ISTANBUL, regards sur la Turquie heureuse, photographies et textes de Sylvain Desmille

 

© Sylvain Desmille


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C'est plus un livre d'impressions, de méditations, de questionnements, de déambulations, qui accompagne. Pas vraiment d'illustrations. De photographies plus que de faire image, de clichés. Un livre de regards qui dialoguent. La ville d’Istanbul y transparaît plus qu’elle ne s’y montre, elle s’y voile et s’y dévoile. C’est pourquoi, il privilégie les marges, les bas quartiers, là où les touristes ne vont pas.  C’est plus un voyage qu'un livre de voyage - un carnet, à la rigueur. Istanbul est une ville qui s'y prête. Bon voyage. SD


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Istanbul est un mythe, un songe et un mensonge. Les trois noms successifs de la ville correspondent à chacun de ces états. Il ne reste quasiment aucun vestige de l’antique Byzance, fondée d’après la légende par Byzas, fils de Poseidon et de Céroessa ( qui a donné son nom à la « Corne d’or », nom de l’emplacement du premier port de Byzance ). En réalité, le nom sonne plus thrace que grec (on retrouve la racine Βυζ dans de nombreux patronymes thraces et illyriens jusqu’à la période romaine). Mais le fait que les grecs reconnaissent une origine mythologique en relation avec leur propre panthéon démontre la double influence, grecque (et plus particulièrement mégarienne et thrace.  Autrement dit, Byzance apparaît dans ses origines légendaires comme un pont non pas entre l’Occident et l’Asie, mais entre le monde grec et barbare (semi-grec) réputé sauvage, celui-là même d’où viennent Dionysos et Orphée. 


Pendant toute la période grecque - de la période archaïque à la période hellénistique - Byzance oscille au gré de l’ascendance puis de la domination qu’exercent les deux cités rivales d’Athènes et de Sparte sur cette partie de la Méditerranée, passant de l’une à l’autre au gré des défaites et des victoires. Le fait que la cité soit assez peu référencée dans les sources antiques montre son importance relativement marginale, plus économique que stratégique (elle a instauré le paiement d’un droit de navigation sur le Bosphore pour pouvoir payer la rançon et le tribut annuel qu’elle devait verser aux vainqueurs gaulois). Chaque fois qu’elle est nommée, c’est souvent parce que Byzance a eu la malchance de presque systématiquement choisir le mauvais camp dans les guerres intestines et de successions qui secouent l’Empire romain. Dans la guerre civile qui suit l’assassinat de Commode en 192, elle décide de soutenir Pescennius Niger contre Septime Sévère. Celui-ci a dû assiéger Byzance pendant trois ans avant que les habitants ne se rendent à lui. Furieux, il fait massacrer tous les soldats et les magistrats de la ville puis rase ses murs de défense et la laisse à l’état de bourgade. Peu après, comprenant son importance géographique donc stratégique,  à  l’entrée et au point de jonction des deux mers, la Méditerranée et la Caspienne, Caracalla la restaure dans ses privilèges et entreprend sa reconstruction. Si Byzance semble avoir été relativement préservée des raids gothiques, en revanche, une fois encore, elle choisit toujours le mauvais parti dans les luttes qui opposèrent les trétraques à partir de 306. Toutefois, elle tire les leçons de ses intransigeances passées. Et quand en 324 Constantin Ier s’impose face au trois autres co-empereurs, Byzance abandonne toute velléités d’indépendance.  Le nouvel empereur unique entend en effet faire de la cité un de ses points d’ancrage en Asie, pour lutter contre les Parthes. Désormais résidence impériale, Byzance est embellie - en partie grâce au pillage des autres villes (grecques). L’antique citée cesse d’être grecque et devient romaine. Le 11 mai 330, elle change de nom. Byzance devient Constantinople, la ville de Constantin. 


L’empire byzantin est une expression souvent utilisée pour évoquer l’Empire Romain d’Orient, complémentaire puis rival de celui d’Occident. Constantinople - l’orthodoxe - est alors présentée comme la rivale de Rome - la catholique. En réalité, l’adjectif byzantin est une pure invention de Hieronymus Wolf, historien humaniste du Saint Empire romain… germanique. Il l’utilise pour la première fois en 1557. Mais c’est surtout à partir du XVIIIe siècle qu’elle s’impose, souvent de manière négative chez les Lumières, pour décrire un empire figé dans son dogmatisme, intolérant, un pouvoir décadent, cruel et corrompu. Tout l’héritage culturel, philosophique, littéraire et scientifique de Byzance est occulté et même attribué à ses conquérants arabes. Constantinople apparaît comme un songe embuée de vapeurs d’encens, habillée de bijoux clinquants, d’or et de lourds parfums. C’est un rêve de rois-mages.


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Dans la réalité, jamais les Byzantins ne se sont appelées «  Byzantins ». Dans les textes, ils utilisaient le mot de Romaioi (Ρωμαίοι) c’est-à-dire de Romains, mais en grec, tout un symbole (en fait, ill a fallu attendre la grande "révolution des signes" d'Atatürk pour que l'écriture latine soit utilisée dans cette partie du monde). Cette terminologie était aussi utilisée par les Musulmans qui  appellent « Roumi » les habitants de Constantinople et « Sultan de Roum » son empereur. Elle démontre à la fois sinon l’attachement du moins le lien de Constantinople à la Rome historique mais aussi sa différence, son indépendance. D’une manière plus générale, la nouvelle capitale est souvent juste appelée Polis (Πόλις c’est-à-dire, la ville, en grec), abréviation de Constantinopolis, en référence aussi à l’Urbs (la Ville, en latin) surnom de la Rome antique. L’une des étymologies possibles du nom Istanbul y ferait référence. Selon elle, son nom proviendrait de l’expression grecque εἰς τὴν Πόλιν (« Is tím boli(n) » en prononciation locale, qui aurait donnée « is-tan-bul » en prononciation turque) qui signifie littéralement « à la Ville » ou « vers la Ville ». 


Hormis les murs d’Anastase - entretenus par les Turcs pour leur propre défense - la citerne basilique construite par Justinien, l’église Saint Sauveur in Chora et surtout la basilique Sainte Sophie - très bien conservées car transformées en mosquées  jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Ataturk au XXe siècle et qui viennent de le redevenir par la volonté de l’islamiste Erdogan -  les rares vestiges romains qui demeurent permettent difficilement de se faire une idée de la splendeur de la cité antique. Contrairement à Rome où Rome est présente - où elle reste en présence. Cette invisibilité pourrait s’expliquer par la volonté des colonisateurs Turcs de faire « oublier » l’origine occidentale et surtout chrétienne de la Ville, comme ils firent « disparaître » les Grecs et les Arméniens (voilà dix ans encore, les rares églises arméniennes ont été laissées à l’abandon, transformée en décharges publiques - un peu comme auparavant en Europe, les autorités laissaient pourrir les cadavres des pendus et des suppliciés pour marquer les esprits et à titre d’exemple). Elle pourrait aussi s’expliquer par l’histoire même de Constantinople, capitale de l’Empire romain certes, mais surtout d’un empire chrétien.  


Le règne de Constantin en tant qu'empereur unique commence par un songe. La fresque de Piero della Francesca dans la basilique San Francesco d'Arezzo le raconte. Selon l'archevêque Eusèbe de Césarée, dans la nuit du 27 au 28 octobre 312 précédent la bataille décisive du pont Milvius qui l'opposait à son rival Maxence, Constantin aurait eu la vision d'un chrisme dans le ciel et aurait entendu une voix lui dire en grec Εν Τουτω Νικα "Par ce signe, tu vaincras". Le lendemain, il ordonne d'apposer ce symbole chrétien sur tous les boucliers de ses soldats puis il remporte la victoire. Cependant, la conversion immédiate de Constantin au christianisme fait  débat. Les monnaies émises en 313 le consacrant comme Auguste unique le représente en compagnie du dieu Sol invictus, dieu désormais unique mais païen. Concrètement, l'empereur s'est fait baptisé sur son lit de mort - ce qui ne signifie pas qu'il ne s'était pas converti auparavant, car une tradition préconisait de se faire baptiser au moment de rendre l'âme pour éviter de corrompre le sacrement. Il est proche du théologien Arius qui défend la doctrine non-Trinitaire et qui s'oppose aux orthodoxes. 


En revanche son règne fut bien marqué par l’essor et la reconnaissance du christianisme. Il interdit dès 313 les persécutions contre les chrétiens favorisant de facto la propagation de cette religion dans tout l'Empire. Son édit de Milan reconnaît la liberté de culte individuel. L’empereur veille à établir un esprit de concorde religieuse entre tous les citoyens, entre les païens et les chrétiens, entre les chrétiens et les païens et entre les chrétiens eux-mêmes. Le premier concile de Nicée de 325 met fin - provisoirement - aux dissensions entre les Églises d’Orient et d’Occident, et entre les Églises d’Orient entre elles… Devenu empereur unique, Constantin n’a de cesse de vouloir restaurer l’unité de l’Empire. Sa vie en est un exemple. Il naquit à Naissus en Mésie (en Serbie actuelle, c’est-à-dire à équidistance d’un bout à l’autre de l’Empire), est proclamé Empereur par les Légions de Bretagne (sise à l’extrémité occidentale de l’Empire) et il est enterré à Constantinople, nouvelle Rome orientale.


En fait, Constantinople est une ville sans temple païen, contrairement à toutes les autres cités antiques de Turquie.  Sans doute y en existaient-ils, mais il n’en reste pas de traces. A la différence des églises et surtout de la basilique Sainte Sophie, véritable prouesse architecturale et artistique. En fait, Constantinople appartient moins à « l’Orient » qu’à cette seconde antiquité romaine non plus polythéiste mais en voie de christianisation de l’Empire. Elle se situe à la fois dans le prolongement de la grandeur de la Rome ancestrale et en rupture. c’est avec l’avènement de Constantinople  que s’accélère la persécution des païens par les chrétiens et la destructions des anciens temples dans tout l’Empire (et surtout à Alexandrie, symbole de l’hellénisme). C’est l’époque aussi où Rome cesse d’être un centre politique pour devenir une idée - la Ville laissée aux mains du Pape se donne des airs de capitale universelle du nouveau dieu totalitaire mais elle n’est plus concrètement qu’une bourgade. La ville ce n’est plus l’Urbs mais la Polis. 




Tombée aux mains de Mehmed II le 29 mai 1453, Constantinople a conservé son nom et son statut de capitale sous le règne des Ottomans. Stamboul désignait alors le quartier de la vieille ville. 


C’est une sensation étrange, à la différence des autres villes de la région comme Bursa ou Izmir vraiment turques, on a l’impression qu’à Istanbul cette dimension est moins affirmée, comme si la ville ottomane avait certes effacée les vestiges de la ville occidentale sans en effacer le songe, comme si la présence ancienne y flottait en filigrane comme l’ombre de l’insecte dans la bulle d’ambre. Certes, la Moquée bleue est un édifice grandiose mais malgré tout, il n’en impose pas autant que Sainte Sophie, peut-être parce qu’elle semble avoir été construite dans un esprit de rivalité, en assonance parfaite et en dissonance totale. C’est peut-être au nom de cet esprit de compétition forcément perdu d’avance puis que la ville romaine n’existe plus - difficile de lutter contre un fantôme, contre une idée - ou alors par colère revancharde qu’Erdogan a décidé de réouvrir au culte musulman les anciennes églises transformées en musée, autrement dit d’en refaire des mosquées comme avant l’avènement de la République. Sous l’ère ottomane déjà, les mosaïques chrétiennes avaient été occultées car incompatibles avec la religion musulmane (alors que le Coran y fait référence...). Certaines photographies de ce livre en présentent. Ce n’est pas un hasard si Erdogan a choisi la date du 24 juillet 2020, jour anniversaire du traité de Lausanne fixant les frontières de la Turquie actuelle, pour célébrer et mettre en scène la première prière musulmane dans Sainte Sophie depuis 1934, date à laquelle Mustafa Kemal Atatürk l’avait sécularisée. C’est une manière de se placer en porte-à-faux et en opposition avec le grand réformateur et père de la Turquie moderne, qui avait voulu jeter un pont entre la Turquie et l’Occident. Un peu comme si Erdogan avait pris la décision de rompre une fois pour toute avec cette idée d’intégrer l’Europe. Car retransformer Sainte-Sophie en mosquée est un geste hautement politique et symbolique: la première fois, c’est Mehmet II qui avait ordonné la conversion du siège du Patriarche de Constantinople pour célébrer la défaite des Occidentaux. 


La réaction d’Erdogan met un terme à l’illusion et au mensonge entretenus à la fois par les Européens et par les Turcs d’une grande union dont Istanbul, construite à la fois sur la rive occidentale et orientale, aurait été le symbole. C’est Atatürk qui décide de changer une troisième fois son nom en 1930. Occupée par les Alliés au lendemain de la Première Guerre Mondiale, elle perd alors son statut de capitale au profit d’Ankara, en Anatolie. Elle reste cependant le premier centre politique, intellectuel, culturel et surtout économique du pays. Depuis 1950, nombreuses sont d’ailleurs les populations à partir d’Anatolie pour s’installer à Istanbul. Les touristes avides de "typique", et donc qui restent dans le centre historique et le quartier européen, ne peuvent s’en rendre compte. Le long des murailles, on retrouve un peu de cette Turquie du centre, presque paysanne. La nouvelle classe moyenne est plus présente sur la rive asiatique, vrai visage d'Istanbul. C’est cette population qui a porté au pouvoir Erdogan. Les Occidentaux ont voulu à tout prix que ce gouvernement islamiste s’affiche comme le parangon d’un certain Islam des Lumières. Le pensaient-ils vraiment ou prenaient-ils leurs désirs pour une réalité,  prêts à croire toutes leurs belles illusions quitte, pour s’en convaincre,  à devoir appliquer la méthode Coué ? Bien sûr, pour se rendre compte de la réalité de ce qui se passait sur le terrain et majoritairement en Turquie, il eût fallu qu’ils quittassent les bars branchés des quartiers d’Ortaköy et de Galata, vitrine culturelle occidentalisée, effectivement très dynamique, très "occidentalisée" mais qui n’est qu’un leurre ou une diversion. C’est un peu comme si au lieu de voir l’océan ils s’étaient contentés de regarder juste le bouchon de liège qui flottait balancés par les vague. C’est un peu comme si on affirmait qu’il n’y avait aucun essor du conservatisme radical en France au prétexte que l’on analyserait la situation uniquement du point de vue de ce qui se passe dans le quartier du Marais à Paris… Les Occidentaux n’ont pas voulu voir et encore moins reconnaitre la dimension extrémiste du programme d’Erdogan. En transformant Sainte Sophie en mosquée, c’est un peu comme s’il les giflait afin de les sortir de leur rêve éveillé. Une foi pour toute.  Une fois pour toute. 


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En choisissant de débaptiser Constantinople, Atatürk rompait le lien historique qui en faisait a priori et avant tout une ville européenne, occidentale. C’était d’autant plus justifier que le génocide perpétré par les Turcs contre les Arméniens y avait commencé dans la nuit du 24 avril 1915, par l’arrestation de deux cent quarante intellectuels, les premiers des 1 200 000 victimes. Très minoritaires - 45 000 personnes sur 15 millions d’habitants - la communauté arménienne d’Istanbul est la plus importante du pays, et de très loin. Il faut avoir assisté à une de leurs cérémonies religieuses - qui se déroulent presque en cachette - pour comprendre la défiance et la peur panique qui demeure encore aujourd’hui. Elle n’est pas le fait que des Arméniens, les catholiques aussi se barricadent. Il suffit  pour s’en rendre compte de se rendre dans une des églises qui ne se trouvent pas le long de la rue Istiklal (anciennement nomme « Grande rue de Péra »). Caméra, fils de fer barbelé, porte massive fermée à quadruple tour, les prêtres se barricadent car ils craignent, l’avouent-ils, pour leur vie. Aucun office n’est anodin. Quant aux Grecs, présence ancestrale depuis la fondation de  Byzance, leur population s’est réduite en peau de chagrin: le recensement de 1920 dénombrait 170 000 Grecs à Istanbul, ils ne sont plus que 2500. Le Patriarcat oecuménique risque de disparaître depuis que la loi impose que le patriarche orthodoxe soit de nationalité turque et né en Turquie… 


Le paradoxe est qu’en même temps qu’il inscrit Istanbul dans la  «Turquité »,  Atatürk, très marqué par la révolution française et la culture occidentale entreprend aussi une oeuvre de transformation et de modernisation directement inspirée du modèle européen. Il inscrit la laïcité dans la Constitution de la nouvelle République, supprime l’islam en tant que religion officielle, s’en prend à l’islmamisme en abolissant les instances chariatiques et en donnant le droit de vote aux femmes. Signe symbolique de cette rupture effective avec le passé et de son désir de rejoindre les grands pays occidentaux, il remplace l’alphabet arabe par l’alphabet latin. 


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L’ambition d’Atatürk d’unir l’Europe à l’Asie n’a-t-elle pas toujours été vaine, non à cause des Turcs mais plutôt des Européens ?  Ceux-ci ont longtemps entretenu cette illusion, hypocritement et malhonnêtement (OTAN oblige). Intégrer la Turquie dans l’Europe aurait entraîné un recentrage non seulement géographique mais aussi symbolique, de l’Allemagne vers la Méditerranée. Les pays qui se situent à sa périphérie actuellement s’en serait retrouvés encore plus éloignés (en particulier les pays scandinaves). La dimension territoriale de la Turquie posait elle-même problème car elle mettait l’Europe aux portes d’autres pays avec lesquels elle ne partageaient aucune frontière jusqu’alors. Même si l’intégration n’avait concerné que la frange méditerranéenne de la Turquie -  territoire qui correspondait aux antiques cités grecques - cela aurait posé un problème géopolitique et géo-économique car les autres pays des rives africaines de la Méditerranée - ceux qui avaient appartenu à l’Empire ottoman ou qui en avaient été des satellites ou qui avaient été des protectorats et des colonies européennes - auraient pu revendiquer d’en faire partie à leur tour. Enfin, il fallait aussi compter sur la défiance des pays qui s’affirmaient comme chrétiens vis-à-vis de ceux dont l’islam fondait la culture, la loi et la morale même s’il n’était pas forcément la religion d’État. Tous ces paramètres aux conséquences structurelles trop radicales avaient d’emblée rendu impossible l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, même si celle-ci a louvoyé, lambiné, renouvelant ses promesses puis décrétant des conditions supplémentaires pour rendre la Turquie responsable des échéances sans cesse repoussées, comme un amant toxique qui éconduit une maitresse en lui promettant un mariage dont il sait par avance qu’il n’aura jamais lieu. 


La Turquie a mis beaucoup de bonne volonté, a attendu longtemps avant d’accepter de se rendre compte qu’elle avait été le fat d’un jeu de dupe. Sa déception et sa frustration sont d’autant plus vives et plus importantes. Mais au moins tout est clair désormais. Et telle est bien l’ambition d’Erdogan. Mettre la Turquie face à l’Europe comme au temps de l’Empire ottoman. Le projet titanesque dévoilé par Erdogan de la construction d'un nouveau canal entre la Mer Noire et la la mer de Marmana - d'un nouveau Bosphore construit par les humains - couperait la vieille ville d'Istanbul du continent européen. Tout un symbole. Soliman le Magnifique, sultan du XVIe siècle, avait l'avait déjà envisagé. 


© Sylvain Desmille.


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Les premières églises - et d’une certaine manière les mosquées qui se sont inspirées de Sainte Sophie pour rivaliser avec elle - sont un sexe de femme. L’allée centrale est un vagin. Les déambulatoire des galeries supérieures sont les trompes. Les chapelles - et les boucliers calligraphiés suspendus dans les mosquées - sont des ovaires.  La coupole d’où le Christ pantocrator fond sur vous est un utérus, les fidèles s’y précipitent dessous comme les spermatozoïdes happés par le trou noir. C’est là que le prêtre opère la transsubstantiation du pain et du vin, de l’ovule et du sperme métamorphosés l’un par l’autre. Grande prière comme une apothéose et une extase. Religions d’hommes qui célèbrent leur culte dans un sexe de femme. 

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Aucune échappatoire, aucun point de fuite, nulle perspective  depuis l’avènement du christianisme, les voûtes et les coupoles sont des ventres et des cercueils sur lesquelles les flèches ricochent comme l’ombre dans le labyrinthe. Les couloirs du palais de Topkapi s’enroulent sur eux-mêmes comme un anaconda autour de sa proie. Les décorations saturent l’espace pour l’empêcher de convoler. Alors que dans d’autres cultures, l’écriture arabe souligne l’espace qui la porte vers son immensité, chez les Turcs, elle se presse, se compresse, se tasse et s’écroule sur elle-même comme un noeud de vipères et d’anguilles les viscères à l’air du condamné. Et si parfois elle se dresse comme un sabre c’est toujours pour retomber.


L’empire ottoman a été un espace clos, emmurés. Chacune de ses nouvelles conquêtes est une poupée russe qui s’emboîte dans une autre. Il ne se répand pas, il avale. L’Empire romain d’Orient était lui aussi un espace clos, assiégé, sur la défensive, cerné de limes et de murailles comme (r)enfermé sur lui-même. Les dangers de cette époque et l’invasion turque expliquent sans doute ce complexe de persécution, cette paranoïa latente, cette atmosphère de guerre froide permanente. Elle fut sans doute renforcée par la christianisation. En effet, à la différence des temples anciens, les premières églises chrétiennes semblent se recroqueviller en position de protection foetale. Les derniers Romanoï ont-ils transmis aux Turcs leur peur au ventre ? comme une syphilis tapie dans l’ombre qui évolue jusqu’à la folie ? 


En novembre 1928, désireux d’ouvrir la Turquie sur  le monde, Mustafa Kemal Atatürk entreprend sa « révolution des signes ». L’alphabet arabe remplace l’écriture latine. En 2014, Erdogan défend lui l’apprentissage du turc ottoman. La Turquie actuelle serait-elle cette du grand renfermement ? 


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Un massage turc est une lutte, un corps à corps d’un corps sans corps. Celui qui se fait masser doit s’abandonner, avoir cette confiance, au risque sinon de se froisser un muscle. La crispation n’est pas de mise - ce pourquoi il intervient après le hammam. Le masseur est le lutteur, dans la pure tradition turque, pré-islamique. On perçoit dans la précision avec laquelle il vous retourne, quelque chose qui rappelle les cavaliers des grandes steppes lorsqu’ils tiraient des flèches en se retournant sur leur monture. Et effectivement, le masseur n’est que gestes, mouvements. Il vous manipule comme la pointe d’un pinceau. Le savon dont il vous couvre est son encre. Sa chorégraphie est sa calligraphie. Votre corps bousculé, chaviré, restauré est le mot et la phrase, le poème et le sentence. Nulle caresse, nul apaisement. Ce n’est pas non plus une épreuve, plutôt une expérience de la force et de l’attention. 


Le massage turc exprime et révèle l’âme turque. 


Gentillesse de la jeunesse et de la vieillesse turques, comme partout ailleurs, souvent, mais peut-être avec plus de simplicité et de gratuité ici - une gratuité vraiment désintéressée - et moins d’égoïsme qu’ailleurs (beaucoup moins). Hors zone touristique bien sûr, mais bon, vu comment les touristes se comportent aussi… en particulier les Européens qui semblent considérer la Turquie comme un protectorat où tout leur serait dû, en pachas méprisants et arrogants. Le tourisme de masse est un populisme et un colonialisme, enfin, un colonialisme d’après la conquête, quand il n’est plus question que d’en profiter, à moindre frais, de « se régaler », en exploitant au maximum la situation. C’est à cause de cette attitude que les Turcs ont vaincus les Croisés. 

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Le temps soudain aspiré par le temps comme le bruit de la chaine dans le sillage de l’enfant, à tout berzingue. Les roues du vélo ressemblent à des binocles. Le tintinnabulement de la sonnette atteste du silence environnant. L’apparition fugitive fait prendre conscience de son caractère fugace, in extremis. 


Heureux les pays où les enfants circulent en roue libre, librement, comme des hirondelles, où les enfants tiennent la main de leur père sans que ceux-ci soient contraints de justifier à chaque regard croisé qu’ils ne sont pas des pédocriminels en puissance. Heureux les pays où les enfants rentrent de l’école sans être accompagnés. Heureux les pays où les enfants sont en confiance (un mot de moins en moins utilisé en France, où on préfère mettre en avant les concepts de « bienveillance » et de « résilience »). Heureuse Turquie heureuse.


Je pense à chaque fois un peu à tout cela, lorsque je prends une photo, c’est pour tenter de comprendre le pays, non à en faire l’image (facile à  fabriquer et encore plus à consommer,  surtout si elle manipule les émotions). La photographie documentaire documente le réel, elle ne l’instrumentalise pas, elle est anti-narcissique et cosmopolite: elle interroge l’autre, s’interroge à l’autre pour se déconstruire soi. Celle-ci n’est pas l’illustration d’une réflexion mais sa matière, son objet et son sujet, son énoncé et son commentaire. Telle est sa fonction, au sens mathématique du terme: elle permet de définir un résultat grâce à sa composition. Chaque photographie apparaît comme l'élément d'une équation. C'est aussi la raison pour laquelle il est possible de les lire en soi - de manière égoïste - mais aussi chacune au regard des autres et par rapport aux autres - de manière collective. En monologue et en dialogue. C'est impératif si on veut que le silence parle.


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L’islamisme d’Erdogan est ultra-libéral, au niveau économique pas au niveau des moeurs. Ses succès électoraux dépendent de l’essor économique et de la hausse du niveau de vie des Turcs. Comme en Chine, la nouvelle classe moyenne accepte de fermer les yeux sur  l’autoritarisme d’Erdogan, les atteintes à la démocratie et même de voir ses libertés contrôlées à partir du moment où elle s’enrichie. Les femmes sont prêtes à porter le voile si elles peuvent s’acheter des dessous chics. 


En fait, la satisfaction des désirs et des besoins égoïstes de la population a permis à Erdogan d’entreprendre une révolution mentale et sociétale collective plus importante, en restaurant le conservatisme islamiste. Il s’agit d’une vraie anti- révolution idéologique. Contre Atatürk et contre l’Europe à qui il tourne le dos, au propre comme au figuré. En témoigne la construction des nouvelles routes toutes dirigées vers l’est, comme si Erdogan avait soudain le rêve de restaurer l’ancien empire de Darius en faisant alliance avec l’Iran ou l’empire byzantin en resserrant ses lien avec la Russie, ou les deux en faisant de la Turquie le centre d’une Triple alliance En témoigne aussi la transformation du musée Sainte Sophie en mosquée après qu’elle a été restaurée en partie avec des fonds européens… Cynisme… hypocrisie… opportunisme… malhonnêteté ? 


La crise économique a remis en question cette conversion tranquille des esprits. Afin de faire diversion, Erdogan a renforcé le contrôle sociale l’obédience religieuse, la lutte contre les mouvements démocratiques, chez les jeunes comme chez les élites et les militaires, par la violence (la force) et la terreur (la persuasion) quitte à privilégier le dogme à la loi. Cette répression est-elle durable sur le long et même le moyen terme ? ou, parce qu'il a voulu associer islamisme et ultra-libéralisme, la récession  économique (en Turquie mais aussi en Iran et au Liban) et la chute de la livre turque vont-elles contraindre Erdogan à devoir renouer des relations avec les Européens, à son corps offensé et défendant ? Face au mécontentement et à la déception de ses partisans, va-t-il devoir transformer son pouvoir autoritaire en dictature officielle ? Ou va-t-il mener les deux stratégies en même temps, celle d'un rapprochement avec l'Europe d'une part et d'un contrôle intérieur par la force et la répression d'autre part ?   


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Remerciements 


Aux stewards des bus qui proposent à chaque nouvel arrivant de l’eau de Cologne pour se laver les mains.


Aux cafés des gares routières, les seuls où il est possible de boire un thé noir en journée pendant le Ramadan.


Au paysan qui cueille une poire de son arbre pour que nous puissions étancher notre soif.


Aux prêtres et aux fidèles qui nous ont accueillis dans leurs églises et qui ont osé parler, la peur au ventre, vraiment.


Aux Imams et aux femmes qui nous ont accueillis dans leurs mosquées (je songe en particuliers à celle qui était référencée comme la seule mosquée baroque d’Istanbul - en fait elle n’avait de baroque que la porte en bois récupérée sans doute dans un maison. il nous a fallu du temps et nous avons dû posé beaucoup de questions pour la trouver. Il n’y avait que des femmes, mais elles ont reçu les étrangers comme des Princes… car c’était la première fois que des étrangers venaient jusque là.)


A tous les passants qui nous indiqués la route à suivre, les mains en guise de mots. A leurs sourires et parfois à leurs rires quand vraiment nous faisions fausse route. Aux enfants envoyés en éclaireurs pour prévenir de notre arrivée. A tous ceux qui ne comprenaient vraiment pas ce que deux étrangers venaient faire là.


 Grâce leur soit rendue

SD



 












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