CRITIQUE DU DOCUMENTAIRE LE ROMAN DE LA COLERE RÉALISÉ PAR PRICILLIA PIZZATO



LE 23 OCTOBRE DANS SA COLLECTION LES ROMANS À SCANDALE ARTE DIFFUSE LE ROMAN DE LA COLÈRE, UN DOCUMENTAIRE DE PRICILLIA PIZZATO ÉVOCATION DES RAISINS DE LA COLÈRE DE STEINBECK. CRITIQUE.







Tout commence mal. D’emblée, Priscillia Pizzato rappelle à juste titre combien la parution en 1939 des Raisins de la colère, le roman avait suscité l’émoi voire l’indignation. Son auteur, John Steinbeck , avait même été menacé de mort, et craignait pour sa vie. Dans une lettre, celui-ci évoque les pressions exercée par l’Association des fermiers, et les dispositions qu’il ) prise au cas où un malheur lui arriverait. Des documents auraient été remis à J.E.Hoover… Cependant, Pricillia Pizzato ne prend pas la peine de rappeler qui est Hoover - le patron du FBI - ni le contexte ni le pourquoi de ces menaces. Et on s’étonne aussi que Steinbeck puisse avoir des rapports si proches avec Hoover quand on apprend plus tard , incidemment et sans que cela ne soit jamais explicité que le FBI a enquêté sur lui à cause de ses positions jugée trop communistes.  Bizarre, bizarre. Qui est cette Association des fermiers, et pourquoi veulent-ils s’en prendre à Steinbeck. D’autant que les images qui illustrent le texte merveilleusement dit par Denis Podalydès, ne correspondent pas au propos. Il s’agit d’archives tirées de The City, documentaire réalisé en 1939 par Ralph Steiner er Willard van Dike ou des des films amateurs de la Collection Ivan Besse tournés à Britton Sud Dakota, dans les années 1938-1939 et déjà vue dans My Américain Way of War... En revanche, ces images sont hors-contexte et même à contre-sens: qui dit en effet que les fermiers mis en scène par Priscillia Pizzato étaient contre Les raisins de Colères, s’agit-il seulement de fermiers ? (il en existe pourtant dans les mêmes sources d’archives, si on voulait s’en donner la peine). En tout cas, c’est sûr, les hommes en costume ici n’ont strictement rien à voir avec les détracteurs de Steinbeck. En fait, les images ne sont utilisées ici uniquement comme des illustrations, comme bouche-trou visuel. D’accord, on a compris le dispositif. Il aurait été juste plus honnête de le préciser car ceux qui sont montrés auraient pu se sentir trahis ou injustement accusés. Peut-être qu’ils ont adoré le roman de Steinbeck contrairement à ce que le film donne à croire ? Mais bon, ils ne sont plus là pour le désavouer. 

En fait, peut-être que cette mise en scène - car il ne s’agit en fait que d’une mise en scène, non ? - cherche à poser un teasing ? Attendez, vous allez tout comprendre, vous allez tout savoir ! Suspense.… Mais non : rien dans le pré-générique ne semble l’indiquer, formellement,  ni explicitement ni implicitement. Mieux vaut ne pas attendre de révélations. Attention spoiler  ! Elles n’arriveront pas ! 

S’agit-il même d’un pré-générique ? Gavin Jones, professeur de littérature à Stanford, redit ce que la voix off vient d’énoncer. Il est le seul à prendre la parole. Bon, d’accord, pourquoi pas. Il est bon de casser les dispositifs classiques. Est-ce aussi à dessein que la voix-off ne fait que répéter à la troisième personne ce que Steinbeck avait écrit dans la lettre précédemment citée. Commenter ne serait-il donc que plagier - redire ce qui vient d’être dit ? Bon, Gavin Jones apporte cependant une précision.  D’après lui,  Steinbeck aurait redouté non seulement l’Association des fermiers mais aussi « la justice les milices ». De qui et de quoi parle-t-on ? de quelle justice ? de quelles milices ? et pourquoi veulent-elles s’en prendre au romancier. Mystère… En fait on reste toujours sur le constat, énoncé comme une Vérité, sans jamais poser une problématique, un point de vue, une lecture. 

Mais bon, on arrive au générique. Pause. Petite musique façon Western de Jean Pouhalec.  Légère. Pas désagréable. Illustrative. On se pose. On reprend. 




Après le générique, il convient de présenter le sujet ou plutôt l’objet du sujet, puisqu’on ne l’a pas fait avant.. C’est bien. C’est sérieux. La voix-off l’affirme.: «Dans Les raisins de la colère, Steinbeck décrit toutes les étapes qui ont conduit à la déshumanisation d’une partie de la population américaine ». Le terme déshumanisation est-il approprié ? est-il juste ? ou n’est-il juste utilisé que pour faire sensation, ou pire créer du sensationnel (la documentariste aime à se complaire dans ce genre de champ lexical, comme l’illustre les terme « fracas", « pulvérise », mais même si certains s'y limitent, l'emphase n'est jamais une justification). En tout cas, le concept de déshumanisation fait débat. Il devrait faire débat. Sauf que son analyse n’est jamais posée. 

En réalité, Steinbeck  ne décrit pas la déshumanisation d’une partie de la population. C'est n’avoir rien compris au livre ! qui s’inscrit au contraire en fait et non en faux dans le courant de la littérature humaniste, documentaire et vériste. Tous les personnages sont pleins d’humanité, tous les personnages s'interrogent sur ce qu'est cette humanité,  ce quoi puis ce pour quoi d'être à l'humain, d'être humain. Et c’est bien parce qu’ils sont à l’humanité que leur sort fait scandale. 

Toute la question du film n'est pas la déshumanisation mais l'humanisation.

Cela n'aurait pu être qu'un écart de langage, une approximation, une de plus. Mais voilà, le thème de la « déshumanisation" revient dans le film  vers la 35ième minute. Que recouvre-t-il alors ?  En fait la réalisatrice l’utilise pour signifier l’opposition entre riches et pauvres. Mais comme celle-ci est juste énoncé et pas analysé elle se réduit à cet effet:  on n’est un humain que lorsqu’on est un nanti -  au risque de considérer tous les pauvres comme des dés-humains, c’est-à-dire de faire précisément le jeu - de penser comme - ceux qui considèrent les migrants comme autres.  D'une certaine manière ce prêt-à-penser qu'elle met en scène est juste: il correspond à la doctrine libérale du capitalisme américain, principe selon lequel on est considéré en fonction de ce que l'on gagne, du pouvoir que l'on représente. Telle est d'ailleurs la doxa des années 1920. Mais tout change précisément dans les années 1930. Les années 1930, c'est précisément l'infirmation de ce principe. Il est dommage que cela ait pas été  pris en considération ni mis en perspective. On ne commentera pas la phrase de l’intervenante selon laquelle « quand on commence à migrer on n’est plus un pasteur, un médecin, un écrivain, on n’est plus qu’un immigrant ». Belle conception de l’humanité uniquement fondée sur le statut et l’étiquette socials (là encore il s'agit d'une vision très libéraliste et très dix-neuviémiste qui témoignent bien de la manière de réfléchir notre propre époque). On n'évoquera même pas ni Jack Kérouac ni Paul Bowles  pour qui l'errance migratoire est le moteur du questionnement existentiel. Passons.

Une fois de plus, la volonté de tout dramatiser, de tout chercher à contemporaïser provoque le contre-sens. Nous ne sommes pas dans le point de vue mais dans l'opinion, pas dans l'analyse mais dans la tendance. La vraie question que pose Steinbeck est celle de l’altérité, et plus encore de l’altérisation. Les fermiers de l’Oklahoma - les Okies - se considéraient comme des Américains, jusqu’au jour où ils sont contraints de partir s’installer en Californie. Là, leurs manières, leurs coutumes, leur pauvreté, leurs patois les rendent différents aux yeux des Californiens. Ils sont les Autres. Ils deviennent malgré eux l'autre qui contrarie l'entre-soi. Et parce qu’elle est massive, cette altérité est perçue comme une menace. S’agit-il pour autant de dés-humanisation ? C’est un peut comme dire qu’au XIXe siècle les Bretons qui viennent à paris avait été déshumaniser par les Parisiens ! 

A l’inverse, les Nazis ont entrepris de déshumaniser les Juifs, les Tziganes et les homosexuels dans leurs camps de concentration puis d’extermination parce qu’ils ne les considéraient pas comme des êtres humains. A cet égard, Robert Anthelme, Primo Levi sont des écrivains de la déshumanisation (cf l'article consacré par le Mémorial de la Shoa: http://www.memorialdelashoah.org/upload/minisites/voyages/f-m-s/medias/06_cr03_Chateaudun/include/P_Deshumanisation.htm). Ils interrogent, ils questionnent, ils analysent ce processus qui consistent à enlever l'humain d'une partie de l'humanité, jusqu'à le nier et à l'annihiler.  Il aurait fallu s'interroger si Steinbeck aurait posé la question en ces termes à propos de son livre. 

En fait, ce ne fut pas le cas pour les fermiers des Raisins de la Colère. Certes, les propriétaires les ont utilisés comme une main d’oeuvre corvéable à merci, mais comme on le faisait avec les ouvriers à l’Usine, à la même époque.  A force de vouloir être dramatique, pour n’être que dans l’émotion, on dérive vers l’approximation et le contre-sens. Les mots ont un sens. Si Steinbeck a le mot juste, ce n’est pas le cas de l’auteure de ce documentaire.

En fait Steinbeck décrit un processus de paupérisation de déclassement (au sens marxiste du terme) et de régression sociale d’une partie de la population qui a défaut d’avoir tout était propriétaire et maître de son destin et qui perd tout du jour au lendemain, qui perd toute considération sociale. On pourrait dire que l’effondrement des valeurs boursières entraînent celui des valeurs sociales. C'est la revanche des capitalistes:  les farmers ruinés ne sont pas plus rien, ils valent plus rien en soi. Car c’est désormais le marché qui détermine leur valeur en fonction de l’offre et de la demande d’emploi. Ils deviennent des valeurs d’ajustement, des journaliers, contraints de vivre au jour le jour, de se déplacer là où le travail se trouve. Mais ça le documentaire ne le dit pas.

Précisons encore. Les fermiers ne sont pas déshumanisés, ils perdent leur condition sociale, leur confort, leurs valeurs. Ils s’adaptent. En revanche, il est juste de dire que les conditions matérielles dans lesquelles ils sont contraints de vivre désormais sont inhumaines, au regard des progrès réalisés tout au long des années 1920. Le sort des fermiers fait écho à celui des chômeurs jetés à la rue dans les années 1930-1932. Il perdure plus longtemps. Mais ça, le documentaire ne le dit pas.

Il aurait été plus précis, c’est à dire plus  honnête de rappeler que cette exploitation existait avant, mais elle concernait surtout les populations immigrées (japonaises, chinoises, philippines, mexicaines). Après la crise de 1929, ces populations sont purement et simplement renvoyées chez elles. On les remplace par les fermiers blancs, ceux qui descendent des Colons, et que la Grande Dépression des années 1930 à ruiner et chasser de leurs terres. Ce sont eux les Migrants dont parlent Priscillia Pizzato, en fait des Américains pure souche, des WASP pour la plupart. Ce sont eux les principaux personnages de Steinbeck. Toutefois, dès que la situation économique se restaure, notamment grâce à l’action de la F.S.A (Farm Security Administration), organisme gouvernemental créé par le New Deal pour venir en aide aux fermiers les plus pauvres, dès que ceux-ci vont pouvoir échapper à la précarité, les populations étrangères vont reprendre la place laissée vacante par les migrants américains. Mais ça, le documentaire ne le dit pas. 

Il aurait été plus précis, il aurait été plus honnête de définir très précisément le terme de migrants, peut-être laissés volontairement flou pour créer artificiellement des correspondances avec l'actualit, pour laisser croire qu’on puisse établir une corrélation entre les migrants de la Grande dépression et les Migrants contemporains ? Certes, dans les deux cas il s’agit de personnes en grande précarité économique, mais les migrants de Steinbeck étaient en réalité des citoyens américains. Et d’ailleurs, lorsque l’ensemble des travailleurs migrants (qui se déplaçaient) se retrouvaient pour trouver un emploi, souvent il existait des distinctions: pas de Noirs, uniquement des catholiques… Mais ça, le documentaire ne le dit pas.

En fait, cette migration s’explique par la crise écologique et économique du Dust Bowl. Le documentaire le mentionne, mais avec des imprécisions et des inexactitudes. Les tempêtes de poussières qui appauvrissent le sol résultent de la surexploitation des terres au cours des années de Prospérité des années 1920. Ce n’est pas clairement dit. De même, si les fermiers sont chassés, c’est certes à cause des banques qui exigent le remboursement de dettes contractées, mais non parce que les banques possédaient a priori leurs terres. Le surendettement puis la faillite des exploitants s’expliquent par la crise économique, la chute des cours agricoles qui perdure pendant la Grande Dépression. En revanche, il est vrai que les Banques ont saisi l’opportunité de chasser les farmers pour constituer des grandes exploitations agricoles capitlistiques. 

Tel est le vrai enjeu des Raisins de la Colère: décrire le changement de statut de la propriété foncière lié au passage de l’agriculture traditionnelle celui qui exploite la terre à une agriculture capitalistique. D’ailleurs, tous les travailleurs migrants vont trouver un emploi dans ces immenses exploitations dont les propriétaires sont des actionnaires et dont la production est destinée à nourrir les populations citadines. Cette industrialisation de l’agriculture applique les mêmes stratégies que celles des usines: mécanisation, taylorisme. Cela le documentaire le dit, pour ensuite faire une digression sur le Spam, la viande en boite, juste pour faire un clin d’oeil avec les spams numériques… U peu cliché, mais bon. 


Bon, à un moment, il faut juste mentionner tout ce que le film omet de dire et qui en font ses insuffisances et les limites.

Et d'abord, de quelle colère parle-t-on ? Quelle est la nature, le moteur de cette colère ? La colère des années 1930 n'a rien à voir avec celle des années 1970, ni avec celle des années 2010-2020. Il faut cesser de tout généraliser. Est-elle destructrice ou constructive ? gratuite ? De quelles forces elle se nourrit, que met elle en mouvement ? Or le film ne dit rien, n'en dit rien. L'énonciation est une métonymie. Il suffit de dire pour n'avoir plus rien à dire ni surtout à en dire.  

Par ailleurs, Les Raisins de la Colère s’inscrit dans le contemporain. Or, le contexte est toujours évacué dans ce documentaire - au profit de la correspondance avec le temps présent, oui, mais toujours superficialement.  Par exemple, pourquoi le documentaire n’évoque pas t-il pas les grandes grèves de 1936-1937 ? les revendications sociales ? 

Pourquoi la question du communisme n’est-elle pas analysée ? Pourtant Steinbeck fut accusé d’être pro-communiste - à une époque où il suffisait de parler en bien des Noirs pour être accusé d’être communiste… Que revêt alors ce terme? 

Pourquoi la question sociale revêt-elle à l'époque une dimension si scandaleuse ? Pourquoi la crise de 1937 n'est-elle pas évoquée: les personnages de Steinbeck en sont pourtant les victimes directes.

Pourquoi l’action du gouvernement du Président Roosevelt n’est-elle pas analysée ?  A aucun moment le film ne mentionne le New Deal ! Hallucinant ! Pourtant, Steinbeck a demandé l’aide de la FSA afin de suivre les travailleurs migrants et avoir accès aux camps gouvernementaux pour les travailleurs migrants. Celui qui fut chargé de l’escorter fut ensuite embauché à la demande de Steinbeck par les studios hollywoodiens.

D’ailleurs pourquoi le rapport entre le livre et le film n’est à aucun moment analysé, pourtant Steinbeck à participer à l’écriture du scénario et suivi le tournage… ?

Pourquoi la question du rapport entre écriture documentaire et écriture romanesque, puis entre écriture romanesque documentaire et lyrisme (justifiée par la fin du film et la scène finale du livre)  n’est-elle pas analysée ? N'est-ce pas cela aussi le sujet du scandale ? II aurait été intéressant de confronter le roman de Steinbeck à celui d’Agee. Et peut-être plus encore de confronter le regard photographique de tous les photographes de la FSA au regard du romancier. En fait, les clichés se succèdent juste en guise d’illustrations, en tant que clichés, pour faire clichés (ce qu’ils n’étaient pas à l’origine).

Parfois il faut juste imaginer la tête de Steinbeck regardant ce film pour se faire une raison...En fait, le Roman de la colère n'est pas un film mais un copier-coller dans l'air du temps, et décollé. Et qui au final n'inspire même pas de la colère. Juste de la lassitude.

Reste le texte de Steinbeck si justement interprété par Denis Podalydès, bouffée de grâce et d'oxygène dans le documentaire. Et peut-être que le roman se serait très bien suffit à lui-même (peut-être que cela aurait été cela, le point de vue original du film: faire commenter le roman par Steinbeck lui-même) et qu’on aurait au final aimé entendre les deux voix et les deux intelligences de Steinbeck et de Podalydès tout au long du film. 

Sylvain Desmille.



En replay sur Arte




Et voir cette fois-ci le très bon film consacré au Procès de Lady Chatterley réalisé par Mathilde Damoisel toujours dans la même collection d'Arte. Il est si bien (intelligent, précis, dynamique, cohérent, sensible, pertinent, documenté, réfléchi) qu'il n'y a rien à en dire sinon qu'à prendre plaisir à le regarder:





Commentaires