prix. Selon Pausanias, Orphée mourut foudroyé par Zeus pour avoir révélé des mystères divins aux hommes qu'il initiait. Avant lui, il avait condamné le Titan Prométhée à avoir le foie éternellement dévoré par un aigle pour le punir d’avoir donné le feu aux hommes et ce faisant les avoir sortis de leur animalité. Sémélé, fille du roi Thébain Cadmos et maîtresse du roi des dieux périt foudroyée après avoir vu le vrai visage de Zeus, c’est-à-dire dans sa toute puissance divine. Car s’il est possible d’entrer en communication avec les dieux et les déesses à travers leurs images (εἴδωλον, eidôlon: ce qu'on voit comme si c'était la chose même, alors qu'il ne s'agit que d'un double), il est interdit - sous peine d’aveuglement  (cf. Tirésias) ou de mort (Cf. Actéon) de voir le dieu dans sa divinité, en vrai et pour de vrai, en face à face. La statue du dieu est un écho, une caisse de résonances et d’assonances, un médium, un moyen de transmission, une peau et une armure de marbre, d’or, de bois ou d’airain dans laquelle il peut se glisser pour apparaître aux mortels, à leur image et à leur ressemblance, à leur niveau, c’est-à-dire sans les mettre en danger. La statue du dieu atteste de sa présence sans qu’il soit forcément là, même s’il est toujours vraiment là… En effet, la statue affirme toujours la vérité du dieu. Cela ne signifie pas que les Grecs étaient dupes qu’il ne s’agissait que d’une statue.

D’ailleurs, le mot même qui la désigne, εἴδωλον, signifie « simulacre » en grec ancien,  preuve que pour les Grecs une statue n’était qu’une représentation. Et c’est bien parce qu’ils le savaient, rationnellement, qu’ils pouvaient y croire, irrationnellement. Croire aux dieux, honorer leurs statues en sachant qu’elles ne sont que des représentations, des artefacts artificiels, des simulacres, choisir de croire en sachant qu’il ne s’agit que d’une construction de l’esprit, que d’une croyance, telle fut l’honnêteté de Grecs anciens.

On comprend mieux pourquoi ils furent les promoteurs et les architectes de la philosophie et pourquoi les apologues des religions juive et chrétienne ont veillé à la destruction systématique des statues, à leur génocide culturel et artistique. Non seulement , les statues étaient les symboles de l’ordre ancien à abattre, dans tous les sens du terme  (afin de prouver leur légitimité, les monothéismes en tant que religion organisée se sont imposés par la force, la violence et la terreur) mais surtout, il leur était indispensable de rompre le lien entre croyance et conscience. C’est un paradoxe: pour donner à croire que les mots des nouveaux livres religieux devaient pris à la lettre, sans plus de distance ni relative ni critique, les religions du Livre ont détruit les statues pour prouver que les dieux de l’ancien monde n’existaient pas, mais ni les Grecs ni les Romains n’ont jamais pensé que la statue état le dieu lui-même, en personne. En revanche ils ont cru que les statues représentaient le dieu et que ce faisant, il pouvait y avoir du dieu dans chaque statue, in persona, au sens latin, c’est-à-dire « dans le masque », (persona vient du grec πρόσωπον (prósôpon) « la face », ou plus précisément tout ce qui entoure qui se situe près (πρός) de l’oeil (ὤψ,) et de l’étrusque φersu (Phersou) qui désignait un « personnage masqué », et dans la Rome classique, « le masque de l’acteur » puis par extension l’acteur lui-même quand il interprète un rôle, son personnage -  dans le jargon du marketing contemporain une persona st une personne fictive dotée d'attributs et de caractéristiques sociales et psychologiques et qui représente un groupe cible).

Dans les religions du livre, qui lit, voit, et qui lit doit croire à ce qu’il lit. Dans la religion grecque antique, le vocabulaire ayant trait à l’image, à ce que l’on voit, met toujours en avant la dimension du faux et plus précisément du faux-semblant. L’εἴδωλον  est une illusion et un simulacre, un fantôme. ϕάνταὓμα (phantasma, du verbe  ϕαίνεὓθαι  - phainesthai - « briller, paraître » ) est un trompe-l’oeil. Et même quand εἰκών (eikôn) semble induire une dimension positive, plus juste, c’est en même temps pour rappeler qu’il s’agit toujours d’une reproduction (du verbe εἴκω, eikô , « être égal, égaler » puis par extension, «être semblable, avoir l’air, ressembler »), d’une imitation, réaliste certes mais jamais totalement réelle. En fait les Grecs anciens (très dissemblables des Grecs chrétiens orthodoxes) n’ont jamais été dupes des images, ils ne se sont jamais mépris sur leur nature ontologique.

Cela tient peut-être à leur caractère profondément animiste. « Tout est plein de dieux » auraient dit le savant, astronome, philosophe et mathématicien Thalès de Milet. Ce faisant, il fait écho aux croyances animistes selon lesquelles une force  (une énergie, un esprit, une âme) animerait les êtres vivants mais aussi les  éléments naturels et les objets. Et d’ailleurs Aristote de commenter dans De l’âme ( Περὶ Ψυχῆς / Peri psychès) : « À en juger par ce qui est rapporté de ses opinions, Thalès semble supposer que l’âme est en quelque sorte la cause du mouvement, car il dit qu’une pierre a une âme parce qu’elle fait bouger le fer » (Del 405 a 20-22). Dans ces conditions, tout ce que nous voyons et touchons ne sont que des réceptacles de cette psyché (Ψυχῆς) et c’est par l’intermédiaires de ces formes que nous la formalisons et que nous la formulons. En réalité, ce que nous nommons « réalité » est à la vérité un monde d’illusions et de simulacres. Thalès va encore plus loin, car, selon son raisonnement, le principe divin qui crée est forcément un incréé sinon il serait lui-même un simulacre puisque toute création est un εἴδωλον / eidolon, un médium (comme le masque, la transe est un moyen d’entrer en contact avec le « monde des esprits » dans les croyances animistes). Tout ce qui est serait donc la création d’un être lui-même incréé, ce qui ne signifie pas inexistant.

Selon Diogène Laërce (I,22),  Thalès de Milet aurait appartenu à la noble famille des Thelidai, qui disait descendre de Cadmos, le fondateur mythique de Thèbes, lui-même fils d’un roi de Tyr, donc de sang Phénicien (la raison pour laquelle Hérodote dit qu’il serait « d’extraction phénicienne »). Cette référence asiatique rappelle celle de Dionysos, dont la mère, Sémélé, était la fille de Cadmos. Selon un fragment d’ Alcée, Thalès aurait été nommé « Sage »  (σοφὸς ὠνομάσθη / sophos onomastè) sous l’archontat de Damasios (586/585 av. J.-C). A l’époque, le terme de sage ne correspond pas à la définition contemporaine. Le σοφὸς (sophos) est un homme qui voit l’invisible : le passé, le présent et l’avenir (Cf. Hésiode), mais aussi ce qui se cache à l’intérieur des choses, leur nature (φύσις / phusis). Il est seul à voir clair - à marcher droit - dans un monde où les autres hommes passent leur temps à trébucher, à voir sinon mieux en tout cas à voir plus que les autres - à voir autrement mais pas forcément différemment, parfois plus flou mais afin de mieux appréhender le net, parfois plus loin en se projetant au de là de la perspective. Cette capacité à voir ce que les autres ne perçoivent pas ou ne veulent pas appréhender comme possible se réalise en associant intuition et conjoncture, émotion et rationalité, c’est-à-dire en intégrant tous les paramètres, tous les instruments, tous les moyens, toutes les possibilités, même paradoxaux, même contradictoires.

Louvre, Paris © Sylvain Desmille


Louvre, Paris © Sylvain Desmille


Il est temps de ressaisir l’ensemble. Chaque paragraphe est un tronçon du labyrinthe, un bout de monde et un passage,  un noeud sur le quipu de ma pensée.

La femme de Loth, parfois appelée « Ado » ou « Edith » dans le Livre de Jasher  (Yashar) de la tradition juive, mais jamais nommée dans la Bible (ou plutôt elle est sans nom - « personne » (οὖτις / oûtis) , pseudonyme que le rusé Ulysse utilise pour se présenter au cyclope Polyphème) se voit transformée en statue de sel pour avoir bravé l’interdit divin en regardant en arrière (comme Orphée) pour contempler la puissance divine (comme Sémélé). Elle est pétrifiée, statufiée à l’instar de tous ceux qui croisent le regard de la Méduse dans la mythologie grecque, qui la regarde en face (κατὰ πρόσωπον / kata prósôpon), droit dans les yeux. Le visage de la femme de Loth se transforme en masque (persona), les orbites vides ou comme « encapuchonnées de nuit » à l’image et à la ressemblance des morts dans l’Hadès tels que les décrit Homère - mais il est vrai qu’en Grèce ancienne, κάρα (kára) « la tête » qui donne à voir les pensée et les émotions a une valeur métonymique et qu‘elle désigne la partie pour le tout, ce pourquoi il suffisait de changer les têtes des statues, de mettre une autre tête sur un même corps, pour que toute la statue change d’identité ou pour être précis d’individualité (ce qui n’est pas tout à fait la même chose contrairement à la doxa actuelle).

Les statues antiques que nous voyons n’ont rien à voir avec celles de l’antiquité.  Elles étaient peintes de la tête aux pieds, leurs yeux n’étaient pas encapuchonnées de nuit, voilés de pierre et comme pleins de vide. La couleur leur conférait aussi une sorte d’artificialité, de facticité, de théâtralité, de distanciation. Chacun se rendait compte que le corps des dieux qu’elles représentaient n’était qu’un simulacre, qu’un masque, qu’un médium. Tout l’enjeu -intellectuel de la croyance - consistait  à croire aux dieux, à les honorer en sachant que la statue devant laquelle étaient déposées les offrandes et sacrifiées les animaux n’était qu’un subterfuge. Car la statue impose de voir au delà de l’image, du faire image, en accomplissant cet effort et ce travail. De devenir sophos, comme Thalès de Milet, c’est-à-dire de voir l’invisible, l’incréé présent dans la création. De se faire voyant, aurait pu dire Rimbaud. Cela signifie-t-il qu’il en irait des statues et de la nature réelle des dieux comme de la dichotomie post socratique entre l’âme et le corps dans l’être humain ? En partie, mais en partie seulement. Car de même que l’âme est dissociée mais conjointe au corps de l’être humain, de même la statue créé du dieu affirme sa présence (incréée depuis Thalès). L’existence de l’illusion affirme la possibilité d’un être - de quelque chose - qui n’est plus seulement une illusion, mais s’il s’agit d’une création humaine (la mythologie grecque est une sorte de métaverse). La statue antique affirme en réalité non pas que les dieux n’ont pas de corps, mais qu’ils sont dis-semblables, semblables en apparence et dissemblables par nature - en existence - à celui des mortels (Cf. Xénophane).

Du moins dans le domaine grec, car la notion de distanciation (critique) est moins présente dans le domaine moyen oriental, égyptien en premier lieu puis par expansion dans toute l’Asie mineure, y compris chez les Israélites qui pensent plus comme des Égyptiens que comme des Grecs antiques (d’où aussi cette radicalité, cette intolérance religieuse, ce sens exacerbé de l’Interdit, du contrôle et de la censure, de la loi comme rituel d’où également le mépris des grands prêtres du Temple de Jérusalem, des rabbins, puis des pères de l’Eglise et des prêtres chrétiens envers les dieux grecs - principales cibles depuis la conquête d’Alexandre le Grand et l’avènement de l’hellénisme - décrits comme des « fantoches inventés par les hommes à leur image,  avec tous leurs défauts, leurs vices, leurs faiblesses, leurs passions, leur humanité » (Cf. les Stromates Στρωματεῖς, « Mélanges » de Clément d’Alexandrie).  Cette psycho-rigidité, cette idée fixe s’explique peut-être par le fait que ces sociétés ont été les premières à s’engager dans la grande révolution de la sédentarité.

Après le grand remplacement des religions polythéistes par les religions du Livre, les statues antiques apparaissent comme des fantômes qui ressurgissent des profondeurs terrestres, des squelettes blanchis, des bois flottants rejetés sur le rivage, des fossiles - corps pétrifiés à l’instar de la femme de Loth. Je me suis souvent demandé si à l’intérieure de la statue de sel il restait un peu de la femme de Loth. Si dans les statues antiques demeurait un peu de l’illusion des dieux. Si les statues n’étaient pas des modèles pétrifiés, au sens propre puis au sens symbolique (comme on le pensait à la Renaissance), modèles sans nom (οὖτις / oûtis) et dont il nous appartiendrait de faire ressurgir la présence à la surface du marbre, comme Eurydice remontant des enfers sans en franchir le seuil (dans le mythe grec, ce lieu de contact avec le monde des vivants, cette frontière porte un nom: « le silence des morts »), de saisir ce moment précis  - ce coup de foudre, cet éclair -  quand et où Eurydice n’est plus réelle sans redevenir encore une ombre. Cela fait des dizaine d’années que je m’échine à ce travail, à ce Grand oeuvre, sans fin, car le recensement est infini à la taille d’une vie humaine. Les nudes (le mot anglo-américain est devenu un concept en soi)  proposées ici ont été réalisée à Paris. Il ne s’agit pas tant de photographies de nues que de mise à nu, de nos corps mis à nu,  d’apparitions.  

Sylvain Desmille ©


Louvre, Paris © Sylvain Desmille










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