LES DAMNÉS, des ouvriers en abattoir, critique et analyse du documentaire d'Anne-Sophie Reinhard par Sylvain Desmille.

Critique du documentaire "LES DAMNÉS, des ouvriers en abattoir" d'Anne-Sophie Reinhard,  par Sylvain Desmille.




C’est drôle parfois comment certains a priori peuvent être facilement remis en cause. Et c’est heureux. En lisant le peech du film documentaire d’Anne-Sophie Reinhardt, le redoutais déjà le côté poétique des images de forêt et des mises en scènes en pleine nature. Sur le papier, le dispositif semblait un peu forcé. En fait, ce sont ces images qui m'ont le plus convaincu. L'étalonnage de Jean-Marie Frémont en magnifie la lumière et la profondeur. J'y ai retrouvé des impressions de forêts creusoises grâce en particulier aux cadrages qui tranchent avec les représentions classiques, plus convenues. Le(s) chef(s)-opérateur(s) a/ont accompli un vrai travail d’auteurs et de réalisateurs. Une vraie réussite. 


Beauté du paysage. 


Au delà de la beauté formelle, je comprends tout à fait le choix de ces effets de mises en scènes, destinés à créer une sorte de distanciation, même si parfois cet enjeu n'est pas tenu jusqu'au bout. Quand on aurait aimé n'entendre que le silence, les bruits de la forêt et des respirations, Anne-Sophie Reinhardt ajoute de la musique, moins pour guider que pour conditionner les impressions des spectateurs. Et même si on comprend son intention lorsqu’elle sur-ajoute à la musique des cris de porcs qu’on égorge (ou qu’on tire par la pattes) - pour bien signifier combien ceux-ci continuent de résonner au de-là de l’abattoir, dans la tête des témoins, jusqu’à les hanter et à en devenir la hantise - le trait apparait un peu forcé et entre en contradiction avec l’enjeu énoncé (c’est-à-dire de se positionner loin de l’abattoir). C’est un peu nunuche qui plus est, un peu Tex Avery. En revanche, peut-être aurait-il été intéressant refaire une séquence en soi, de tous les bruits de l’abattoir, des sons des bêtes à l’abattoir, sur des images de forêts. Cela aurait été sans doute très fort, trop peut-être et même insoutenable. Mais pour le coup, on aurait été au réel. 


Mais sinon, ce dispositif fonctionne bien, et sur toute la durée du documentaire, ce qui est en soi remarquable. Il permet de se concentrer sur les témoignages et de rendre l'horreur confortable. D'imaginer l'horreur (puis qu'on ne la voit pas), de manière abstraite et distanciée, grâce au décor-pare-feux. Plus encore, on comprend dès les premières minutes que cette mise en scène était impérative, tout simplement pour que les mots puissent résonner et toucher (nos sentiments, au but). Ils n'auraient en aucun cas pu supporter ni la confrontation ni le choc des images, en particulier celles de l’association L214. Il suffit pour s'en convaincre de mettre juste le son des entretient des Damnés sur des images, même pas forcément scandaleuses. Cela ne fonctionne pas. L'image dévore les propos, les rend inaudibles. En ce sens, mettre les intervenants dans la nature, hors contexte, était une bonne idée, pour les conditionner aussi, permettre à la parole de se dire, tout simplement ?  C'est un peu comme s'ils se retrouvaient dans un studio d'enregistrement à l'air libre. Car il s'agit au fond un peu d'un film de radio (ou de la radio filmée)  - qui pourrait s'entendre de la même manière à la radio - mais qui n'est pas qu'un film de radio grâce à la beauté des images de nature du chef opérateur.


 

Plus documentaire et moins "arty",  montrant plus le réel que nous le faisant fantasmé, plus documenté mais moins compassionnel, Entrée du personnel: immersion dans un abattoir, le film de Manuela Frésil pour Arte (visible sur Youtube au lien suivant: https://www.youtube.com/watch?v=LlavHzWJhs), consacré à un abattoir de volailles  était parvenu en 2013 à associer les témoignages des ouvriers en situation dans l'abattoir, mais il s'agissait d'un film très fort car moins esthétisant, et qui se déroulait dans une usine de volailles… C’est plus difficile lorsqu’il s’agit de montrer la mise à mort de mammifères, nos semblables.


En revanche, sur le fond, le film pose des questions qui sont ses propres limites. Le propos général du film est imparable, nécéssaire. Il ne révèle pas tant qu'il dit une réalité. Les témoignages sont là pour alerter (dommage d'ailleurs que parfois on entende la réalisatrice intervenir, parce qu'à chaque fois, on change de situation, on se retrouve en interview). Et d’ailleurs, on ne peut que subir les descriptions du travail de mort. Elles sont forcément insupportables telles que les témoins en rendent compte. Moins le discours est intellectualisé, plus il est descriptif, plus il est fort. Et le film nous contraint de nous retrouver dans un état de sidération. De fascinans et tremendum: de fascination et de terreur quasi sacrée, comme les enfants qui mettent leurs mains sur leur yeux mais qui écartent un peu les doigts. Horreur de l'horreur, adrénaline de l'horreur, culpabilisation et jubilation de l'horreur. Tout n'est qu'une affaire ici de d'émotions (moins de sentiments que de sentimentalité). De même que les témoins sont contraints de suivre la cadence, d'abattre et de dépecer à marche forcée, de même la réalisatrice nous assène des coups d'émotions sur la tête, entre les deux yeux, le matador direct. Et ça marche. L'identification fonctionne. On n'est pas simplement en train de compatir avec les abatteurs, on est aussi autant la bête qu'on abat. 


La forêt (l'enfermement de la forêt) empêche qui plus est toute possibilité de s'échapper. Elle n'est pas un hâve de paix, mais le double antithétique de l'usine à tuer. On se retrouve dos aux arbres comme on serait mis dos au mur. Les troncs sont des barreaux, les branches les crochets où on accroche le bétail.  Oui la forêt, ce n'est pas le contraire de l'usine, c'est son double symbolique, renversé et non inverse. Et c'est peut-être aussi pourquoi les témoins parlent comme s'ils étaient à l'usine, parce qu'au final, le cadre les conditionne. Les gros plans (qui permettent de donner encore plus d’intensité à la parole grâce aux regards)  nous empêche de nous mettre à distance. Nous sommes mis en situation d’être des bêtes conduites à l’abattoir, enfermées dans leur cage.  Aucun point de fuite c’est-à dire-de mise en perspective, même pour tenter de comprendre et d'analyser ce qui est dit. C'est juste l'horreur, puis l'horreur, comme des coups de couteaux, à marche forcée. L'émotion, matador, l'émotion, matador. Les mots percutent. La parole dépèce. Énonce, pour dénoncer, juste dénoncer, pour condamner. On est en permanence les pieds dans le sang, dans un bain d'émotions, parfois froides, parfois à vif. Contenues ou éruptives (le montage joue sur les deux tableaux pour ne pas susciter l'ennui qui est pourtant aussi un état correspondant aux tueurs). De temps en temps, les images de la nature sont des bouffées d'oxygène, puis on nous replonge la tête dans la baignoire. Cette mise en scène en apnée - cette manipulation, cette technique de conditionnement - est une volonté de réalisation finalement comme dans les films de Leni Riefenstahl (c'est le même process / processus, le même souci du crescendo dans l'émotion/horreur). Il aurait pu s'avérer vraiment intéressante si au lieu de forcer nos émotions brutes (brutales / brutalisées), il suscitait un raisonnement ou éclairait. 


Damnés ou ouvriers ? 


Car  il n'y a pas de réelle analyse. Juste une description, au final assez répétitive, de scènes de morts ordinaires, qui auraient pu faire écho au travail répétitif, à sa banalité si la réalisatrice en avait eu l'intentionalité. Ceux qui tiennent les premières heures, les premières semaines continuent des années, et c'est aussi ce qui rend leurs témoignages insoutenables. L'habitude de la mort, l'habitude de tuer, l'habitude de voir les bêtes être mises à mort. Mais  le film n'entend pas rendre compte de cette banalité - cette chronique de la répétition, c'est-à-dire de la mort comme abattage, non du fait de tuer mais d'abattre, précisément comme on abat son travail. En revanche, chaque nouvelle description est un peu plus intolérable car elle monte en crescendo dans l'horreur, dramaturgie filmique oblige (il faut tenir le téléspectateur). Alors oui, on ne peut qu’être tétanisé, et même contraint de répéter les paroles des témoins.


Mais en fait que dénoncent-ils sinon le mode de production industrielle, à la chaîne et l'aliénation par le travail (ils ne vont pas jusqu'à critiquer le système économique car c'est aussi de leur salaire dont il s'agit) ? Qu'est-ce qu'ils ne supportent pas sinon leur condition non de tueurs mais d'ouvriers sous-payés, tenus à la chaîne - tenus à la laisse - par des salaires bas. Non leur travail, mais les conditions de travail, les conditions dans lesquelles ils abattent les bêtes. Les tueurs, les dépeceurs, les préparateurs, "les damnés" pour ne pas dire « les bourreaux » (surtout ne pas les culpabiliser) sont surtout des ouvriers en souffrance, physique (les tendinites) et psychologiques (ils maîtrisent d'ailleurs très bien le vocabulaire, la parole psychanalitiques). Qu’énoncent-ils sinon les conditions de la condition ouvrière aujourd’hui, guère différente de celle du XIXe siècle ou des années 1920. D’ailleurs ils énoncent plus qu’ils ne dénoncent. Ce qui rend leur parole aussi importante. 


 







Cette dimension, le documentaire l’évoque mais comme s'il s'agissait d’un ressort, d'une situation connexe. Et d’ailleurs le titre du film lui-même met en évidence les Damnés, alors que le sous-titre, « des ouvriers en abattoirs » se déploie en dessous, en tout petit. C'est significatif. Ça fait sens. Mais dans le titre les ouvriers - le statut de l'ouvrier - est minimisé.  Une manière d’évoquer la classe ouvrière plus comme s’il s’agissait d’un objet mais sans en faire vraiment le sujet du film. La notion de Damnés conditionne en revanche notre regard, nous dit comme nous devons appréhender les ouvriers (qui dans le documentaire se conçoivent plus comme des soldats, mais sur la défensive, qui s'auto-conditionne pour s'auto-protéger). En mettant en avant ce titre, Les Damnés, La réalisatrice privilégie la dimension religieuse, et d’une certaine manière condamne ses témoins à la réprobation. Le titre Les Damnés renvoie aussi au film de Luchino Visconti sur le nazisme. 


Sont-ils damnés parce qu’ils sont victimes d’un système de production ? Parce que ce sont des tueurs de bêtes ? Ou n’est-ce pas nous, les gentils consommateurs, qui les contraignons à cette damnation ? Et qui (les) pleurons en les écoutant décrire leur condition de travail ? 


Car il faut que les salaires des ouvriers soient bas, pour que le prix du beef steak vendu en barquette dans le supermarché soit "compétitif " - pour que la viande puisse être accessible au plus grand nombre (vendue en masse) et en particulier aux populations défavorisées. Il faut que ce mode de production perdure pour que les livreurs d'Uber Eat et de Deliveroo, qui travaillent eux-aussi à la chaîne (au propre et au figuré) et qui sont eux aussi surexploités puissent satisfaire les consommateurs qui sont ravis de manger leur poulet au lait de coco si bien présenté sans trop se demander comment on a tué les bêtes qui fournissent la matière de leur repas. D’ailleurs, ce sont eux qui en regardant le film vont être horrifiés et qui vont dénoncer cette situation inacceptable. Sont-ils cependant solidaires ou complices ? Sommes-nous solidaires ou complices ? Sommes-nous juges ou frères des ouvriers des abattoirs ? 


En ce sens, la première partie du film est un peu confuse peut-être parce qu’elle cherche plus à dénoncer qu’à énoncer. Depuis la préhistoire - depuis que l'homme a inventé l'outil pour découper la bête - on a toujours dû préparer la viande. On a toujours dû enlever les viscères, découper les mamelles (un plat goûteux dans la Rome antique, vanté par Lucullus et dans Astérix), on dû trancher les bites et la tête. C'est ce que l'on appelle le travail de boucherie (celui de Polmard, tellement vanté par ailleurs dans les médias). Le film semble le remettre en question non explicitement mais implicitement (en multipliant les descriptions « affreuses » « terribles »). Seul  l’homme à lunette qui rit (et envers lequel la réalisatrice se sent en devoir d’intervenir, précisément quand il rit, pour bien signifier: c’est un rire de gène, hein !, autrement dit vous n’êtes pas un monstre, mes intervenants ne sont pas des monstres, il faut compatir avec eux, compris ! pas question de dire autre chose que ce que la réalisatrice veut entendre et faire entendre). En fait, seul  ce témoin contre-balance le discours. 













En 1948, Georges Franju réalisait un documentaire vériste sur les abattoirs de la Villette à Paris. Le Sang des bêtes est à voir, sur Dailymotion au lien suivant: Le sang des bêtes de Georges Franju . Le passé est aussi un point de perspective. Merci à Jean Mairet pour le rappel de ce film culte. 



Car ce qui est monstrueux, c'est là encore que ce travail de boucherie s'effectue à la chaîne. Il aurait suffit de placer son intervention au début de la séquence pour mettre en avant cette dimension. et dès lors poser un vrai point de vue, à savoir, la question n'est pas la mise à mort mais comment mettre à mort, comment respecter la bête, lui éviter des souffrances, ce qui au lieu de dénoncer (d'être juste dans le sentiment) aurait été plus intelligent.  L'autre problématique aurait été de s'interroger sur le comment faire si on veut nourrir les gens et répondre à leur demande ? Ce qui est vraiment monstrueux c'est la façon dont on met à mort les bêtes, le caractère inhumain de la mise à mort des bêtes. En ce sens, on aurait beaucoup plus et mieux aimé entendre la parole du vétérinaire (et non celle de l'ergonome, dont le discours est sans grand intérêt car plus distancié,  un rien complaisant à sa manière car trop général voire généraliste  au regard de lui des autres, sinon qu’il a le mérite de mettre en relief les lieux communs, le politiquement correct et le discours convenu que d'aucuns aimeraient et veulent entendre). Le vétérinaire est le seul à clairement poser la question de la condition animale (qui aurait pu être mise au regard et en regard de la condition ouvrière, mais non). De la mise à mort dans la dignité. On sent que cette question le taraude parce qu’il a vécu la mise à mort dans les abattoirs. Son témoignage est bouleversant. 


Mettre à mort pour survivre.


A cet égard, on aurait aussi un peu mieux connaître les témoins, précisément parce qu'il s'agit d'une parole intime, en particulier celle de la femme, celui du plus taciturne ou encore de l'ouvrier d'origine espagnole - ou portugaise (?) - qui intervient souvent dans les médias (https://www.youtube.com/watch?v=UkX1U3kWvlY). Qui sont-ils ? Comment chassent-ils l’odeur du sang, l’odeur de l’abattoir quand ils rentrent chez eux (comme les mineurs qui devait enlever la couche de charbon) ? Comment fait-on pour manger de la viande et en mange-t-on seulement ? Comment gère-t-on le fait de devoir mettre à mort pour survivre ? (Cela le film l’évoque, par petites touches).  Quel est le regard de leurs proches ?  Il aurait suffit de couper parmi les nombreuses répétitions pour s’en donner le temps et la peine. Cela n’aurait pas réduit l’intensité des propos des plus humbles. Car il s’agit d’une parole rare. On se demande aussi comment s'est effectué le casting et sur quels critères. La réalisatrice a privilégié les témoins à charge, les bourreaux, les tueurs, mais en souffrance et surtout repentants (d'où encore la terminologie religieuse "les damnés"), que le film montre leur résilence. Il est  par ailleurs crucial que ceux qui pourraient paraître comme les méchants apparaissent comme des gentils,  mais des témoins à charge pour un film à charge et qui charge. Il est capital que les anciens bourreaux ne soient plus des salauds, pour que leur parole puisse être écoutée, entendue, voire qu'on puisse s'y identifier, même a contrario, même à son propre corps défendant, qu'on se mette dans leur peau. En revanche, les travailleurs déplacés et d'origine étrangère qui constituent la grande majorité des ouvriers en abattoir ne sont pas du tout représentés - ce sont eux pourtant qui ont été les victimes de la Covid-19  qui s'est propagée dans de nombreux abattoirs, précisément, en particulier en Allemagne et en France.  


En revanche, le témoignage de celui qui tient à rester anonyme (envolée lyrique mais visage masqué, ce qui n'aurait pas été gênant à la radio mais le devient quand la parole s'inscrit dans l'image, le regard) et plus encore de celui en marinière s’avèrent moins convaincants. Peut-être parce que son propos plus « intellectuel » sonne faux. A cet égard, pourquoi pas citer Hannah Arendt (c'est facile, toujours bien convenu et souvent à propos), mais à condition de rappeler que la machine de mort nazie s'inspire du mode de production industriel taylorien capitaliste, qu'au fond c'est ça le problème (mais en même temps,  le mode de production fordiste a permis aux ouvriers de s'acheter une voiture, à la classe moyenne de prospérer et aujourd'hui d'acheter des baskets et des T-shirt pas cher, des téléphones portables et des ordinateurs pour faire les films). Le metteur en scène Krysztof Warlikowsi avait déjà signifier cette correspondance en 2009 dans (A)pollonia (Festival d’Avignon) et en 2019 dans Lady Macbeth de Mzensk, l’opéra de Dimitri Chostakovitch (Opéra Bastille). Quitte a vouloir établir ce parallèle entre les nazis et les ouvriers des abattoirs, il aurait été bien de souligner que lors du génocide, même les Nazis n’ont pas mis en place une chaîne de production semblable à celle des abattoirs, car trop rituel, trop religieuse, trop insupportable. La chambre à gaz est une manière de mettre à mort sans voir les gens mourir en masse. Peut-être qu'au lieu d'évoquer Hannah Arendt ou en plus, il aurait été bon de rappeler l'oeuvre de la philosophe Simone Weil, qui, parce qu'elle se souciait du malheur des autres, a pris un travail d'ouvrière pour mieux l'appréhender (Cf. Tome II, "Écrits historiques et politiques", des Oeuvres complètes, Gallimard, Paris 1988). Or dans ce film, on ne sait pas trop si la paroles des autres est là pour dénoncer une situation au nom d'une cause, ou juste au nom du principe de dénonciation (c'est le sentiment qu'on l'on a en général et au final), ou pour être à l'autre, être aux témoins. Le titre du film est là encore un indice: la nom même de Damnés est une con-damnation. 





Lady Macbeth de Mezensk à l'Opéra Bastille en 2019

De même, on comprend pourquoi le film dénonce l’encadrement qui encourage et maintient le système. Il aurait été juste de rappeler rappeler que les contre-maitres, les cadres sont eux-aussi sous pression pour satisfaire la demande grandissante, tenir les coûts et la productivité. Et que l'abattoir à des comptes à rendre au siège, et le siège aux actionnaires. Dommage aussi que la mise à mort rituelle ait été juste évoquée, pour dire qu'on n'a pas fait l'impasse sans trop stigmatiser... Le marché de la viande dite halal représente tout de même un marché de 5,5 milliards d'euros en France d'après l'enquête du Cabinet Solis de 2010... Le nombre de bêtes tuées dans des conditions atroces est donc très considérable... 

 

En fait, si le film ne parvient pas à mettre en  évidence la question de "qu'est-ce qu’être un ouvrier aujourd’hui", un damné ?, s’il ne pose pas explicitement le fait que  la génération de l'épanouissement personnelle n'a aucune envie de travailler comme ouvrier aujourd'hui  sauf si elle y est contrainte et forcée, acculée par la pression économique, et ce, à l'heure où on s'interroge sur une réindustrialisation de la France (d’où l’appel aux "travailleurs déplacés"), il montre bien ce que c'est que la souffrance au travail, même si c'est de manière indirecte, et sans poser la question de la pénibilité (pourtant là on avait un cas d'école pour faire comprendre ce qu'elle représente). Car le sujet en réalité est de dénoncer l'abattoir tel qu'il existe aujourd’hui. On le comprend. C'est aussi un peu sa limite. Le film ne donne la parole qu'aux souffrants, qu'à ceux qui dénoncent (sauf peut être le témoin à lunettes, pas assez présent car peut-être trop discordant), il n'exprime le point de vue que celui des témoins à charge. On aurait aimé entendre les ouvriers mis en accusation au procès qui ouvre le film (très belle séquence, très beau montage). Certes, cela aurait été moins facile de les faire parler - ils sont moins dociles - cela aurait nécessité un vrai travail d'approche et sans doute cela aurait en plus complexifié le montage: on aurait moins été dans cette facilité, dans le quant-à-soi et l'entre-soi. Mais bon, on aurait bien voulu tout de même connaître les arguments des monstres. De ceux qui apparaissent a contrario des témoins du film comme des salauds. Celui des Autres. Cela aurait été plus juste, plus honnête peut-être. Et d'ailleurs leurs témoignages recouperaient-ils qui sait ceux qui sont dans le bon camp ? Mais ça, on ne le saura pas.



© Sylvain Desmille 













Voir aussi le court métrage à l'origine du documentaire

 

Un monde à part (Vimeo)






Fiche technique

 

Titre: LES DAMNÉS des ouvriers en abattoir. 

Auteur(s)-réalisateur's): Anne-Sophie Reinhardt, Arnaud Alain

Image: Julien Hogert, Eric Lesachet.

Etalonnage: Jean-Marie Frémont.

Montage: Vincent Schmitt.

Musique originale: René-Marc Bini.

Productions: Les Batelières Productions, 2020. 

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