COVID-19 CHRONIQUES DU CONFINEMENT PAR SYLVAIN DESMILLE ©



COVID-19

Madame Guichard, dite Mado. 43 ans. 
Appartement 3B.

Villes désertes, mais pas désertées, le soir les lumières aux fenêtres attestent d’un à-côté, l’autre, et c’est étrange de voir comment certains allument toutes les ampoules presque pour s’assurer de leur propre présence, se rassurer, et comment d’autres préfèrent l’intimité des lumières tamisées, comme des flammèches à la veillée, l’allongement des ombres. 

Certains soirs, des appartements restent plongés dans le noir. Soudain invisibles, inexistants. Barré de la carte comme l’effondrement sur soi d’un continent. Une Atlantide. J’imagine que tous les je accoudés à la rambarde de leur appartement se demandent la raison de cette éclipse. Les Guichard ont-ils fui pour gagner leur maison de campagne (ah bon, ils en ont les moyens ? on dirait pas). Ont-ils demander asile à des parents certes proches mais à conditions qu’ils soient le plus éloignés de Paris possible - maison avec jardin, c’est mieux. Et tous nous imaginons la petite famille - deux enfants, deux parents: normale - partir en catimini, en voleurs, en cachette à l’heure super creuse de la nuit, en chuchotant - pour une fois - afin de ne pas réveiller l’attention des voisins. Sans prévenir quiconque, de peur que ceux qui respectent le confinement ne les dénoncent, les salauds. La peur au ventre, certes, mais avec assez de papier toilette stocker dans le coffre pour l’essuyer au cas où ils se feraient arrêter au détour d’un rond point par une patrouille de gendarmes, les salauds. La mère Guichard avait prévu le coups. Dans la voiture, elle échafaude des plans. Elle se demande s’il serait envisageable de faire sauter leur amende contre deux ou trois packs de papier Lotus. Elle rêve. Elle n’a pas l’habitude de se lever si tôt. Mais aujourd’hui, c’est pour la bonne cause. Elle tient à préserver son bien-être et celui de ses enfants aussi. Et celui de son mari, aussi, bien sûr, pourquoi pas. Madame Guichard croit aux vertus de la distanciation en milieu familial, à défaut de respecter les gestes barrières quand elle sort de chez elle, une première fois vers 10h-10h30 pour aller chercher le pain et son croissant du matin (un jour sur deux elle en ramène à la maison, pour faire des économies), une deuxième fois à midi pour acheter un pack de bières et un paquet de chips, apéro oblige, une troisième pour faire son jocking après la sieste, une quatrième pour promener ses enfants entre seize et dix-sept heures - un peu comme s’ils sortaient de l’école - et une cinquième - enfin - mais pas avant 18h30-19h et toujours chez le marchand de produits surgelés, car elle n’a plus le temps de préparer le repas du soir: décidément, Madame Guichard se dit qu’elle télé-travaille trop. Et puis, toute cette routine l’épuise, la désespère. Au moins, à la campagne, elle pourra faire une vraie grasse matinée et se reposer sur ses deux oreilles en laissant ses enfants crier au fond, tout au fond du jardin. En plus, elle va pouvoir enfin se faire mettre en chômage partiel (au patron, pour une fois de l’avoir dans le cul, et bien profond). En effet, la connexion internet et surtout le débit sont tellement mauvais là-bas qu’il lui sera techniquement impossible de travailler dans des conditions optimales (Madame Guichard aime bien ce mot qui semble mettre les mâles en option - elle lorgne le poste de Christophe). Elle fera tout son possible et de son mieux, bien sûr. Mais ce n’est pas de sa faute. D’ailleurs, pour sa défense, elle a déjà préparé avant de partir tout un argumentaire dénonçant le désert numérique français. En plus, les réseaux provinciaux se sont retrouvés saturés après l’arrivée en masse des Parisiens en Campagne (soyons clair: on ne dit plus à la campagne depuis que le Président de la République à décréter que le pays était en guerre). Impossible de travailler dans ces conditions. A qui la faute ? Madame Guichard aime bien dénoncer. Et bien, en premier lieu, à tous ces Parisiens, bien sûr, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas originaires des régions, qui ne sont pas du cru, qui ne sont pas Pays comme on dit par ici, sans racine familial. Aux opérateurs ensuite, qui ont privilégié les investissements en milieu urbain, moins coûteux et plus rentables. Aux gouvernements, enfin, qui ont délégué ou plutôt relégué au secteur privé la gestion des communications nationales. Tous sont coupables, tous sont à mettre dans le même sac (et cette expression évoque en elle des souvenirs d'enfance, de courses en sac, l'odeur un peu forte des toiles écrues, des pochettes en plastique). Madame Guichard s'évade. Madame Guichard se reprend. Les salauds.  Tous des salauds. 

Madame Guichard se dit, qu’après la crise, il va bien falloir tirer les leçons de tout cela, c’est-à-dire d’abord trouver les responsables et les châtier (elle aime bien ce mot qui lui rappelle comment, enfant, elle prenait plaisir à noyer les chatons en compagnie de son grand-père, tous dans le même sac et plouf !). Elle goûte les mots, les expressions de la langue française, c'est un peu sa gourmandise, il n'y a pas péché plus mignon, en tout cas, pas de quoi fouetter un chat. Hummmm. 

Madame Guichard aime bien aussi conjuguer le verbe falloir - Il faut, Il faudra, il faudrait - qu’elle lui préfère au verbe devoir. Mais bon, pour être parfaitement honnête, avant la crise, elle trouvait ça plutôt drôle, de ne pas avoir de connexion internet à la campagne, elle s’en moquait. C’était sa manière à elle de plaindre les habitants du bled, forcément (il faut bien assoir sa supériorité), tout en les enviant, ces bons sauvages, vêtus juste d’une clé 4G en guise de pagne numérique. Et Madame Guichard rigole en son fort intérieur en imaginant les paysans du coin, en train d’épandre leurs pesticides, assis sur leur tracteur, en string - la bande passante en guise d’élastique dans la rai des fesses... Madame Guichard a un fou rire, toujours en son fort intérieur, et puis il ne faut pas réveiller surtout les enfants. Mais bon, ça fait du bien, ces petites bulles de rire qui vous remontent dans le nez et qui éclatent dans la gorge. 

Madame Guichard éternue et ravale un trait de bile en regardant les arbres jouer au bilboquet avec la lumière des phares. Sentinelles plantés à l'orée de la forêt, ils semblent former une haie d'honneur. Madame Guichard  les salue à son passage comme une Reine d'Angleterre ou une Miss France, elle dodeline de la tête comme le chien en feutrine qu'elle aurait bien aimé poser sur la plage arrière de la voiture. C’est tout de même rassérénant et plutôt rassurant de savoir qu’il existe encore des endroits préservés de toute notre technologie moderne, des terres vierges de toutes ses mauvaises ondes. 

En réalité, la Vendée est très bien couverte par tous les opérateurs téléphoniques terrestres et satellitaires.  On voit même une immense antenne relais dépassée des frondaisons. Sa lumière rouge clignote à son faîte comme une étoile des Bergers guidant les Parisiens vers leur terre promise. Alors, pour être cette fois-ci totalement honnête, et parce qu'il existe des preuves irréfutables, Madame Guichard doit bien admettre qu’elle avait refusé de souscrire un abonnement haut débit - franchement, pas vraiment indispensable pour le peu de temps que la famille passait dans sa maison de campagne, pardon, en campagne. Et puis, Madame Guichard aime bien les petites économies.

Trois heures quarante trois. La nuque se penche irrémédiablement en avant comme celle du condamné à mort prêt à recevoir le couperet du sommeil. Madame Guichard préfère dire un baby somme, pour la route, vingt minutes, pas plus, ça requinque. Certes, pendant ce temps là, elle ne pourra pas surveiller son mari, au risque que lui-même s'endorme, mais là, elle ne peut pas résister - Madame Guichard préfère dire que c'est au delà de ses forces et non que c'est plus fort qu'elle. Elle a son petit caractère. Quand elle se réveille, son mari lui signale qu'ils ont passé Angers. Ça l'agace. Son mari prend un malin plaisir à toujours employer la troisième personne du pluriel, quand elle, elle utilise toujours Je ou On. C'est plus fort qu'elle. Il faut qu'elle le corrige. On a passé Angers ? 

Madame Guichard a convaincu son mari de délaisser les autoroutes, trop surveillées à son goût, au profit des petites routes. C’est mignon. Les enfants dorment sur la banquette arrière. Du sommeil du juste. Pour une fois. Les phares des autres voitures ne les éblouissent pas. Les salauds. Elle avait même prévue des cache-yeux. Ils resteront dans la boîtes à gants. Car il n’y a vraiment personne sur les routes. Pas un chat. Absolument. Madame Guichard avait craint d’être bloquée dans des embouteillages, de devoir rouler pas à pas, comme en 1940. Elle rêvait de raconter son exode, son périple pour rejoindre l’Angleterre  ! et serrer la main du Général De Gaulle à Londres. Mais non. La route file en droite ligne jusqu’à La Mothe-Achard. Alors Madame Guichard culpabilise. Elle se demande ce que vont dire les voisins. A son retour. A leur retour (Quand ça l'arrange, Madame Guichard est partageuse, surtout pour répartir sa culpabilité sur tous les autres). 

Et puis merde. Elle les emmerde tous ces connards, ses donneurs de leçons. Ces envieux. Ces jaloux. Qui n'ont pas les moyens de se payer une maison de campagne. Au début, Madame Guichard pensait demander asile à sa grand-mère, celle qui habite en Bretagne, à cause de la proximité de la mer, c'est bien, la mer, pour les garçons. C'était plus une offre qu'une demande. En contre-partie, toute la famille allait s'occuper de la grand-mère, aussi, enfin, bien sûr. Cela va s'en dire. L'occasion de renouer des liens. Après tout, ils ne lui rendent visite que tous les deux ou trois ans en moyenne mais Madame Guichard pense à lui envoyer systématiquement un SMS pour Noël et la Nouvelle Année (envoi groupé: tous les contacts). En revanche, elle ne se souvient plus de la date anniversaire de la vieille dame - elle est si vieille - alors, pour ne pas commettre un impair, par coquetterie aussi, elle préfère botter en touche. (Madame Guichard aime bien aussi cette expression "botter en touche" qui évoque en elle des images de chat botté et les muscles épais des rugbymen). Elle est sûre que la grand-mère sera heureuse de la voir, de les voir. La pauvre. Cela lui fera de la compagnie. Elle pourra leur préparer des bons petits-plats (Grande Âme, Grande Dame, Madame Guichard paiera la moitié  du montant des courses, si-si, elle y tient, c'est décidé). En plus,  Mamie ? Mémé ? enfin la grand-mère pourrait surveiller et garder les garçons, à l'occasion, bien sûr, pas plus d'une ou disons deux fois par jour, sauf le Dimanche, bien sûr, et pourquoi non ? On est au troisième millénaire, après tout, les gens travaillent aussi le dimanche. Il faut braver et briser les tabous, changer ses habitudes et les règles éculées ! Madame Guichard est par nature une personne très arrangeante, du moins quand cela l'arrange ou qu'elle trouve son intérêt à s'en arranger. 

Puis Madame Guichard s'est ravisée. Non qu'elle craignît de contaminer sa grand-mère, mais parce qu'elle avait lu sur Twitter que l'épidémie sévissait déjà en Bretagne. Madame Guichard n'était pas assez incroyante pour ne pas oser tenter le diable. Tout de même. Le virus Covid-19 restait bien trop mystérieux pour qu'elle puisse en mesurer tous les risques. Mieux valait se faire une raison. 

C'est pourquoi, après mûre réflexion, elle a décidé qu'ils devraient tous trouver refuge dans leur propriété secondaire en Vendée. Après tout, elle l’a gagnée à la sueur de son front cette maison !  Enfin, disons qu'elle a payé une partie des réparations après en avoir hérité. C'est pareil. Elle maudit aussi tous les provinciaux qui osent stigmatiser les Parisiens, derrière le rideau de leurs fenêtre, mais sans qu'aucun n'ait le courage de leur jeter la première brique.  Les Salauds. Les lâches.  Pourtant, les bouseux sont bien contents de voir les Parisiens dépenser leur argent l’été, de récupérer les taxes d'habitations et les impôts locaux de leurs maisons de campagne. Bande d'hypocrites. Salauds. Salauds. En plus, quand il s'agira de faire redémarrer les commerces, après la pandémie, ils seront les premiers à aguicher les Parisiens. Guili-guili sous le menton et que je te tire la chevillette pour faire tomber toutes tes pépettes à en m'en fairepéter les coutures du caleçon. Déjà, les sites touristiques rivalisent d'arguments pour les convaincre de venir passer leurs Grandes Vacances, à la campagne (sa gastronomie, son patrimoine, son air pur), à la montagne (son air pur, sa gastronomie, son patrimoine) ou à la mer (ses discothèques, son air pur, sa gastronomie). 

Alors, c'est dit, au lieu de se voir comme une fugitive, Madame Guichard préfère se dire qu’elle est une résistante. Pour preuve, elle garde toujours un oeil rivé sur le rétroviseur, l’autre sur l’application waze (en mode silencieux, par souci de discrétion). Depuis la proclamation du confinement, cet assistant de navigation routière a su s’adapter à la situation. Comme les bouchons ont disparu, il signale désormais les barrages de police en fournissant toutes les solutions pour les contourner. Pour ce faire, les algorithmes compulsent et actualisent toutes les données fournis par les automobilistes connectés en réseau qui dénoncent les patrouilles au réseau. C’est collaboratif, alors forcément c’est bien et en plus, c’est gratuit, alors c’est encore mieux. Mais au cas où, Madame Guichard garde toujours deux ou trois packs de papier toilette dissimulés sous les sièges de la voiture. On ne sait jamais. 

Quatre heures quarante-quatre. La voiture file. Sans encontre ni ambages. C’est parfait. Elle rigole - en son fort intérieur mais avec juste un amas de postillons à la commissure des lèvres comme les déchets du repas récupérer par l’égouttoir de l’évier. Elle imagine qu’à Paris, nombreux sont ceux qui inspirent le bon air de la campagne et du printemps en reniflant les feuilles de papier toilette parfum violette ou fleurs des champs, au choix. Les cons. Elle, elle sent déjà le bon air de la campagne qui lui requinque les poumons. Elle va pouvoir profiter du confinement pour remettre ses chakras en goguette. Et un ou deux voisins pour lui réviser son point G. C’est Génial. Encore vingt kilomètres et ils seront arrivés à bon port. Tranquille. Madame Guichard se dit qu’elle va avoir du papier cul en rab. Bon, ça va ! t'as gueule ! Maintenant qu’elle est redevenue une fille de la campagne, sa petite voix intérieure n’a plus à surveiller son langage. Elle peut rester nature. Bio. 

Les enfants se réveillent. Pause pipi à l’horizon. La nature. A perte d’horizon. Tout est tellement plat par ici. Madame Guichard n’avait pas prévu d’arriver si vite, si tôt. Elle espère que le café à côté de la Boulangerie Poulichette sera ouvert pour prendre le petit-déjeuner. Elle éternue trois fois de suite - ça porte bonheur. Le rhume des foins. Sans doute. Elle tousse aussi un peu. Toujours en cette saison… 


© Sylvain Desmille 


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