CONTRE CULTURE. TECHNO STORY (épisode 1). Articles de Sylvain Desmille publiés dans la revue Digraphe.


(auteur sylvain desmille ©)





Voilà bientôt vingt ans, en 1994, Jean Ristat me demande de coordonner un numéro exceptionnel de la revue Digraphe - publiée par le très sage Mercure de France - consacré au “phénomène” Techno. A l’époque, il était difficile de le qualifier autrement. La dictature et l’intérêt des DJ’s ne l’avait pas encore réduit à un simple courant festif et musical. En même temps, même si quelques uns parmi nous espérions que la techno devienne un véritable mouvement touchant tous les arts et la littérature, il faut reconnaître qu’il ne s’agissait pas non plus d’une “culture”, y compris au sens très vague du terme. En fait, à ses débuts, la techno ne s’est jamais considérée comme une contre-culture. Ni idéologique, ni revendicative, elle ne s’est jamais définie à l’époque comme une force d’opposition, de dénonciation ou de confrontation. Elle ne cherchait pas à combattre pour faire occuper une place dans l'opinion. Bien au contraire, elle préférait prendre la fuite, surfer sur les tangentes,   réinvestir les friches abandonnées. Artisanale, elle se démarquait des circuits économiques officiels qu’il s’agît du réseau des maisons de disques ou de celui des limonadiers. En réalité, elle se voulait hors-circuit, marginale c’est-à-dire oeuvrant sur les marges, mais jamais a contra. Les fêtes, éparses, étaient des bulles de savons, des soleils éphémères qui aimantaient les ravers avant de les rendre au monde. 

Cette perturbation des postures classiques de la contre-culture ancestrale a contribué à susciter d’autant plus de défiance que le mouvement techno prenait de plus en plus d’importance. Elle fut d’emblée attaquée par les Rockers que par les Rappers, pour lesquels ils ne s’agissait pas de musique au sens stricte et convenu du terme. Certains dénonçaient la facture (et la fracture) électronique: il ne pouvait s’agir d’un art puis que la musique était produite par des machines (débat déjà entendu avec la photographie). Au mieux, les élites bien pensantes de gauche comme de droite y voyaient une sorte de revival hippy. La plupart, fébrile depuis la Chute du Mur de Berlin, regrettait l’absence d’envergure et de propos idéologiques.  La grande majorité dénonçait un mouvement (de) petits bourgeois, dilettante, symbole de la société d’après 1989. Mais ce que tous les détracteurs de la techno redoutaient, c’était surtout sa capacité à perturber les codes et à abolir les repères en les remixant que ce soit dans la musique ou dans l’espace de la rave, lieu mouvant, éphémère, ouvert (du moins à l’origine) sans restriction d’âge, de sexualité ou de statut social (1). 

Personnellement, c’est précisément cela qui m’avait littéralement enchanté.  Cette musique “industrielle”, “mécanique” revêtait une dimension archaïque: les ravers dansaient face Dj comme les Anciens entraient en transe autour du totem. En situant la rave dans des usines abandonnées, dans des friches, des lieux transitoires, fluctuants, en  s’adaptant, en repensant le lieu comme espace en marge mais non marginal, elle favorisait le va-et-vient entre la périphérie et le centre. Mais c’est surtout parce qu’en refusant de jouer le jeu des oppositions idéologiques et générationnelles, la techno permettait d’en finir avec la dialectique de l’un contre l’autre qu’elle m’apparut comme une révolution. Etait-elle pour autant une réponse au grand effondrement de 1989 ? 

En 1994, les attaques se durcirent, contraignant le mouvement techno à devenir contre-culturel malgré lui et à son corps défendant. Les textes qui suivent sont marqués par ce contexte. En tout cas, ils en gardent le bruit et les bruits à l’image des premières photographies numériques où les pixels s’hérissaient comme le grain frémissant des peaux. 

En feuilletant le numéro 68 de la revue Digraphe, je me rappelle combien il avait été sujet à discussion - une certaine génération d’intellectuels restant rétissants à cette thématique au point de n’y vouloir pas figurer, à l’instar de Michel Houellebecq qui participait à la revue (il y publia ses premiers textes). Je m’aperçois aujourd’hui combien ce numéro traçait de nombreuses pistes: historiques en rapprochant la musique techno du manifeste futuriste de Russolo et en établissant pour la première fois des liens avec le courant de la musique concrète de Pierre Schaeffer; philosophiques avec l’article de Nicolas Truong sur le rapport entre techné et technique, à la lecture de Marx et d’Heidegger; esthétiques en établissant un lien avec les images fractales; poétiques et littéraires enfin en posant la question du  sample et du remix, de l’apocryphe  (à travers le vrai-faux inédit de Lautréamont) et de la digraphie (un concept de Jacques Derrida), du séquentiel et de la séquence, à l’instar de la poésie de Jean Ristat et d’Antonin Artaud dont nous avions publié le fameux et méconnu texte intitulé Révolte contre la poésie. Tout un monde semblait alors en gestation, possible. 

(1) Cela tenait au fait que la house music américaine avait été promue en Europe par les clubs gays, milieu interlope, où l’acte sexuel primait sur toutes les considérations de race ou de statut social (à l’inverse, l’hétéroïsation du mouvement - les dj’s et les ravers en ayant assez de passer pour des pédés -  a contribué à sa ghettoïsation: il n’est plus qu’un courant musical parmi d’autres, au même titre que les autres, rentré dans le rang et à l’ordre des majors compagnies) . 

* * *







(Triptyque par sylvain desmille ©)




Texte n°1.

DIXIT.


(Ce texte a été publié dans la revue Digraphe, n°68, pages 11-12, éditions du Mercure de France, Paris, mars 1994. ISBN 2-7152-1857-5.)


Il n’y a plus d’avant-gardes, juste des strates de temps qui s’accouplent et s'effritent. Ainsi le sable du sablier et la silice des verres gonflant.
Il n’y a plus de réel mais un mélange de différents niveaux de réalités: la pluie qui s’abat sur la flaque accomplit cette révolution.
Il n’y a plus de langue, mais la variation infinie du Zéro et de l’Un sur la palette du peintre (à la rigueur, on pourrait s’attendre encore à la diérèse, mais de cette espérance aussi il faudrait consentir à nous en déjouer).

Nos campagnes, nos entrepôts, nos forteresses ont cessé d’être des temples. Et les cheminées des usines: abattues sans que les pierres n’aient été rendues à la pierre, sinon peut-être au long prolongement d’un sifflement de poitrine. 

Mais nous, le lierre, nous chantons. Nous n’avons plus de mots, plus de voyelles. Un bruit nous suffit pour élever la statue magique de Flore, sur le charroi du cortège. Nous sommes des sons. Nous rôdons en filigranes. Les palimpsestes sont autant de cavernes où l’ombre ne grandit plus. 

Nous sommes Nature, mais pas d’herbes folles à l’entrée des jardins. Nous sommes jungle. Notre parole s’efface au même rythme que le signe.

Dieu est mort: ok. Et Platon à sa suite. Et Freud (normal, les augures avaient prédit cette épidémie). Depuis, nos corps transis, nos peaux, nos sexes gravitent autour de nos doigts comme la pierre. La mort effleure la salive, râpe nos larmes. Qui que nous soyons, nos bras tatoués HIV positif s’offrent à la gloire du passant. 

Nous sommes peurs. Le sourire de Méduse ne nous a pas transformés en statue de pierre. Il n’agit plus. D’ailleurs, cela fait belle lurette que nous n’avons pas tués nos pères. Les doigts rougis, nous nous sommes contentés de les oublier.

*

La techno music est une aventure du son. Non plus le mot mais la plume qui gratte. Elle n’est avant tout et ne pourrait bien n’être après tout que cela. 

Elle va cependant plus loin. Embryon de chemin qui ne demande qu’à se développer, qu’à croître dans ses éprouvettes, la techno envahit les différentes sphères et les éclate. Elle est révolution. Elle est en effet encore un message. 

Elle est communion, même si, ici ou là, des fêlures apparaissent. Le jour venu, elle cesse d’être phalanstère mais ne devient jamais épigraphe.

Elle est fête, réaction en chaîne d’extases polyglottes, gestes et corps.

Elle est surtout jeunesse, de la plus belle jeunesse qui soit. Elle est un Parlement d’amour. 

Telle est sans doute la raison pour laquelle elle dérange autant. Et le médiatique de réduire ce phénomène à une sauterie entre junkies, gays de surcroît. les intellectuels jouent les puritains indifférents, agacés par ce bruit. Pourtant nous avons besoin d’eux, de leurs oeil et de leurs viscères. De leur sagesse, non de leurs sermons. Mais s’ils veulent jouer les Moises, qu’ils ne comptent pas sur nous pour danser autour de leur veau d’or. 

Car le vieux monde n’est plus, même si le nouveau est loin d’exister encore. 

* * *


(auteur sylvain desmille ©)


Texte n°2
Dionysos à Mossinor. 


(Ce texte a été publié dans la revue Digraphe, n°68,, pages 94-97, éditions du Mercure de France, Paris, mars 1994. ISBN 2-7152-1857-5.)

On veut nous imposer une morale des mots alors que nous marchons dans la folie des sons - et la boue collée à nos pieds. Songe d’une nuit d’été: le bruit des basses est un nuage qui frotte sur les ombres. Le martèlement électronique prolonge l’air. Du corps à corps au coeur à coeur. J’avance dans le son à contre-courant mais jamais à contre coeur. Le roulement des vagues aussi est un rythme. 

Beat, bite. Homophonie ou synonyme ? La musique enveloppe comme un linceul humide. Une serviette qui astique. Plus nos ombres se dédoublent et redoublent encore, plus elles se décomposent. Je ne suis moi-même qu’une ombre, libérée, une parmi la multitude (un curieux oxymore, le mot qui consacre l’un pour confirmer le multiple: la foule, la masse, le peuple, la troupe). Et peut-être est-ce bien cela qui se joue ici: non pas seulement la communion, non pas encore la communauté, plutôt l’un, moi, l’autre projetés à notre théâtre d’ombres et chacun levant les bras en l’air comme s’il tirait lui-même sur ses propres fils).   

Trop désarmants pour devenir une armée.
Trop désarmés.

Mais pas dupes pour autant. 

La “fin de l’histoire” (prédite, certifiée, désirée) est une parenthèse. Il restera toujours du Mur de Berlin les soubassements que des archéologues déterreront, un jour, peut-être. Ainsi la Grande Muraille de Chine, les murs de Jericho, les pâtés de maisons de Sodome. 

La rave, elle aussi, est une parenthèse. Un lieu et un temps toujours comptés. Chaque battement de la musique est un grain de sable dévalant du sablier.Tantôt les globes de verre se contractent, tantôt ils se dilatent gonflés par l’enthousiasme des participants. On le retournera le samedi suivant, ou le mercredi, c’est selon. 

Il faut guetter.

Le flyer annonce où la rave plantera son totem. Déjà, les empereurs romains recevaient des tablettes de buis, des os de sèches gravés, des ostraca ou des feuilles d’or pour les inviter à rejoindre Eleusis afin d’être initiés aux mystères du temple. La cérémonie durait neuf jours. Le rite s’achevait lorsque les initiés dévoilaient une corbeille d’où surgissait un simulacre de sexe dressé - phallos en grec, fascinus en latin -  mais nul n’a jamais osé rapporter ce qui se passait après. La rave est cette poursuite. 

Suétone appelait simulacres les statues qui représentaient les dieux quand ces derniers ne les habitaient pas. 

Pas dupes, décidément. 

Nul message. Nous ne sommes pas des partisans.  La fin des idéologies est une idéologie, la peur d’un retour des idéologies, encore et toujours un dogme. Nous ne sommes pas des résistants. Nous ne ressassons pas. Nous cherchons à éprouver notre résistance physique, à suivre la musique, littéralement, en heurtant le sol du pied pour faire entrer l’encre au plus loin de la terre. Nous écrivons des palimpsestes, de filigrane en filigrane, comme la main tire à rythme saccadé sur la corde pour relever l’ancre. Nous abordons et débordons. Artisans, nous composons à la maison des apocryphes grâce aux ordinateurs. Nous ne sommes pas croyants. A la rigueur, peut-être, nos gestes rappellent-ils ceux des orants, puisqu’il convient de maintenir un lien, de soutenir des points de fuites. 

Nul message, sinon précisément ce dévoilement, le battement des cils, l’iris rassemblé pas brassées dans la pupille.

Le mot anglais rave signifie délirer, s'extasier, devenir fou, battre la campagne. Comme les ménades qui formaient le cortège de Dionysos. Ainsi, nos pas nous ramènent aux usines abandonnées. Il en allait déjà des peintres du XVIIe siècle dessinant à la pierre noire les ruines des temples de la Rome antique. 

*

La poésie se chante. La poésie se répète. Elle s’inscrit à blanc (blanc -seing, blanc-bleu, blanc du poulet dépecé et du métal chauffé à blanc, blanc de la neige et de la lettre - non crottés -, blanc de la ligne et de la latte de craie, blanc du mot ciel - voilé -  sur la coupole de la marelle). 

Cette poésie n’est plus tout à fait une langue, sinon tirée comme la Gorgone au fond de la coupe qui ricane en vous fixant droit dans les yeux: trop tard. 

Le rythme techno est celui de l’alexandrin. Un faux alexandrin, boitillement Verlainien. Un pied en avant, le même en arrière (ou un autre). c’est une fugue sur la ligne de crête, un pas qui sonne.

*

Les plâtres s’effritent.Nos lieux sont ceux des marges: campagnes londoniennes, usines américaines et piscines désaffectées, châteaux à demi-hantés, caves à demi englouties, réacteur atomique atomisé. Le but n’est pas de s'approprier les phares de la modernité, aujourd’hui  étêtés, mais de les revisiter, de les ré-enchanter. Ils se situent parfois dans les domaines d’Artémis - la Vierge intraitable - et de Dionysos - le dieu au sexe d’albâtre. Leur territoire est celui des sauvages et du sauvage: le vent qui siffle sur les verrières est le chant des sirènes recomposé. Nous sommes dans les anciens lieux de l’initiation où Athènes exilait les éphèbes entre leur seizième et dix-huitième année. Si nous couvrons nos têtes de bonnets, c’est pour cacher nos crinières.  Nous dansons autour des feux de joie, torse nu, nous s mordons nos joues avec des peintures de guerre. Nos mots sont codes, nuages de fumée, de monts en monts, nous appliquons l’empreinte de nos mains. Car nous appartenons tous à l’ordre de la caverne. 

Nous sommes les enfants de Dionysos. Nous sommes les Vierges folles. La sève aux doigts qui collent. Nous sommes la jeunesse, bien que nous ne soyons plus immortels.  Nous ne nous touchons pas, sinon par affleurement et effleurement: nous appartenons à la génération du sida.  Lorsque nos lèvres se nouent, c’est chaque fois avec la certitude d’être en deçà de la mort. 

Nous sommes les enfants de la crise. Notre musique apparaît dans le milieu black de Chicago et de Détroit. Nous sommes chômeurs. Nous sommes gays. Reagan nous ordonne d’aller cueillir les pâquerettes dans les rues et Tatcher exige qu’on les repique dans ses parcs.

Nous sommes sans argent. Nos jeans sont déchirés, troués - mais pas pour faire mode. Si nous portons des shorts serrés, c’est pour vendre notre cul à Central Park. C’est pour jouir de la vie. Nous nous échangeons nos disques. On les remixe. On ne se les approprie pas.

Alors commence l’aventure. Nous ne doutons même pas que nous sommes en quête d’un saint Graal. Parmi d’autres.

*

La rave est un lieu de fête. Un lieu de transe. Une marée humaine s’y concentre et s’y déploie.Chaque tête est un épi de blé. Ce débordement d’émotions peut apparaître contradictoire avec l’extrême structuration de la musique. D’où une certaine difficulté à réaliser l’adéquation entre le schéma musical et les schèmes culturels. La techno appartient à la civilisation du (re)mixed, du mélange, non à celle de la claire autopsie du concept. 

Pourtant, des intellectuels avaient posé les bases d’une réflexion. Georges Lapassade affirmait en 1976 dans son Essai sur la transe que “l’expérience de la transe ouvre des perspectives qui sont celles d’un changement possible de la vie. Si la transe suppose la néotomie de l’homme, il est possible qu’un autre usage de la transe puisse contribuer à la juvénilisation de l’espèce”. Et d’ajouter que “ceci suppose une mutation historique”. 

Nous y sommes. A condition que le remix ne soit pas un remake. A condition de ne pas confondre juvénilisation de l’espèce et jeunisse typique des sociétés narcissiques hantées par la nécessité de performance et d’apparence, où on joue au jeune, où on se croit jeune, où on se pense jeune. 

Rave et techno sont les deux medias de la transe. Le disc-jockey fait figure de chaman. Il suit et il oriente, suscite et partage, ouvre des voies, dessinent des points de fuites comme l’araignée accroche dans l’air sa toile. Dans le meilleur des cas, il réalise l’équilibre nouveau du groupe. Dans le pire, il le manipule ou le projette dans une terreur hypnotique. 

Peut-être que cette transe exorcise nos Grandes Peurs du Troisième Millénaire: clonage, chômage, sida. Peut-être qu’elle se contente juste de les voiler, de les masquer, sans les faire dis-paraître. Peut-être, quand les mots ne disent plus rien, quand la parole des politiques est dépourvue de sens, nous permet elle de solliciter de nouvelles valeurs communautaires, de nous convaincre qu’il existe encore un lien entre la forme et le fond.

Peut-être s’agit-il juste d’une invitation au voyage, sans nous douter que nous aussi nous trouverons un nouveau monde dans le sillage des caravelles de Christophe Colomb.

Comment le passage vers cette terre promise se réalisera-t-elle ? Expérience des marges, la techno ne doit pas apparaître comme un simple phénomène marginal. Si elle réinvestit les lieux du travail perdu pour les métamorphoser en espaces festifs, sa musique rappelle le rythme des cadences imposées. Le bruit des usines et la musique techno s’interpénètrent, en guise d’hommage et de deuil. Ils s’entremêlent, provoquant une perpétuelle rupture de mouvements. Au regard de la rationalisation des taches répond la déstructuration des gestes. En ce sens, les ravers sont autant de Charlot qui brisent les chaînes de la machine des Temps modernes.

Sylvain Desmille ©

Commentaires