CRITIQUE D'ART: "LA FOLIE TRISTE DE PIET MONDRIAN", UN ARTICLE DE SYLVAIN DESMILLE ©.




















Cet article a été écrit et publié par smd-mag à l'occasion  de  l'exposition MONDRIAN  / DE STIJL, qui s'est tenue du 1er décembre au 21 mars 2011, Centre Pompidou, à Paris. 

Sylvain Desmille ©.




Plagiée par les publicitaires et les stylistes, pour son côté pop et peps, l’oeuvre abstraite de Piet Mondrian, avec ses carrés de couleurs primaires sur fond blanc, est l’une des plus célèbre de l’art moderne. Grâce à une rétrospective subtile et intelligente, le Centre Georges Pompidou nous permet de redécouvrir la genèse et l’évolution compliquée d’un artiste qui fut à l’origine du premier grand mouvement pictural du XXe siècle. 


La longue série de portraits de Piet Mondrian exposés dans l’ordre chronologique témoigne d’une rupture dans la vie du peintre. Avant les années 1910-1911, moustache en vadrouille, barbiche à la Landru, menton et sourcil portés haut, l’homme jeune affiche une certaine  assurance voire une insolence que l’on retrouve alors dans sa peinture. Touche large, écrasé dynamique, staccato de brosse un rien je-m’en-foutiste, Le nuage rouge peint vers 1907 flamboie littéralement. D’ailleurs, contrairement à la plupart des reproductions photographiques qui cherchent à faire correspondre l’image avec le titre du tableau, le nuage, cinglé de traits bleus délavés, n’est pas tellement rouge mais plutôt orangé et comme tapi de braises qui palpitent et miroitent. 




Pieter Cornelis Mondriaan en 1899




Le nuage rouge (1907), de P. Mondrian. 




L'arbre rouge (1909)  P. Mondrian.




Bois près d’Oele (1908) ,
de  P. Mondrian 




Certains y ont “vu” les prémices de l’art abstrait. Pour Brigitte Leal (1), la référence au naturel visible aurait été évacué au profit d’une représentation "transcendantale" de l’image et d’une certaine vision de l’Universel. C’est  souvent fantasmer plutôt que regarder l’oeuvre en elle-même. En réalité, cette exposition révèle plutôt un Mondrian encore sous influence, prompt à faire sienne les tendances de l’époque. Ses tableaux, plus aspirés qu’inspirés, sont marqués tour à tour par les grands courants artistiques du Siècle que le peintre d’Amsterdam suit et auquel il s’essaie toujours avec un temps de retard au moins. On y discerne là un soupçon de Munch, ici un zeste de Van Gogh, un rien de Seurat et de Van Dongen, pas mal d’emprunts à la palette fauve de Matisse et à la ligne diamantine de Cézanne puis de Braque, le même souci sériel de Monet... D’une certaine manière, ce Mondrian m’évoque le Rimbaud carolomancérien qui, très bon élève, très appliqué, très brillant et fort peu rebelle devant l’Eternel, composait des vers “à la manière”, en espérant solliciter la bienveillance de ses paires et susciter l’admiration de son entourage. Du moins, jusqu’à ce que la pomme finissent par se gâter et que le vers éclate. 

Mieux vaut tard que jamais, cette crise d’adolescence existentielle débute chez Mondrian à l’âge de trente-six ans. En témoigne le grand paysage du Bois près d’Oele daté de 1908. Les troncs et les branches des arbres dégoulinent en longues traînées de lianes qui barrent et verrouillent la toile. Plus de perspective ni d’horizon (déjà ?). Même la couleur semble avoir été réchauffée uniquement pour nous mettre dans un état de suffocation frontale. Les branches à nu des arbres sont des noeuds de serpents, des têtes de Méduses, des labyrinthes de tentacules, des éjaculations de foetus, des abysses de membranes. Hallucinants et hallucinatoires. La figure se déchaîne, lutte, se convulse, se dilate, se rétracte, agonise. Mais déjà on perçoit dans ce chaos de lignes comme une exigence de frontalité. La Tour de l’église de Domburg peint en 1910 est un véritable bloc d’abîmes, mais irradié d’une lumière vert bleuté, son vertige dispense bizarrement un je-ne-sais-quoi d’apaisant. 

Pendant cette période de transition, Mondrian, qui avait hésité dans sa jeunesse entre le métier de peintre et de prédicateur calviniste, se tourne vers la théosophie et la philosophie hégelienne. Après le chaos, tiens, voilà l’ordre en marche.

Il existe deux sortes d’artistes: ceux qui brûlent avec les blés en herbe et ceux qui parviennent à leur art à la mi-temps de leur vie. Mondrian appartient à la seconde. Il a quarante ans lorsqu’il débarque à Paris, raccourcit son nom comme s’il entamait une nouvelle vie et un nouveau départ.... Son regard a perdu toute sa prestance, sa suffisance et sa jovialité. Le visage du peintre ressemble à un masque mais dont l’intérieur serait tourné vers l’extérieur. La rupture du lien avec sa terre ancestrale correspond également à un changement d’univers pictural. Plus question de se contenter de suivre le mouvement. Pour Mondrian il est vital, vu son âge, de se retrouver à l’avant-garde. 




Piet Mondrian en 1922




Arbres en fleurs
(1912), de P. Mondrian.




Océan (1915), de P. Mondrian.



A Paris, il découvre qu’il arrive dans les temps, mais tout de même avec un peu de retard tout de même. Décidément il est difficile d’être de son temps - à moins que son heure ne soit pas encore venue. En réalité, en ce début de XX ème siècle, le XIX ème siècle n’en finit pas de clapoter. La figure cubiste, déstructurée et recomposée par Picasso et Braque annonce le chaos des chairs et les horizons de baïonnettes de la première Guerre Mondiale. Les couleurs sont ternes, boueuses comme des tranchées. 

Mondrian s’immerge dans le courant cubiste et celui du premier art abstrait (celui de Kandinsky, Fernand Léger, Delaunay ou Picabia), mais comme s’il s’agissait d’un affluent plutôt que d’une influence avérée.  Les tableaux de ces années de guerre froide témoignent d’un long travail de reconstruction personnelle. La figure du cercle domine, et si le contour reste elliptique, même souvent à demi effacé, le centre de ce noyau atomique ancre définitivement le motif sur son support. Mondrian privilégie à cette époque une palette de tons pastels, un tantinet pasteurisés: bleu-vert et turquoise délavé, vieux rose rajeuni d’une voilure de lumière, beige édenté  mais mordoré. Les traits noirs signalent l’ossature de la forme, mais la figure figurine semble bel et bien avoir disparu cette fois.

Encore un hasard de calendrier ? Tandis que Mondrian se trouve à Paris, c’est en Hollande que l’art abstrait émerge. C’est un autre des grands mérites de cette exposition que de nous faire découvrir le travail de Bart Anthony Van der Leck. Dès 1914, tout semble joué: utilisation des couleurs primaires (bleu, rouge, jeune), substitution de la figure géométrique à la figure figurine, dialectique du rythme et l’espace. La Composition n°4 dite “Sortie d’Usine” de 1914 et exposée au Centre Pompidou, ou le Mine triptych de 1916 sont de loin précurseurs à l’oeuvre abstraite de Mondrian.  Celui-ci s’en est-il inspiré ? Sans nul doute, car revenu en Hollande pour y passer en toute neutralité la Guerre, il fonde en 1917 avec Théo Van Doesburg et Bart Van der Leck la revue de Stijl




Dockers (1916) de Bart Van der Leck



L'atelier (reconstitué) de Mondrian, 26 rue du départ.




Calcul de Mondrian pour composer un tableau.




Mondrian  revient en 1919 à Paris porteur en tant que fondateur d’un nouveau mouvement: le néoplaticisme. Il publie un essai intitulé Réalité naturelle et réalité abstraite dans lequel il exprime sa volonté d’écarter la nature matérielle au profit de son essence, la courbe au profit de la ligne droite qui, en combinant horizontales et verticales restaure et abolit les dualités fondamentales (le masculin et le féminin, m’extérieur et l’intérieur, le matériel et le spirituel...). Pour une fois, il a un courant d’avance. Il est de son temps. L’atelier de Montparnasse, 26 rue du Départ, devient l’antre lumineux de l’abstraction. Ayant appris d’Hegel que le paradoxe fonde toute réflexion, il développe une théorie selon laquelle il n’est d’harmonie que poussée à la limite de la composition. Ses principes théosophiques rejoignent ici l’art moderne. 

Et celui-ci pour le coup, l’est, vraiment, définitivement. Tandis qu’Otto Dix se débat dans la forme, que Picasso éructe les fondamentaux sans jamais parvenir à rompre avec leurs fondements, Mondrian lui change de monde. Il peint désormais à plat, comme les maîtres chinois, fait pivoter de 45° ses tableaux qu’il expose sur la pointe. Son ambition est de proposer un nouvel ordre, dynamique et cohérent, raisonné jusqu’à la démence (en 1930, poussant  au plus loin la logique de son système, jusqu’à l’épure, il renonce à la couleur et ne compose plus ses oeuvres qu’avec la ligne) .

Il faut rester longtemps, longtemps - longtemps ! - devant les compositions des années 1920 pour s'apercevoir combien elles sont organiquement vivantes. Les couleurs s’organisent au gré d’allitérations magnétiques d’où jaillit une lumière intérieure. Tout ici n’est que rythme, montée, descente, captations, bruissements, frémissements. Les lignes noires ou grises battent la mesure courent et couvent, sans point de fuite mais toutes en perceptive, s’interrompent et l’interrompent mais comme d’un silence en musique les chabadabada des suspens. 

On sait que Mondrian adorait le jazz, mais ses tableaux sont à eux-mêmes leurs propres instruments et leurs propres dynamiques. D’ailleurs, l’accumulation des oeuvres exposées défie la répétition en nous démontrant combien chacune est autonome et unique, et ce malgré la répétition des formes et du process, En réalité, chaque tableau semble être à la fois un univers particulier et le fragment d’une entité plus grande qu’il nous est impossible d’imaginer, comme tout ce qui confine à l’abstraction.



Mondrian vers 1940.

















Reconnu, et même célèbre, Mondrian affiche sur les photographies de Kertèsz un regard triste. Une sorte de détachement. Comme s’il participait à la vie artistique de son époque, sans s’y retrouver vraiment. Pourtant, quand on voit tout ce qu’il accomplit, il n’y a rien à redire. Car Mondrian développe à Paris un art vraiment tout à part lui. D’ailleurs, dans les années 1920, le rouge qu’il utilise évoque plus celui du Nuage orangé que le vermillon français. Ses bleus sont plus cobalt qu’outremer. Le jaune est sali et les gris dominent encore avant de virer vers le bleu, puis le noir. 

Les carrés, peints touche à touche et non pas d’un coup de rouleau comme on s’en contente à présent, figurent en défigurant la figurine, sans l’abolir vraiment. Car la figure demeure, géométrique sans être absolue, intense à force d‘irradiation et de discernement. L’harmonie est totale, même si chaque oeuvre se fonde sur un équilibre précaire, elle procure à celui qui la contemple une sorte de quiétude et d’apaisement. Comme si chaque tableau était un territoire et une traversée du miroir, un face à face avec soi-même et une ressaisie des sens.

En fait, couleurs, compositions... on retrouve toutes les caractéristiques de l’art classique du XVIIe siècle, sauf que Mondrian les pousse et les révèlent à l’extrême. Mais si vous transformez en carré une oeuvre de Nicolas Poussin - essayez par vous-même - vous obtiendrez un Mondrian. 

Pour échapper à ce système, celui-ci privilégie la ligne à partir des années 1930. L’espace s’en retrouve bouleversé. Exposés de face, les tableaux nous bascule dans une autre dimension, comme si on les observait du ciel. Les lignes sont des artères, les carrés et les rectangles de couleurs le toit de bâtiments vus de haut. On s’y promène un peu comme si on traversait un gué: un pas, et vous vous enfoncez, un autre et vous remontez de plus bel ! 

Ce New York de couleurs et lignes, Mondrian le rejoint en 1940. Avec la deuxième guerre mondiale, l’histoire de l’art moderne ne se passe plus en France. Désireux de rester au fait du mouvement, Mondrian décide de partir aux USA. Pour peu de temps. Il y meurt le 1 février 1944, et rate du même coup le grand chambardement artistique de l’après-guerre - encore une fois. 

Son oeuvre a cependant perduré, grâce au mouvement De Stijl, au Bauhaus  mais aussi au Pop art. Mal plagiée par Jean Gorin et autres copistes, elle fut ensuite récupérée par les couturiers (Yves Saint Laurent qui lui rend hommage dans sa collection haute couture de l’automne 1965) et les publicitaires. Parce qu’il le vaut bien, le style Mondrian est l’une des chartes graphiques de la gamme l’Oréal. Cette récupération extra-artistique a fait de Mondrian une icône - ou un leitmotiv - de l’art contemporain. Mais seul un Mondrian restera à jamais un Mondrian, car la magie, la sensibilité, la délicatesse, la précision et la folie triste de cette oeuvre entêtante ne se décalquent pas. 

Sylvain Desmille ©. 





(1) Brigitte Leal, Mondrian / De Stijl, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, 60 p. 










Commentaires

  1. Très belles explications sur l'héritage artistique de Piet Mondrian. Sa carrière à été très riche en création et peut remplir de longs articles explicatifs. Bonne continuation.

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