L'ART DU RING, OUVRAGE PHOTOGRAPHIQUE DE SYLVAIN DESMILLE ©

 

A l'entrainement, par Sylvain Desmille ©

Daddy Lord C du groupe de rap "La Cliqua", par Sylvain Desmille ©


Voilà quelques années, j'ai écrit et fais les entretiens d'un film documentaire pour France 3 consacré à la boxe dans les clubs amateurs de la banlieue parisienne et intitulé L'art du ring. En marge du tournage, et surtout lors de sa préparation, j'ai eu l'occasion de réaliser une sorte de documentaire photographique très personnel. Confinement oblige, en fouillant dans mes archives, j'en ai retrouvé les négatifs. Et c'est à partir de ces images que j'ai composé ce livre photographique, L'art du ring, boxing Shadows.  Vous pouvez le télécharger gratuitement au format PDF via mon google drive (free download PDF by google drive) au lien suivant:


LIEN PDF "L'ART DU RING" DE SYLVAIN DESMILLE, NOV.2020


L'ouvrage d'origine est au format A3. Comme d'habitude, le mieux est de le consulter en mode" double page" afin de mieux en saisir la composition, et de faire dialoguer les images. Pour ce faire il suffit de  cliquer dans la barre supérieure du menu PDF sur "Affichage "puis dans l'onglet "Affichage de la page", puis "Deux pages" (avec ou sans défilement, selon que vous voulez lire les textes ou non). 

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Au plaisir de vos retours,

Sylvain Desmille.


CI-APRÈS LES TEXTES DE L'ART DU RING

de Sylvain Desmille ©


Il y a plusieurs années de cela, j’ai été l’auteur d’un film diffusé à l’origine par France 3 et intitulé L’art du ring. C’est la première fois que je découvrais le monde des clubs de boxe. Une étrange étrangeté autant de mon point de vue que des boxeurs qui ont vu débarqué la caricature de l’intello que j’étais, plus Tombeau des lucioles que Rocky Balboa. En apparence, tout aurait dû nous séparer. Je ne comprenais rien à ce sport, n’en connaissais ni les règles ni les subtilités, à peine l’histoire et uniquement pour avoir lu un article encyclopédique. Mes références s’appuyaient plus sur Cocteau et Genet, auteurs qu’aucun des athlètes ne connaissait, sauf Pierre, un étudiant en Histoire, et encore uniquement de nom. Et il riait chaque fois que je les évoquais ou que je lisais un passage. C’était tellement incongru de voir un gringalet limite crevette sortir sans cesse des livres de sa besace au milieu des sacs qui se balançaient - et évitant de justesse d’en prendre un en pleine poire - que les boxeurs m’ont finalement assez vite accepté. Peut-être aussi parce que je ne faisais pas mine non plus de vouloir faire croire que je m’y connaissais ni faire semblant que je voulais m’y mettre. Au final, même si nous appartenions à deux liquides de densité différente, nos frontières ont fini par se rencontrer et fusionner comme lors d’un match de boxe le face à face de l’autre et de l’autre. Il fait dire que je me rendais presque tous les soirs dans une des salles, sises en banlieue parisienne (certaines ont disparu, comme celle où Marcel Cerdan venait s’entraîner en son temps), en fait pour apprendre, ou du moins tenter de comprendre ce que représentait la boxe pour ces gars d’âges - de génération - et de milieu très différents, puis pour me rendre compte de toutes les subtilités de l’art du ring. Et puis ce qui n’était en fait que de la curiosité est devenu un intérêt réel. 


Mon absence de culture sportive m’a permis d’appréhender ce monde sans tenir compte ni respecter les stéréotypes des spécialistes et des commentateurs, sans en reproduire ni perpétuer les clichés. Peut-être que les photographies présentées ici se démarquent-elles du « faire image » classique des photos de boxe. Elles ne se démarquent pas de la réalité, en jouant cherchant à l’interpréter à contre-courant, un peu comme les chanteurs de The Voice interprétant de manière très « personnelle » une chanson connue à contre-sens ou a contrario, tout cela pour faire moderne. Ces photos ne présentent pas une contre-image mais plutôt une autre image des salles de boxe au ring, moins conventionnelle même si elles restent convenues. En tout cas, c’est ce qui m’est apparu quand j’ai retrouvé les négatifs de ce qui reste juste un travail documentaire - de la photo documentaire - et une expérience (de trois mois à peine). J’ai opté d’ailleurs ici pour une narration assez classique, de la salle d’entraînement au combat sur le ring,  de l’ombre à la lumière. Au fil de mes allées et venues, l’appareil photo a remplacé de les livres que je tirais comme un diable de mon sac. Comme les boxeurs s’étaient habitués à ce geste, ils n’ont rien dit quand j’ai commencé à les photographier. Pas de manière systématique. Sans stratégie. Un peu comme ça. Pas vraiment naturellement - il faut conserver une distance - mais simplement - et donc d’assez près. Et parce que je n’avais aucune idée derrière la tête, j’ai pu leur tirer le portait - un peu comme on tire les cartes, pour essayer de restaurer les traits d’un destin à travers le regard poker-face. 


Ces photographies témoignent peut-être d’un monde qui n’est plus. Elles datent d’avant l’an 2000. Elles sont en noir et blanc. Elles sont parfois un peu floues, un peu tremblées, le point est un peu mou mais quand je les ai revues, ce que je prenais hier pour des faiblesses techniques m’est apparu être un signe de justesse, dégagé des techniques de la réthorique. La photo correspond exactement et rend parfaitement l’atmosphère au moment de la prise de vue. Elle en est un état de conscience sensitif.

Sylvain Desmille.


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Allah, Amen. En position. Travail du corps. A l’épreuve du corps. Comme on dit « à l’épreuve des balles ». Et d’une épreuve, le corps comme un livre en correction. Le corps à corps. A corps et à cri, mais en retenant ses cris. Face à face. En face. Pour déconstruire le corps décor, s’y reconstruire, et d’halètement en halètement. Corps crachats. Qui exsude. Par tous ses pores. A son corps ascendant. Cette force. La force qui surgit. Cette régurgitation. Mais cette force, ma force sera-t-elle suffisante ? Pour vaincre. Cette crainte, sourde comme la pomme sûre. Entraînement. Travail du corps. Travail de la raison. Car à cet instant précis, mon corps est mon seul dieu. Laïc.



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La salle d’entraînement est un lieu d’énergie brute. Pas vraiment brutale. Plutôt un de ces endroits où tout semble en mouvement. Les sacs de frappe oscillent comme le tic-tac de la boussole quand elle se trouve à cheval sur l’équateur. Certains pour s’échauffer font des pompes - je n’ai jamais vu faire autant de pompes, ni avec autant de facilité - un peu comme si je me retrouvais dans un film hollywoodien, sauf que cette fois-ci c’était pour de vrai. D’autres font de la corde à sauter, tantôt pieds joints tantôt comme s’ils montaient un escalier imaginaire. C’est étrange d’entendre la ligne d’horizon zozoter quand elle fend l’air et clignoter dès qu’elle frappe le sol. D’autres boxent dans le vide, comme s’ils combattaient un ennemi invisible, leur propre ombre, face à face sans reflet, le miroir réduit en poudre d’escampette. Quand vous vous placez au centre de la salle, vous ressentez tous ces pôles magnétiques, ils vous traversent. C’est une sensation assez étrange, une expérience plutôt, difficile à décrire à ceux qui n’ont pas été électrocutés ou qui n’ont pas dansé dans une rave party devant un mur de sons, au sens premier du terme, muraille dont chaque bloc est en fait une enceinte. J’imagine que c’est la raison pour laquelle les boxeurs musclent autant leurs corps: pour ne sentir leur squelette trembler quand l’énergie grimpe sous les combles. 


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Une sorte de complicité s’était installée entre nous, pas une franche camaraderie - chaque boxeur sait qu’il peut un jour ou l’autre se retrouver sur le ring avec un mec de sa salle, et que ce jour là rien ne devra l’empêcher de porter ses coups. Une sorte de respect ou d’indifférence. Peut être parce que je ne représentais aucun défi, aucun enjeu. J’étais une alternative et non un alter-ego. Chacun à sa place. Mon corps n’était pas leurs corps. Je glissais entre eux comme l’ombre qui chevauche l’ombre. Je crois que c’est la raison pour laquelle j’ai pu les photographier au plus près. Dos au mur. Sans recul. Sans distance. À portée de peau. Brute. Jamais brutale.


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Souvent, je repensais à la nouvelle de Tennessee  Williams, Le Boxeur manchot, qui avait tellement émue mon adolescence (c’était de mon âge): « Pendant l’hiver 1939, à la Nouvelle Orléans, on pouvait voir un trio de jeunes garçons qui se tenaient généralement au coin de Canal Street, l’artère principale de la ville, et l’une de ces petites rues qui pénètrent le vieux quartier. Deux d’entre eux, qui avaient peut-être dix-sept ans, n’avaient rien de remarquable; mais le troisième, qui était plus âgé, on ne pouvait l’oublier. Il s’appelait Oliver Winemiller, et, avant de perdre un bras, il avait été champion de boxe, catégorie mi-lourds, pour la flotte du pacifique. Maintenant, il ressemblait à la statue brisée d’un apollon: il avait la froideur et l’impassibilité d’une figure de pierre ».


Tennessee Williams utilise le point virgule comme un boxeur: coup du poing (direct, uppercut) et esquive de la virgule. Cocteau, lui, l’utilise comme un pas de danse.


© Sylvain Desmille


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C’est comme ça. Je n’ai jamais eu la mémoire des noms. Peut-être parce que c’est plus la réalité de la personne que son ego qui m’intéresse, sa personnalité, oui, de cela je me souviens. C’était un géant malien, de plus de deux mètres. Ce n’était pas une force de la nature, il était la nature faite force. Catégorie poids lourd. Quand il frappait un sac de 250 kilogrammes celui s’envoyait en l’air comme le Bourdon de Notre-Dame le jour de la Victoire, le trapéziste propulsé dans la piste aux étoiles par la ruade d’un cheval effrayé. Il le faisait avec un facilité déconcertante, comme on envoie un petit pois d’une pichenette. Je l’ai croisé par hasard une fois en journée, il rénovait les rues parisiennes: il fallait le voir défoncer le macadam à coup de marteau-piqueur, comme s’il fracassait la croûte en sucre de la crème brûlée avec une petite cuillère. Ensuite, sa journée terminée, il allait s’entraîner à la salle de boxe. Il commençait toujours par faire une bonne centaine de pompes - normal ! normal ?  - puis il cognait pendant une heure ou deux dans le sac. D’abord en maillot de corps, puis torse nu. Wow. La force brute, jamais brutale. Il était toujours attentionné, soucieux des autres gars de la salle, qui de toute façon n’en menaient pas large à ses côtés. Nous étions si différents l’un de l’autre que nous sommes d’emblée très bien entendus. Il le fallait. Car le jour du combat, ce n’était plus le gentil Sisse que je croisais dans les vestiaires, mais un tueur, sans pitié pour son adversaire. Sans Clémence. C’est à ce moment précis que j’ai compris - qu’il m’a semblé comprendre pour la première fois -ce que c’était, la guerre. La guerre pour de vraie.  Pas celle des mots balles-à-blanc. Celle des vraies balles. Et je revoyais les sacs de frappe voltiger comme les gambettes des danseuses de french Can-Can. 


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Lorsque je regarde ces photographies, il me semble y percevoir des rapprochements avec l’oeuvre de Francis Bacon. Le peintre s’est intéressé à la boxe, et l’a représentée. Il y voyait des correspondances avec la corrida. L’espace enclos, avec les spectateurs autour. Le jeu des ombres. L’affrontement. La violence. L’esquive. La brutalité. Le duel, mais au sens grec du terme,  ce cas grammatical très particulier, vestige fossile de l’indo-européen, qui, en sus du singulier et du pluriel, désignait tout ce qui existe par pair. Les couilles, les mains, les bras, les jambes et les yeux. Le corps et le corps. Pas le corps à corps. Le corps et le corps, cette semblance (l’un et l’autre, là, pour être le vainqueur) cette altérité (l’adversaire, le vaincu). Le coup décisif comme le geste du peintre. Le coup d’éponge de Bacon, qui rabote. Le coup qui cogne. Quand tout se brouille. Direct au foie. Direct au menton. Quand on entre dans les vapes. Uppercut. Quand la toile doit rendre compte de cela, juste de cela, la toile qui se tend et qui se détend. La sensation du coup. Pas le coup, pour le coup, mais son impression. Pas l’idée de la douleur, mais la douleur. Brute et brutale. Pas la lente décomposition de l’hématome, mais son surgissement,  à l’instant de l’impact.


Pour Bacon, la toile est un ring. Pas forcément un espace sacré - Romulus traçant à l’araire le sillon du pomoerium romain, limites sacrée de la cité. Un ring. Avec ses cordages qui rappellent les lignes des gages dans lesquelles ils enchâssent les figures. Comme le cadre de la photographie aussi, à partir du moment où elle choisit d’être sans ouverture. 


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Le boxeur protège ses mains. Il les enveloppe dans une bande, très serrée, comme les momificateurs le faisaient avec les cadavres des défunts égyptiens. C’est un rituel. Une manière d’oublier ses mains, en les faisant disparaître. De s’en abstraire. Le gant de boxe est une armure, et comme à l’époque des pages, il faut demander l’aide d’un proche en qui on a vraiment confiance pour nouer les lanières à la manière d’un corset, fermement tendues mais pas trop non plus pour ne pas couper la circulation sanguine. Ainsi paré, le boxer n’a plus de main. Il n’est qu’un poing. Un geste. Une intensité. 


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Les entraîneurs sont des figures majeures de la boxe. Ils en sont la mémoire, les gardiens et les transmetteurs de son Histoire, les garants du respect de ses règles. Les boxeurs apparaissent parfois comme des figures héroïques. Les coachs sont le visage et l’âme du Noble art.  Ils sont ceux qui perdurent, ceux qui restent. D’année en année, ils accueillent les nouvelles générations, prodiguent leurs conseils, détectent la perle rare, bientôt dissoute dans le vinaigre des compétitions.  A l ‘époque de ces photos - prises à l'hiver 1996, début 1997 - le plus grands nombre des entraîneurs étaient assez âgés (sauf un, aussi antipathique, fort en gueule et complexé que mon prof de sport au lycée). Certains semblaient tout droit sortis d’un film de Michel Audiard - le roi de la punchline avant l’heure, de la petite phrase uppercut. Certains avaient des allures de Commissaire Maigret, époque Jean Richard. Il y en avait aussi un qui traversait les rings comme un Homère les champs de bataille de l’Iliade.


Tous étaient des personnes remarquables. Admirables. Qui veillaient sur les membres du club comme sur leur progéniture. Des honnêtes hommes. Vraiment. Dignes et dignes de respect. Qui en avaient vu. De belles et de pas mûres, et comme il se doit, les jeunots trop confiants s’étaient faits mettre au tapis. Quatre-cinq-six. Et ce sont eux qui les avaient ramassés. Huit neuf dix. Disponibles à l’excès. La boxe était leur sacerdoce. Leur épouse et plus encore leur maîtresse - celle que son retrouve tous les soirs de cinq à sept heures au gymnase. C’est ce que j’avais fait remarqué à un directeur de club. Le vieil homme s’était alors arrêté de parler. Presque figé: des larmes coulaient de ses yeux. J’ai alors senti comme un mouvement de tension dans la salle d’entraînement. En suspension. Les boxeurs s’étaient arrêtés, l’un après l’autre, et tous tournaient la tête dans notre direction. Je n’entendais pas large.. L’intello faisait pleurer le coach. Ce dernier n’avait pas vu venir l’uppercut, deux coups serrés au foie - petite phrase, petite phrase - et un crochet direct au menton. Point final. Il n’avait pas pu esquiver à temps. Les boxeurs se sont approchés du bureau. Seule une mince verrière nous isolait - la cage de Francis Bacon. Mais le coach s’est repris. A temps. juste à temps. Il s’est levé. Il m’a serré dans ses bras. La tension est aussitôt retombée et les boxeurs ont repris leur entraînement. En revanche, il a fallu suspendre le tournage de l’entretien. L’entraîneur tenait absolument que je rencontre son épouse. Maintenant. Séance tenante. Je suis monté avec lui dans sa voiture. il me confessait qu’il s’occupait de la salle de boxe depuis plus de quinze ans, cinq jours par semaine, et il passait tous les week-ends à accompagner ses boxeurs lors des compétitions qui se déroulaient partout en France. Sa femme lavait et repassait les maillots et les shorts afin que les compétiteurs présentent bien. Impec. C’est important aussi de se sentir bien de se sentir propre. Pour vaincre. A la royale. Gagner. A la loyale. D’ailleurs sa femme était en train de repasser les tenues du club, lorsqu’elle nous a ouverts, elle ne comprenait pas bien pourquoi son mari rentrait si tôt, sans prendre la peine de la prévenir qu’il ramenait du monde. Elle n’aimait pas avoir du monde dans ses pattes lorsqu’elle faisait son repassage. Elle avait un cancer de la main.  


L’épouse du coach nous a fait un café-calvados, pour nous réchauffer, puis oust ! Bon vent. Allez, merci, dehors. L’entraîneur a embrassé sa femme et juste avant de fermer la porte, il lui a murmuré qu’il l’aimait. Elle a été plutôt surprise. D’habitude, il claquait la porte - ce que cela pouvait l’énerver… Sur le chemin de retour, il n’arrêtait pas de me redire combien il aimait sa femme. Puis, l’entretien a repris. Exactement à la place où on l’avait laissé. Avec juste une très mince pellicule de poussière sur le dossier.  Comme si de rien n’était.  Mais depuis ce jour là, j’ai cessé d’être l’intello. Pour les gars du club, j’étais devenu Celui-qui-avait-fait-pleurer-le-coach. L’été suivant, pour la première fois de leur vie, il emmena son épouse en croisière faire le tour de la Méditerranée.


© Sylvain Desmille



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J’ai appris quelques années plus tard que Sisse avait été arrêté parce que sans-papier, puis reconduit au Mali. Vainqueur à plusieurs reprises lors de compétitions sportives, sa réussite croissante avait suscité trop d’intérêt, ou peut-être de jalousie… Trop exposé à la lumière, il avait été mis à l’ombre. Je ne sais pas  s’il avait été arrêté par hasard, lors d’un contrôle de police banal - la faute à pas de chance - ou s’il avait été dénoncé. Peut-être serait-il devenu un grand champion de boxe sinon. Peut-être s’y voyait-il déjà: les honneurs, les papiers pour de bon. En même temps, il combattait toujours sans grande illusion. Juste pour vaincre. Je ne sais pas ce que Sisse est devenu. Je voudrai l’imaginer en coach, directeur d’une salle de sport de Bamako, Ségou ou Markala. Balançant des sacs de frappe au dessus du fleuve Niger. Mais l’histoire avance difficilement au pas de nos rêves. Elle les rattrape. 


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Le shadow-boxing consiste à s’entraîner en boxant dans le vide, comme si on combattait un adversaire imaginaire, une ombre (shadow en anglais). Mais quelle est la nature de cette ombre ?  S’agit-il d’un être invisible pour de vrai ? d’un encapuchonné des Enfers grecs ? Ou de sa propre ombre ? De son double antithétique, là et pas là, présent et absent. De son reflet, le grain de peau dans le tain du miroir. Moi face au Sans-Moi. Il faut bien du travail, bien de l’abnégation, de la la volonté et du courage et sans doute un peu de chance pour déborder et tenter de vaincre cette ombre, comme le Lucky Luck de la bande dessinée. Très rares sont ceux qui y parviennent. Mais telle n’est pas en fait la finalité de cet exercice: il s’agit plus d’un exercice spirituel à l’Ignace de Loyola (la boxe est très « jésuite », visant à se corriger et à progresser par soi même, d’une expérience philosophique, le face à face des stoïciens. Car la seule ambition du shadow-boxing est de vous conduire à plus de lucidité, à la lumière.


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Dans la boxe thaïlandaise, le premier round est presque une caresse. Les combattants s’observent. Se tournent autour. Se frôlent et s’effleurent. Se titillent. C’est une sorte de parade amoureuse, des préliminaires de touche à touche, par touche. Tout est extrêmement sensuel. Dans le deuxième round, les coups sont un peu plus portés. Le face à face se transforme en corps à corps. Il s’agit de repérer les faiblesses, les points forts de chcun. Dans le troisième et dernier round, il ne s’agit plus de combattre mais d’abattre l’adversaire, littéralement, vraiment, chaque coup est envoyé pour tuer. Plus de temps à perdre. Direct à la tempe. Pour faire jaillir le globe oculaire de l’orbite de l’oeil. (A l’époque, je me trouvais souvent en Asie, et un de mes amis avait failli se retrouver aveugle après un match).


La boxe anglaise est l’art du combat. A la différence de la boxe américaine, moins subtile, et qui consiste surtout à donner des coups et à savoir les encaisser, le noble art privilégie l’esquive, le jeu de jambe, avec l’idée d’affaiblir celui que l’on combat, c’est-à-dire d’entrer en résistance, de comparer et de confondre sa résistance. La boxe anglaise est un tango. Un pas de danse. Tous les spectateurs fixent les poings mais c’est aux pieds que tout se joue et que chacun parie son va-tout, tente le tout pour le tout. C’est pourquoi les combats des poids coq sont si beaux à regarder, chacun sur ses ergots et à hocher de la crête. Le corps tendu comme un filet jeté à la marée. Le terme KO qui scelle la défaite de ceux qui se rendent à la terre est révélateur: KO est l’initial de Knock-out, qui en anglais signifie « assommer », il est aussi le double-antithétique - le reflet dans le miroir - de OK, abréviation de Zéro Killed, utilisé pendant la Première guerre mondiale pour signaler les rares journée sans pertes humaine.


C’est ainsi. Les Thaïs combatte pour tuer. Les Occidentaux combattent juste pour combattre. 


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Avant de monter sur le ring la pesée est un moment crucial, car elle détermine la catégorie dans laquelle vous vous allez combattre: poids-mi-mouches, poids mouches, poids coqs, poids légers, poids welters, poids moyens, poids mi-lourds, poids lourds. La catégorie est une garantie d’équité entre les boxeurs, à la différence des combats à la guerre, ou dans les tournois de chevalerie. Sur le ring, David combat David et Goliath combat Goliath. A poids égal (l’équilibre) mais pas à force égale, question de technique ou de puissance dans les bras. Aussi,  le but est-il de se situer toujours au plafond d’une catégorie, jamais au plancher, au risque sinon de se retrouver direct au tapis. Les boxeurs s’astreignent à des régimes de midinettes pour tenir leurs poids. Certains, le jour de la pesée, ont si peur de basculer de catégorie qu’ils se pissent et se chient dessus, littéralement, ou tout du moins dans la cuvette des toilettes, ce qui leur permet d’expulser les quelques grammes et d’atteindre ainsi leur objectif. D’autres enlèvent slip et chaussettes. Beau cul, belle bite (seuls ceux qui ont une belle bite d’ailleurs le font). Nus comme les esclaves de Spartacus dans l’affrontement avec les soldats romains. Car c’est aussi à la pesée qu’on jauge et que l’on défie l’adversaire. Nu comme un vers et le sourire droit dans les yeux Qui n’a plus rien à perdre à tout à gagner. 


© Sylvain Desmille


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Le combat est la finalité de toutes les semaines, les mois, les années d’entraînement. Il est sa mise en lumière, son apothéose. L’entraînement impose sa rigueur, sa régularité, sa progression. Il est une métamorphose, dont il est possible de se rendre compte que le jour du combat, dans l’espace saturé de lumière du ring. En dehors, c’est le domaine des ombres, des cris d’encouragements et de déstabilisation, de joie et de haine, sifflements et applaudissements. Dans l’ombre, comme sur les gradins des amphithéâtres très antiques, les spectateurs ne sont que sentiments et bêtes. Le ring est le domaine des hommes, celui de la logique et de la raison, de la stratégie d’abattement. La salle d’entraînement est physique. Le vestiaire avant le combat est psychologique, car la lutte est d’abord entre soi et avec soi, contre l’ange - le coup dans le tibia avant qu’il ne vous nique le genou. Elle n’est pas seulement un échauffement de courage; elle impose d’abord le contrôle de sa peur - pour les honnêtes hommes - ou de s’auto-convaincre de la certitude de sa victoire - pour les croyants. L’odeur d’un vestiaire le jour du combat n’a d’ailleurs rien à voir avec celle des soirs d’entraînements. Le ring est lui est un espace métaphysique, au sens étymologique du terme, il se situe d’ailleurs au dessus de tout ce qui l’entoure, juché sur  un podium à l’instar des anciens temples. Il est sexualité (les spectateurs regardent les boxeurs comme des strip-teaseuses dans les lumières de leur cabines de pipe-show). Les crochets sont des corps à corps - comme deux a(i)mants de polarité différentes s’attirent - les combattants s’enlacent avant de se repousser bras tendu pour mieux porter son coups, restaurer la distance. (C’est aussi sans doute la raison pour laquelle on met des jolies filles en tenues minimes défiler avec une pancarte numérotée pour signifier le changement de round: une manière de restaurer un peu de virilité machiste). Il faut voir les entraîneurs et les soigneurs être aux petits soins pour les combattants. Il y a de la tendresse, presque paternelle ou fraternelle. De l’attention. Un peu comme on le faisait jadis dans les civilisations précolombiennes envers le Bouc-Émissaire bientôt sacrifié pour le bonheur de tous. Plus un coach prodigue conseils et soins, plus il redonne confiance en soi et plus le boxeur a des chances de l’emporter. S’il se contente du minimum syndical - et cela se voit, cela se sent, parfois il s’agit d’ailleurs de rapport d’entente avec le club adverse - moins son champion a de chance de vaincre. C’est ce qui est arrivé à Pierre. Pourtant l’étudiant en histoire s’est bien battu, jusqu’au bout, sans rien céder - et cela en a étonné plus d’un, surtout ceux pour qui seuls les exclus du système, les défavorisés, les rebuts ont assez de niaque pour gagner ou méritent de vaincre. Mais ils oublient que le propre de la boxe est précisément d’élever chacun, pas à égalité avec son adversaire mais de les placer l’un en face de l’autre à chance égale. A cet égard, la boxe est une école républicaine qui a réussi sa mission (du moins à l’époque, car le communautarisme a depuis peut-être accompli ses ravages et ses clivages, on le pressentait dans certains clubs de moins en moins inter-communautaires, de moins en moins républicains). La boxe n’est pas une « école de la vie », c’est tout le contraire, elle apprend à vivre, de manière plus ferme, plus sûre, respectueuse et honorable. Sa justice sociale est celle de la justesse. A l’inverse de la loi de la jungle, égocentrique et narcissique, elle est maîtrise et conscience de soi. De ses limites, mais pour les dépasser.  Elle est tout ce que devrait être l’école, parce qu’elle forme des hommes de qualité et des honnête hommes. En principe. Ce ne sont jamais des défavorisés, des exclus, des rebuts qui combattent, car s’ils ne le mériteraient pas, ils ne monteraient tout simplement pas sur le ring. 


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Je ne me souviens pas de son prénom. Peut-être était-ce lui qui s’appelait Sisse en fin de compte.  Il habitait un foyer Sanacotra. Il m’y avait invité un dimanche. Il se comportait d’une manière très différente quand il était avec ses copains qu’à la salle d’entraînement. Plus jovial, expressif, dissert. Au club de boxe, il m’avait toujours paru d’une nature très discrète que les autres prenaient pour un manque de détermination et de courage. En fait, c’est sa maîtrise insuffisante du français qui expliquait sa timidité apparente. En réalité, telle n’était pas du tout sa nature. C’est ce que m’a expliqué un des jeunes travailleurs du foyer qui servait de traducteur à pas mal de gars. Et effectivement, j’ai passé une grande partie de l’après-midi et de la soirée à poursuivre une discussion passionnée et passionnante avec lui, grâce à son pote de chambrée, il pouvait enfin s’exprimer. La boxe était un sport qui lui convenait parce qu’elle impose une certaine forme de silence. Pas besoin d’étaler sa science, il suffit de voir ta technique, comment tu t’entraînes et comment tu combats, pour comprendre qui tu es. Le Charlot qui se prend pour le Grand Charles du ring est remballé dans les cordages illico presto. Difficile de jouer un rôle, de paraître différent de ce que l’on peut être sur le ring. La salle n’est pas seulement un lieu d’exercices physiques mais aussi d’examen de conscience, d’honnêteté radicale. L’adversaire que l’on combat est moins l’autre que soi, l’autre qui est en soi. C’est pourquoi le club de boxe accueillait tout le monde, sans considération ni de couleur ni d’origine sociale, ni de religion, ni de physique, du moins à l’époque. Il donne sa chance à tous.Après, pour y rester - y tenir - il faut faire ses preuves. Les tricheurs n’y survivent pas. 


Je crois d’ailleurs que c’est la raison pour laquelle j’ai aimé ce monde. Pour sa rigueur. Sa rectitude. Son honnêteté. Son accueil. Ses douceurs et sa violence. Sa sensualité et sa pudeur. Son absence de faux semblant. De faire image. Et d’ailleurs, le portrait de-peu-importe-son-nom rend bien compte de sa personnalité, dégagée de tout faire image. En fait, savoir de qui il s’agit n’a aucune importance. D’ailleurs, tout portrait devrait être anonyme, car ce n’est pas le patronyme ni la qualité qui fait la qualité de la photo. En revanche, le portrait se doit de saisir un état de conscience. Pas un ego, un état de conscience. A l’instant du déclic de l’appareil photographique, le doigt qui enfonce le bouton d’allumage du missile atomique. 


Cette prise d’image est un combat, pas si différent de celui des boxeurs. Le cadre photographique est le ring. Le photographe se retrouve face à face. Face à l’autre. Il importe très vite de comprendre l’inconnu, d’apprendre à le connaître. Ses points forts et ses points faibles. D’entrer à la fois en rivalité et en compassion. C’est une lutte d’ego qui a pour finalité d’abattre l’ego, au sens littéral: le déclic est une balle dans la tête. C’est aussi le suicide du photographe, au sens littéral du terme: le déclic est une balle tirée dans sa propre tête. Sans la mort de ces deux ego, il n’y a pas de portrait possible. Il faut pas mal de coups, au ventre, au foie, au visage, de souffle coupé, de crachats, de compréhension, de discussions, de regards échangés pour parvenir à cet état d’égalité, d’épuisement, KO-OK, chacun vainqueur et chacun vaincu. Le tout parfois en moins de trente seconde, à peine. 


Mais j’avoue que cela était plus facile avant la révolution numérique, les smartphones, les selfies, toute cette culture de la pose en mode pause, des sourires figés, tous identiques de cliché en cliché, des stéréotypes et des applications de traitement de l’image pré-définies, du faire-image et du narcissisme généralisés. Difficile de faire des portraits considérés comme une possibilité d’honnêteté dans une culture du mensonge, de l’auto-ego au prétexte de l’auto-portrait, de l’ego-fake au prétexte du cliché parfait; où chacun joue un rôle - cool, ténébreux, pétasse, sympa -  ou se donne à voir comme s’il jouait un rôle - Beauf attitude mais à la manière de Louis XIV posant pour Hyacinthe Rigaud  (on ne se prend pas pour de la merde tout de même) ou d’un bon bourgeois (mais cool); où les photographes veulent à tout prix se retrouver dans l’image de celui ou de celle qu’ils « prennent » en photo quand ils devraient au moins s’y dissoudre et au meilleur d’eux même disparaître - comme s’ils n’avaient jamais existé. Au final, les images de mode ou de style studio Harcourt me paraissent plus juste, plus honnêtes, précisément parce que leur réthorique technique ne prétend pas dire la réalité. Mes références restent plutôt celle des photographes documentaires américains des années 1930-40  qui oeuvraient pour la Farm Security Administration. C’est pourquoi aussi, les temps avançants, il m’apparait de plus en plus difficile de faire des portraits, sans doute par lâcheté ou manque de cruauté, peut-être de peur qu’ils ne montrent la réalité actuelle. 


© Sylvain Desmille


Commentaires

  1. Quel beau voyage dans ce monde inconnu de la boxe ! Tu aimes ce monde , tu en parles avec un respect et une compassion vu la violence des coups donnés et reçus . C'est effectivement une école de la vie des plus difficiles , l'entrainement dans des salles de banlieues , les petits boulots , en espérant faire tomber un adversaire inconnu mais qui permettra de monter une marche . J'ai toujours , quand j'étais jeune , regardé les grands matchs à la télé , c'est quand même les plus grands jeux du cirque qui me faisaient trembler..Bon tu écris beaucoup mieux que moi alors j'arrête , mais j'ai passé un bon moment au bord du ring. Bises et merci

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