CORONA-ROMA, cet été 2020 dans une Rome désertée à cause de la Covid-19. Photographies et textes de Sylvain Desmille.

 CORONA-ROMA

Cet été 2020 à Rome au temps de la Covid-19


Photographies et textes de Sylvain Desmille. 


Sans titre © Sylvain Desmille


VOUS POUVEZ TÉLÉCHARGER LE LIVRE

GRATUITEMENT AU FORMAT PDF

Le fichier fait 211 Mo et le livre fait 300 pages


SOIT VIA MON DRIVE 

SI VOUS AVEZ UNE ADRESSE GMAIL

AU LIEN SUIVANT:


LIVRE PDF CORONA ROMA VIA GOOGLE DRIVE


SOIT DIRECTEMENT VIA LE SITE SUISSE SÉCURISÉ

GROS FICHIER POUR CEUX QUI N'ONT PAS GMAIL

AU LIEN SUIVANT:


LIVRE PDF CORONA ROMA VIA GROS FICHIER



Ci-après, je mets les textes qui composent le livre.


Bonne lecture.


Sylvain Desmille. 


***



Préface


Une pandémie comme celle de la Covid-19 ou Coronavirus est un de ces évènements qui survient une fois dans une vie, du moins en l’espérant. A part les guerres mondiales, il est rare de voir l’ensemble des pays qui divisent la planète à ce point bousculer par la même vague virale, et contraints de suivre le même processus d’isolement et de restrictions sanitaires. La globalisation des modèles qui s’est accélérée depuis les années 1990, après la Chute du Mur de Berlin et des Super puissances puis la montée en nouvelle puissance du numérique, la multiplication des échanges, a contribué à l’unification du mouvement. La mise en quarantaine des territoires chinois, premier touchés par l’épidémie, a servi d’exemple voire d’exemplarité. Consignés chez eux, les habitants ont désertés les rues des villes devenues étrangement calmes et silencieuses. L’interdiction de circulation internationale a accentué cette sensation de vide en particuliers dans les métropoles touristiques, surtout celles où les contaminations et les donc les restrictions sanitaires étaient les plus importantes, comme en Italie. Milan, Florence, Rome se transformèrent en cité fantôme, surtout cet été 2020 ou elles se trouvèrent privées de touristes et abandonnées par leur habitants trop heureux de partir s’aérer hors les Murs - et contribuant à propager l’épidémie dans des territoires qui en avaient été préservés. Les touristes français que nous avons eu l’occasion de croiser étaient parmi les moins respectueux des règles sanitaires suivies par tous les Italiens dont le pays avait été mortellement touché au début de l’épidémie. Venus très égoïstement parce que le taux de contamination était devenu l’un parmi les plus bas en Europe grâce aux règles sanitaires strictes, ces touristes français rechignaient surtout respecter la distanciation physique et à porter le masque au prétexte qu’il faisait trop chaud (alors pourquoi venir en Italie ?) ou qu’ils étaient en famille ( et alors ?). Suffisants et prétentieux, donneurs de leçons, ils critiquaient les précautions italiennes qu’ils trouvaient rigoureuses donc excessives au prétexte qu’elles étaient plus permissives à force de défection en France… S’en moquant par égoïsme, et parce qu’ils étaient en vacances, comme si cela justifiait tout, soucieux uniquement de leur confort et de leurs plaisirs, invoquant leurs libertés (au pluriel), ils mettaient en danger la vie d’autrui et se révélèrent être des assassins potentiels, en contribuant à la remontée des contaminations donc des décès des plus fragiles, directement et indirectement. Si je mets en cause surtout les Français, c’est qu’ils furent majoritairement les plus nombreux à se rendre en Italie, surtout à partir du mois d’août. En revanche, rares furent ceux à passer la frontière au mois de juillet. Ce fut une bénédiction de voir la ville sans eux. Il y avait ce silence, au propre et au figuré: plus de bruits, ni de pleurs ni de cris, de colères ni de scènes de ménages ni d’enfant abandonnés à eux-mêmes. Surtout plus personne n’avait à subir l’agression des conversations idiotes et sentencieuses, aussi prétentieuses qu’incultes (non seulement fausses car sans références, mais qui condamnait la culture car élitiste: du pur trumpisme. Je me souviens d’un jeune mec de vingt-cinq ans qui certifiait à sa copine béate qu’ils se trouvaient dans le forum romain alors qu’ils n’avaient pas compris qu’ils visitaient les termes de Caracalla… Plus besoin d’avoir à regarder à droite et à gauche ni à zigzaguer pour éviter les touristes qui occupaient l’espace comme des conquérants bourgeoisement satisfaits de leur propre contentement. Il était possible de voir, d’envahir le temps et la quiétude. C’était magique. La Ville retrouvait une forme de savoir-vivre, d’éducation, dans la mesure où on ne croisait que des Romains, et souvent ceux qui n’avaient ni les moyens ni la possibilité de la fuir. D’où aussi des rencontres à la qualité humaine rare.  Yeux dans les yeux, masque oblige, mais précisément pour réaliser un regard, prendre acte de l’autre, se porter à son écoute, à sa liberté mais soucieuse de l’autre, à sa fraternité grâce à la distanciation qui implique l’écoute, à notre égalité, grâce au partage et au respect des situations. Sensation de marcher dans une ville en solitaire et solidaire, comme Diogène le Cynique serpentant dans Athènes au midi une lanterne à la main à la recherche d’un être humain authentique. Tout, au cours de cet été romain 2020, fut un instant de grâce authentique. Ceux qui connaissent un peu Rome comprendront  le caractère rare des photographies qui suivent, d’habitudes remplies par la foule et les voitures, et soudain rendues vides d’un coup de baguette magique.    

                                       

Sylvain Desmille


* * *


Colosseo, © Sylvain Desmille 



Le Colisée depuis la Via Labicana  © Sylvain Desmille 



Nouveauté 2020, après Paris, c’est au tour de Rome de succomber aux trottinettes électriques, symbole du sommet de la chaine alimentaire écologique et du progrès ludique et régressif (à croire que la mode des trottinettes classiques chez les écoliers n’étaient qu’une manière de les conditionner pour utiliser par la suite le modèle électrique des plateformes de locations). Elles maculaient la ville éternelles, tantôt rangées en cohortes comme les anciens bataillons fascistes tantôt laissées à l’abandon en plein milieu du trottoir comme une grosse merde. La ville étant quasi déserte, ceux qui les utilisaient comme moyenne locomotion pouvait circuler à loisir sans gêner les piétons, et presque essentiellement sur les grands axes, les pavés du centre historique ayant eu raison de leur enthousiasme - comme si la cité antique et renaissance se protégeait contre cette nouvelle invasion étrangère en multipliant les pièges. C’est de bonne guerre. Cela fait déjà plusieurs années que les populations du centre historique en ont assez d’habiter un quartier devenu hystérique, submergé par un tourisme de prédateurs égoïstes dont la masse serait bien accueillie si elle n’était pas en réalité dépourvue de toute éducation et de tout respect. Nombreux sont d’ailleurs les Romains à nous avoir confié qu’ils n’avaient aucune envie de revenir à la situation d’avant, ayant goûté à la tranquillité de ces jours terribles et meilleurs.


Sans doute la Municipalité prendra conscience des problèmes que posent ces trottinettes quand la situation reviendra « à la normale », vu comment les touristes se comportent en général, c’est-à-dire majoritairement. Elle devrait aussi se méfier des conséquences sur la nature du tourisme qu’elle va modifier. Au lieu de « tout voir en trois jours », grâce à elles, les touristes pressés n’auront plus désormais que de deux jours. La trottinette raccourcit la durée de circulation. De plus souvent pour ne pas avoir à les lâcher, leurs utilisateurs se contentent de jeter un coup d’oeil à la vue, de prendre une photo et de s’en aller. La visite du Capitole se fait en trois minutes chrono. Le centre historique (de la Villa Borghese au Trastevere) est faisable en une journée, visite du Colisée, trois glaces et apéro et/ou restaurant compris. Comptez une autre journée pour le Vatican et un autre lieu au choix (si gratuit) et basta cosi. Cia. Ciao. C’était super. Surtout pour les multinationales de trottinettes qui engrangent les pépettes.  Mais combien de manque à gagner vont-elles générer pour les Romains ?


* * *


C’est une sensation étrange, d’être étrangement seuls, dans un paysage où nous ne l’avions jamais été sans être pour autant étranger à cette étrangeté. Ville déserte mais pas totalement désertée, où les regards qui se croisent se saluent, instinctivement, sans vraiment se connaître ni se reconnaître, où l’autre est là, précisément à cette altérité, et comme un danger, un risque de contagion peut-être. Ville monastère, des voix basses et des murmures, des bruits de la ville silencieuse, du vent et des arbres, de la lumière rendue à sa matière, son frottement sur la pierre, ses émulsions, bruits des pas comme des bris de verre, sonorité des haleines une fois refermés les tiroirs. Ville redevenue éternelle et comme revenue de cette éternité. Etrange sensation de se retrouver seuls, vraiment seuls, à déambuler dans les ruines du forum et du Palatin, avec pour seule compagnie l’ombre portée des ruines indolentes. D’appréhender l’espace. Ses trouées et ses vides. Ses bouts de chemins tantôt effilochés, tantôt rafistolés, noués les uns aux autres par des pans de murs d’enceinte. L’impression de divaguer dans un labyrinthe de ciels ouverts, de chahuter avec des riens. Et d’être à cette pérennité, à ce néant de néons éclatés. Cette joie intime et très profonde. 


* * *


Altare della Patria e Basilica Santa Maria d'Aracoeli,  © Sylvain Desmille 


Se raccrocher aux visages, comme à la prunelle de ses yeux. Visages des affiches délavées par les intempéries, rendues au bleu des jeans, identique à celui des masques chirurgicaux qui nous couvrent une partie du visage, visages fantômes des photographies mais visages tout de même, offrant presque malgré eux la possibilité d’une dissemblance. Visages des statues, des dieux et du dieu, des héros et des saints, érodés, martelés, les yeux emplis du vide qu’ils contemple, face à nous, alter ego de nos propres visages recouverts par un morceau de bleu du ciel : montre moi ton corps que je sache qui tu es.  Visages des vestiges du visage que l’on suit à la trace. Parfois reproduits à l’infini et qui nous renvoient à notre propre mise en abîme. Du pareil mais pas au même. Visages anonymes de la rencontre fortuite. Visages décapités, mais nos ancêtres aussi coupaient la tête de leurs ennemis vaincus qu’ils accrochaient à l’encolure de leur monture, et Gilles de Rais lui aussi décapitait les enfants qu’ils venaient de violer. 


Rares sont les touristes à faire des selfies depuis que le port du masque a été instauré. Le masque instaure une idée du collectif, de la solidarité et du bien commun. De la déférence et non de la différence. Il est le revers de l’égoïsme, du narcissisme, de l’égo-portrait en guise d’auto-portrait. Avec le masque, il ne suffit plus de se montrer pour se sentir exister. Et puisque l’Image - le faire-image - ne se satisfait plus à elle-même, la conversation, le dialogue, l’écoute dessinent la sente du contour de l’être qui se trouve en face de vous. Ils permettent de mettre à nu ce que les yeux ne peuvent voir. Ils induisent et ils conduisent. Sans maquillage, ni de faux-semblant. Il ne suffit plus de se présenter pour apparaître, d’avoir de la prestance pour justifier de sa présence. Il ne suffit plus d’être là. Il faut faire chaque fois en sorte de le devenir, maintenant. Victoire de Rome sur Milan.


* * *


Porto du ripa Grande  © Sylvain Desmille 




Vaticano  © Sylvain Desmille 


Et nous, marchant comme le bonhomme piéton, sans plus de visage, que sa tête monde, point au poing, figure-figurine comme l’individu solitaire au fond des tableaux de Nicolas Poussin, ceux de la période romaine, tournant le dos à la scène et portant son regard vers l’ailleurs -  à l’intérieur extérieur de l’oeuvre elle-même -  comme un point de perspective à portée de doigts mais désignant le plus lointain. 


* * *


« Personne »: du latin persona, qui désigne le masque de théâtre que revêtent les acteurs, soit en argile ou en métal soit grâce à l’artifice du maquillage. Par extension, persona désigne le rôle, le personnage. La personne est un personnage. Lorsqu’il joue, l’acteur cesse d’être celui qu’il est pour devenir l’autre fantastique, illusoire, imaginaire. Il cesse d’être pour devenir personne.- il prête son corps  à voix qui retentit, portée par le masque, Ii incarne le texte. Etre une personne n’est pas être personne mais donner sa voix à l’autre, ne pas devenir l’autre, mais faire en sorte que l’autre prenne corps. 


« Individu": du latin individuum, qui « est indivisible ». Le terme latin renvoie au grec atomos, qui est insécable. Ce dernier désigne la plus petite partie d’un corps simple pouvant se combiner chimiquement à un autre. L’individu désigne tout être formant une unité distincte, organisée et autonome, qui ne peut être divisée sans être détruite. 


Le mot « masque » est relativement récent même si son étymologie reste obscure. Selon la première hypothèse, il viendrait du mot pré-roman maska  qui signifiait à l’origine « noir » (et que l’on retrouve dans mascara). Le masque renvoie côté pile à l’idée de la tache, de la salissure et désigne côté face la sorcière et le démon, le spectre,  le visage et l’esprit ayant versé du côté obscure. La figure de Dark Vador, celui qui porte le masque et qui est un masque lui-même, celui qui a été démasqué en est le parfait exemple contemporain. D’après la seconde hypothèse, l’origine du mot se trouverait dans la langue arabe et renverrait à la notion de  travestissement, de métamorphose (maskhara) et donc par extension de fourberie, de fausseté (masakha) de comédien et de  comédie (misk).  Le masque ferait écho au mot romain de persona. 


Dans la Rome antique, les imagines sont les masques fabriqués généralement en cire moulés sur le visage des morts dont ils sont l’empreinte. Ils étaient portés par les proches ou des acteurs en tête de cortèges des processions funèbres.  Les imagines étaient le double antithétique du mort, représentation vivante du mort marchant lui-même vers son tombeau. Ces empreintes étaient ensuite pieusement conservées dans les autels familiaux des membres de la noblesse et du Sénat, en général dans l’atrium.  A l’inverse des masques de théâtre qui sont des stéréotypes, les imagines sont des copies individuelles des visages et à cet égard ils ne pouvaient co-exister du vivant des individus, au risque de les dédoubler et de faire doublon. Car les imagines ne sont pas l’autre du même, mais bien le même fait autre. Une fois le corps de l’individu réduit en cendre, elles en perpétuent la présence, elles en sont le spectre, le fantôme, le songe et l’apparition, l’écho (imago).  


Étrange époque que la nôtre qui accorde le plus d’importance à la personne qu’à l’individu perçu plutôt comme quelqu’un ou quelque chose de quelconque ou considérée par les autres comme tel, sans grand intérêt, sans visage identifié ni personnalité et donc remplaçable à volonté. Etrange époque où on démultiplie les selfies à la manière des imagines pour s’auto-regarder, (s’auto-imaginer) sur son propre smartphone dans des métros surpeuplés, le dos courbé sur l’écran comme sur un livre de dévotion. Étrange époque qui refuse de porter un masque au prétexte du respect de la liberté personnelle et de l’impossibilité sinon pour chacun de se prendre en selfie, alors que sévit la pandémie, juste le temps au virus d’être éradiqué, et que c’est le seul moyen de protéger l’autre, de le respecter en vertu du bien commun et de la solidarité entre être humains.


Évoquant le philosophe grec à l’instant même où il portait la coupe de vin empoisonné pour se donner la mort, Richelieu dit que Socrate était un atome. Un individu. Se promener dans Rome pendant l’été 2020 c’est un peu réapprendre à (re)devenir un individu. Un atome. Un peu de rien. 


* * *


Piazza del Popolo  © Sylvain Desmille 


Piazza di Spagna e Scalinata di Trinità dei Monti  © Sylvain Desmille 



Visages devenus visibles presque uniquement que dans les musées, encadrés - distanciation et frontières oblige - certes protégés par une mince couche de verre - gilet par-balle de l’invisible - mais se livrant à visage découvert. Tout de même. Découverte du visage découvert, non masqué mais pas forcément démasqué (seul le masque nous démasque en faisant de notre regard le point focal d’un livre ouvert, sans plus d’artifice pour dissimuler ce que les yeux révèlent: les yeux dans les yeux, c’est ainsi que les anciens Grecs prenaient conscience de leur existence, en se contemplant, en se découvrant dans les yeux de l’autre: supprimer l’Autre et vous n’existez plus). Visage découvert, mais aussi à découvert comme le soldat sortant des tranchées, à l’assaut assailli de toutes part par nos regards comme une rafale de balles à blanc, de balles à sang, d’ogives nucléaires. Visage de l’autre, du non masqué, qui contemple les masqués, les sans visages, les yeux dans les yeux, qui nous regarde, mais sans nous voir, regard en regard, comme  nomme l’ouverture, le puits donnant accès à une conduite d’eau, à un aqueduc. Regard  en regard, c’est-à-dire en vis-à-vis mais pas en face à face, avec d’un côté le visage absolu, qui se livre sans retenu, qui se donne à voir et de l’autre celui masqué, qui relativise, mais précisément, comme passe de l’autre côté du miroir, ou à l’image de celui qui contemple son double antithétique: corps face à l’image, même car double.


S’il avait porté un masque, Narcisse - celui du mythe grec, pas son double antithétique freudien - aurait-il compris que celui qu’il prenait pour un autre garçon et qu’il aimait à cet égard n’était en fait que lui même ? Bas les masques ou plutôt « Masqué / démasqué, » comme le  « jour / nuit » du Jacquouille la Fripouille des Visiteurs ?  Mais Narcisse ne regardait pas comme nous nous contemplons. Narcisse n’était pas Narcissique: pour exister lui-même, il était impératif qu’il croisât le regard de l’Autre médium sans lequel il ne pouvait advenir. D’ailleurs, dès que l’Autre détournait les yeux, dès que Narcisse fermait les yeux - il cessait aussitôt d’exister dans la mesure où il ne lui était plus possible d’apparaître. Comme par enchantement. « On me voit, on me voit pas »: performance de l’espionne dans la version cinématographique d’Astérix et Cléopâtre. Mais peut-être que le problème de Narcisse est en réalité son incapacité à imaginer le monde comme une mise en perceptive ? Narcisse perçoit le monde en ligne de flottaison et non en ligne d’horizon. Point de vue sans point de vue. Point de fuite sans mise en perspective. L’aqueduc transporte l’espace, mais c’est dans l’eau du regard que se noie Narcisse. 


* * *


Robespierre coupait les têtes. Celles des nobles, du roi et de la reine, des royalistes, des factieux et des traitres, celles de tous ses opposants. Les corps décapités étaient jetés dans des fosses ou dans la Seine, seules les têtes fichées sur une pic étaient promenées dans les rues de Paris, sans autre attribut que leur visage.  Le lendemain du coup d’État du 9 thermidor an II de la République, le 28 juillet 1794, au moment de gravir à son tour les marches où se trouvait la guillotine, Robespierre avait eu quelques heures plus tôt la mâchoire arrachée par une balle. Sa tête était encapuchonnée dans un foulard. Ainsi, Robespierre perdit la tête masquée et avec une moitié de visage. 


* * *


Le livre des visages remplace désormais celui des mots. Les réseaux dit sociaux sont devenus nos bibles. L’avis des pseudonymes - visage cachées derrière une apparence - édicte les nouveaux commandements comme les anciens dieux qui avaient choisi en leur temps de se rendre volontairement invisibles, d’apparaître jamais en entant que tel mais uniquement grâce à des états de grâces et à des apparitions. Le bosquet qui brûle. La tempête de sable qui se lève. Fins politiques, ces dieux n’avaient pas tord. C’est à partir du moment où Louis XVI devient un être physique, conduit par le Peuple à Paris puis mis aux arrêts  que le principe de royauté succombe. Le représentant de Dieu sur Terre en perd la tête. Les réseaux sociaux sont une contre-révolution de nature religieuse, c’est-à-dire fondée sur un lien ( le mot religion vient de relegere (rassembler) et religare (relier), aujourd’hui on parle de connexion ), un lien  de croyance et d’obédiences, ou le sentiment, l’impulsion priment sur la raison et la prise de conscience: chacun s’y prend pour un roi, avec ses abonnés en guise de cours. L’appartenance à un groupe influent justifie une légitimité d’existence.  Et comme chaque ego se perçoit comme le centre de son propre monde, l’opinion prise à la fois comme entité singulière et collective fait diktat Le fait de donner son avis personnel en public, d’en faire la publicité, en fait et crée une opinion publique. Sur Facebook, le signalement en guise de délation et le lynchage au nom de la liberté d’expression, On pointe du doigt, harcèle, met à mort. Pouce baissé. Car son jugement fait loi, sans tenir compte des lois nationales. Sans tenir compte de l’Autre: la voix du plus grand nombre censure et interdit à celui qu’elle perçoit comme différent de prendre la parole. Ceux qui mettent en avant leur liberté individuelle, l’auto-régulation et l’auto-gestion n’aspirent en vérité qu’à élimer toute forme de libre arbitre et d’altérité: « Si tu ne penses pas comme moi, alors tu cesses d’exister ».  Le démocratisme cherche à mettre à mort la démocratie, car qui dit minorité dit opposition. Et donc signalement. Le moralisme essaie de se substituer à l’éthique. Hypocrisie des frustrés, ceux qui dénoncent le port du masque pendant la pandémie prennent la parole mais masqués derrière leur pseudonyme, en anonyme, en contemplant leur reflet sur l’écran de leur ordinateur ou de leur smartphone. 


* * *


Porteurs de masques, porteurs de myrrhe, d’or et d’encens, porteur d’eau, d’huile sainte et de parfum précieux, licteurs ouvrant le passage au consul romain. Nous marchons dans Rome comme des Narcisse a demi masqués.


* * *


Foro Romano  © Sylvain Desmille 


Marcher dans le forum déserté de l’antique cité romaine  m’évoque une nouvelle de Jorge Luis Borges publiée en 1949 dans L’Aleph et intitulée en français « Cité des Immortels » (« El Immortal » dans le texte). L’auteur argentin y décrit la rencontre entre Homère et un tribun militaire romain au troisième siècle de notre ère dans une cité en ruine, jadis construite par un peuple devenu aux fils des âges de l’humanité des troglodytes aphasiques, las et repus de leur immortalité. Homère y a trouvé refuge. La nouvelle raconte son odyssée de l’immortalité vers la mort.  C’est un voyage initiatique, mais à l’envers, dont le but l’effacement de la personnalité individuelle. L’auteur disparait, à peine perceptible comme un ombre qui se rétracte au midi ou un trait de lune sous la porte. On l'aperçoit, juste en filigrane, fantôme trainant des pieds dans le texte, reflet à la surface l’onde, bateau-ivre dont il aurait lui-même dénoué l’amarre comme on coupe le cordon ombilical d’un coup sec. Mais le reflet est autant métaphore que métamorphose: plus le narrateur décrit le voyage de l’Immortel et plus on prend conscience qu’il s’agit d’Homère lui-même, qui s’est peu à peu infiltré dans le texte et le regard du lecteur, comme s’il n’y avait d’érosion que par capillarité et  porosité, de disparition que par transmission.


La cité que décrit Borgès évoque un conglomérat de bâtiments  référentiels tirés de différentes villes antiques, sortes de folies du XVIIIe siècle entremêlées les unes aux autres comme dans racines dessinant un labyrinthe. Ce cosmopolitisme architectural me rappelle  les mise en scène du peintre Nicolas Poussin. Lui aussi associait différents monuments antiques dans ses toiles aux sujets historiques et mythologiques. Et longtemps, je me suis dis que l’oeuvre de Poussin donnait les clés pour retrouver la carte et le passage qui donne accès à la Cité des Immortels décrite par Borgès plusieurs siècles plus tard. Et c’est la même impression que j’éprouve en marchant dans un Forum désert, bordés d’églises dont les fondations repose sur les vestiges d’anciens temples païens. Disparition, transmission. Peut-être que dans un recoin du crypto portique néronien se trouve un passage. Peut-être que l’ombre qui me guide n’est autre que celle d’Homère le Nautier qui s’est infiltré dans la mienne au rythme tranquille de mes pas sur la voie sacrée.


* * *


Monde d’hier: féminicide: meurtre de femme(s) ou de fille(s) perpétré par des hommes au prétexte qu’elle sont des filles ou des femmes (du genre femelle).


Monde de demain: androcide: meurtre d’homme(s) mais pas toujours des garçons (ah, l’instinct maternel !) perpétré par des femmes au prétexte qu’ils sont des hommes (du genre mâle). 


Attention à ne pas confondre androcide et homicide  (meurtre d’un être humain par un autre être humain) même si certain(e)s fémininistes voudraient voir évoluer le mot jugé trop stigmatisant à leur goût et trop sexiste à leurs yeux, d’où le néologisme féminicide, en opposition à homicide, et ce même si l’étymologie d’homicide ne renvoie en rien à l’homme comme genre mais à l’homme comme comme espèce animale (homo). Vir (de l’indo-européen wiros, le guerrier) désigne en latin le mâle, celui qui possède un sexe virile. A ne pas confondre avec l’homo, l’espèce humaine, sans différence de genre et tout genre confondu). A ne pas confonde avec « l’homo » de « homosexuel », qui vient lui de l’adjectif grec ὁμός et qui signifie « pareil » « semblable ». A cet égard l’homo latin, qui désigne donc l’espèce, fait écho à l’ὁμός grec (le semblable) dans la mesure où il ne fait pas de différence ni de distinction entre les hommes et les femmes. De mêmes les crimes homophobes sont aussi bien le fait des hommes que des femmes, qui refusent de voir deux personnes de même sexe s’aimer ou avoir des relations sexuelles entre eux et entre elles. Le terme d’androcide renvoie à la position d’Alice Coffin, élue Europe Ecologie les Verts du XIIe arrondissement de Paris, qui dans son livre Génie lesbien, appelle à éliminer les hommes comme êtres vivants genrés (ἀνήρ en grec) et identité mise à part entière. L’auteure homosexuelle accepte l’existence de la différence genre dans la mesure où elle légitime le génocide de tous les hommes et donc l’anéantissement de la motive mâle de l’humanité, qui ne serait plus homo (latin) mais juste homo (grec).  


Aussi au lieu de féminicide il serait plus logique d’utiliser le terme de gynécide qui renvoie à l’étymologie grecque de la femme comme genre (guné,: la femme, mot que l’on retrouve à la racine de misogyne ou de gynécologue). Sauf que le terme gynécide, pourtant bien plus juste, sonne trop « élitiste » à cause de ses références au grec ancien. 


C’est au nom de ce même principe que certains voudraient voir « évoluer » la notion de « droits de l’homme » en « droits de l’être humain ». Mais cette évolution implique en réalité une révolution du sens et de la définition même de notre humanité (l’être humain est-il humanité, la référence à l’être humain fait-elle nécessairement humanité ? ) Bas les masques.


* * *


Belvedere del Gianicolo recto  © Sylvain Desmille 

Belvedere del Gianicolo verso  © Sylvain Desmille 



Piazza Navona © Sylvain Desmille 



Difficile de savoir si tous les chemins mènent à Rome. Difficile de savoir si toutes les voies du Seigneur sont impénétrables. Vraiment ? Et jusqu’à quel point ? Les voies de ce dieu sont-elles aussi bien bornées que celle de l’Empire romain ?  Mais voilà, ces expressions datent d’un temps où la terre était plate. Depuis, elles tournent en rond, et en boucle. 


Présence du dieu masqué. Absence du dieu démasqué.


* * *


Corps à corps. Face à face. L’épidémie de Sida avait mis en péril le corps à corps. Celle de la Covid-19 masque le face à face. Elle est de son temps. On pourrait même dire qu’il s’agit d’une épidémie numérique, dans la mesure où chacun ne peut plus voir l’autre que par écran inter-posé. La vitre, le miroir se sont imposés comme notre nouvelle frontière: où que l’on soit grâce à WhatsApp, sans plus de considération ni d’espace - de lieux - ni de temps sinon celui de la connexion, notre visages devenu une image, notre corps un process de données véhiculées en code binaire à la vitesse de la 5G. D’où le besoin qu’éprouvent certains de se retrouver aux cafés pour se frottis-frotter aux autres corps, d’où cette envie de faire du sport pour sentir leur  corps suer et puer, se donner l’impression d’exister physiquement en tant qu’être de souffle et de fluides corporels. Et peut-être sont-ils déjà has-been, obsolètes, vestiges d’un monde d’avant dépourvu d’intérêt - sauf si les grandes industries algorithmiques en ont besoin pour se développer oui elles y ont investi.  A moins encore qu’il s’agisse de répandre l’épidémie du faire-image, en transformant les lieux de convivialité en réseaux sociaux, et en faisant de chaque rencontre le face-à-face de deux narcissiques, de deux besoins et de deux intérêts. Jeux des Je. Hypocrisie des avis « partagés ». Imposture des postures. Démasqués et masqués. 


* * *


Tout au long de mon périple dans Rome, j’ai cherché un visage parmi ceux des affiches, des oeuvres d’art auquel j’aurais pu m’identifier. Plus y transparaître qu’y apparaître. C’était l’occasion aussi de mettre son mouchoir sur ses timidités, et de regarder les publicités ou les  statues et les personnages des tableaux non comme des représentations mais comme des personnalités à part entière, avec lesquelles converser, pour apprendre à les connaître, les envisager à visage découvert, du moins de leur côté. Le masque permettait en effet de rompre le face à face classique du regardant-regardé. Parfois, c’était de la bonne vieille et grosse drague: « T’as de belles lèvres, tu sais ». Parfois, la conversation n’allait guère plus loin que les banalités de politesse. Parfois, elles s’envenimaient. Parfois leur intérêt réciproque les faisait se prolonger jusqu’à avoir des fourmis dans les pieds et aux chevilles. Et puis, il y avait les silence de clins d’oeil, des fous-rire à demi-étouffés (masque oblige, de mon côté), le rouge au front qui vire au point de côté. 


C’est presque vers la fin de mon séjour que je l’ai trouvé, au musée des Marchés de Trajan. Je trouve que ce visage de pierre  me correspond bien. Il est tel que je me vois en réalité, lépreux comme le portrait de Dorian Gray. Il traduit bien l’esprit de cette crise épidémique et sanitaire. J’aime aussi son silence de sablier, à l’instant précis où on le renverse, cette idée du temps qui avance mais comme un décompte. L’apparence de cette statue est ma transparence, et je la remercie pour son honnêteté.  


Testa © Sylvain Desmille 


* * *


C’est étrange et même de voir comment certains réagissent comme s’ils étaient persuadés que la pandémie allaient provoquer un changement de société voire de civilisation. Elle peut certes être le révélateur d’un processus déjà en action dont elle aurait accru un peu plus le contraste et accéléré le mouvement, mais à la vérité elle n’a entraîné aucun changement de fond, en Europe de l’Ouest du moins. Les mises en garde des complotistes proférées comme des prédictions de fin du monde n’étaient que fantasmes et mensonges. Le masque n’a jamais été un maillon (la preuve on n’a pas arrêté d’entendre hurler au loup les anti-masques et de les voir manifester). La réaction des États démocratiques face à la pandémie n’a pas provoqué de politique réactionnaire, au contraire. En revanche, les gouvernements autoritaires et les mouvements politiques extrémistes, au nom de la liberté individuelle, n’ont pas voulu prendre au sérieux l’importance de la pandémie, pour des raisons ego-logiques, quitte à assassiner une partie de leurs concitoyens (ce qui devrait les conduire devant un tribunal international pour crime contre l’humanité). 


La démocratie, elle, est plutôt sortie grandie de cette crise (mise à l’épreuve de la séparation des pouvoirs, transparence des décisions, efficacité des contre-pouvoirs). Les États ont repris la main sur l’économie et démontré leur force régulatrice sociale et financière majeures. L’épidémie a même remis en avant les théories du Welfare State, de l’Etat providence plus capables de résoudre les problèmes que les idéologies néolibérales. Pour les libertariens, mouvement transversale de gauche comme de droite, mieux aurait fallu laisser-faire, ne fixer aucune restrictions car seule la loi du plus fort, la loi de la jungle, la fatalité c’est-à-dire leurs intérêts égoïstes (leur confort en guise de conscience) devaient régler les situations, sans tenir compte le moindre des autres sauf à les utiliser pour leur compte personnel (ils préfèrent parler de « libertéS individuelleS »). En réalité, le principe réaliste de solidarité a plus fonctionné que le diktat des réseaux communautaires. Le principe majoritaire - collectif - a résisté aux pressions des forces minoritaires - égoïstes - qui tentaient d’imposer leurs désirs et volontés (et non leur loi). On peut estimer en France à environ un tiers de salauds, un bon tiers, pour deux petits tiers de personnes soucieuses du bien commun (dimension collective à ne pas confondre avec la « bienveillance » qui sous-entend une relation de type individuelle),, et ce quelques soient les classes d’âges et les classes sociales, les « origines » comme impose de le dire le politiquement correct.). Les classes d’âge des quarantenaires et cinquantenaires, celles qui ont subi peu ou prou l’épidémie de SIDA, ont été celles à avoir le plus respecté les restrictions et gestes barrières. En Italie, le nombre des Salauds est encore moins important (autour de 15%), avec des différences régionales importantes cependant. 


En fait l’épidémie de la Covid-19 n’aura été qu’une parenthèse désenchantée car révélatrice des limites dès que chacun se retrouve confronté à la conscience de soi, à sa solitude, à l’écho des silences, en face à face mais pour se percevoir tel qu’il est, apparition dépourvue de paraître, sans plus de fantasmes c’est-à-dire d’hypocrisie. La question du port du masque a permis aussi de démasquer ceux pour lesquels il n’était plus possible d’éprouver en conscience et par raison que du mépris à force de ne  même plus parvenir à les prendre en pitié. Elle a (dé)montré des grandeurs et permis de relativiser les hiérarchisations sociales. Elle a mis en évidence la primauté de la notion d’honnêteté intellectuelle, c’est-à-dire de l’éthique sur le moralisme, du soi sur le moi  et du rapport à l’autre comme liberté individuelle. A cet égard, cette période fut aussi enchanteresse. Marcher dans une Rome déserte a été une expérience inoubliable, sans doute unique. Elle offrait la possibilité de sentir toutes les présences (pas des fantômes mais des là là là) qui y déambulaient depuis sa fondation, à notre image cet été 2020, visages à demi-masqués par le temps et l’émotion, comme l’acteur contemplant depuis la scène le théâtre vide, mais ressentant quand il passe sa main sur chaque siège les rires, les pleurs et les sourires accrochés aux mailles du tissus. La Rome que j’aime.

© Sylvain Desmille.








Commentaires