UNE DEPRESSION AMERICAINE, UN DOCUMENTAIRE DE SYLVAIN DESMILLE




LIENS 

RETOURS VIDEO DU TRAVAIL PEDAGOGIQUE ACCOMPLI 
AU LYCEE ESBC SAINTE MARIE DE BOURGES
DANS LE COURS D'ANGLAIS 
DE MADAME ESTELLE TALBOT-DUCHEREUX.

LES ELEVES DONNENT LEUR AVIS ET SENTIMENT SUR LE DOCUMENTAIRE
(via google drive)







Scene along "Skid Row." Howard Street, San Francisco, California , by Dorothea Lange, 1936,
 source: Library Of Congress: LC-USF34-016160-E /  LC-USF34- 016160-E [P&P] LOT 379.













Contact Presse LCP-Assemblée nationale: 


Virginie Nicolle : 01 40 63 90 87 - v.nicolle@lcpan.fr

Chloé Lambret : 01 40 63 90 78 - c.lambret@lcpan.fr



EXTRAIT VIDEO 1
Bande annonce (prégénérique)




RÉSUMÉ


Quatre-vingt-dix ans après le déclenchement de la crise de 1929, ce film 100% archives construit comme une fiction documentaire écrite à la première personne, montre de manière intime et à hauteur d'homme les conséquences de la Grande Dépression économique aux Etats-Unis, en s’appuyant sur les témoignages de l’époque et sur le travail des photographes de la Farm Security Administration (F.S.A). 

Sous la tutelle de Roy Stryker, cette agence créée par le nouveau gouvernement démocrate du Président Roosevelt brosse un portrait documentaire de l’Amérique en crise en s’attachant aux principales victimes de la Grande dépression comme les citadins pauvres, les populations noires, les ouvriers au chômage et les travailleurs migrants chassés de leurs terres par la crise écologique du Dust Bowl. 

Devenues des références artistiques du photo-journalisme, les photographies documentaires et humanistes de Dorothea Lange, Walker Evans,  Carl Mydans, John Vachon ou Arthur Rothstein entre autres dressent le portrait d’une Amérique confrontée à sa réalité, entre terreur, colère et résignation. 

Avec le New Deal, Roosevelt a tenté de changer cet état d’esprit en faisant intervenir l’Etat pour réguler l’économie et accroître la protection. Ses réformes ont jeté les bases de l’Etat-Providence.

Enthousiastes et critiques, les photographes de la FSA en révèlent les succès et les limites, surtout au moment où les tensions internationales et la guerre qui menace obligent les Américains à changer de point de vue et de positions…




Cotton hoer near Clarksdale, Mississippi, by Dorothea Lange, 1937,
 source: Library Of Congress: LC-USF34-017282-C /  LC-USF34- 017282-C [P&P] LOT 1643


Child living in Oklahoma City shacktown , by Dorothea Lange, 1937,
source: Library Of Congress: LC-USF347-009690 / LC-USF347- 009690 [P&P] LOT 542



Daughter of migrant Tennessee coal miner. Living in American River camp near Sacramento, California , by Dorothea Lange, 1936,
source: Library Of Congress:  LC-DIG-fsa-8b38518 /  LC-USF34- 009907-C [P&P] LOT 344




New York, New York. 61st Street between 1st and 3rd Avenues. A tenant , by Walker Evans, 1936, 
source:  Library of Congress: LC-USF33- 006719-M3 [P&P] LOT 962 



FICHE TECHNIQUE

Un film écrit et réalisé par 

Sylvain Desmille

Montage 
Sylvain Desmille

Recherche d’archives, documentation et habillage sonore
Sylvain Desmille


Productrices déléguées
Julie Guesnon Amarante
Justine Henochsberg

Avec la voix de
Peter Hudson

Musique originale
Gérard Cohen-Tannugi

Accordéon
Daniel Colin
Harmonica
Richie Faret
Guitare électrique
Jean-Pierre Alarcen
Violon
Franck Agier


Etalonnage
Jean-Marie Frémont

Mixage
Georges Lafitte

Postproduction
Pixel et Décibel

Une production

Les Batelières Productions
Julie Guesnon Amarante
Justine Henochsberg

Avec la participation de
Mediawan Thematics pour Toute l’Histoire
Directeur Général
Richard Maroko
Directrice des antennes et des productions
Marie de Maublanc
Responsable éditoriale
Céline Cicekoglu
Responsable des acquisitions
Antonia Stefanova


de LCP-Assemblée nationale
Directrice des Contenus
Guilaine Chenu
Responsable de l’unité Documentaire
Isabella Pisani
Administratrice des Programmes
Delphine Pianta

et de TVE La Noche Tematica

Distribution internationale
ZED (Zoo Etnological Documentaries)


Avec le soutien du
Centre National de la Cinématographie et de l’image animée – CNC


de la Procirep - Société des Producteurs

et de l’ANGOA-AGICOA



N°ISAN 0000-0005-5CCA-0000-8-0000-0000-D




New York, New York. 61st Street between 1st and 3rd Avenues. Children playing in the street , by Walker Evans, 1938,
source: Library of Congress: LC-USF33- 006717-M4 [P&P] LOT 962 




COMMUNIQUÉ DE PRESSE












REVUE DE PRESSE

RADIO 

TSF JAZZ
Post cast au lien suivant:







JOURNAUX

LE MONDE




La Vie
Le mercredi 30 octobre 2019



ALERTE INFO


ENTRETIEN AVEC SYLVAIN DESMILLE À PROPOS
D’UNE DÉPRESSION AMÉRICAINE.


BP: Votre film s’intitule Une dépression américaine et non La grande dépression américaine. Pourquoi ce choix ? 

Nombreux ont été les livres, les films à s’intéresser au Krach économique de 1929, en tâchant d’en analyser surtout les causes. La Grande dépression y apparaît comme le résultat d’une réaction en chaîne et la conséquence logique d’une suite d’une prise ou d’une carence de décision. On l’aborde souvent de manière factuelle, en mettant en avant le New Deal du Président américain Roosevelt et la montée des régimes extrémistes en Europe.

Ce film raconte à hauteur d'homme et de manière assez intime les conséquences de la crise, plus sur le plan humain, sociologique et anthropologique que sur le plan de l'analyse économique. Il met en avant des prises de conscience et des état de conscience. Il contextualise des choix. Et comme dans la plupart de mes films, il tente de mettre en évidence des processus au moment même où ils sont en train de se réaliser. 

Il ne s’agit pas d’un point de vue omniscient, celui par exemple de l’historien qui connaît tous les tenants et les aboutissants de l'Histoire, qui parle en sachant ce qui va advenir après et en ayant pris lui-même un certain délai de réflexion. Le film se déploie au moment même où surgissent les événements, comme si on y était confronté, et parfois sous le choc. Cela n’induit pas le même délai de réaction ni de compréhension.

Par exemple, on analyse souvent la crise de 1929 au regard du livre de John Kenneth Galbraith, La crise économique de 1929, mais qui est paru en 1955 ou encore de celui de Jacques Rueff, Souvenir et réflexions sur l’âge de l’inflation, paru lui en 1956, soit vingt-cinq ans après les événements. Ces ouvrages mettent en avan et discutent, à juste titre, les théories monétaristes, celle de la dette souveraine ou  les analyses keynésiennes et néo-keynésiennes. 

Or, quand on lit les témoignages recueillis au moment du krach, on s’aperçoit qu’une grande majorité des Américains ne s’est du tout sentie concernée par la chute des cours boursiers à Wall Street (rares étaient ceux à posséder des actions et à compter s’enrichir grâce à la spéculation). Ils ont perçu et considéré le krach comme un juste châtiment - quasi divin (surtout dans les campagnes). En atteste l’économiste Lionnel Robbins sans son ouvrage La Grande Dépression 1929-1934, paru, lui, en 1935. Cette explication morale - voire moralisatrice - est plus rarement mise en évidence. Pourtant, elle est sans doute celle qui marqua le plus les consciences de l’époque, ce qui est en soi assez intéressant, ne serait-ce pour démontrer combien cette crise traduit une crise morale et une dépression quasi psychologique, pathologique. Elle induit aussi comment l’absence de culture économique (personne n’avait tiré les leçons du krach économique de Berlin en 1927) explique le délai de réaction: le Krach de Wall Street survient en octobre 1929, mais la faillite du système bancaire  se précipite dans les années 1930-31. Ce ne fut pas le cas en 2008 où tout est allé plus vite, parce qu’on savait déjà ce qui allait se passer…





New York, New York. 61st Street between 1st and 3rd Avenues. A tenant, , by Walker Evans, 1938
source: Library of Congress: LC-USF33- 006721-M4 [P&P] LOT 962



Children of Oklahoma drought refugees on highway near Bakersfield, California. Family of six; no shelter, no food, no money and almost no gasoline. The child has bone tuberculosis  , by Dorothea Lange, 1935, source: Library Of Congress:  LC-USF343-003802-ZE 




Westmoreland County, Pennsylvania, by Walker evans, 1935
source: Library of Congress,  LC-USF33- 009012-M1 [P&P] LOT 1329 


Mon choix a été de privilégier dans ce film les témoignages de l’époque, de ceux qui ont vu la crise, qui l’on traversée, qui y ont assisté en tant que spectateurs ou en tant qu’acteurs, qui l’ont subie. Quand d’habitude on se contentait de parler de ceux qui ont eu faim, j’ai essayé pour ma part de parler comme ceux qui ont eu faim.  

Pour ce faire, j’ai lu un très grand nombre de témoignages, de lettres, d'entretiens, de récits personnels - des milliers de pages - collectés auprès de ceux, personnages connus ou quidams américains, qui ont vécu la crise. J’ai compulsé aussi les journaux intimes et reportages sociologiques des Européens qui, intéressés par l’expérience du New Deal, ont traversé les États-Unis, comme Annemamie Schwarzenbach (in Jenseits von New york) ou encore Vladimir Pozner. 

Cette démarche fait sens, car elle s’inscrit tout à fait dans les oeuvres des années 1930. C’est à cette époque que se développe la démarche documentaire, qu’on l’interroge et qu'elle fait sens. 

C’est le cas en littérature avec par exemple les livres de James Agee ou - bien sûr - de John Steinbeck. Je préfère d’ailleurs aux Raisins de la colère - trop romancé et parfois un peu alambiqué voire moralisateur à mon goût - les articles publiés en 1936 dans le San Francisco News et regroupés dansLes Bohémiens des vendanges - qui furent à l’origine du best seller. Ce reportage est en effet beaucoup plus objectif et documentaire: il établit un constat, il  rapporte des faits. 

C’est aussi le cas de l’agence photographique dont Roy Stryker avait la charge au sein de la Resettlement Administration, puis de la Farm Security Administration ou F.S.A. Jusqu’à présent, la photographie avait pour mission d’embellir, de faire rêver. L’image n’était qu’un faire image, elle était une pose et une posture, un embellissement de la réalité. Les journaux ne parlaient que des stars, des people (ces gens qui ne se prennent pas pour des gens, qui jouent aux gens) en vue mais pas à vue. Il fallait toujours être positif. Bien sûr, cela n'a pas permis à toute la population de se préparer ni d'envisager le pire. Cette volonté de prendre ses rêve pour la réalité, ses aspirations et ses illusions explique aussi la folie boursière à la fin des années 1920. Tout change dans les années 1930 quand s'impose le retour à la réalité c'est-à-dire aussi à la vérité. 

Vous savez, une remarque dans le journal d'Annemamie Schwarzenbach désigne bien le changement de paradigme qui s'opère. Elle dit en substance que les gouvernants des années 1920 avait tout voulu percevoir et concevoir à travers le prisme de l'optimisme; les New Dealers veulent apprendre le pessimiste aux Américains.

Les photographes s’assignent pour mission de montrer la réalité, d’en témoigner. C’est une véritable révolution du regard, qui s’est certes amorcée avant (cF. Eugène Atget, August Sander, Timothy O'Sullivan, Lewis Hine) mais qui devient révolutionnaire dans les années 1930, car collective, populaire, avec l’apparition de nouveaux magazines comme Life ou Fortune. C’est aussi à cette époque qu’émerge la dimension Mainstream et la théorie de la photographie vernaculaire. Certes, la réalité de ces images n’est peut-être pas encore le réel lui-même, mais il s’en approche. Le regard des photographes se doit d’être objectif, voire neutre, et même sociologique voire anthropologique (Roy Stryker demandait à ce qu’ils tiennent un journal de bord, ou que les légendes des photos les conceptualisent avec précision, à l'instar de celles des clichés de Dorothea Lange...), sans qu’aucun ne se départisse pour autant d’affirmer un point de vue esthétique et personnel. Ils sont à cet égard à l’origine du documentaire, voire de la théorie documentaire c'est-à-dire du rapport entre subjectivité et objectivité, sujet et point de vue. 

C’est d’ailleurs pour cette raison que le film s’intitule Une dépression américaine. Il ne prétend pas analyser toute La Grande dépression, mais en donner une représentation claire, sentie et ressentie, intime c’est-à-dire au plus près de tous ceux qui y ont été confrontés. A cet égard, chaque anecdote, chaque point précis du film s’appuient sur une expérience réelle, symptomatique et révélatrice d’un état de fait, d’un état de conscience, d’un rouage et d’un processus. Il s’agit d’un point de vue individualisé, fondé sur des souvenirs individuels. Cela correspond à l'état de conscience de cette époque. Nombreux sont les portraits réalisés par les photographes de la F.S.A. A chaque fois, les personnes photographiées regardent l'objectif droit dans les yeux, en face à face. C'est pareil dans les films. J'aime ce regard franc, de ceux qui ne baissent pas les yeux, de ceux qui s'y refusent. Ce regard de force, de dignité. Cette volonté de s'adresser en se montrant aux autres. Ce regard est ce qui rend tous ces clichés uniques. Aucun de ces portraits n'est un cliché, un stéréotype, une poste ni une posture. Ils sont l'inverse des selfies du XXIème siècle. Tous affirment une condition humaine au delà de la condition sociale( mais sans la nier cependant). C'est assez rare, c'est même un moment unique (qui diffère avec les portraits posés du XIXième siècle, ou ceux de l'Après Deuxième Guerre Mondiale, et plus encore des autoportraits et des selfies). L'ensemble de ces portraits  (de ces regards qui se savent regardés et qui vous regardent en connaissance de cause) permettent de mieux saisir le visage de l'Amérique des années 1930. Jeff Stryker est un parmi ces visages et il est un peu de tous ces visages.




Floyd Burroughs, cotton sharecropper. Hale County, Alabama, by Walker Evans, 1936
source:Library of Congress,  LC-USF342- 008138-A [P&P] LOT 991



Independence Day, Terra Alta, West Virginia by Walker Evans, 1935
source: Library of Congres: LC-USF33- 009001-M1 [P&P] LOT 1720



Farm child. This family is now resettled on the Bosque Farms project. New Mexico , by Dorothea Lange, 1935
source: Library Of Congress:  LC-DIG-fsa-8b27003 / LC-USF34- 001622-C [P&P] LOT 617 


BP: On retrouve d’ailleurs Jeff Stryker, présent dans My american way of war et My american way of life

Oui, Jeff Stryker c’est un peu mon Antoine Doinel incarné par Jean-Pierre Léaud dans les films de François Truffaut (LOL). C’est d’ailleurs toujours la voix du formidable Peter Hudson qui l’interprète ici. Je l'ai choisi pour son talent, mais aussi parce qu'elle crée à la fois une certaine osmose et une distanciation. La voix de Jeff est une voix qui a vécu et qui raconte les événements avec une certaine distance, un peu comme s'il racontait sa vie en se plaçant un pas de côté, comme s'il la regardait défiler, comme si son "je" était tout à fait son "je' et un peu "un autre", pas différent, pas dissemblable, juste "un autre". autrement dit comme si chaque énoncé était un état de conscience, qui correspondait aussi à la nature des témoignages recueillis souvent plusieurs années plus tard, avec cette distance du temps dans le quel on cherche les empreintes pour y remettre ses pas).   La voix de Peter Hudson est comme un miroir sans tain, elle contient à la fois une présence et un grain, une fissure. Elle est une érosion et une fissure. Elle fait sens. D'ailleurs, j'ai écrit le texte en sachant que Peter allait l'interpréter. Le style aussi en a tenu compte. 

En même temps, ce n’est pas vraiment le même Jeff Stryker que dans les films précédents. Si on devait établir une correspondance avec le Jeff Stryker de My American way of, c'est un peu comme si le Jeff de My american way of life se retrouvait dans la peau de son père. En fait, « Jeff Stryker » pose la question du rapport entre personne / personnage dans la fiction documentaire. Il incarne un regard. Il personnalise un dispositif narratif et incarne la possibilité de poser un point de vue en tant que point de vue, un « je » à la fois subjectif et objectif. Car Jeff n’est pas seulement une subjectivité romanesque, fictionnée. Il exprime avant tout une objectivité: son « je » est un peu celui de tous. Il est composé et composite. Un et autre. Il est à la fois un sujet et un objet. (oui, je sais, le rapport entre objectivité et subjectivité dans le documentaire, c'est un peu mon dada, les Presses Universitaires m'ont d'ailleurs proposé d'écrire à ce sujet). 

Les événements et les anecdotes qu’il rapporte proviennent de sources très différentes, et si je les lui ai attribués c’est parce que je les ai retrouvés dans de nombreux témoignages, parce ce que les anecdotes n'étaient pas anecdotiques. Toute sont vraies. Elles révèlent, induisent, donnent à vivre et à comprendre une situation globale. Leur exemple a valeur d'exemplarité parce que leur caractère particulier est en fait un phénomène collectif. 


Backyard of Negro dwelling in slum area near the House office building, Washington, D.C.  by Carl Mydans, Sept 1935, source: Library Of Congress:  LC-USF33- 000115-M4 [P&P] LOT 1395 


Quand le film évoque la gentrification de Washington, il témoigne à la fois d'une situation propre à la capitale fédérale américaine  mais que l'on retrouve aussi à Los Angeles, à Minneapolis. Ce phénomène est en fait un processus. Toutefois, je n'ai pas trouvé de témoignages qui l'attestent partout aux Etats-Unis. D'où mon refus d'en faire une généralisation. C'est aussi pourquoi je me contente, honnêteté intellectuelle oblige, d'évoquer uniquement Washington. En plus, les photos de Carl Mydans sont des preuves visuelles (en plus, il a laissé des notes à ce sujet). Par ailleurs, comme les témoignages que j'ai découvert étaient personnels, il importait aussi de ne pas les utiliser de manière générale, générique. D'où aussi le recours à Jeff Stryker, qui parle en tant qu'individualité. Ce qui permet d'être juste et de respecter une déontologie documentaire. Mais il aussi important que le personnage existe bien en soi: d'où une écriture sinon en empathie en tout cas en sympathie. Et au final, Jeff Stryker existe en tant que tel.

Cette question du rapport entre subjectivité et objectivité, entre l’individuel et le collectif est d’ailleurs récurrente dans tous mes films. A chaque fois, je me pose la question: dans quelles conditions le « je » induit-il et conduit-il à un « nous », peut-il être à la fois le miroir et au miroir du » nous », comment être « un », rester « un » en étant plusieurs à la fois ? En fait, ce débat est très contemporain: nous vivons dans une société à la fois très individualiste (où l’ego est l’alpha et l’omega de tout, où il devient son propre étalon du rapport au monde) et en même temps très conventionnelle (où la norme dicte la loi). Ce rapport à l’être au monde est au final assez proche de celui des adolescents. Elle témoigne d’une société maturante mais qui refuse aussi d’être mature. C'est surtout le cas des société où tout va bien (l'individualisme peut même se voir supplanter par le narcissisme), la notion et le principe du" collectif " s'impose plus en état de crise.

La société des années 1920 était ultra-libérale et très individualiste (c’est l’apogée de la théorie du Self made man et de la Loi de la jungle). Le choc de la récession économique des années 1930 bouleverse le rapport de soi à l’autre: tout le monde, toutes les classes sociales sont touchées, les ouvriers et les cadres se retrouvent au chômage. La dimension et l’appréciation du collectif devient fondamentale (c’est à cette époque que se développe le syndicalisme aux États-unis, porté par un grand mouvement de grève). On ne s’appréhende plus comme « moi « au regard des autres, mais comme « soi » parmi les autres. La question identitaire, de l'identité est posée dans tous les pays. Mais la réponse n'est pas la même. La collectivité fasciste et nazie impose le principe de la ressemblance, dénie aux autres la possibilité d’exister. Leur principe identitaire est nationaliste et raciste. Aux Etats-unis aussi, les années 1930 posent la question identitaire, ou plutôt du principe d’identité fondé sur des références communes, autrement dit qui ne soient plus uniquement celles des WASP (des White Anglo Saxon Protestants) mais qui doivent devenir celles de tous. Les photographes de la FSA les inventorient. Tout ce qui est commun devient collectif, du collectif. 

La question raciale est aussi posée mais pour se défaire du racisme: dans certains Etats américains, il suffisait d'avoir une goutte de sans noir pour être victime de ségrégation et de discrimination. Même Hitler qui avait étudié ces lois racistes américaines les trouvait excessives !  Les Roosevelt ont toujours défendu la cause des Noirs américains. Pendant le New Deal celle-ci a - un peu- progressé.  En revanche, la manière dont on percevait les Noir a vraiment changé. C'est de cette époque que le mot Afro-américain se popularise. L’Etat fédéral a aussi financé les premières fouilles archéologiques pour connaître l’origine des peuplements américains avant la colonisation européenne et pour mieux connaître la culture indienne. 

Les années 1930 sont une période de grands changements, et ultra-rapides. C'est un vrai bon en avant !  Les Etats-Unis s'unissent à l'intérieur (grâce aux autoroutes construites à cette époque, mais aussi via tous les migrants qui sillonnent le territoire imposant des références communes à tous les Américains). Ils s'autonomisent du modèle européen (surtout sur le plan culturel). C'est pendant cette décennie que se forge l'Amérique de l'Après Deuxième Guerre Mondiale. 



Main street, Morgantown, West Virginia,, by Walker Evans, 1935
source: Library of Congress, LC-USF33- 009023-M1 [P&P] LOT 1720 


Pour en finir avec Jeff Stryker, j’ajouterai qu’il n’est pas narcissique,  en ce sens où il est plus un regard porté vers les autres. C’est un quidam qui regarde et qui essaie de comprendre ce qui se passe. Le « Je » de Jeff Stryker n’est pas « moi » non plus. Il n’est pas un subterfuge, c’est à dire un moyen pour que l’auteur-réalisateur parle à sa place. Il n'est pas une invention (une création autonome, romanesque) mais il est une invention (la quintessence d'un inventaire). Il est plus une personne qu’un personnage. Il personnifie une époque, très humblement. Il est un moi, un parmi tous ceux qui ont vécu cette époque. 

Pour vous dire tout, au début j’avais pensé faire de Roy Stryker le narrateur du film. Mais comme les diffuseurs voulaient un film qui embrasse toute la dépression américaine, il était difficile d’en faire le principal vecteur, car sa biographie ne permettait pas d’intégrer toutes les aspects de la Grande dépression. Il me fallait quelqu’un qui eût pu traverser toute la crise, qui soient « un miroir au bord du chemin » comme dirait Stendhal. 

A cet égard, Jeff Stryker c’est aussi le film lui-même en train de se faire. Les anecdotes le concernant (son costume, sa rencontre avec Alice, son mariage…) permettent de faire ressentir la crise: ses espoirs sont ceux de tous les Américains qui veulent croire que la récession est terminée, puis non, qui assistent, spectateurs, à la montée en puissance des crises et des conflits internationaux… Il est vrai que ces éléments biographiques sont moins présents que dans My american way of war et My american way of life. Là encore, cela tient à l’époque: le collectif y tient une place prépondérante et déterminante.



EXTRAIT VIDEO 2
LES HOOVERVILLES / LA MISÈRE





BP: Comment qualifieriez-cous cette Dépression américaine ? 

On a l'habitude de dire que les années 1930 sont une décennie d’une très grande violence et d’une très grande colère, certes, mais c’est aussi une période pleine d’énergie. La violence est réelle, surtout au regard de notre situation et de notre perception contemporaine qui perçoit tout et définit tout en terme de violence (ce qui est en soi assez symptomatique de notre état mental/social). Quand on lit les témoignages de ceux qui ont vécu la Dépression des années 1930, le terme apparaît rarement. En revanche, ils mettent en avant la faible criminalité de cette époque: des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées à la rue du jour au lendemain et pourtant le nombres de vols, de violences n'a pas augmenté et a même reculé. Il n'y a pas eu de destruction de biens, d'esprits revanchard. Bien au contraire, les années 1930 sont une période de grande solidarité, non seulement  au sein des groupes de "bohémiens" et de "hipsters" (les sans-domicile-fixe de l'époque) qui arpentent les routes, de migrants de l'intérieur, de ceux qui peuplent les hoovervilles, les bidonvilles et les slums, des communautés de gauchistes et de grévistes... mais aussi au sein de la population qui a pu passer la crise, celle qui a un plus que ceux qui ont moins que rien. Très majoritairement, les gens n'ont jamais hésité à donner, à aider, chacun à sa manière et à sa proportion.Il faut dire que souvent, ceux qui avaient tout perdu étaient comme eux il y a peu. La peur de pouvoir se retrouver sans rin du jour au lendemain a profondément marqué les consciences.

En fait, la violence est surtout policière et judiciaire. La peur de voir la crise dériver en guerre civile explique les réactions des gouvernants. En 1932, le Président Hoover envoie l'armée chasser les vétérans qui occupent Washington pour exiger le versement du Bonus army.  Lors des grandes grèves de 1935-37, les gouverneurs envoient la garde nationale déloger les ouvriers qui occupent les usines. Afin de faire des exemples, la justice condamne à mort ceux qui troublent l'ordre public - enfin, surtout les Noirs. Comme il n'y a pas suffisamment d'emploi, on reconduit à la frontière les migrants étrangers, Mexicains et Philippins, pour les remplacer par ceux qu'on appelle "les migrants américains". La violence est aussi dans les conditions de travail.

Par ailleurs, il faut être prudent quand on affirme aujourd'hui  que les années 1930 seraient "un roman de la colère" au risque de faire un contre-sens à partir du moment où on ne ne définit pas cette colère  dans le sens de l'histoire in situ. La colère des Dirty Thirties n'est pas celle des années 1970, ou 2019. La colère qui surgit en 1930, 1931, 1932, que ce soit avec les Marches de la faim ou  du Bonus army, témoignent d'abord d'une volonté de ne pas se laisser submerger sans rien faire par la crise. La colère des grandes grèves de 1935-1936-1937 est avant tout positive, elle exprime le désir de changer la situation pour plus d'égalité, plus de liberté, moins de discrimination. En 1932, le Président Hoover a redouté que les manifestations et les occupations des vétérans ne dérivent  en rébellion. C'est pourquoi il a envoyé les troupes de MacArthur, de Patton et d'Einsenhower pour chasser les anciens soldats. Tout un symbole. Mais quand on lit tous les témoignages, il n'y avait pas du tout de volonté de vouloir changer la constitution ni de "faire la révolution".  Il y a bien une une montée en puissance des idéologies communistes et  plus encore nazies, mais elles n'ont convaincu qu'une minorité d'Américains. Ces derniers sont restés pragmatiques: ils étaient près à croire à condition d'avoir un travail, de mener une vie meilleure, de retrouver une perspective d'avenir concret, fondée sur un mieux-être matériels. Le New Deal pouvait leur en fournir. En fait, tous ceux qui furent victimes de la Crise sont profondément restés attachés à l'ordre légal et constitutionnel américains. C'est une originalité américaine. 

Enfin, il serait faux aussi d'assombrir à l'excès les Années 1930. C'est aussi pendant cette décennie que la confiance et la sécurité se restaurent. Nombreux sont les Américains a changé de vie, en mieux aussi. A espéré. 



EXTRAIT VIDEO 3
LE NEW DEAL / LA FIN DE LA PROHIBITION




Vous savez, on pourrait dire que le XXième siècle s’est réinventé à chaque décennie qui le compose. On peut dire vraiment: les années 1920, les années 1930, la Seconde Guerre Mondiale, les années 1950, 1960, 1970, 1980… Chacune de ses décennies s’est réalisée au prolongement des précédentes. Chacune s’en est nourrie, pour ou contre. C’est pourquoi on peut parler de processus historique pour le XXième siècle. C’est rare. Les années 1930, les dirty thirties, les "sales années 30" comme on les appelle aux Etats-Unis, ont joué un rôle déterminant dans ce processus. Imaginez le choc: dans les années 1920, tout le monde croyait au bonheur, au progrès et au succès possible, et d’un seul coup, chacun se rend compte qu’il n’est plus rien, qu'il ne vaut plus rien. La dépression économique engendre une dépression morale. Comment construire et se reconstruire à partir de là ? C’est là que la politique joue un rôle prépondérant. Pour sortir de la crise Hitler, Mussolini et Roosevelt développent les mêmes stratégies: interventionnisme étatique, créations de grands travaux, endettements… mais l’idéologie qui supporte leur action n’a rien à voir. Les fascistes et les Nazis imposent eux leur conception du droit par la force, la violence, le refus des différences (des différenciations) et la destruction de toutes les altérités. Les années 1930 américaines pose aussi la question de l'identité, mais pas du point de vue identitaire. Roosevelt a utilisé la crise pour amorcer une transformation en profondeur de la société américaine au nom de la démocratie et pour plus de démocratie. Pour les New dealers, il importe de penser collectif, de changer le regard portés sur les minorités, de les intégrer. Par exemple, la question raciale n'est plus abordée uniquement sur le plan de la discrimination et de la ségrégation, du ghetto voire de l'apartheid sociale. Elle vise l'intégration des populations noires, sur le plan économique, éducatif, médical, et en leur donnant le pouvoir de voter. C'est à cette époque que le concept d'Afro-Américains se popularise. L'identité américaine qui se développe alors les inclue. Certes, tous les efforts n'ont pas toujours porté leurs fruits: les unités agricoles créées par le New Deal se voulaient mixtes, mais en pratique, sur le moyen terme on s'aperçoit que les Noirs en sont peu à peu exclus - en fait dès que la situation se restaure - en particulier dans les hôpitaux. Alors qu'il avait émis le voeu d'abolir la loi qui autorisait le lynchage en 1938, Roosevelt est contraint de la maintenir. Mais il y a un progrès, l'amorce d'un processus qui aboutit dans les années 1960. Tout cela est assez révolutionnaire au regard de la société américaine des années 1920. Cela aurait-il pu se passer sans la profonde crise morale et existentielle de la Grande dépression ? 




Wife of Negro sharecropper, Lee County, Mississippi by Arthur Rothsteain, 1935,
source: Library Of Congress: LC-USF33-T01-002050-M5 

   Boys Who Salvage Coal, Pennsylvania by Walker Evans,  1937
source: 
Library Of Congress: LC-USF33- 006229-M1 [P&P] LOT 1331


Daughter of a sharecropper, Lauderdale County, Mississippi by Arthur Rothstein, 1935
source:Library Of Congress: LC-USF33-T01-002035-M3  



BP: Mais au final, tout converge vers la guerre… 

On a souvent dit que la crise de 1929 était responsable de la Deuxième guerre mondiale. C’est une petite musique, un leitmotiv. En réalité, ce n’est pas tout à fait le cas. La crise de 1929 est certes à l’origine d’une profonde récession économique, d’une misère sociale et d’un désarroi. Mais là encore, voyez. Hitler et Roosevelt sont de la même génération, ils arrivent au pouvoir en même temps, ils sont confrontés à la même situation catastrophique, ils mettent en place un programme économique nationaliste et interventionniste pas si dissemblable l’un de l’autre, mais leur politique est en réalité très différente. Les années 1930 sont des années où le politique prime, où l’idéologie - c’est-à-dire la volonté de convertir le monde à son opinion, à sa foi, à l’idée qu’on s’en fait - est déterminante. 

Certes, si Hitler arrive au pouvoir en Allemagne, c’est en parti à cause de la dépression économique et psychologique dans laquelle se trouve le peuple allemand confronté à une succession de crises depuis les années 1920. Après le Krach de Berlin de 1927, les Allemands ont l’impression qu’ils ne sortiront jamais de ce cercle vicieux. Hitler leur fait croire que sa politique est un remède, il donne l’impression ensuite de faire des miracles. Mais il n’y a pas de miracle: pour mener sa politique de grands travaux, de ré-industrialisation et de réarmement, pour réussir sa politique sociale, l’Allemagne s’est surendettée. L’invasion de la Tchécoslovaquie survient au moment où il lui faut commencer à rembourser ses emprunts… De plus, on l’a vu en 1914, il existe une loi stratégique et économique selon laquelle plus un pays s’arme et plus il y a de chance qu’il veuille utiliser son armement, et qu’il bascule dans la guerre. Enfin, la finalité de l’idéologie nazie était la guerre, la soumission et l’extermination des vaincus. 



EXTRAIT VIDEO 4
LE KRACH DE BERLIN ET HITLER




Aux Etats-Unis; c’est plus la récession de 1937 que le Krach de 1929 qui explique le changement d’attitude de Roosevelt. Le New deal était apparu comme le remède miracle à la crise. Tout le monde y a cru. Certes, il n’avait pas réduit le chômage autant qu’il l’aurait voulu, mais il a restauré la confiance et surtout limité les effets de la misère en instaurant un système de protection sociale. Le krach de 1937 remet tout en cause, et même si l’Etat fédéral intervient très vite pour éviter le pire, Roosevelt se rend compte que rien n’est joué. 

Roosevelt a toujours été très conservateur en matière économique. Après quatre années de New Deal, il était nécessaire de réduire les déficits et l’endettement des Etats-Unis. Aussi, la récession de 1937 avait-elle été dû en partie à l’arrêt de plusieurs financements fédéraux et à une augmentation des impôts. A terme, la reprise du New Deal signifiait un risque de surendettement voire une mise en faillite de l’Etat. Dès 1938, Roosevelt se rend compte que la montée en puissance vers la guerre en Europe pourrait être une opportunité pour les Etats-Unis. Il développe un programme d’armement, multiplie les échanges commerciaux avec les pays européens - d’abord avec paiement comptant puis à crédit. L’Europe est en guerre depuis 1939 avant que Etats-Unis ne rentrent eux aussi en guerre, deux ans plus tard, en décembre 1941. Entre 12 et 16 0000 d’hommes deviennent alors des soldats. Parmi eux, les 6 000 000 de chômeurs issus du Krach de 1929.





Squeakie asleep (Othel Lee Burroughs). Son of a Hale County, Alabama cotton sharecropper , by Walker Evans, 1936
source: Library of Congress: LC-USF33- 031294-M2 [P&P] LOT 991 



Bethlehem graveyard and steel mill. Pennsylvania, by Walker Evans, 1935
source:Library Of Congress: LC-DIG-ppmsca-36750  /  LC-USF342- 001167-A [P&P] LOT 1329


BP: Dans votre film, vous mettez en évidence ce changement de perspective, avec le passage, symbolique, de la pellicule noir & blanc vers l’usage de la couleur par les photographes de la F.S.A.

L’agence créée en 1935 par Roy Stryker avait alors pour mission de témoigner de la situation sociale et de la misère économique dans laquelle se trouvaient de très nombreux Américains. Il s’agissait d’une section historique. Elle ne faisait pas une étude du passé, elle témoignait de l’histoire en train de se faire. En fait, on pourrait presque déjà parler d’anthropologie historique. Il suffit pour s’en convaincre de lire les légendes des images prises par Dorothea Lange: il ne s’agit pas d’un titre « artistique » mais d’une typologie sociologique. De plus, Roy Stryker demandait à ses photographes non seulement de prendre des photos mais aussi de tenir un journal de bord permettant de les contextualiser. J’en ai tenu compte pour écrire le film, en particulier les passages sur le Dust Bowl. 

En fait, Une dépression américaine est un documentaire qui applique exactement la logique et la déontologie documentaire définie par Roy Stryker et les photographes de la F.S.A. Il ne s’agit pas, du moins au début, d’une idéologie ni même d’une idée fixe. Tout s’est fait d’une manière plutôt pragmatique, empirique, sur le terrain. Sans doute que les conditions dans lesquelles les photos ont été faites ont joué un rôle. Les photographes étaient envoyés "en mission". Pour certains, ils s'agissait d'un travail, d'une commande. D'autres se sentaient investis d'une mission voire ils se prenaient pour des missionnaires. La mission impliquait aussi de ne pas chercher le sensationnalisme, de ne pas être dans le faire-image, dans l'illustratif comme parfois les photo-journalistes. Le fait d'être confrontés à la misère a sans doute développés aussi leur compassion, leur sympathie pour les sujets et les situations. Les personnes photographiées donne aussi leur image. Ils ne sont pas confrontés des clients comme avaient été ceux de Dorothea Lange lorsqu'elle travaillait à San Francisco dans un studio de portraits. Forcement tout cela change le regard et ses perspectives.  D'où une photographie qualifiée souvent d'humaniste. En prise directe avec le réel. Certes, Walker Evans commençait à développer une théorie de l’image photographique, mais il quitte l’Agence assez vite pour l’explorer et la développer dans un contexte plus artistique et muséal. 

Il faut dire que tous les photographes étaient mis sur un pied d'égalité. Certes, Roy Stryker veillait à ce que les auteurs des différents clichés soient référencés, mais c'était plus pour faire correspondre les frais de mission au travail effectué. Tous devaient accepter de céder totalement leurs négatifs à la F.S.A. Il était important de penser collectif. Si la notoriété a surtout mis en avant Dorothea Lange et Walker Evans, c'est parce qu'ils ont aussi fait carrière en dehors de la FSA. Ils ont su mettre en avant leur singularité artistique.Des photographes comme John Vachon et Arthur Rothstein qui y ont travaillé de 1935 à 1942 sont beaucoup moins connus. Leur oeuvre est au moins autant importante que celle de Dorothea Lange et de Walker Evans. Nombreuses sont leurs photos à être autant iconiques. 

Et en même temps, je me méfie de cette volonté de mettre en avant des icônes, car elles sont souvent le fait d'un choix, d'une sélection qui peut dénaturer le propos de l'image ou  le travail du photographes. Par exemple, on a extrait d'une série de Dorothea Lange une photo rebaptisée Mother Migrant (cf ci-dessous) alors que le nom donner par la photographe était Destitute pea pickers in California. Mother of seven children. Age thirty-two. Nipomo, California. Ce n'est pas la même chose. Certes  Mother migrant sonne mieux, est plus emblématique, publicitaire, mais au regard du fond, c'est tout de même une trahison. 

Après 1937- plus précisément après la récession de 1937 car le contexte a son importance - Roy Stryker commence à imposer une certaine Image, un style de photos aux équipes de la FSA.  Je pense qu'il agit ainsi par souci d'unifier. C'est à cette époque aussi qu'ils envient ses photographes aux quatre coins des Etats-Unis pour photographier ce qui est propre et commun aux Etats américains. La condition des Noirs est-elle différentes selon qu'on se situe non seulement du Nord au Sud mais aussi de l'Est à l'Ouest ? Quel imaginaire partage les Américains des Grandes Plaines et ceux des mégalopoles côtières ?  Dorothea Lange revient à cette occasion. Elle réalise une mission auprès des migrants. C'est intéressant. On retrouve les mêmes thématiques, mais ses photos sont en fait plus emblématiques ou on sent qu'elles cherchent à l'être.

En réalité, chaque photographe garde sa particularité au sein du F.S.A. Ce sont plutôt les thématiques qui sont plus contrôlées. L’agence verse dans la propagande pro-new deal.  A partir de 1939,  l’agence soutient l’effort de guerre de Roosevelt : c’est à ce moment là qu’apparaissent les premières photos en couleurs. Cette politisation ne plait pas du tout à certains membres du Parti Républicain, à des Sénateurs en particulier, qui redoutent de voir rendues publiques des photos montrant la réalité de leur Etat. Quand la FSA est contrainte de fusionner avec l’agence de propagande à partir de 1941, Roy Stryker met tout en oeuvre pour protéger les 270 000 négatifs en les donnant à la Bibliothèque du Congrès, les archives nationales américaines. Il savait que dès que Roosevelt serait mort, son agence serait dissoute et les travaux détruits. Sa précaution, sa ruse politique nous a permis d’avoir aujourd’hui cette source unique.



EXTRAIT VIDEO 5
Les migrants américains photographiés par 
Dorothea Lange / F.S.A




BP: Comment avez-vous procédé avec ce fond de la F.S.A ? 

Sur les 270 000 photos conservées, j’en ai retenu environ 8 à 10 000, et c’est dans ce fond que j’ai puisé pour réaliser ce film. On y trouve la plupart des photographes de la première heure, les plus connus comme Dorothea Lange et Walker Evans, mais aussi ceux qui mériteraient de l’être autant comme John Vachon, Arthur Rothstein, Marion Post Wolcott, Jack Delano, Russell Lee, Carl Mydans… Toutes leurs photos sont formidables, et j’espère que ce film fera découvrir leurs oeuvres, car elles le méritent, vraiment.




Destitute pea pickers in California. Mother of seven children. Age thirty-two. Nipomo, California , by Dorothea Lange, 1936
source:Library Of Congress: LC-DIG-fsa-8b29516 / LC-USF34- 009058-C [P&P] 




Dans le montage, j’ai de temps à autre confronté les photos des tirages d'époque aux scanners HD des négatifs. Cela permet de voir les formats en usage à l'époque (4 x5 inches, 4x7 inches ou carré - 2 1/4 x 2 1/4 inches -  parfois panoramique) et comment certains photographes ont recadré les photos - ce qui était très courant à l'époque. Certaines photos ont de trous: Roy Stryker éliminait ainsi certaines images en transperçant les négatifs. Les raisons de ses choix restent obscures. On s'en étonne parfois. Elle ne sont pas le fait du photographe. Roy s'est souvent acharné sur les clichés de Walker Evans, surtout quand les tensions se sont exacerbées entre eux... En tout cas, il conservait les négatifs percés, ce qui en fit des documents, des archives à part entière.

Les doubles écrans font échos aux publications de l'époque. Dorothea Lange prenait grand soin de composer les livres en assemblant ou en confrontant des clichés pour mieux en mettre en avant le sens. C'est pareil pour Walker Evans (je songe à son exposition au MoMA de 1938). Les doubles écrans dans le film font sens au regard de l'époque où les photos furent prises. Ils rendent compte aussi de l’état d’esprit des photographes, de leurs manières de travailler, de penser et de réfléchir l’image. Il en va de même des séries. Par exemple, il existe une photo très connue de Dorothée Lange d’une femme avec ses enfants. Elle est aujourd’hui considérée comme une oeuvre d’art. Il était important de la replacer au regard de la série d’où elle est issue. Cela change le regard et la perspective. Il ne s’agit pas d’une mise en abîme mais d’une mise à réalité. Celle dont voulait témoigner Dorothea Lange.

Enfin, avec Jean-Marie Frémont, l’étalonneur du film, nous avons cherché à respecter l’esprit des tirages photographiques de chacun de ces photographes, en nous référant aux tirages d’époque, vintage, et en mettant du grain, c’est-à-dire des chairs, dans les scanners Hd qui en étaient dépourvus. Ce travail participe aussi de notre souci documentaire, c’est à dire, à respecter le document.

C'est aussi la raison pour laquelle j'ai tenu à présenter les photographies sans faire aucun mouvement dans l'image, sans effet "Key Burns". Elles sont montées cut, sur les beats de musique (pour éviter l'effet "fausse image), souvent avec les références du négatif (pour dire qu'il s'agit de scanners HD d'après négatif). Elles sont présentées en face à face, comme le voulaient les photographes. 

Concernant les archives vidéos, les films sont aujourd'hui en 16:9, mais les archives de l'époque sont en 4:3. Aussi ai-je opté pour un mélange de format 4:3 et 16:9. afin de créer une dynamique, mais aussi de faire sens. Il ne s'agit pas uniquement d'un aspect esthétique. Le 16:9 renvoie à une lecture historique plus traditionnelle - un regard omniscient.Le 4:3 nous place du point de vue des participants. Essayer d'être au plus juste.

Il en est allé aussi de même pour la musique. Ils s'agit dans la grande majorité de compositions originales de Gérard Cohen Tannugi. C'est un grand compositeur. Lui aussi a accompli un travail documentaire pour les créer. Il s'agit bien de création. La musique de Gérard n'a pas été collée après coup sur le montage images et sons. Elle n'est pas illustrative. Elle fait corps avec le récit et la narration. A chaque fois, nous discutons beaucoup avec Gérard, et sur cette base, ils me propose des pistes. Une fois les morceaux crées, je commence le montage. Il importe en effet que la musique fasse corps. Par exemple, dans le pré-générique, on notera comment la mélodie se  grippe peu à peu. La dysphonie annonce les dysfonctionnements et le Krach de Wall Street. C'est subtil. Tout fait sens. Ensuite, Comme à chaque fois dans mes films, un instrument donne le ton et le climat général. Cette fois-ci c'est la guitare et le banjo. Gérard en a trouvé un de l'époque de la Grande Dépression qu'il a restauré, un banjo américain qui plus est ! La musique n'est pas un subterfuge ici pour amplifier ou manipuler les émotions. Les film s'est écrit de conserve et de concert avec elle.  Comme dans les films des années 1930, où elle est omniprésente. C'était important pour moi de conserver cette correspondance, cette dimension documentaire. Un gros travail d'habillage sonore a également été réalisés. Tous les extraits d'archives vidéos étaient muets, enfin à 95% ! Là encore, j'ai opté pour des sons de l'époque. Il a fallu faire pas mal de recherches. Le mixage toujours aussi élégant et précis de George Lafitte permets aux téléspectateurs d'entendre tous ces sons: grâce à son talent, ils sont les chairs de l'image. 


BP: Vous avez fait vous même plusieurs expositions photographiques. Votre propre travail de photographes vous a-t-il été utile ?

En fait, mon travail s’inscrit dans la droite file de celui des photographes de la F.S.A. Ils m’ont montré comment il importe de témoigner du réel, de faire l’examen et la typologie du réel, de susciter un point de vue sans jamais faire-image, d’établir voire de refonder des états de conscience, de tout interroger sans condition. C’est leur travail, leur honnêteté documentaire, qui m’a été utile, qui m'a inspiré pour ce film, tous les autres et dans la vie de tous les jours, continuellement. 





Sharecropper Bud Fields and his family at home. Hale County, Alabama, by Walker Evans, 1936
source: Library Of Congress:  LC-DIG-ppmsc-00234 /  LC-USF342- 008147-A [P&P] LOT 991


Rediffusions:

samedi 12 octobre 2019 à 14h20 sur TOUTE L'HISTOIRE
Dimanche 13 octobre 2019 à 07h40 sur TOUTE L'HISTOIRE
Mardi 15 octobre 2019 à 23h50 sur TOUTE L'HISTOIRE
Jeudi 17 octobre 2019 à 7h50 sur TOUTE L'HISTOIRE
Lundi 21 octobre 2019 à 17h55 sur TOUTE L'HISTOIRE
Mardi 22 octobre 2019 à 05h20 sur TOUTE L'HISTOIRE
Mercredi 23 octobre 2019 à 14h15 sur TOUTE L'HISTOIRE
Vendredi 25 octobre 2019 à 14h18 sur TOUTE L'HISTOIRE
Lundi 28 octobre 2019 à 1h55 sur TOUTE L'HISTOIRE
Mardi 29 octobre à 7h54 sur TOUTE L'HISTOIRE







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